Le Juif errant est arrivé/La Terre Promise

Albin Michel (p. 227-238).

XX

LA TERRE PROMISE


Voilà le soleil ! J’ai quitté, à Varsovie, l’année 5690. J’entre dans l’an X.

Quinze jours sont derrière nous. J’ai fait un petit voyage. La Méditerranée est traversée. Le Sphinx, non celui d’Égypte, mais celui des Messageries Maritimes, se balance face à Jaffa. Je suis sur ce Sphinx. Devant nous : la Palestine.

« Vos déserts, vos solitudes et votre terre pleine de ruines seront trop étroits pour la foule de ceux qui, un jour, s’y viendront établir. »

Ainsi parla Isaïe, l’an 25 du règne d’Ozias, l’an du monde 3219.

« Le gouvernement britannique verra favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour en faciliter la réalisation. »

Ainsi parla lord Balfour, l’an 9 du règne de George V, l’an de Jésus-Christ 1919.

« Le gouvernement de Sa Majesté considère que la réalisation du désir du docteur Weismann que la Palestine devienne aussi juive que l’Angleterre est anglaise est impraticable et il n’a pas cet objet en vue. Il n’a pas davantage et à aucun moment, comme la délégation arabe semble le craindre, envisagé la disparition ou la subordination du peuple, de la langue ou de la culture arabe en Palestine. »

Ainsi parla Churchill l’an 12 du règne de George V, l’an de Jésus-Christ 1922.

« Herzl ! Herzl ! voici ton rêve réalisé ! »

Ainsi parla M. Isaac Cahen, passager du bateau Sphinx en vue de la Terre Sainte, l’an 4 de Doumergue, l’an de Jésus-Christ 1929.

Depuis, personne ne parla plus.



Ces bateliers arabes vont laisser tomber ma valise à la mer. Pas si vite ! Ne vous bousculez pas ! Ah ! les pirates ! Voici les deux villes jumelles de cette côte : l’ancienne : Jaffa la musulmane ; la nouvelle : Tel-Aviv la juive. Jaffa et ses minarets, Tel-Aviv et la coupole de sa synagogue. La nouvelle l’emporte sur l’ancienne. Les Juifs ont rudement travaillé ! Il n’y avait qu’une dune à cette place voilà dix ans. Comme c’est déjà grand, Tel-Aviv ! La ville a poussé comme Casablanca. Quelle date dans l’histoire ! Un peuple attend cette ville depuis dix-neuf siècles ! Les Juifs ont maintenant une capitale. Elle est là, je la vois, Israël est ressuscité !

Trente-quatre Juifs et dix-sept Juives de Pologne viennent de surgir des profondeurs du Sphinx. Ils sont, sur ce pont, comme l’illustration animée de la parole du Seigneur : « Vos fils et vos filles viendront de tous côtés. » Depuis huit jours, au fond de la cale, ils faisaient leur petite cuisine et leurs grandes prières. Les voilà ce matin comme fous et comme folles. Ils crient de joie, ils tendent les bras. Eux qui, jusqu’à ce jour, eussent respectueusement allongé leur chemin pour vous épargner le contact de leur ombre, ils vous marchent sur les pieds. De plus, ils se palpent le cœur. Ils touchent leur front, leurs épaules. Oui ! c’est bien vous ! N’en doutez pas ! L’an prochain, à Jérusalem, c’est aujourd’hui !

En barque ! En barque ! Les Polaks se précipitent. Ils descendent la coupée comme on gravirait l’échelle de la Béatitude ! Et les rames comme autant de palmes horizontales, nous emportent joyeusement vers la Terre Promise.

La porte qu’elle nous ouvre n’est pas grande. Jaffa n’a pas de port. Ce petit détroit entre deux rochers où la mer mauvaise écume, voilà le passage. Je comprends que les Juifs aient attendu longtemps pour revenir au pays : l’entrée n’est pas engageante. Les Polaks ne gesticulent plus. Ils sont tassés au fond du premier canot. Leur dos a retrouvé, du coup, la courbe héréditaire. Un homme en fez saute sur la barre ; les rameurs poussent des cris pour effrayer la peur. Hop ! Hop ! Passerons-nous ? Bien sûr ! on passe toujours ! Le danger franchi, les Juifs se redressent. Ils se lèvent dans la barque et ils chantent. Ils voudraient que la terre vînt à eux comme eux vont à la terre, afin de l’embrasser plus vite. Sur la rive, des musulmans nous regardent. Ils n’ont pas l’air de vouloir nous tendre les bras ! Fuiriez-vous les pogromes d’Europe pour tomber dans ceux d’Orient ? Chalom ! veut cependant dire « Paix sur toi ! » et partout, Juifs, où vous lancez votre salut, la guerre vous répond !

Nous débarquons. Voici le sol sacré. Les Juifs tombent à genoux et le baisent. Mais ne perdons pas notre temps :

Arabadji ! droit sur Tel-Aviv !

Et le cocher arabe m’emporte. La poussière entoure mon char et semble le porter comme les nuages celui du Seigneur. L’Orient n’a donc pas perdu l’habitude de faire frire des chandelles dans la poêle ? Passons sur l’odeur ! Cahoté, je sors de Jaffa. Et la rue s’élargit et le sol cède la place au bitume, la poussière s’affaisse. Je suis déjà Tel-Aviv road.

De Whitechapel, de Prague, des Marmaroches, de Transylvanie, de Kichinev, de Cernauti, de Lwow, de Cracovie, de Vilna, de Lodz, de Varsovie les noms propres ont quitté les enseignes et m’ont précédé. Goldman, Apfelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport, Lévy, Mendel, Elster, Goldberg, Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lœvenstein, Salomon, Jacob, Israël, une nouvelle fois salut ! J’ai traversé la mer, mais j’ai retrouvé la famille !

Herzl, le prophète des boulevards, comme l’appellent, sans révérence, Jérôme et Jean Tharaud, avait vu, dans l’un de ses rêves, la première ville juive s’élever doucement des bords de la Méditerranée, et frapper les regards comme une colline printanière. Tel-Aviv ! la colline du Printemps, la voici !

Isaïe, de son côté, avait prédit la ville :

« Vos fondements seront de saphir. Je bâtirai vos remparts de jaspe ; je ferai vos portes de pierres ciselées, et toute votre enceinte sera de pierres choisies. »

On voit qu’Isaïe était un pur esprit et ne fréquentait pas ces messieurs du bâtiment ! On peut faire de bonnes prophéties et ne pas savoir établir un devis.

Herzl se rapproche beaucoup plus de la réalité.

Le jaspe, hélas ! n’est que du ciment armé !



Tel-Aviv ! La seule ville au monde comptant cent pour cent de Juifs.

J’ai laissé l’arabadji. Il faut être à pied pour jouir de ses étonnements. Une révolution passait sous mes yeux. Où sont mes caftans, mes barbes, mes papillotes ? Voilà mes Juifs : tête nue, rasés, le col ouvert, la poitrine à l’air et le pas sonore. Ils ne longent plus les murs, ma parole ! Ils marchent d’un pas militaire, au bon milieu du trottoir, sans plus s’occuper de céder la place au Polonais, au Russe ou au Roumain. Miracle ! les épines dorsales se sont redressées. Tous les dos ont rejeté l’invisible fardeau de la race. Je ne leur produis plus aucun effet. Nul œil ne m’examine en coulisse. Maintenant c’est moi qui m’arrête, interrogateur. Eux vont, le regard fier et froid. De temps en temps apparaît un être extraordinaire : un caftan, une barbe, des boucles ! Les autres, en le croisant, haussent discrètement les épaules. Quel est ce fantôme ?

Et les Juives ? Elles ont jeté leur perruque aux ordures, coupé leurs cheveux et mis leurs seins au vent !

C’est une métamorphose.

Avenue Herzl ! Boulevard Edmond-de-Rothschild ! Rue Max-Nordau ! La synagogue, monument central, que l’on achève, semble tout dire. C’est le drapeau flottant sur le camp. Le drapeau unique, sans rival. Nulle croix dans son ombre, nul minaret dans son rayon. Ainsi jadis, à Jérusalem, était le Temple avant le Saint-Sépulcre et avant la mosquée d’Omar.

D’abord vous avez pensé que Tel-Aviv, si jeune, ne pouvait être qu’un noyau de maisons, une petite cité dont un regard ferait aisément le tour. La surprise gagne peu à peu votre esprit. Où vous supposiez trouver le bout du monde naît un boulevard. Les haies de maisons succèdent aux haies de maisons. Un camp, peut-être, mais non un camp volant. Il y a des arbres !

La colline du Printemps est tracée, sans monotonie. Rien des damiers américains. Les rues, les places, les boulevards, les avenues se rencontrent, avec fantaisie. C’est clair, large, ensoleillé, tout blanc. C’est gai. On y sent la volonté acharnée d’oublier le ghetto. Il est seulement surprenant de ne pas voir tous ces Juifs plantés sur les trottoirs, la bouche ouverte, et buvant amoureusement la liberté.

Que de dentistes ! Un à chaque étage. Aux portes presque autant de daviers que de sonnettes. Voilà ce qu’il en coûte, pauvre peuple, de s’être nourri de vache enragée pendant bientôt deux mille ans !

Et les coiffeurs ? Celui qui conserve un poil sur la figure à Tel-Aviv est un bouc obstiné. Toutes les trois ou quatre maisons un coiffeur vous appelle. C’est la révolte contre la Bible. « Ne rasez pas votre barbe », a dit le Seigneur. Sus au Seigneur ! Entrez ! Juifs de Galicie, de Wolhynie, de Lithuanie, de Bessarabie, citoyens de Berdichef et d’autres chefs ! Je rase, ma femme rase, mes enfants rasent, ma belle-mère rase. Le jour étant trop court pour tout raser, nous rasons aussi la nuit. Même à trois heures du matin, n’hésitez pas, tirez la sonnette d’alarme ! Depuis Moïse, vous ne vous étiez pas rasés. Comment rattraperez-vous le temps perdu ?

Et les avocats ? Ô Dieu ! À peine réunis sur la Terre Sainte, voilà, Juifs, que vous vous chicanez à tous les coins de rues ? Car tous ces avocats mangent, et s’ils mangent, c’est que vous vous disputez. Vous êtes quarante mille habitants à Tel-Aviv, quarante mille Juifs, sans un goye, et vous avez besoin de tant d’avocats ?

Et vous, docteurs médecins ? Tout Tel-Aviv se porte allègrement. Les déserteurs du ghetto ont laissé dans les Carpathes leur mine d’amphithéâtre. Il n’est pas un malade dans les rues et l’on chante dans les maisons. Que faites-vous en ce lieu ? Attendez-vous le prochain pogrome pour avoir du travail ?

L’homme qui vient de quitter les fils d’Abraham dans les Carpathes ou sur la Vistule et qui, quinze jours après, au bord de la Méditerranée orientale, les retrouve changés en fils de Théodore Herzl peut savourer la stupéfaction ! Il ne s’agit pas pour l’instant de jouer à l’économiste, d’établir une balance commerciale, ni de se palper le front avec des doigts de sténographe-comptable. Pour pâlir sur les statistiques il faut ignorer qu’elles-mêmes pâlissent rapidement. Au surplus, la question est-elle de savoir si les dentistes, les coiffeurs, les avocats, les médecins, si les marchands et les cireurs de bottes font leurs affaires ? Un Juif a fait un rêve, un jour. Il a vu ses misérables compatriotes briser leurs chaînes, s’envoler, traverser la mer et se poser, transfigurés, sur le sol aïeul. D’esclaves qu’ils étaient, ils devenaient libres. Dans leur âme, la fierté remplaçait la honte. L’assurance succédait à la crainte. Et chacun pouvait paraître à sa fenêtre et crier : « Je suis Juif, c’est là ma gloire ! » sans risquer sur-le-champ d’être attelé à la queue d’une cavale sauvage. Ouvrez les yeux, le rêve ne se défera pas, il est fixé dans Tel-Aviv !

Ils ont ressuscité l’hébreu !

Sortie du tombeau du Talmud, la langue hébraïque longe le rivage de Gaza à Saint-Jean-d’Acre, vole du mont Thabor au mont des Oliviers, de Jéricho à Tibériade, et court la plaine de Jesraël. En hébreu, l’enfant appelle sa mère, l’amoureux ment à son amoureuse, et les enseignes électriques provoquent le passant.

Les caractères sacrés descendus directement de la couronne de Dieu fulgurent aujourd’hui au-dessus des portes.

La ville est bâtie.

Voilà le gymnase, voilà le palace, voilà l’hôtel de ville, voilà le grand théâtre, voilà le château d’eau, voilà la poste, voilà le sanatorium, voilà l’hôpital.

Voilà la plage et voilà le casino.

Voilà les brasseries, les cinémas, les dancings.

Voilà les maisons de rapport et les demeures privées.

En 1908, aucune maison ; en 1920, deux cent quarante ; en 1921, mille sept ; en 1926, trois mille cinquante ; en 1929, cinq mille ou presque !

« Tu seras construite », dit son blason.

Du jour de sa première pierre, l’Arabe a répondu : « Tu seras détruite. »