Calmann Lévy (p. 164-168).
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XV


2 août.


Ma grand’mère a appris hier soir, comme tout le château, le grand événement des fiançailles de Cécile. Quoique certainement contrariée et même indignée au suprême degré, elle a reçu la nouvelle avec un calme, une sérénité, un sourire qui m’ont été d’un bon exemple. — Elle m’a dit simplement en me quittant sur l’escalier :

— Il a un drôle de goût, ce monsieur !

Ce matin, elle m’a prévenue, et elle est entrée chez moi comme je m’éveillais d’un bien court sommeil. — Après m’avoir embrassée en me serrant fortement la main :

— Ma belle mignonne, m’a-t-elle dit, mesdames de Sauves et de Chagres viennent de m’annoncer qu’elles partent aujourd’hui avec leurs frères… Eh bien, je te déclare que je trouve leur conduite ridicule : C’est avouer son désappointement… son dépit… c’est mesquin… c’est misérable !… Nous sommes plus fières que cela, n’est-ce pas, chère petite ?

— Oui, grand’mère.

— Nous savons souffrir dignement, nous autres, et, quoique ce soit fort ennuyeux, nous resterons encore ici quinze jours ou trois semaines pour sauver l’honneur… Du moins, c’est mon avis… T’en sens-tu le courage ?

— Je tâcherai.

— D’ailleurs, ma chère petite, la fuite, en pareil cas, n’est pas plus raisonnable qu’elle n’est honorable… Il vaut mieux s’habituer aux choses, les regarder en face, en user l’impression… tu ne penses pas ?

— Je ne sais pas encore.

— Enfin, tu verras… Si cela dépasse tes forces, nous partirons… Je te demande pardon, mon enfant, si je brusque un peu ton chagrin — au lieu de m’attendrir avec toi… c’est plus sage, vois-tu… il ne faut jamais caresser sa douleur… Embrasse-moi… je t’aime bien !

Et elle s’est sauvée chez elle pour s’attendrir toute seule, je crois.

Quant au résultat de mes méditations de la nuit, le voici : J’ai si souvent entendu dans le monde tourner en risée les amours éternelles et traiter de fabuleuse la constance du cœur, surtout chez mon sexe, que j’éprouve un peu de scrupule à me croire sous ce rapport une exception ; il m’est cependant impossible d’imaginer que mon cœur, à moi, s’ouvre jamais, même dans le plus lointain avenir, à un sentiment qui en chasse celui que j’y avais admis : à tort ou à raison, je suis persuadée que j’aimerai toujours l’homme que j’ai aimé une fois de toute ma passion, de toute ma raison, de toute la puissance de mon être et de ma vie. Il ne m’est pas même possible d’imaginer qu’avec un tel sentiment dans le cœur je puisse jamais m’unir à un autre. À moins donc qu’il ne se produise en moi un changement bien grand que je n’attends pas et que je ne souhaite pas, je ne me marierai jamais. Tant que ma grand’mère me restera, je vivrai près d’elle et pour elle. Si je lui survis, je rentrerai dans le couvent où j’ai passé ma jeunesse, et je n’en sortirai plus. Je sens que je n’y serai pas trop malheureuse : j’y porterai sans doute d’amers regrets, mais j’y trouverai des consolations. À part même la poésie du cloître et la familiarité si douce des choses divines, j’y trouverai dans mes humbles fonctions d’institutrice l’illusion du dévouement maternel, puisque je n’en dois connaître que l’illusion. Ce que j’ai fait autrefois pour Cécile, je le ferai pour d’autres, et ce sera ma famille.

Ceci réglé pour l’avenir, je me conformerai pour le présent aux intentions de ma grand’mère : sa fierté est d’accord avec la mienne. Je rougirais de manifester par un brusque départ un dépit humiliant. Je souffrirai beaucoup sans doute ; mais j’ai épuisé, je crois, dans la journée d’hier, tout ce qu’on peut souffrir en ce genre.