Le Juif errant est arrivé/La Bourse ou les meubles !

Albin Michel (p. 191-203).

XVII

LA BOURSE OU LES MEUBLES


Peut-on penser qu’il soit drôle de suivre un agent du fisc qui va faire pleurer des malheureux ?

Un fonctionnaire polonais chargé des Juifs de Nalewki ne cessa de me l’assurer un soir à Varsovie, tandis qu’il neigeait et que nous buvions du Tokaï chez feu Monsieur Fukiera[1].

— Taisez-vous, homme au cœur noir, lui disais-je. Le comique dans la misère n’a jamais fait qu’ajouter à la misère.

Le fiscal m’affirmait que je parlais sans savoir. Les employés de l’État polonais n’étaient pas royalement payés, mais ceux, comme lui, qui s’occupaient du quartier juif, ne pensaient pas à se plaindre. À défaut de s’enrichir, ils riaient quelques bons coups.

Quand il s’agit de rire, on n’a qu’à venir me chercher. On me trouvera debout, — même avant midi !

C’est ainsi que le lendemain matin, à neuf heures, dans le ghetto de Varsovie, entre les numéros 41 et 45, ulica Gesia un homme se bottait le derrière pour se tenir éveillé.

L’homme qui s’humiliait de la sorte, vous l’avez reconnu, c’est ce martyr de grand chemin, ce pauvre voyageur qu’on ne laisse plus dormir son saoul et que les directeurs de journaux mettent sur les routes par 36° de froid comme s’il était un Esquimau !

Ce matin, il ne faisait plus que –7°. On en frétillait de contentement. J’allais et venais martialement entre ce 41 et ce 45. J’avais l’air d’une sentinelle désarmée montant une garde farouche. Qu’une telle attitude n’eût pas déjà jeté l’émoi dans ulica Gesia, vous ne le croiriez pas. Les Juifs m’observaient anxieusement du pas de leurs boutiques. Depuis huit jours qu’ils me voyaient rôder, m’arrêter, pénétrer dans leurs cours, ma silhouette les obsédait. Quelle catastrophe sortirait de cette méticuleuse inspection ? Portais-je une bombe dans ma poche ? Si oui, de quelle espèce ? Politique ? Économique ? Religieuse ? Combien m’avaient suivi pour essayer de percer le mystère ! Dès que je me retournais sur eux, ils se détournaient, levant subitement la tête, et semblant, d’un nez indifférent, chercher la direction du vent. Voilà que, ce matin, je limitais le champ de mes observations ! Je concentrais mon feu sur trois immeubles ! Malheureux Juifs des 41, 43, 45, qu’avez-vous fait au Seigneur ? La paix ne sera donc jamais sur vous ? Sur vous et sur nous ? Qui pourrait affirmer, en effet, que l’après-midi le mystérieux étranger ne changerait pas de trottoir ? Et les caftans se rapprochaient des caftans. De petits conseils de guerre se tenaient. Sous le hochement des têtes, les disques des casquettes plates fermaient et ouvraient simultanément les voies de la crainte ou de l’espérance.

Mon fonctionnaire n’arrivait pas. Je savais que ulica Gesia voulait dire rue de l’Oie. M’aurait-il pris pour le parrain de l’ulica ?

Un char de paysan traîné par un cheval qui avait dû vivre loin du foin, se rangea devant le 43. Je compris que cette voiture de déménagement était celle du fisc polonais. Armé d’une redoutable serviette, mon homme apparut. Nous nous serrâmes la main. L’inquiétude des Juifs ne connut plus de bornes. Sous leurs regards agrandis, nous entrâmes au no 41.



Le char du fisc démontrait que la trésorerie de Varsovie avait atteint les limites de l’intimidation. Ou l’argent, ou les meubles. Qui donc a dit qu’il ne fait pas humide lorsqu’il gèle ? Ce météorologiste n’avait point passé l’hiver à Nalewki. Cette maison poisse d’humidité. C’est pauvre ! C’est triste ! Le soleil est si beau, là-bas, en Palestine !

Nous commençons par le premier étage. Coups dans la porte. Silence. Nouveaux coups du cocher qui nous accompagne. Nouveau silence. Le fisc prend alors sa grosse voix et parle en polonais. Un enfant tout petit vient ouvrir.

Contre la fenêtre, cinq enfants suivent un doigt qui marche sur un Talmud. C’est le doigt d’un magnifique vieillard. Sans relever son doigt, le vieillard nous regarde. Le fonctionnaire lui présente une quittance de trente-trois zloty. Le vieillard la contemple.

— Vous êtes bien Isaac Goldschmitt, professeur de religion ?

Le fonctionnaire agite sa feuille comme pour inciter l’autre à la prendre.

— Je ne sais pas lire le polonais.

Le charretier est aussi interprète. Il lui parle yiddisch.

— Pourquoi dois-je payer ? demande le vieillard. Et, montrant sa barbe : Pour elle ? Et, montrant les enfants : Pour eux ?

— Où sont les meubles qui étaient ici voilà quinze jours ?

— Ils sont chez de plus heureux, honorable fonctionnaire !

— Vous les avez mis à l’abri chez un voisin, comme toujours ?

Le professeur désigne son Talmud et dit :

— Voyez comme il est usé, heureusement, je vais bientôt mourir !

Le Polonais lui fait dire qu’il n’est pas croque-mort, mais agent du fisc.

Alors le vieillard tend sa barbe et la lui offre.

— Je devrais vous la couper et l’emporter.

— Le Seigneur (béni soit son nom), le Seigneur vous punirait, honorable fonctionnaire !

On n’insista plus. Nous allâmes en face.

Surprises, deux femmes jettent un châle sur leurs épaules. Le fonctionnaire s’assied sur le lit pour marquer qu’il n’est pas pressé. Une femme prend la quittance et regarde le ciel.

— Quarante zloty ! répète-t-elle.

Elle part dans une autre pièce. Nous attendons. Elle revient et dit : Voilà !

Elle offre cinq zloty.

— Quarante, madame, quarante !

Elle repart, revient et ajoute trois zloty.

— Quarante ! madame.

Elle se pose sur le lit à côté de nous. Elle marchande.

Le fonctionnaire lui dit que l’impôt n’est pas un hareng.

Elle repart, revient et apporte deux zloty.

— Enlevez les chaises !

Avant que le cocher ait pu s’en saisir, les deux femmes sont assises dessus.

— Enlevez le buffet !

Traînant les chaises, les femmes se précipitent devant le meuble.

Un homme entre :

— Monsieur le fonctionnaire, nous ne parlions que le russe voilà dix ans. Sachant que la Pologne serait heureuse d’entendre les Juifs parler polonais, nous avons appris le polonais. Cela ne vaut-il pas quarante zloty ?

— Monsieur Rappoport, je fais enlever vos meubles.

L’homme jette un cri de pitié. Le fonctionnaire et le cocher rient.

— Qu’a-t-il dit ?

Il plaint le cheval. Il dit : Pauvre cheval polonais, avec toi, bête innocente, nous allons partager le mal !

Rappoport extrait dix zloty de la poche de son caftan et dit que si l’honorable fonctionnaire veut bien repasser dans un mois, il lui donnera peut-être plus qu’il ne demande, car il a de grandes idées commerciales, et d’ici là il sera sans doute plus riche que tous les usuriers, ses compatriotes, qui habitent déjà rue Sainte-Croix.

Le fonctionnaire accepte.

Deuxième étage. Là, si les renseignements sont bons, je dois voir du nouveau. La quittance est de cent vingt-cinq zloty. Aimable réception par une jolie juive. Elle montre les deux pièces et dit être seule à la maison. Le fonctionnaire tâte de la main le papier du mur. Les rouleaux de papier sont collés les uns aux autres, mais l’ensemble adhère mal au mur. On déplace un meuble qui montait la garde au milieu du panneau, puis on arrache quelques clous dans un angle. La tapisserie artificielle s’affaisse, on n’a plus qu’à pousser une porte qui se démasque. Nous sommes dans un petit atelier où deux hommes, devant deux machines, tricotent des bas.

Un appartement sur quatre est ainsi truqué. Le Juif est à la fois industriel et débitant. Il confectionne à domicile et vend dans son panier. Ni usine, ni boutique, ni patrons. Indépendant selon sa loi et secret selon la prudence.

L’un des deux hommes compte cent vingt-cinq zloty et les remet contre quittance. Aux reproches de l’employé, il répond que son logement n’a rien de mystérieux. Il s’est ainsi muré, avec son fils, pour éviter le bavardage des femmes !

L’immeuble retentissait de la présence du fiscal. Les portes claquaient. Sur le plancher, les meubles qu’on remuait grondaient. Une chasse à courre dévalait l’escalier. Avant que l’on eût atteint le troisième étage, deux femmes, secouant chacune un bébé juif au bout des bras, barrant le palier, poussaient à notre adresse d’effroyables lamentations. Effrayés, les enfants mêlaient leurs cris aux cris des mères.

— Elles disent, traduisit le cocher, que les bébés vous supplient de ne pas prendre leur berceau.

— Ne voulez-vous pas secouer ces enfants de cette sorte, furies !

Elles gagnèrent leur cause. On ne s’arrêta pas chez elles.

En face, un vieillard nous attendait. Ses fils avaient sûrement fait partie de la chasse à courre et promenaient à cette heure leur âme anxieuse dans Nalewki. Ce père portait l’une de ces têtes de ghetto, pures, belles, loin de notre époque, la tête que Michel-Ange fit à Moïse, mais vieillie dans l’attente des prophéties. Son regard, dégagé de toute préoccupation humaine, accompagnait de sa candeur le regard du fiscal fouillant les pièces. La saisie n’ayant pas payé, nous allions sortir, quand le modèle de Michel-Ange tendit la main.

— Quoi ? il nous demande l’aumône, maintenant ?

— Hé oui ! fit le cocher, il dit qu’on ne réclame pas d’argent à un vieux saint, mais qu’on lui en apporte !

Nous passâmes au numéro 45.

Un épicier qui vendait du sel et des harengs — le sel n’étant autre que celui des tonneaux de harengs, ce qui peut vous donner un avant-goût des soupes ! — leva les bras en apercevant le fonctionnaire. Il devait avoir abattu, pour aujourd’hui, un certain galandage de briques murant l’entrée d’une pièce secrète. Lui niait, bien entendu, la pièce secrète. Il n’en avait jamais eu connaissance, sa femme non plus, son père encore moins. Si, du temps des Russes, d’anciens locataires avaient truqué le logement, en était-il responsable ? On lui demandait dix zloty pour faire une brèche dans ce mur : que le gouvernement polonais lui avance ces dix zloty et tout sera prêt dans quinze jours !

— Vous saisissez leur manière ? Nous venons exiger une dette, ils s’arrangent pour vous faire un emprunt !

Il devait quarante-cinq zloty au fisc. De sa porte, il appela des Juifs qui observaient sur le trottoir d’en face. Les appelés accoururent. Chacun fouilla son caftan. La collecte rendit dix-huit zloty. Il prit dix zloty dans son tiroir et, joignant les mains, il émit un cri de supplication. Il demandait grâce pour le reste, pitié pour son vieux père. Un par un, il tirait ses tiroirs pour montrer qu’ils étaient vides. Il alla dans la pièce du fond, décrocha un portrait et nous l’apporta : le portrait de Pilsudski. Il aimait Pilsudski. Son fils comptait en polonais et le parlait. N’était-il pas lui, le père, un bon sujet ?

— Encore dix-sept zloty, monsieur Jehuda Mond ?

Montrant ses tonneaux de harengs :

— Alors, prenez le reste en marchandises !

— Dix-sept zloty ou j’enlève les harengs !

Comme le cocher chargeait déjà, M. Jehuda Mond tira de sa poche un billet de cent zloty et, retrouvant toute sa dignité, il attendit d’un air impatienté de créancier que le fisc voulût bien lui rendre sa monnaie !

Quatrième étage. Sept personnes dans une grande pièce, dont trois jeunes garçons. La mère et la fille en larmes. Deux Juifs en caftan, étendus mollement chacun sur une chaise. Les trois jeunes garçons qui lisent le Talmud, ne se sont même pas aperçus de notre arrivée. La quittance est de cent dix-sept zloty. Ce sont des impôts dus depuis quatre ans. Le fonctionnaire prie les femmes de vider les tiroirs des meubles. Les femmes ont offert quarante zloty que voici posés sur la table. Elles vident les tiroirs en poussant des gémissements. Les deux caftans ne veulent rien voir de la scène. Ils contemplent leurs mains qu’ils font danser devant leurs yeux. Les femmes sanglotent. Les trois jeunes garçons se dandinent, complètement pris par l’hébreu. Les femmes enlèvent les rallonges des tables. Les caftans ne voient toujours rien et les enfants s’excitent de plus en plus sur le saint livre. Le fonctionnaire ordonne d’ouvrir les armoires. Les femmes s’agenouillent. Et comme elles sanglotent à grand bruit, les trois jeunes garçons élèvent le ton de leur étude.

Le cocher, qui a trouvé des aides, descend d’abord le buffet. Les femmes poussent des cris terrifiants. Les deux caftans ne bronchent pas. Les trois garçons lisent de plus en plus haut. Puis on enlève l’armoire, la table, un fauteuil. On déplace le chandelier rituel qui n’est pas saisissable et l’on embarque le meuble qui le supportait.

Maintenant la salle est vide.

Alors, l’un des deux caftans se lève ; il constate que le fonctionnaire a parlé sérieusement. D’un geste noble, il tire de sa poche deux billets de cent zloty et dit : « Voilà ! »

On remonte le mobilier.

Les femmes ont pleuré pour rien.

Les trois jeunes garçons ont continué d’étudier.

Le père ramasse le chandelier à sept branches et le repose pieusement sur le meuble revenu !

  1. Célèbre maison de vins, à Varsovie.