Les Joyeuses Entrées en Belgique

Les Joyeuses Entrées en Belgique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 178-199).
LES JOYEUSES ENTRÉES
EN BELGIQUE


I. — LA FORÊT DÉSENCHANTÉE

29 septembre. — La forêt d’Houthulst prise hier, débordée, emportée en trois heures par les Belges ! Qui l’eût cru il y a huit jours ? Qui l’eût cru depuis quatre ans que nous demeurions là impuissants devant elle, quatre ans qu’elle s’emplissait, se boudait tous les jours de troupes et de canons, comme une monstrueuse citadelle vivante ?

Forêt d’Houthulst ! Eternelle alliance des Germains et des bois ! C’est de là que sortirent les grandes fureurs contre Ypres, que se prépara traîtreusement le guet-apens des gaz. J’ai voulu revoir cette vieille connaissance, regarder la bête abattue, sa fourrure étalée à terre.

Il pleut. La drache des Flandres fond sur ce paysage de désolation, sur ces infinis marécages. Des kilomètres de convois, d’enchevêtrement inextricable, ces lieues de train et de matériel qui suivent les offensives, et puis le vide, l’espace béant, la solitude déshabitée de l’ancien champ de bataille où règne seule la grisaille de la bourrasque d’automne.

Impression étrange d’être là tout à coup absolument seul sur cette terre prodigieuse de néant, d’abandon, sur cette immense terre à personne. C’est le territoire interdit où, il y a deux jours, nul n’eût osé s’aventurer sous peine de la vie. C’est là que les offensives passées venaient sombrer, mourir dans les hideuses fondrières, dans la glu du champ d’entonnoirs. Maintenant, plus une âme sur ce monde désert. La bataille est déjà plus loin, là-bas, derrière cette ligne de collines, au delà de la crête pâle où se joue une débile lueur détrempée. On entend à peine par là quelques brefs jappements de canon. On a la sensation d’un subit recul de la guerre, d’une chose calmée, acquise, définitive, devenue en un jour de la très vieille histoire.

La forêt est également vide, tranquille. Est-ce là ce terrible morceau si longtemps imprenable ? On s’imaginerait quelque chose de sauvage, de profond, de barbare, et l’on trouve au contraire une forêt très claire, aux avenues bien tracées, faite pour la chasse et le cheval. Ce n’est pas non plus le carnage, le massacre de forêt, le déboisement féroce que donne en spectacle Verdun. C’est on ne sait quoi de moins dramatique et de plus saisissant, un squelette, un fantôme de bois, une apparence de taillis, mais sans vie, sans feuilles, sans un oiseau, sans aucun de ces frémissements qui composent la vie du monde végétal : tout est mort, brûlé, tué par le chlore et le soufre. Quoi de plus triste que ce faux hiver, ce glacial aspect de spectre empoisonné ?

Et à chaque pas dans cet étrange bois aérien et fossile, les traces de la minutieuse organisation allemande. La fourmi germanique était ici à son affaire : à chaque carrefour, des écriteaux, des cartes ; voici les rails en bois (amortissant le bruit) des Decauville de campagne ; voici les petites caves des abris à munitions, les batteries innombrables, quelques-unes avec leurs pièces toutes chargées ; les huttes des servants, dont la paille conserve encore l’empreinte des dormeurs, tous les indices d’une longue occupation perfectionnée à loisir et d’un déménagement à la hâte.

Mais dans un coin à l’écart, voici un petit groupe d’Allemands que leurs camarades n’ont pas pensé à réveiller : c’est un cimetière arrangé dans un goût sentimental et militaire, avec des alignements de tombes, des roses, des croix de pierre, des dalles soigneusement gravées : des Karl, des Otto, — pauvres diables, dupes et victimes, embarqués dans une mauvaise affaire ! On serait tenté de les plaindre. Mais mon compagnon, un Wallon, les dévisage avec sarcasme :

— Tout ce qu’ils garderont de Belgique ! dit-il.


II. — BRUGES-LA-MORTE

Bruges, 21 octobre. — Les événements se précipitent. J’ai eu à peine le temps de voler à Reims et à Laon, nous entrons le même jour dans Lille et dans Ostende : on ne suffit plus à courir sur les talons de la victoire. En trois semaines, la campagne des Flandres a déjà dégagé toute la côte, franchi la Lys, délivré Bruges. Je ne veux pas manquer Bruges.

Très vite nous y arrivons, presque en ligne droite. Comme c’était près ! Comme c’est charmant de rouler sur ces routes amies, comme on sort vite de la guerre ! Villages souriants, campagnes fraîches et profondes, des cris de joie, de jeunes vivats sur tous les seuils, des drapeaux à toutes les fenêtres : il n’est pas jusqu’à la nature, à ce paysage de grand parc, sorte de Chantilly ou de Windsor flamand, qui ne pavoise, lui aussi, tout rose en ce magnifique automne, et qui n’arbore à tous ses arbres l’or et la pourpre du drapeau.

Tout cela est intact, à peine effleuré par la guerre, heureusement I Avons-nous tremblé pour ce divin joyau de Bruges ! Mais non, nous sommes quittes pour la peur. On ne s’est point battu par ici. La guerre s’est faite légère sur ce coin délicieux du monde. L’invasion, en se retirant, aura laissé toutes choses en place, jusqu’aux bêtes qu’on voit paître dans les prairies. Rien ne paraît rider ces campagnes placides ; ces quatre saisons ont passé sur la charmante Bruges, sans troubler son visage plus que les feuilles des peupliers qui se sont effeuillées sur la lace endormie de sa Minne-water.

Voici Bruges : voici ses petits quais adorables, les décors ravissants que composent ses eaux noires où se peint la brique des maisons, où se reflète de place en place l’or d’un bouquet de saules ; voici le triangle exquis que font au-dessus des toits aigus les tours de Saint-Sauveur, de Notre-Dame et des Halles ; voici cette combinaison, cette réussite parfaite d’éléments si divers pour produire un secret accord, une de ces harmonies qui enchantent comme une musique. Voici Bruges avec sa fierté, sa rudesse médiévales, son quinzième siècle flamboyant, sa Renaissance somptueuse. Toutes ces beautés sont sauvées. Elles ont traversé la guerre comme un rêve. La princesse captive s’éveille de sa léthargie.

Ce qui étonne, par exemple, c’est de voir cette Bruges des poètes, cette ville des béguinages, noire de monde, transformée en quelque Arles ou en quelque Antibes : les gens ne s’habituent pas à la pensée de leur liberté. Pouvoir aller, venir, à leur aise, sans méfiance, quelle ivresse ! Les cinquante mille Brugeois sont dans la rue du malin au soir, à peine s’ils rentrent se coucher. Ces gens du Nord, quand ils s’y mettent ! Les voilà tous dehors, des rubans, des cocardes aux chapeaux, aux corsages, attendant les soldats qui passent, Belges, Français, Américains, les entourant, les caressant, et c’est plus extraordinaire encore que cette profusion d’étendards, cette gaité tricolore qui se balance et flotte à tous les étages des étroites rues.

On se demande d’où cela sort, où on avait bien pu cacher ces oriflammes, comment tout ce patriotisme séditieux a pu échapper aux Allemands. Les Allemands ! Il n’y a pas deux jours que le dernier est parti, et déjà les vitrines, les cafés, les boutiques arborent des souhaits de bienvenue à l’armée, aux Alliés : comme on ne peut pas tout le temps crier, ni crier tous les cris à la fois, on en charge des affiches qui acclament le Roi, la Reine, la Belgique, la France, les héros de l’Yser. Ces papiers se répandent, fleurissent avec une rapidité incroyable. Ils servent à rebaptiser les rues. L’une d’elles a reçu le nom du comte Wisart, le vieux bourgmestre octogénaire, qui a dit au major allemand qui l’arrêtait :

— Fusillez-moi, mais poliment !

Et c’est, dans ce décor vieillot de Bruges-la-Morte, toute une effervescence, un mouvement de ville en vacances, une sorte de « quatorze juillet » interminable sur lequel, de quart d’heure en quart d’heure, dégringole du haut de la tour des Halles la volée de notes du carillon.


III. — LA PRÉCAUTION INUTILE

Dans cette Bruges où j’aimai tant à flâner autrefois, où chaque détour me représente des images de ma jeunesse, je ne retrouve presque plus aucune des œuvres d’art qui avaient coutume de m’y attirer en ce temps-là. On a caché, par crainte de la guerre, les merveilles célèbres des églises et des musées : les van Eyck, les Dirck Bouts, les Gérard David de l’Académie, les Fourbus de la cathédrale, les Memlinc de l’hôpital Saint-Jean, la châsse de Sainte Ursule, attendent on ne sait dans quelle ombre protectrice la fin de la tourmente. J’ai vainement tenté de revoir à Saint-Jacques, en mémoire de Barrès, la tombe de Ferry de Gros, le bourgeois aux deux femmes. Il reste seulement le chef-d’œuvre qu’on ne pouvait camoufler ni retirer de son cadre, l’incomparable chef-d’œuvre que composent avec la saison mourante les monuments du passé au bord des eaux mélancoliques, cet écrin de beautés que forment les perspectives du Dyver, et puis, dans une chapelle latérale de Notre-Dame, deux tombes, qui ne renferment même pas de cendres, mais seulement des souvenirs, les cénotaphes de cuivre du dernier des ducs de Bourgogne et de sa fille.

La tombe du Téméraire, la tombe de l’homme d’airain qui fit trembler un siècle ! Encore un grand rêve évanoui, — une ombre, tout ce qui reste des tragédies de l’histoire. Quel sujet de songes, aujourd’hui, que la destinée de ces hommes de désir et de violence, celle du farouche être de proie, du grand rapace étendu là sur son lit de parade, au milieu des blasons, des titres de son orgueil héraldique ! Ce qui gît là, c’est déjà la chimère d’une « Europe du milieu, » rejoignant les deux mers, la Flandre à la Provence, par le Rhône et la Meuse. Et ce sont les exemples, les horreurs de l’été de 1466, Dinant, Liège brûlées, rasées, exécutées férocement, au nom de Dieu !… O Belgique, comme ton histoire se recommence ! Et pendant ce temps-là, dans la Bruges du Téméraire, le tendre, le suave Memlinc peignait ses peintures divines.

Et les Allemands, que reste-t-il de leur passage ? Pauvres Boches ! On ne parle que de leurs destructions, quelle injustice ! Ils ont saboté le port, mais ils l’avaient achevé. Ils se croyaient si bien chez eux ici… et pour toujours ! Ah ! ils ont travaillé. J’ai vu leurs monstrueux canons, leurs bétonnages formidables et ces cyclopéens travaux d’Ostende, de Knocke, de Reversyde ; j’ai vu cette côte cuirassée, blindée, les dunes changées en pâtés de tours et de bastions, la forteresse, le triple étage, le terrible râtelier de feux qui défendait Zeebrugge, le repaire à pirates, le chenil aux requins ; j’ai vu la pièce de Lugenboem, la scélérate grosse pièce qui bombardait Dunkerque, dans ses casemates géantes, dans son ostentation d’ogresse et dans la machinerie de son installation-réclame. Je l’ai vu, ce matériel immensément énorme, — et si bête ! — subitement désarmé, inoffensif, risible, épouvantail devenu soudain une curiosité, un jouet, vaine armure de terreur qui défiait le monde et n’est plus désormais que la précaution inutile...


IV. — LA FAUVETTE

25 octobre. — Ce matin, la foule a son air des dimanches, l’air de farniente affairé qui fait comprendre qu’il y aura bientôt une occupation importante ; dès neuf heures du matin, toute la ville est sur pied et commence à se masser sur la place, à garnir les balcons, les fenêtres. Bruges attend l’entrée solennelle de LL. MM, dans leur bonne ville.

Elles y sont déjà accourues l’autre jour, à l’improviste, sur les pas du dernier Allemand, au risque de sauter sur une mine (on dit d’ailleurs que le pays est plein de Boches, de ménages clandestins, de liaisons qui les favorisent ; le public a déjà fait un mauvais parti à plusieurs malheureuses qu’on soupçonnait peut-être à tort et à travers). Mais cette visite en coup de vent, entre chien et loup, ne compte pas. Le Roi doit à son peuple un spectacle de triomphe.

Sur cette place du Beffroi, au pied de la magnifique tour qui porte aussi haut dans le ciel l’orgueil de la commune que font à Florence ou à Sienne les tours des Seigneuries, se tient respectueusement l’attente populaire. Foule sombre, comme sont malheureusement toutes les foules modernes ; à peine çà et là quelques touches vives, l’écarlate d’une robe d’enfant (l’enfant, dernière fraîcheur de notre monde incolore). Les commérages vont leur train en leur flamand que je n’entends pas, la rumeur se perd dans cette étendue majestueuse. Une seule voix compte ici, seule à la mesure du décor, accoutumée depuis des siècles à parler pour la commune entière : c’est celle du bourdon, la souveraine voix des libertés municipales, la grande voix de bronze qui est l’âme de fête ou de deuil de la cité. Cette voix se taisait depuis quatre ans. Elle se précipite aujourd’hui, roule d’en haut ses masses graves, ses vastes tourbillons qui se répercutent en remous aux angles des maisons, forment dans l’immense place une sorte de bouillonnement sonore, auquel s’ajoutent toujours de nouveaux éléments par la répétition du même branle, jusqu’à un délire de rythme qui s’empare des cœurs : et voici que sur cette profonde matière harmonieuse les cinquante cloches du carillon brodent leurs vocalises, leurs arabesques, leur charmante dentelle musicale. La vieille tour s’égosille en motifs, qui vous font la surprise d’être des bribes de Brabançonnes, de Marseillaises. Il prend sa revanche, le beffroi, de ses années de silence ! Quel est le virtuose qui se démène là-haut parmi son clavier de cloches ? On m’a conté l’histoire de ce maître-sonneur de Malines, qui donnait des concerts à des amateurs d’Angleterre et qui tous les ans s’absentait pendant la foire, dédaigneux du vulgaire, voulant pour ses cloches le recueillement attentif de la ville et ne souffrant sur elle d’autre musique que la sienne. Est-ce un artiste aussi jaloux de son bruit qui consent aujourd’hui à la joie générale et lâche sur les toits de Bruges ses vols de mélodies ?

Brusquement, précédé d’un surprenant vide de silence, derrière un peloton de gendarmes noirs de la Maison, à l’autre extrémité de la place qui semble tout à coup un grand plan incliné, débouche d’une rue le groupe royal : net, petit, précieux dans le vaste décor, immédiatement reconnaissable, suspendu là-bas une seconde comme le Saint Sacrement à l’instant de l’élévation ; et aussitôt, un cri échappé de toutes les bouches, couvrant même un moment la grande voix du bourdon, le cri comprimé depuis quatre ans, le cri d’un peuple : Vive le Roi !

La Reine comme toujours est délicieuse à cheval. Elle porte cette amazone tourterelle, ce simple bonnet de soie blanche qui sied à son mince visage d’une jeunesse extraordinaire ; c’est un petit éblouissement que cette blancheur qui passe. Une clarté soudaine emplit tous les regards. On dirait, au milieu des uniformes qui l’entourent, un de ces rayons délicats qui se jouent entre les feuilles et tracent dans les bois la forme d’une femme.

On ne distingue pas ses traits, mais l’on sent son sourire. À quoi pense-t-elle ? Que pense ce peuple qui lui fait fête ? Saura-t-il jamais ce qu’il lui doit, à cette petite princesse héroïquement touchante, qui fut longtemps parmi ses troupes, au bord d’une mer soucieuse, sous la menace constante du canon et des bombes, la gardienne du foyer et la figure, plus ressemblante d’être si frêle et toute menue, la figure stoïque et idéale de la patrie ? Pour le soldat, elle était comme un talisman. Sa grâce faisait le charme de Nieuport. Elle se montrait, intrépide et toujours souriante, jusqu’à une portée de grenade, aux postes mêmes des guetteurs. Nos Provençaux, la voyant si légère et presque immatérielle, laissant à peine une trace de ses pas sur le sable, l’avaient surnommée la Fauvette.

Je me rappelle ma surprise, la première fois que je l’aperçus. C’était là cette Reine qui aurait un nom dans l’histoire, cette Reine toute vivante entrée dans la légende, sœur en poésie des princesses fameuses par l’infortune ou la beauté ! Elle visitait un hôpital d’enfants : et rien qu’à la voir se pencher sur chaque petit lit, jouer avec l’enfant, l’embrasser, lui parler de cette voix qu’on entend à peine, singulièrement sourde et grave, et qui n’est qu’un souffle, on avait l’impression d’une tendresse si rare qu’elle devenait presque un pouvoir de guérir. La salle en fut illuminée. Un de ces pauvres mioches, gagné par cette liesse, dans sa chemise de cotonnade rose, fit sur son lit un saut de carpe.

Je la revis cette année, le dimanche de Pâques, dans cette chapelle de La Panne dont elle s’était plu à faire un reliquaire des églises du champ de bataille. La chapelle, — c’était au début de l’offensive de mars, — était toute désolée, veuve de ses œuvres d’art, moins altérée pourtant que le visage de la Reine : visage inoubliable, ce jour-là, d’angoisse contenue, avec ses pauvres traits et ses doux yeux à faire pitié, sa mine qui trahissait le tourment de tant de mauvaises nuits.

A quoi songe-t-elle aujourd’hui ? Peut-être, au milieu de ce triomphe, si elle vient à penser à ces années d’exil, à ce temps d’avenir douteux où il semblait que tout lui manquait sur la terre, se dit-elle que ce fut là pourtant le beau temps de sa vie ; peut-être regarde-t-elle sans amertume ces jours de tempête et de hasard, de gloire et d’aventure et ne dit-elle pas adieu sans regret à cette vie de campagne, parmi la guerre et les périls, qui a fait d’elle l’héroïne que la patrie accueille avec des transports d’amour.


V. — LE CARDINAL MERCIER

Anvers, 19 novembre. — Les conventions de l’armistice s’exécutent, la marche de nos armées suit la retraite allemande ; nous entrons aujourd’hui dans Anvers.

L’arrivée du cortège, le passage des autos dans les rues enthousiastes, sous une pluie de fleurs (les tardifs, les chevelus chrysanthèmes de l’automne), les discours à l’Hôtel de Ville, dans la salle décorée des peintures de Leys, le défilé des troupes, tous ces tableaux ne diffèrent que par quelques traits de ce qu’on a vu ailleurs ; ce sont les mêmes scènes dans un autre décor. Décor illustre d’ailleurs et d’une magnificence célèbre, le même où Dürer, à une entrée du jeune Charles-Quint, a vu des chars païens chargés de jeunes filles demi-nues. Nos fêtes sont bien pauvres comparées à celles de ce temps-là ; l’imagination plastique ne gagne pas au progrès de la démocratie.

À la fin de la journée, visite à Notre-Dame. Visite inopinée qui, je crois, n’était pas au programme. Le cardinal est là. Le grand archevêque de Malines a voulu saluer les souverains dans la première ville délivrée de son diocèse. Rien de plus simple, de plus bref et de plus beau.

Comme fond de tableau, les profondeurs, les vastes nefs de la cathédrale envahie par les ombres, le rayonnement diffus du chœur dans le lointain, la foule pressée le long des piliers et dans les bas-côtés : une double file de clergé, de dignitaires en camail, en surplis, d’acolytes portant des cierges ou des croix. Au premier plan, trois personnages : un grand jeune homme blond, la tête découverte, en petite tenue de général, une jeune femme toute frêle et gracile à sa droite, dont on ne distingue de ma place que la blancheur d’une toque de cygne, tous les deux vus de dos, en silhouette douce, dans la pénombre, — et en face d’eux, en pleine lumière, une mitre, une chape d’or, une crosse, la spirituelle douceur d’un visage de prélat, le geste bienveillant d’un gant de pourpre qui bénit.

Que dit-il ? Peu importent les paroles : paroles charmantes, on peut le croire, de la plus délicate onction sacerdotale, où respire toute la grâce émue d’un Fénelon. Un compliment au roi vainqueur, une allusion discrète à la Reine, dont l’Église célèbre en ce jour la fête patronymique, la fête de cette princesse dont le bon Dieu, dans le besoin, changeait les pains en roses. C’est tout, mais que faut-il de plus ? Quoi de plus complet et de plus définitif ? Cette scène, en un pareil lieu et un tel moment : ce petit groupe de trois personnes, le Roi, la Reine, le pontife d’or qui les accueille, cette simplicité militaire, ces pompes ecclésiastiques, cet héritage des siècles, ces costumes des consuls et du Sénat romains, ces ornements contemporains d’un saint Ambroise (et l’homme qui les porte est de la race de ces grands hommes), toutes les majestés résumées, comme dans une esquisse de Rubens, dans ce tableau de quelques traits, sur deux mètres carrés de parvis : où trouver un pareil abrégé du monde, un tel raccourci de poésies, une plus noble vision sur la terre et une plus pathétique rencontre des choses idéales ?

Comme c’est simple ! Comme une pareille image est claire et chargée de sens ! Qui ne la comprend dans cette foule ? Mais la visite finit, les souverains se retirent. Le cortège s’éloigne processionnellement, le cardinal-primat en tête, dans le même ordre qu’il est venu. Alors, si vous voulez savoir ce que c’est qu’un cri, il faudrait pouvoir décrire ce qui se passe : dans les stalles du chapitre, où sont les personnages d’Eglise, les tendres gestes d’adieux, les mouchoirs qui s’agitent, comme un mouvement muet du regard et des lèvres ; on sent une passion d’amour, une émotion qui s’accroît et s’enfle de rang en rang, on voit pour ainsi dire naître un besoin d’expression sur les visages de la foule ; le cri s’y forme, avant d’exister, comme une chose déjà sensible ; et puis c’est un éclat de tonnerre, un immense : Vive le Roi ! un fracas qui roule et renaît et retombe des voûtes. Et jamais depuis l’origine la vieille cathédrale n’a peut-être tressailli de quelque chose de plus pieux.


VI. — LE ROI ET LE BOURGMESTRE

Bruxelles, 22 novembre. — Bruxelles se réveille ce matin par un temps de triomphe, un temps de roi : un joli soleil, pas un nuage, un froid sec qui depuis hier soir a nettoyé les rues et mis toute la ville en tenue de gala. Dès huit heures du matin, foule immense dans la rue Royale et, sur tout le parcours du cortège, rubans, cocardes aux corsages, profusion de drapeaux. Beaucoup de gens ont fait teindre leurs draps. Le drap coûte cent francs.

L’endroit où se passe la revue est magnifique. Le vaste terre-plein qui s’étend entre les deux palais, le palais des souverains et celui de la Nation, séparés par les arbres du parc, offre un des paysages urbains les mieux ordonnés du monde : nos anciennes Tuileries devaient ressembler à cela. Le Palais de la Nation (la Chambre) servait aux Allemands, qui y avaient installé leur service des chemins de fer ; ils y laissent, comme partout, leur crasse ; on n’a pu enlever encore que le plus gros. Le prince Ruprecht n’a quitté Bruxelles que lundi ; c’est dommage qu’on ne l’ait pas retenu pour aujourd’hui. Les Boches, s’il en est resté ici incognito, pourront éclairer leur pays sur les sentiments de la Belgique, après quatre ans d’occupation.

Matinée d’ovations, de joie, de vivats sans fin ; il se mêle aux acclamations qui saluent les vainqueurs un soupir de soulagement, un cri de délivrance. Ajoutez la surprise, la curiosité devant ces uniformes bleus, khaki, inconnus : ces gens, depuis quatre ans, ne voyaient que du gris, ignoraient tout de l’univers ; ces Américains, ces Anglais, ces Français que voilà, c’est de l’air du large qui rentre, ce sont les portes de la prison qui s’ouvrent toutes grandes. Enfin, la division belge qui défile, c’est la division de Bruxelles : pas de nouvelles depuis quatre ans (Chacun reconnaît les siens, ce sont des cris de la foule, des appels de mères, de parents : « Henri ! Léon ! » Ce radieux retour est un grand et tendre revoir, fait de mille fêtes de famille. Les deux Belgiques si longtemps séparées, chacune de son côté de la cruelle ligne, se rejoignent et s’embrassent follement.

Le morceau capital de la journée n’est pourtant pas un spectacle du dehors. Figurez-vous ici un changement de décor, que la scène tourne comme dans un drame de Shakspeare et représente, après la rue, l’hémicycle du Parlement. C’est ce qui arrive pour le spectateur placé aux fenêtres du Palais de la Nation, et qui, après avoir contemplé la revue du côté jardin, n’a qu’à se retourner du côté cour pour assister à la séance de la Chambre.

Séance historique, épilogue d’une période qui se ferme, clôture d’un cycle d’orages, et en même temps ouverture, prélude de nouvelles destinées. Tout ici est double, regardant d’une part le passé, — quel passé ! — de l’autre embrassant l’avenir. Parmi les acteurs de cette scène, combien se rappellent l’autre séance, la dernière qui se tint en ce lieu, le 4 août 1914, celle où le Roi volontairement, gravement, au nom de tout son peuple, accepta les risques du combat et entra dans la guerre, avec ce sublime acte de foi dans les patries qui « ne peuvent pas mourir ! » Il faudrait avoir ces deux scènes présentes à la mémoire ou sous les yeux, se complétant l’une l’autre, pour comprendre tout le sens de chacune d’elles : diptyque incomparable dont l’unité est faite par la personne du Roi.

Il entre par la gauche, seul, gravit d’un pas jeune et rapide la tribune ; longue, interminable ovation. Il attend, abrège l’émotion, commence son discours d’une voix forte qui surprend ceux qui ne l’ont entendue que dans la causerie, où il parle presque à voix basse. Début d’un mouvement héroïque, juvénile : « Je rentre à la tête de mes armées, à travers nos campagnes et nos provinces délivrées. »

Il lit debout, posément, avec force, sans effet oratoire ; harangue sobre, sans nul ornement, d’un bel ordre, où chaque mot porte. Il s’adresse aux représentants de la nation ; il vient « rendre compte. » D’abord, en quelques lignes, un résumé des faits : la retraite, la défense pied à pied du territoire ; puis, l’arrêt obstiné sur les lignes de l’Yser ; la longue stagnation de quatre ans, et enfin, quand les circonstances sont redevenues favorables, l’assaut, la victoire, la conquête de la crête des Flandres. Cet abrégé ne dit pas tout : il ne dit pas le rôle moral de la Belgique, rôle essentiel, prépondérant, qui a mis en jeu tout d’abord l’Angleterre, c’est-à-dire les flottes, le blocus, la guerre sous-marine, et par contre-coup l’Amérique, si bien que la faute capitale à laquelle l’Allemagne succombe, c’est ce crime initial (où elle voyait son salut) de l’invasion de la Belgique.

Le Roi ne dit pas non plus son rôle personnel, peut-être le plus beau chapitre de son histoire, cette longue période de quatre ans, inerte en apparence, passée dans le silence à refaire l’armée, sous le feu, dans la fange des tranchées de l’Yser. Qui sait, sans la présence et l’énergie du Roi, sans sa volonté de durer, sans sa ténacité à demeurer parmi ses troupes, ce qu’il serait advenu de ces lambeaux exténués qu’il ramenait vers Dixmude en 1914 ? Ces débris misérables auraient achevé de se dissoudre dans les boues de l’hiver. A ce moment, le Roi fut le point d’appui de son armée. Il la soutint comme on supporte un nageur qui se décourage. Il l’accrut, l’exerça, lui rendit confiance ; ses quarante mille fusils devinrent plus de cent mille ; il quadrupla l’artillerie, et finit à force de soins par faire de son armée en ruine cette troupe de premier ordre qui fit ses preuves avec éclat le 28 septembre, bouscula l’ennemi en bataille rangée.

Voilà l’œuvre par excellence, la gloire du roi-soldat. Tandis qu’il parle et qu’on l’acclame, je ferme les yeux, je revois en esprit les images de cet autre temps, si proche et déjà si lointain, — une surtout, cette photographie qui le représente tête nue, en capote d’uniforme, assis, le casque à la main, las, boueux, au retour de quelque visite des tranchées. Il ne porte pas sur ce portrait le lorgnon qui voile ordinairement son regard et donne à son visage réfléchi un air d’étudiant. Les yeux pensifs interrogent avec une expression de fatigue infinie, les mains se posent sur les genoux. Les cheveux défaits, collés à la moiteur des tempes, le vaste front de lumière, ce regard anxieux dans l’ombre, quelle image de la douleur morale, de la résignation ! Quel émouvant Ecce homo ! Roi sans panache, roi de cette guerre si longtemps morne, austère, quels durent être plus d’une fois ses doutes, son ennui ! Nul faste dans son attitude, rien pour l’applaudissement et pour la galerie : rien que la tâche à accomplir, le rude métier de roi, le souci quotidien qui le faisait, en son haut rang, comme un frère aîné des pauvres gens qui peinaient avec lui. De là cette bonhomie qui le rendait, dans le service, familier, abordable, camarade avec le plus humble ; peut-être qu’il trouvait dans l’égalité militaire un bienfaisant relâche de la politique et de l’étiquette. Il s’y sentait tenu à moins de surveillance. Il lui arrivait de s’égayer, parlant de ses glorieuses misères avec une philosophie de poilu : « Nous sommes acculés à l’héroïsme, » disait-il avec son lent sourire. Et je me rappelle cent anecdotes de sa simplicité, celle du petit lieutenant de chez nous qui étourdiment lui demandait passage dans sa voiture, le prenant pour quelque officier supérieur. « Il m’appelait mon commandant, contait le Roi en s’amusant du quiproquo. Je le laissai aller, il était si gentil ! Il me parlait tout le temps de ma femme. Il avait la bonté de m’en dire du bien... »

Le voici qui revient dans sa capitale en vainqueur. On le trouve mûri, grandi. Il a pris à la guerre plus d’assurance, d’autorité. Il sort raffermi de l’épreuve. Il apporte aux représentants de la nation, non des ordres, mais les résultats de son expérience, le fruit de ces quatre ans de méditations. Il trace un programme d’avenir et, tout de suite, de travail : réparations à la Belgique ; plus de neutralité ; union sacrée des partis, discipline dans la paix comme elle a régné dans l’armée ; puis les réformes indispensables, suffrage universel, collaboration des classes, commissions d’ouvriers et de patrons pour l’étude des problèmes sociaux, industriels... Il est très « à gauche, » ce discours, il oriente nettement la politique vers les masses, dans le sens d’une démocratie généreuse. C’est un acte de gouvernement, presque une charte d’alliance avec le monde du travail.

Tous les articles, hormis un seul (celui qui concerne les langues et les droits du flamand), sont écoutés debout, applaudis frénétiquement par toute l’assemblée. Un étranger doit observer la discrétion en ces matières. Mais comment se défendre d’admirer ? On admire d’abord la conscience, l’accent de l’honnête homme. D’autres ont bien tenté de se grimer en démocrates. L’homme qui parle est le même qui, à cette place, il y a quatre ans, n’a pas hésité à tout perdre. J’admire surtout quelque chose qui vient de plus loin que la personne, le jeu d’une loi naturelle, comme une ombre portée ou un écho d’histoire. On entend dans le vivant la voix des « morts qui parlent. » Ah ! la race n’est pas un vain mot ! Cette intelligence, ce respect de l’âme populaire, nous connaissons cela. Et derrière la figure de l’homme, j’entrevois la lignée de ces bons ouvriers français dont il descend : c’est un Orléans, c’est un « bleu, » ce jeune Roi, comme son aïeul qui fut général à Jemmapes, qui s’en alla (avant le prince Albert) étudier le monde moderne en Amérique et qui fut en 1830 le roi de La Fayette.

Le soir appartient à la foule. Après le manifeste du Parlement, le Roi doit descendre, vers cinq heures, en visite à l’Hôtel de Ville. Troisième acte de la journée, qui n’a pas l’importance politique du second, mais qui l’emporte de beaucoup pour le pittoresque et la couleur. Tout le monde connaît cette place de Bruxelles, ce monument unique ou plutôt cet ensemble de monuments qui n’a pas son pareil au monde. Non qu’il n’y ait pas ailleurs des places plus régulières ou architecturalement plus belles : mais ni la place Saint-Pierre à Rome, ni celle de Saint-Marc à Venise, ni celle de la Concorde, avec leurs colonnades, leurs palais, leurs portiques, n’offrent cette plénitude de sens, cette valeur et cet ordre propres de la création collective. Ces hôtels des métiers, des gildes, des marchands, avec leurs enseignes de corps et leurs luxes rivaux, tous groupés au pied de l’exquise flèche de la maison de ville, qui leur donne l’expression commune, la flamme, le jet, l’élan, c’est tout le génie de la Belgique et le tableau de son histoire. Qui a vu ce tableau et l’aurait bien compris, pourrait négliger tout le reste : il saurait sur le caractère et la vie du pays les deux ou trois choses essentielles.

Rien de plus beau que ces décors profonds et séculaires, quand il leur arrive de resservir, lorsqu’ils cessent d’être des bibelots de musée, pour retrouver leur vie, leur opportunité. La place, décorée d’une manière charmante, avec des girandoles de feuillage, des mâts, des oriflammes, est remplie exactement jusqu’aux bords comme par un liquide : deux heures avant l’arrivée du Roi, on ne saurait où glisser un spectateur de plus. Il y en a aux fenêtres, aux balcons, aux corniches ; il y en a dans les cheneaux, jusque sur les toits. A Paris, les plus grands publics laissent autour des cortèges un vide cérémonieux, comme une marge qui ajoute au prix de l’estampe. Ici, l’impression est autre : tableau et décor se confondent, on ne peut plus séparer le cadre de la foule. Tout semble tissé, choses et gens, présent, passé, dans la trame de la même tapisserie, sur le même canevas d’histoire. La foule est si compacte que les épaules se touchent, une épingle ne tomberait pas à terre. On dirait que le pavé, subitement exhaussé, a été remplacé par un dallage noir et blanc, fait de chapeaux et de visages. Peu à peu, le crépuscule descend sur cette grande masse confuse. On ne voit plus qu’une sorte de décor irréel, inversé, découpé par l’intérieur, par les vides des galeries et des fenêtres ajourées d’une lueur orange, avec des restes de dorures, çà et là, dans les noirs, aux saillants d’un chapiteau ou d’un pilastre, — fantaisie imprévue de lanterne japonaise dans ces façades Renaissance, — et, puis, en bas, une grande nappe de nuance indécise mais singulièrement lumineuse, la phosphorescence de milliers et de milliers de visages, cette espèce de clarté vivante faite des reflets de cette matière, de cette pellicule étrangement rayonnante qu’est l’épiderme humain, et surtout de ce qu’on ne voit pas dans ces visages, mais qui est tout, les regards et les âmes.

Le reste, la réception, les discours, n’aurait partout ailleurs qu’une signification officielle : mais ici, dans ce pays des franchises communales, quand le Roi vient chez son bourg- mestre, il n’y vient, semble-t-il, que comme le premier citoyen de Bruxelles. On crie presque autant : Vive Max ! que : Vive le Roi ! La commune est ici antérieure au royaume. En l’absence du Roi, et prisonnier lui-même, comme il a gouverné sa ville, ce fin bourgmestre, comme il a tenu tête aux Boches ! Quelle popularité pour lui dans ce Bruxelles goguenard et amateur de zwanze ! Aussi, c’est bien ici, dans ce forum de la Belgique, — plutôt que ce matin au long des avenues, plus même qu’à la Chambre devant les délégués du peuple, — que se fait la reconnaissance du Roi et de sa capitale. C’est ici seulement que la fusion s’achève. Moment splendide, en vérité, quand le Roi et le bourgmestre paraissant au balcon, sous le rayon des projecteurs, les fanfares d’argent des trompettes s’envolant des galeries, la place tout entière, qu’encadrent les façades d’or des vieux hôtels, les maisons de la Louve, du Cygne, du Renard, tout le passé glorieux des métiers et des gildes, mugit un chœur, un unisson de soixante mille voix, et exhale comme un grandiose Te Deum national, une gigantesque Brabançonne.

De cette minute étonnante, il en reste quelque chose jusqu’au milieu de la nuit. L’apothéose se prolonge comme un crépuscule d’été, avant de consentir à mourir, s’attarde à tout ce qui peut garder ou réfléchir de la lumière. Ce sont, tout le long de la colline, des cortèges qui se forment, des rondes, des monômes. Toute la nuit on danse aux chansons sur la place. Un besoin de gaieté, de tendresse est dans l’air. Chacun a trouvé sa chacune. On promène des drapeaux. Partout des Marseillaises. Des farandoles se nouent, se dénouent, entraînent Jasses, Sammies, Tommies, Poilus, avec des jeunesses des Marolles, dans une sarabande charmante. Soir de kermesse populaire, mais rien de canaille, pas un pochard. Danse heureuse, danse innocente, ronde d’éphémères presque touchante au milieu de ces scènes d’histoire. C’est le bonheur d’un peuple qui a retrouvé la vie.


VII. — SOUVENIRS DES MAUVAIS JOURS

Cette gaieté dure quelques jours avant de s’éteindre. Il y a si longtemps qu’on en était privé ! On respire. On ne sait faire autre chose que de jouir de ce bon air qui rentre. Faisons comme tout le monde, flânons, cueillons quelques croquis et, puisque tout le monde cause, causons. Qu’est-ce qu’on a fait à Bruxelles, qu’est-on devenu depuis quatre ans qu’on ne s’est vu ?

Pour le dehors, rien n’a changé. Des réverbères, des trams, les théâtres, les cafés ouverts jusqu’à minuit, voilà qui diffère du couvre-feu de nos villes du front. La vie est chère sans doute, mais pas plus qu’à Paris. Le renchérissement a été un phénomène universel. Vous dînerez fort bien à Bruxelles pour 15 fr., sans vin, en payant cinquante sous une tasse de moka. Ce qui a disparu, ce sont les chevaux : il reste quelques fiacres endormis devant la Monnaie, attelés de rosses étiques et antédiluviennes. Rien n’a plus ébahi Bruxelles que la cavalerie alliée. Les voitures de charge sont tirées, comme en Toscane, par des bœufs. Plus un taxi ni une goutte d’essence.

Si l’on écoute les gens du peuple dans les trams, les dames dans les salons où vous êtes reçu, vous voyez que la grande affaire a été, depuis quatre ans, de se procurer par fraude un supplément de pommes de terre. C’est cela dont les petites gens se souviendront le plus longtemps. Ce fut aussi de sauver les objets de cuivre, les bronzes, le linge, les provisions. Ce jeu de cache-cache a été la grande occupation. On vivait dans la terreur des inspecteurs, des réquisitions, des amendes. En fait, on ne voit plus aux portes ces poignées de laiton, ces sonnettes, ces adresses sur des plaques de cuivre, dont l’astiquage était l’orgueil des maîtresses de maison. On bourrait les matelas de crin, on enterrait la laine sous les lattes du plancher. Cette question des cachettes a été le drame domestique dans toutes ces familles où l’ordre intérieur est une religion, où l’on croyait toujours entrer dans un tableau de Gérard Dou.

La véritable souffrance a été morale, et plus grave : quatre ans sans nouvelles, ignorance absolue du monde extérieur. Les gens ne savent rien de la guerre. Défense de sortir de chez soi. Bruxelles depuis quatre ans n’est pas monté en chemin de fer. Ces arrêts de rigueur à la longue étaient intolérables.

Il a dû pourtant se passer autre chose de plus sérieux. Le hasard m’a conduit au collège Saint-Michel. Je voulais présenter mes devoirs au R. P. Delehaye, l’illustre supérieur des Bollandistes ; j’avais appris qu’il avait tâté des cachots allemands. Je tombais juste : j’étais au centre de l’héroïsme en Belgique.

Je ne conterai pas cette histoire. Il a déjà paru dans différents journaux des récits sommaires de quelques épisodes célèbres ; je ne puis entreprendre ici de les compléter. Je rapporte seulement quelques impressions rapides. J’ai longuement écouté, dans leur hospitalière et admirable bibliothèque, les savants héritiers de l’œuvre de Papebroeck. Les critiques impeccables, les irréprochables éditeurs des Acta sanctorum et des Analecta bollandiana sont des historiens, des témoins dignes de foi, s’il en est. Ce qu’ils m’ont conté, là-haut, dans leur paisible « librairie, » c’est tout un roman qui passe de bien loin en intérêt les ingénieuses combinaisons du roman-cinéma, un roman dont Balzac eût fait quelque nouvel Envers de l’histoire contemporaine ou quelque Ténébreuse affaire ; et le plus prodigieux de l’aventure, c’était de découvrir le rôle inattendu que jouaient dans cette tragi-comédie les hagiographes austères que j’avais pour interlocuteurs.

Il est clair que chacun a fait son devoir en Belgique et que le patriotisme n’y a pas été plus qu’ailleurs le monopole d’une confession ou d’un parti. L’Eglise a été toutefois, pendant l’occupation, la force irréductible contre laquelle s’est usée en vain la force allemande. On a eu un nouvel exemple de la vanité des entreprises de l’Etat contre un pouvoir spirituel. On sait déjà quel fut en ce sens le rôle du cardinal Mercier. Un mot de lui libéra les âmes. Toutes les chaires devinrent des tribunes. Les Boches n’avaient pas tort de se plaindre du clergé ; leur sottise fut de lui reprocher des crimes sans vraisemblance, la colère les égara. Mais le clergé belge revendique l’honneur d’avoir été, sous le joug allemand, l’âme de l’indépendance. Pendant toute l’occupation, les églises furent l’asile inviolable du drapeau ; la patrie écrasée se resserra autour des autels. C’est là seulement que les fidèles purent chanter les hymnes nationaux ; c’est de là que prit son vol le beau chant Vers l’avenir. L’Eglise une fois de plus fut le refuge des libertés. A quel prix ! Aucun corps en Belgique n’a la gloire de compter plus de mois de détention, plus de condamnations, de déportations, de vexations de toute sorte. Quel prêtre a échappé aux geôles allemandes ? La prison de Bruxelles, on ne l’appelait plus que le « séminaire de Saint-Gilles. »

Ce magnifique sujet, je ne puis que l’effleurer. Quelqu’un fera un jour cette histoire des prisons, des bagnes, des chiourmes, cette longue et pathétique histoire du Purgatoire de la Belgique. Il y joindra l’histoire plus extraordinaire encore des organisations secrètes, des intrigues, des complots, sans cesse traqués, dépistés et toujours renaissants, par lesquels la Belgique s’efforçait de tromper ses tyrans, de faire passer au dehors des nouvelles et des recrues, de traverser le réseau de plus en plus serré des sentinelles, des patrouilles et des fils électriques. Telle de ces agences a réussi à faire passer 800 000 lettres. Tel « passeur » a franchi soixante fois la frontière, a « passé » en Hollande plus de deux cents jeunes gens. J’ai connu ce fameux Henri, le virtuose du genre, type de braconnier, farouche tête de « Gueux, » sublime de dévouement et de pénétration rustiques : un vrai héros de chouannerie. Une chouannerie, en effet, c’est bien ce qu’évoquent tout d’abord ces étranges sociétés, aux ramifications multiples et imprévues ; quel monde singulier, romanesque, laisse entrevoir le dossier d’un seul procès d’ « espionnage ! » Tous les rangs confondus, toutes les classes sociales, des curés, des hommes d’affaires, un ouvrier peintre en carrosserie, des religieuses patriotes, une fille galante nommée Hermine, chargée d’ « éclairer » le Boche, d’escamoter les fiches et de surprendre les secrets ; plus loin une grande dame, portant le nom d’une famille princière : tout cela résolu et bravant froidement le peloton d’exécution, travaillant de concert, chacun dans son emploi, dans la haine du Boche et la passion d’une même idée.

Un des chapitres les plus curieux serait celui de la presse clandestine. Qui n’a entendu parler de la Libre Belgique ? Ce merveilleux petit journal tient certainement le record de la célébrité parmi les feuilles que personne n’a lues (hors Bruxelles). Aucun journal de guerre, aucune gazette de tranchées, ni le Diable au cor, ni la Chéchia, ni le Petit cheval de frise, n’a eu moins de lecteurs et une renommée plus mondiale.

Ce journal-fantôme est un des chefs-d’œuvre de la mystification. Il fut pendant quatre ans le cauchemar des Bissing et des Falkenhausen. Il mit pendant quatre ans la police allemande sur les dents. Trois fois celle-ci crut mettre la main sur le pot-au-rose, elle avait tout coffré, rédacteurs, imprimeurs, directeurs, elle tenait tous les fils de l’affaire, tout le monde sous les verrous. Alors, en pleine séance d’un procès si sensationnel, un huissier remettait un pli cacheté au président du tribunal : c’était le numéro suivant de la Libre Belgique.

Toute la ville s’égayait de celle zwanze de grand style. Pendant quatre ans, ce fut le sujet de risée de Bruxelles. Les Allemands furieux s’achevaient par le ridicule,. On riait quand l’insaisissable gazette se trouvait glissée religieusement par des mains inconnues dans la poche de la redingote du terrible gouverneur. C’était le fou rire, au grand procès de Charleroi, où Berlin exigeait cinq têtes, quand le procureur impérial pour confondre l’odieux pamphlet, donnait lecture à haute voix des articles les plus insolents de l’infernale gazette : témoins, prévenus éclataient alors, devant cette candeur de bouffonnerie, d’un rire homérique, d’un rire qui outrait, interloquait les juges. La Libre, comme on l’appelait, fut la comédie de ces lourdes années. Elle fit mieux. L’introuvable journal, pendant 152 numéros, renouvela ce tour de force de paraître à la barbe de toutes les lois de l’Empire. Chaque fois, c’était un soufflet à l’orgueil allemand, un démenti à la puissance étalée du tyran, aux vérités officielles, aux exécrables placards bleus qui proclamaient les victoires allemandes, aux sanglants placards rouges qui annonçaient des exécutions. Pendant cinquante mois, son rire, son ironie redoutable, obstinée cinglèrent l’imposture, stimulèrent les courages, empêchèrent de désespérer. La Libre réussit à imprimer (honneur d’une carrière d’écrivain !) le magnifique récit de Henry Bordeaux, son épopée du Fort de Vaux. La Libre répéta pendant ces cinquante mois d’oppression allemande l’exemple qu’avait donné sous l’Empire de Napoléon l’indomptable jésuite Stevens qui, dans sa « caverne » de Fleurus, défia douze années le tout-puissant César : ce journal fut vraiment la conscience de la Belgique.

La Libre est devenue légendaire. Chaque passant croit posséder quelque tuyai, vous dévoilera le mystère de la fameuse « cave automobile, » vous donnera la clef des pseudonymes, vous dira qui était Belga, qui était Fidelis [1]. En réalité, la plupart ne savent rien de précis. Cette organisation clandestine à double et triple fond fut si secrète, qu’une ou deux personnes seulement en pourraient dire le fin mot. Jusqu’au dernier jour, les rédacteurs eux-mêmes s’ignoraient entre eux, ignoraient tout de la direction. L’œuvre fut le triomphe de la discipline anonyme. Les Pères Bollandistes, qui en furent le plus puissant moteur, disposaient peut-être seuls en Belgique d’une organisation capable d’assurer le succès : des tenants et aboutissants dans toute la société, la religion, les femmes, les éléments d’une immense et muette conspiration, tous les élèves de leurs collèges, qui étaient les propagateurs, et les colporteurs tout trouvés de la gazette prohibée. Cette merveille de mécanique serait inexplicable sans le génie de la Compagnie. Rien ne se fait sans une organisation : celle des Pères battit l’organisation allemande.

Tout cela, faut-il le dire ? dans une atmosphère de menaces et de perquisitions, de soupçons, d’enquêtes, de « terreur, » qui rappelle invinciblement ce que nous savons de l’époque révolutionnaire. A Paris aussi, en ce temps-là, les théâtres jouaient, la vie allait son train. Les bonnes femmes se plaignaient du prix des choses au marché, et la guillotine fonctionnait sur la place de la Nation. Il y avait mille indifférents pour qui la vie n’était que la vie ordinaire, et quelques braves pour qui elle était dangereuse. C’est ce qui s’est passé à Bruxelles : rien ne donne mieux l’idée des dessous dramatiques, de la couleur exacte de notre Révolution. Quels types d’aventuriers, dignes d’un Cadoudal et de ses acolytes I Quelles ressources de calcul, d’audace, d’imagination chez l’entrepreneur, le gérant de la Libre, ce Figaro de l’indépendance, le charmant Eugène van Doren ! Son évasion, sa fuite par les toits, son existence de deux ans au fond d’une mansarde à Bruxelles, tandis que les Fouchés allemands étaient à ses trousses en Hollande, feraient le sujet du film le plus divertissant. Et enfin, à côté du vaudeville et de la gaminerie, il y a le drame, les flaques de sang : il y a les fusillades, les croix sans nom du champ de tir, les martyrs de la liberté, — les Philippe Baucq, les Miss Cavell, si grands devant la mort qu’on a vu leurs bourreaux sangloter et tomber à genoux devant eux.

Voilà ce qu’il faudra écrire à l’honneur du clergé et du peuple de Belgique. Peuple incompréhensible ! s’écriait von Bissing, ingouvernable, écrit Michelet : « mauvaises têtes, » disent-ils eux-mêmes, « incorrigibles, » et ils s’en vantent. Les Allemands s’étaient flattés d’en venir à bout. Ils promettaient à la Belgique un roi de leur façon : quel honneur pour ces petits Belges d’avoir pour maitre un prince impérial ! « Monsieur, repartait l’un d’eux là-dessus, je lui souhaite bien du plaisir. Personne n’a jamais rien su faire de nous. De plus forts que vous s’y sont usés. Charles-Quint en son temps y a perdu son latin. Vous y perdrez votre allemand ! »

Ah ! le brave petit peuple ! Comme il fait du bien à retrouver ! Quel plaisir d’écouter cet accent passionné, cette saine colère, cette haine d’honnêtes gens ! Ils s’étaient peut-être un peu endormis, nos amis belges (on avait tout fait pour cela) dans le bien-être de leur neutralité ; ils avaient la vie trop facile. Les voilà retrempés, joyeux et intraitables, si pareils à ceux d’autrefois, à leurs pères les vieux communiers, les éternels rebelles, toujours bouillants de liberté. Ils se sont réveillés tels qu’ils étaient jadis, au XIIe siècle et au XVIe. Cela s’est fait en dix jours, dans cette Saint-Barthélémy allemande, du 24 août au 3 septembre 1914, où s’accumulent tous les crimes, où le Boche crut « avoir » le monde par la terreur. Calcul de Boches ! Le monde ne l’oubliera pas. Et quand le monde l’oublierait, la mémoire en subsisterait avec la rancune en Belgique, dans le fond des campagnes, dans les chaumières des Ardennes, chez ces charbonniers des forêts où vivent les légendes.

Et maintenant, voilà fini ce mauvais rêve. Bruxelles les a vus partir d’un œil narquois : on a vu leur exode piteux, la retraite ridicule de l’invincible armée : le désordre des équipages, la débandade, la cohue, les canons et les cages à poules, les voitures de literie, les bestiaux, les calèches remplies d’ustensiles et remorquées par des cordes, le pêle-mêle de tout, l’incohérence et la débâcle du fleuve fangeux charriant mille détritus comme un égout. Ce qui était venu armée s’en retournait troupeau. Quel contraste avec leur orgueil d’autrefois, lorsque Bruxelles consternée voyait passer pendant des semaines leur flot intarissable, avec cet ordre, ce silence terrible, ce pas de conquérants, ces boucliers de canons portant les mots : Wilhelm, Kaiser Europas !

Et maintenant, la bousculade d’une horde, un passage de romanichels : en fuite, l’Empereur de l’Europe, le théâtral, faux Lohengrin, dont se courrouçait le libre Escaut, et voici à sa place, chevauchant calme et fier à la tête de l’armée du peuple, entre sa femme et son fils, le roi juste, le vrai chevalier.


LOUIS GILLET.

  1. Les remarquables articles de Belga sont du R. P. Peeters, S.-J., ceux de Fidelis sont le plus souvent de l’avocat Van den Kerhoven. M. Édouard Ned, si je suis bien informé, a écrit quelquefois sous ces deux signatures.