Le Journal de Françoise, Vol 1 No 4/L’affectation chez les jeunes filles

L’affectation chez les jeunes filles


LE Ciel les avait faites jolies avec leurs beaux yeux d’azur, leurs cheveux blonds, caressant leur front de mille boucles provocantes ; leur teint satiné portait encore la couleur et le parfum des roses effeuillées par quelque bonne fée durant le sommeil de leur enfance.

Elles étaient créées pour plaire, pour être adulées, surtout pour être aimées, ces jeunes filles, et voilà qu’elles se couvrent d’un épais voile qui fait disparaître la beauté de la nature, pour ne laisser que les mauvais coloris de l’emprunt et de l’imitation.

Voilà le chef d’œuvre que vous détruisez, jeunes filles affectées. De jolies que vous étiez, vous devenez laides avec ces sourires empruntés de charmeuse que vous essayez de prendre, et qui, se changeant bientôt en une affreuse grimace, difforme les lignes régulières du plus classique visage.

Vos yeux étaient beaux et expressifs ; mais quel usage en faites-vous ?

Vous leur faites faire mille tours vertigineux dans leur orbite et leur expression douce et naturellement captivante devient effrontée ou dure et éloigne plus les admirateurs qu’il ne les invite à rester auprès de vous.

Vous étiez naturellement gracieuse, mais toute cette grâce disparaît devant ces manières de petites précieuses, ou de feinte langueur à la Sarah Bernhardt que vous vous étudiez à prendre. Vous devenez gauches, raides, et même ridicules aux yeux de tous. Votre démarche devient gênée quand elle n’est pas d’une nonchalance révoltante ; vous ne pouvez plus donner la cordiale poignée de main qui ne se donne que lorsque le cœur est sincère, vous l’avez remplacée par le shake-hand anglais, et le visiteur, à qui vous l’offrez, pourrait croire que vous voulez lui faire toucher le plafond de votre salon, tant vous portez haut la main.

Vraiment on est porté à plaindre ces pauvres jeunes filles qui sont la victime de cette maladie de l’affectation. Vous vous trouvez donc bien mal au naturel pour essayer de la sorte à vous transformer si complètement ? Apprenez donc, pauvres simplettes, qu’il n’y a qu’un Dieu capable de créer, et si vous n’êtes pas satisfaite de son œuvre n’essayez pas de le corriger, car votre transformation sera peut-être aussi complète que celle du roi Nabuchodonosor.

Si par bonheur vous possédez quelques talents, faites-en donc bon usage en vous rendant de bonne grâce et sans façon au piano où l’on eut vous entendre exécuter un morceau ou chanter une romance.

Combien de fois ne voit-on pas, avec tristesse, un beau talent gâté à cause de cette misérable affectation.

Si l’on se fait entendre au piano ou dans le chant ce n’est qu’après bien des supplications, car la jeune fille affectée ne se rend jamais au premier appel ; elle ne serait pas assez remarquée, et quel dommage se déranger pour faire plaisir aux autres sans au moins avoir eu la satisfaction de bien attirer l’attention générale sur sa petite personne !

Eh bien ! voilà votre œuvre, jeunes filles affectées ; vous gâtez le naturel pour en faire quelque chose de méprisable et de ridicule, et vous changez en ennui ce qui n’eut été que charme et plaisir.

Corrigez-vous bien vite, car l’affectation et le faux orgueil sont en société ce qui répugne et déplaît le plus aux hommes mêmes les moins sérieux.

Gardez vos sourires de charmeuses, vos yeux langoureux et vos airs penchés pour la scène si vous êtes appelées à y jouer les rôles de coquettes, et là encore votre répétiteur ne cessera de vous dire : Soyez naturelle si vous voulez être bonne actrice.

Feu-Follet.

Montréal, mai 1902.