Le Jour de Saint-Valentin/Texte entier

Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. --448).


LE JOUR


DE SAINT-VALENTIN.


SECONDE SÉRIE
DES CHRONIQUES DE LA CANONGATE


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.
Sic itur ad astra.
Devise des armoiries de la Canongate.
PARIS
MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PLACE SORBONNE, 3
1837.


INTRODUCTION[1]
MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE INTRODUCTION D’ÉDIMBOURG.


Ici les cendres des rois assassinés dorment sous mes pas ; et là se trouve la scène d’une mort où Marie apprit à pleurer.
Capitaine Majoribanks.


Chaque quartier d’Édimbourg a son illustration particulière, en sorte que la ville renferme dans son enceinte (si vous prenez les habitants au mot sur ce point), autant de monuments historiques que de beautés naturelles. Nos prétentions en faveur de la Canongate[2] ne sont pas les plus humbles ni les moins intéressantes. Le château peut émerveiller par l’étendue de la perspective et la sublimité pittoresque du site ; le Calton[3] eut toujours la supériorité pour son admirable point de vue, et il vient d’y ajouter celle de ses tours, de ses arcs de triomphe et des portiques de son Parthénon. High-Street, nous l’avouons, a eu l’honneur distingué d’être défendu par des fortifications dont il nous est impossible de montrer la moindre trace. Nous ne descendrons pas jusqu’à enregistrer les prétentions de ces quartiers gueux de la ville, appelés Vieille-Nouvelle-Ville, et Nouvelle-Nouvelle-Ville, pour ne pas mentionner la favorite Morray-Place, qui est la plus nouvelle ville de toutes. Nous ne nous attaquerons qu’à nos égaux, et à nos égaux en âge seulement ; car pour la dignité, nous n’en admettons pas. Nous nous vantons d’être l’endroit de la ville où résidait la cour, de posséder le palais et les sépulcres de nos anciens monarques, et d’avoir la puissance d’exciter, à un degré inconnu aux quartiers moins illustres, de sombres et solennels souvenirs : car une antique grandeur occupa l’enceinte de notre vénérable abbaye, depuis le temps de saint David, jusqu’au jour où ses salles désertes furent rendues, une fois encore, à la joie, et ses échos, long-temps silencieux, réveillés par la visite de notre gracieux souverain[4].

Ma longue résidence dans le voisinage, mes habitudes tranquilles et décentes, m’ont procuré une sorte d’intimité avec la bonne mistress Policy, concierge des appartements de la reine Marie ; mais une circonstance récente m’a donné droit à de plus grands privilèges, à tel point que je pourrais, je pense, hasarder la prouesse de Chatelet[5], qui fut exécuté pour avoir été trouvé à minuit caché dans la chambre à coucher même de la reine d’Écosse.

Il advint qu’un jour la bonne dame dont j’ai parlé remplissait ses fonctions en montrant les appartements à un badaud[6] de Londres. Ce n’était pas un de ces visiteurs tranquilles, hébétés, ordinaires enfin, qui ouvrent de toute leur force bouche, yeux et oreilles, pour répondre par des « Ah ! » complaisants aux explications débitées par le cicérone provincial. Non, du tout ; c’était le vif et alerte agent d’une grande maison de la Cité, qui ne manquait jamais, disait-il, l’occasion de faire affaires, c’est-à-dire de placer les marchandises du patron et d’augmenter les honoraires de la commission. Il avait fureté à travers la file des appartements, sans trouver la moindre occasion de lâcher un mot sur ce qu’il considérait comme le but principal de son existence. L’histoire même de l’assassinat de Rizzio ne fit naître aucune pensée chez cet émissaire du commerce, jusqu’au moment où la concierge, en preuve de son récit, attira son attention sur les taches d’un sang noir qu’on voyait sur le plancher[7].

« Voilà les taches ; rien ne les ôtera jamais de là, elles y sont depuis deux cent cinquante ans, et y resteront tant que le plancher subsistera ; ni l’eau ni rien autre chose ne les fera jamais disparaître. »

Or notre badaud, entre autres articles, vendait une essence détersive, et une tache qui durait depuis deux cent cinquante ans était chose intéressante pour lui, non parce que c’était le sang du favori d’une reine, tué dans son appartement, mais parce que l’occasion était belle pour faire voir l’efficacité de son incomparable élixir. Voilà notre homme à genoux ; mais ce n’était ni par horreur ni par dévotion.

« Deux cent cinquante ans ! madame ; et rien ne peut les enlever ? Ma foi, y fussent-elles depuis cinq cents, j’ai quelque chose dans ma poche qui les fera partir en cinq minutes. Voyez-vous cet élixir ! madame ; vous allez voir que la tache disparaîtra dans un instant. »

En conséquence, mouillant une corne de son mouchoir avec le détersif universel, il se mit à frotter les planches, sans entendre les remontrances de mistress Policy. Elle, la bonne âme ! demeura d’abord ébahie d’étonnement, comme l’abbesse de Sainte-Brigitte, quand un profane visiteur avala la fiole d’eau-de-vie qu’on avait long-temps gardée parmi les reliques du couvent pour les larmes de la bienheureuse sainte : la Vénérable supérieure de Sainte-Brigitte attendait probablement l’intervention de sa patronne. Celle d’Holy-Rood espérait, peut-être, que le sceptre de David Rizzio se lèverait pour empêcher cette profanation. Néanmoins mistress Policy ne resta pas long-temps dans le silence de l’horreur : elle éleva la voix, et cria aussi fort que la reine Marie elle-même quand s’accomplissait la terrible tragédie.

Au secours, mes amis ! au secours ! cria-t-elle.

Il se trouva que je faisais ma promenade du matin dans la galerie attenante, pesant dans mon esprit pourquoi les rois d’Écosse, accrochés autour de moi, étaient tous représentés avec un nez semblable à un marteau de porte, quand soudain les murs retentirent de ces cris lugubres qu’on entendait jadis dans les palais d’Écosse aussi souvent que les sons de la joie et de la musique. Quoique peu surpris d’une telle alarme donnée dans un endroit si solitaire, je me rendis à la hâte sur les lieux, et trouvai le voyageur bien intentionné frottant de tout cœur le plancher comme une servante, tandis que mistress Policy, le tirant par un coin de son habit, cherchait vainement à l’arracher à cette occupation sacrilège. Il m’en coûta quelque peine pour expliquer au zélé purificateur de bas de soie, de vestes galonnées, de draps fins et de planches de sapin, qu’il y avait certaines choses dans ce monde, des taches, par exemple, qui devaient rester indélébiles, à cause des idées qu’elles réveillaient. Notre bon ami ne voyait dans toutes les choses de cette espèce que des moyens de mettre en lumière la vertu de sa fameuse marchandise. Il comprit, néanmoins, qu’il ne lui serait pas permis de donner un échantillon de la puissance de son élixir ; car deux ou trois personnes de la maison entrèrent dans l’appartement, et, comme moi, prirent parti pour la gardienne du palais. Il prit donc congé de nous en murmurant qu’il avait toujours entendu dire que les Écossais étaient un peuple malpropre, mais il ne se figurait pas qu’ils poussassent la malpropreté jusqu’à vouloir garder sur les planches de leur palais des taches de sang, semblables au spectre de Banquo[8], quand, pour l’enlever, il n’en coûterait qu’une certaine quantité de l’infaillible élixir détersif, fabriqué et vendu par MM. Somb et Rub, en bouteilles à cinq et à dix shellings, chaque bouteille étant marquée des initiales de l’inventeur, afin de prévenir toute contrefaçon.

Délivrée de l’odieuse présence de cet amant de la propreté, ma bonne amie mistress Policy se répandit en actions de grâces ; toutefois la reconnaissance, au lieu de s’épuiser ainsi tout entière, suivant l’usage, dure encore à cette heure, aussi sincère que si je n’avais reçu aucun remerciement. C’est en faveur du souvenir qu’elle garde de ce service que j’ai la permission d’errer, comme l’ombre de quelque feu gentilhomme de la chambre, à travers ces pièces désertes, quelquefois, comme dit un vieux refrain irlandais :

Pensant aux jours dès long-temps écoulés,


et quelquefois aussi souhaitant de découvrir, avec la bonne fortune de presque tous les éditeurs de romans, quelque cachette secrète, ou quelque vieux coffre massif, qui récompense mes recherches par quelque manuscrit presque illisible, renfermant des détails authentiques d’une étrange aventure, de l’époque barbare où régnait la malheureuse Marie.

Ma chère mistress Baliol sympathisait toujours avec moi quand je regrettais que des dons de ce genre ne tombassent plus du ciel, et qu’un auteur pût claquer des dents sur le bord de la mer, au point de les mettre en pièces, sans que jamais une vague apportât à ses pieds une cassette renfermant une histoire comme celle d’Automathes[9] ; qu’il pût se casser les jambes en trébuchant dans cinquante souterrains, sans y rien trouver que rats et souris, et devenir successivement locataire d’une douzaine d’ignobles greniers, sans voir d’autre manuscrit que le compte hebdomadaire pour la nourriture et le logement. Une laitière en ces temps dégénérés pourrait aussi bien laver et orner sa laiterie en espérance de trouver la pièce de douze sous de la fée dans son soulier[10].

« C’est une triste, mais trop certaine vérité, cousin, dit mistress Baliol. Je suis sûre que nous avons tous sujet de regretter le manque de ces trouvailles qui suppléent si bien à une imagination défaillante. Mais plus que nous autres, vous avez droit de vous plaindre que les fées n’aient pas favorisé vos recherches… Vous qui avez montré au monde que l’âge de la chevalerie existe encore… Tous, chevalier de Croftangry, vous qui bravâtes la fureur d’un fier apprenti de Londres, pour défendre la beauté et perpétuer le souvenir du meurtre de Rizzio. N’est-ce pas pitié, cousin, lorsque la prouesse de chevalerie était du reste si conforme aux règles ?… N’est-ce pas, dis-je, grande pitié que la dame n’ait pas été un peu plus jeune et la légende un peu plus vieille. — Ma foi, quant à l’âge auquel une dame n’a plus de droit aux bienfaits de la chevalerie et perd ses titres à l’assistance d’un brave chevalier, je m’en remets aux statuts de l’ordre ; mais quant au sang de Rizzio, je ramasse le gant et soutiens envers et contre tous que les taches ne sont pas de date récente, mais qu’elles sont réellement la conséquence et le témoignage de ce terrible assassinat. — Comme je ne puis accepter le défi en champ clos, beau cousin, je me contente de demander des preuves. — La tradition non interrompue du palais et la coïncidence de l’état actuel des choses avec cette tradition. — Des explications, s’il vous plaît. — En voici… La tradition commune porte que quand Rizzio fut entraîné hors de la chambre de la reine, les assassins, qui rivalisaient à qui porterait le plus de coups, l’achevèrent à la porte de l’antichambre. Là donc fut répandue la plus grande quantité de sang ; et c’est là qu’on en voit encore les traces. Il est rapporté d’ailleurs, par les historiens, que Marie continua ses supplications pour qu’on lui laissât la vie, mêlant à ses prières des cris perçants et des exclamations, jusqu’au moment où elle reconnut qu’il avait cesser d’exister ; sur quoi elle s’essuya les yeux et dit : « À présent je travaillerai à le venger. » — Tout cela est accordé… Mais le sang ? N’aurait-il pas été lavé, ou consumé, croyez-vous, par un si grand nombre d’années ? — C’est ce à quoi j’arrivais. La tradition du palais dit que Marie donna ordre qu’on ne cherchât point à faire disparaître les traces du meurtre, traces qu’elle avait résolu de laisser à jamais subsister comme un souvenir propre à l’aiguillonner et à l’affermir dans son projet de vengeance. On ajoute que, satisfaite de savoir que les taches subsistaient, mais peu désireuse d’avoir ces vestiges sanglants sous les yeux, elle fit construire une cloison temporaire, vers l’extrémité de l’antichambre, à quelques pieds de la porte, de manière que la place couverte de sang fût séparée du reste de l’appartement, et enveloppée dans une obscurité complète. Or, cette cloison existe encore ; et comme elle traverse et rompt le plan du plafond et des corniches, il est évident qu’elle fut élevée pour accomplir quelque projet temporaire, puisqu’elle défigure les proportions de l’appartement, nuit aux ornements du lambris, et ne peut avoir été posée là que pour cacher un objet dont la vue était trop désagréable. Quant à l’objection que les taches de sang auraient disparu avec les années, je présume que si des mesures pour les effacer ne furent point prises immédiatement après le meurtre ; en d’autres termes, si on a laissé le sang s’imbiber dans le bois, les taches ont dû devenir tout à fait ineffaçables. Et sans mentionner que nos palais d’Écosse n’étaient pas merveilleusement nettoyés dans ces temps-là, et qu’il n’y avait pas alors d’eau brevetée pour aider le balai dans les travaux, je crois qu’il est probable que ces traces lugubres auraient pu subsister long-temps, lors même que Marie n’eût pas ordonné qu’on les conservât, mais seulement qu’on les cachât aux regards du public. Je connais plusieurs cas où des gouttes de sang ont ainsi subsisté pendant des siècles, et je ne sais si, au bout d’un certain temps, il est quelque procédé qui les puisse enlever, sinon le rabot du charpentier. Si quelque sénéchal, pour augmenter l’intérêt qu’offrent ces appartements avait cherché à leurrer la postérité en imitant de pareilles traces, soit avec le pinceau, soit de toute autre manière, il me semble que l’imposteur aurait choisi le cabinet ou la chambre à coucher de la reine pour théâtre de sa fourberie, plaçant les marques sanglantes dans un endroit où elles pussent être vues distinctement par les visiteurs, au lieu de les cacher ainsi derrière la cloison. L’existence de cette cloison de circonstance est aussi extrêmement difficile à expliquer si on rejette la tradition ordinaire ; bref, toutes les localités de cet imposant édifice correspondent si bien au fait historique, qu’elles me semblent confirmer la circonstance traditionnelle du sang sur le plancher. — Je vous assure, répondit mistress Baliol, que j’ai bonne volonté de me convertir à votre croyance. Nous parlons toujours d’un vulgaire crédule sans nous rappeler qu’il est une incrédulité vulgaire, qui, dans les affaires d’histoire aussi bien que dans les affaires de religion, trouve plus facile de douter que d’examiner, et cherche à obtenir la réputation d’esprit fort en niant tout ce qui se trouve dépasser un peu l’intelligence très-bornée d’un sceptique. Ce point étant réglé, et vous, possédant, à ce que nous comprenons, le sésame[11], qui ouvre ces secrets appartements, peut-on vous demander comment vous prétendez user de votre privilège ?… Vous proposez-vous de passer la nuit dans la royale chambre à coucher ? — Et pourquoi donc, ma chère dame ?… Si c’est pour augmenter mon rhumatisme, le vent de l’est peut y suffire. — Augmenter votre rhumatisme !… Le ciel me pardonne ! Ce serait pis que d’ajouter des couleurs à la violette. Non, je vous recommandais de passer une nuit sur la couche de la Rose d’Écosse, uniquement pour éveiller votre imagination. Qui sait quels songes enfanterait une nuit passée dans un palais si plein de souvenirs ? Que sais-je ? la porte de fer qui ferme l’escalier de la poterne pourrait s’ouvrir à l’heure terrible de minuit, et comme au jour de la conspiration s’élanceraient les fantômes assassins, d’un pas furtif, et avec d’effroyables regards pour représenter leur drame tragique. Voici le fanatique Ruthven… La haine de parti lui donne la force de porter une armure qui devrait accabler un corps exténué par une longue maladie. Voyez sous l’ombre de sa visière, comme ses traits contractés ressemblent à ceux d’un cadavre habillé par le démon, comme l’ardeur de la vengeance brille dans ses yeux étincelants, tandis que sa figure a l’immobilité de la mort. Voici la grande taille du jeune Darnley, aussi beau dans sa personne que faible dans sa résolution ; il s’avance d’un pas chancelant et avec des projets plus chancelants encore : ses jeunes frayeurs triomphent déjà de sa jeune passion. Il est comme un enfant espiègle qui vient d’allumer une mine, et qui maintenant, attendant l’explosion avec remords et terreur, donnerait sa vie pour éteindre la mèche à laquelle il a mis le feu. Ensuite… ensuite… Mais j’ai oublié le reste des dignes coupes-jarrets, aidez-moi si vous pouvez. — Faites apparaître, repris-je, le Postulant George Douglas, le plus actif de la bande. Qu’il se lève à votre voix… Ce prétendant à une fortune qu’il ne possède pas… Celui qui participe de l’illustre sang de Douglas, mais dans les veines de qui ce sang est souillé d’illégitimité. Peignez-le impitoyable, entreprenant, ambitieux… si près de la grandeur, et repoussé sans cesse… si près de la richesse, et ne pouvant y mettre la main… Tantale politique, prêt à faire et à oser tout pour mettre fin à ses angoisses et assurer ses prétentions incertaines. — Admirable, mon cher Croftangry ! Mais qu’est-ce qu’un Postulant ? — Oh ! ma chère dame, vous troublez le cours de mes idées… Postulant est une expression écossaise qui signifie le candidat à quelque bénéfice. George Douglas qui poignarda Rizzio était postulant des possessions temporelles de la riche abbaye d’Arbroath. — Je comprends ; allons, continuez ; qui vient ensuite ? — Qui vient ensuite ? Cet homme grand, maigre, au visage féroce, qui tient un pétrinal dans sa main, doit être André Ker de Faldonside, fils d’un frère, je crois, du célèbre sir David Ker de Cessford ; à son air et à sa démarche on dirait un maraudeur de la frontière ; telle était sa férocité que, pendant le tumulte dans le cabinet, il dirigea son arme chargée vers le sein de la belle et jeune reine, et d’une reine encore qui allait avant peu de semaines devenir mère. — Bravo, beau cousin !… Eh bien ! après avoir évoqué votre volée de fantômes, j’espère que votre intention n’est pas de les renvoyer glacés à leurs lits sitôt ? Vous les mettrez quelque peu en action ; et puisque vous menacez la Canongate de votre plume désespérée, vous voulez sans doute faire une nouvelle ou un drame de cette singulière tragédie ? — De pires… c’est-à-dire de moins intéressantes époques ont été mises à contribution pour amuser les siècles paisibles qui leur ont succédé ; mais, ma chère dame, les événements du règne de Marie sont trop bien connus pour servir de véhicule aux fictions de romans. Qui pourrait ajouter quelque chose à la narration élégante et vigoureuse de Robertson[12] ! Adieu donc à ma vision… Je m’éveille comme John Bunyan[13], et je vois que c’est un songe… Eh bien ! il suffit que je m’éveille sans une sciatique qui aurait probablement récompensé mon sommeil si j’avais profané le lit de la reine Marie pour ranimer une imagination engourdie. — Cela ne se passera pas ainsi, beau cousin ; il vous faut triompher de tous ces scrupules si vous voulez réussir dans la carrière de romancier historique que vous semblez avoir choisie. Quel rapport y a-t-il entre vous et le classique Robertson ? La lumière qu’il portait était celle d’une lampe pour éclairer les sombres événements de l’antiquité ; la vôtre est une lanterne magique éclairant des merveilles qui n’existèrent jamais. Aucun lecteur de bon sens ne s’étonne de vos inexactitudes historiques, pas plus qu’il ne s’étonne en voyant aux marionnettes Polichinelle assis sur le même trône que le roi Salomon dans sa gloire, ou en l’entendant crier au patriarche, au milieu du déluge : « Le temps est bien couvert, maître Noé. » — Ne vous y trompez pas, ma chère dame, répondis-je ; je connais parfaitement mes privilèges, comme auteur de roman. Mais le menteur M. Fagg[14] lui-même nous assure que, bien qu’il ne se fît jamais scrupule de mentir au commandement de son maître, pourtant il lui faisait mal au cœur d’être découvert. Or, voilà pourquoi j’évite avec prudence les sentiers bien connus de l’histoire, où tout le monde peut lire les écriteaux soigneusement placés pour indiquer par où il faut tourner ; les petits garçons, les jeunes filles, qui apprennent l’histoire d’Angleterre par demandes et par réponses, huent un pauvre auteur s’il quitte le grand chemin. — Ne vous découragez pas pour si peu, cousin Chrystal, il y a de vastes déserts dans l’histoire d’Écosse, au travers desquels, à moins que je ne sois mal informée, aucun sentier certain n’a été établi jusqu’ici, et qui ne sont décrits que par d’imparfaites traditions ; et ces traditions remplissent de merveilles et de légendes les siècles dont les événements réels ont échappé à la mémoire des hommes ; en outre, comme dit Mathieu Prior[15].

« Dans les déserts où l’on ne trouve aucun sentier, les géographes placent des éléphants au lieu de villes. »

« Si tel est votre avis, ma chère dame, répliquai-je, le cours de mon histoire commencera cette fois à une époque de l’histoire bien reculée et dans une province bien éloignée de notre sphère naturelle de la Canongate… »

Ce fut sous l’influence de ces pensées que j’entrepris le roman historique que l’on va lire, qui, souvent suspendu et mis de côté, est arrivé maintenant à une longueur trop importante pour être à jamais relégué à l’écart, quoiqu’il soit peut-être peu prudent de l’envoyer à l’imprimeur.

Je n’ai point mis dans la bouche des personnages le dialecte écossais des Lowlanders en usage aujourd’hui, parce qu’indubitablement l’écossais d’alors ressemblait fort à l’anglo-saxon enrichi d’une teinte de français ou de normand. Ceux qui souhaiteraient trouver des éclaircissements sur ce sujet peuvent consulter les Chroniques de Winton[16] et l’Histoire de Bruce par l’archidiacre Barbour[17]. D’ailleurs, en supposant que ma connaissance du vieil écossais eût été suffisante pour revêtir le dialogue de ses idiotismes, une traduction aurait été nécessaire pour en donner l’intelligence à la plupart des lecteurs. Je n’ai donc point fait usage du dialecte écossais dans cet ouvrage, sauf aux endroits où un mot caractéristique pouvait ajouter à la force ou à la vivacité du style.


LE JOUR
DE SAINT-VALENTIN,
OU
LA JOLIE FILLE DE PERTH.



CHAPITRE PREMIER.

DESCRIPTION.


Vois le Tibre, s’écriait le fier Romain, contemplant le large Tay du côté de Beglie ; mais où est l’Écossais qui, en retour de sa vanterie, donnerait au Tibre nain le nom de Tay[18] ?
Anonyme.


Parmi toutes les provinces d’Écosse, si on demandait à un étranger intelligent de désigner la plus variée et la plus belle, il est probable qu’il nommerait le comté de Perth. Un homme né dans tout autre district, quoique sa partialité pût l’entraîner à mettre au premier rang son comté natal, placerait au second, sans contredit, celui de Perth, et donnerait ainsi aux habitants le droit de prétendre, préjugé à part, que le Perthshire forme la plus belle portion de la Calédonie. Il y a long-temps que lady Marie Worthley Montague, avec ce goût excellent qui caractérise ses écrits, disait que la partie la plus intéressante d’un pays, celle où se déploient le mieux les beautés sans nombre de la nature, c’est l’endroit où les montagnes descendent vers une certaine étendue de pays plat. Là se trouvent les plus pittoresques, sinon les plus hautes montagnes. Les rivières se frayent une route à travers la région montagneuse par des chutes sauvages, et s’élancent par les défilés les plus romantiques. Au-dessus, la végétation d’un climat et d’un sol plus heureux se mêle à la magnificence caractéristique des montagnes ; des bois, des bosquets, des taillis en profusion, revêtent le bas de ces hauteurs, gravissent les ravins et descendent au fond des précipices. C’est dans ces régions favorisées que le voyageur trouve ce que le poète Gray, ou quelque autre, appelle « la Beauté couchée dans le giron de la Terreur. »

Cette province favorisée du ciel, placée dans une situation aussi avantageuse, présente une variété des plus attrayantes. Ses lacs, ses bois, ses collines, peuvent lutter en beauté avec ce qu’il y a de plus beau dans les Highlands ; et, néanmoins, le Perthshire renferme, au milieu des sites les plus romantiques, beaucoup de plaines fertiles et habitables, qui pourraient rivaliser de richesses avec la joyeuse Angleterre elle-même. Le pays a été aussi le théâtre de bien des exploits et des événements remarquables. Ce fut dans ces vallées que les Saxons de la plaine et les Gaels des montagnes eurent plus d’une rencontre désespérée et sanglante. Souvent il fut impossible de décider si la palme de la victoire appartenait aux chevaliers couverts d’acier, ou aux clans revêtus du plaid.

Perth[19], si fameuse pour la beauté de sa situation, est une ville de grande antiquité ; et une vieille tradition lui accorde la gloire d’être une fondation romaine. Cette nation victorieuse prétendit reconnaître le Tibre dans le Tay, fleuve beaucoup plus majestueux et plus navigable, et voir dans la plaine immense, bien connue sous le nom de North-Inck, une grande ressemblance avec le Champ de Mars. La ville de Perth fut souvent la résidence de nos monarques, qui, sans y avoir de palais, trouvaient l’abbaye des moines de l’ordre de Cîteaux assez spacieuse pour recevoir leur cour. Ce fut là que Jacques Ier, un des plus sages et des meilleurs rois écossais, périt victime de la jalousie d’une aristocratie vindicative. Là aussi se passa la mystérieuse conspiration de Gowry, dont le théâtre a disparu, seulement depuis peu, par la destruction de l’ancien palais. La société des antiquaires de Perth, animée d’un zèle louable, a publié un plan soigné de ce mémorable manoir, avec des indications sur les lieux désignés par la narration du complot, narration écrite avec autant d’ingénuité que de finesse.

Un des plus beaux points de vue que la Grande-Bretagne, ou peut-être le monde puisse offrir, est, ou plutôt était un paysage qu’on voyait d’un lieu appelé les Wicks de Beglie. On appelait ainsi une espèce de niche où le voyageur arrivait après avoir parcouru depuis Kinross une contrée stérile et sans intérêt. De cette niche, formant un lieu de repos sur le sommet d’une éminence escarpée qu’il avait montée graduellement, il voyait s’étendre sous ses pieds la vallée du Tay, traversée par cette large et majestueuse rivière, la ville de Perth avec ses deux vastes pelouses, ses clochers et ses tours ; les montagnes d’Inoncrieff et de Kinnoul s’élevant par une pente douce de rochers pittoresques et couverts de bois ; les riches bords du fleuve garnis d’élégantes maisons ; et la vue éloignée des hauts monts Grampiens, rideau qui borde au nord ce paysage exquis. Le changement de la route qui, à la vérité, sert merveilleusement les correspondances, prive de ce magnifique point de vue ; et la perspective ne se déploie à l’œil que plus graduellement et plus partiellement, quoique les parties en semblent encore fort belles. Nous pensons qu’il existe encore un sentier praticable par lequel on peut arriver à la petite esplanade des Wicks de Beglie ; et le voyageur, en quittant son cheval ou sa voiture, et en marchant quelques centaines de pas, peut toujours comparer le paysage véritable à l’esquisse que nous avons voulu lui en tracer. Mais il n’est pas en notre pouvoir de communiquer ni même d’imaginer le charme exquis que la surprise donne au plaisir quand se développe une vue si splendide au moment où l’on s’y attend le moins, comme l’éprouva Chrystal Croftangry quand il contempla pour la première fois cette scène incomparable.

Un étonnement puéril, il est vrai, entrait dans mon ravissement ; car je n’avais pas plus de quinze ans ; et comme c’était la première excursion qu’on m’avait permis de faire sur un mien bidet, j’éprouvais à ce moment le bonheur de l’indépendance, et cette espèce d’inquiétude que le jeune homme le plus résolu ressent toujours quand il vient d’être abandonné à son inexpérience. Je me rappelle que je tirai les rênes sans le vouloir, et m’arrêtant soudain, je regardai la scène qui s’étendait devant moi, comme si j’avais eu peur qu’elle ne changeât aussi vite que celle des théâtres, avant que j’eusse pu en observer distinctement les diverses parties, et me convaincre que tout cela était réel. Depuis cette heure, qui a vu s’écouler déjà plus de cinquante ans, le souvenir de cet inimitable paysage a exercé la plus forte influence sur mon esprit, et a conservé sa place lorsque bien des faits, qui ont influé sur ma fortune, ont fui de ma mémoire. Il est donc naturel qu’en réfléchissant à ce que je pouvais faire pour l’amusement du public, je me sois décidé pour un récit lié à la scène magnifique qui fit une impression si vive sur ma jeune imagination, et qui pourra peut-être avoir, pour déguiser la faiblesse de l’ouvrage, cet effet que les dames supposent à une belle porcelaine de Chine, qui a la vertu d’augmenter la saveur d’un thé ordinaire.

L’époque à laquelle je me propose de commencer est néanmoins de beaucoup plus reculée que les grands faits historiques auxquels j’ai déjà fait allusion ; car les événements que je vais raconter se passèrent durant les dernières années du quatorzième siècle, quand le sceptre écossais était porté par la main loyale mais faible de Jean, qui régnait sous le nom de Robert III.


CHAPITRE II.

L’ARMURIER.


Une campagnarde peut avoir des lèvres de velours ; et quoiqu’elle ne soit pas noble, elle peut plaire autant que la femme la plus fière.
Dryden.


Perth, qui peut s’enorgueillir, comme nous l’avons déjà dit, d’une si large part des beautés de la nature inanimée, n’a jamais été dépourvue non plus de certains charmes qui sont à la fois plus intéressants et plus passagers. Être appelée la Jolie Fille de Perth eût été en tout temps une haute distinction, et aurait annoncé une beauté peu commune, lorsqu’il y avait tant de rivales dignes d’un titre si envié. Mais aux temps féodaux, sur lesquels nous appelons maintenant l’attention du lecteur, la beauté chez une femme était une qualité d’une bien plus haute importance qu’elle ne l’a été depuis que les idées de chevalerie se sont à peu près éteintes. L’amour des anciens chevaliers était une espèce d’idolâtrie permise : en théorie, l’amour du ciel était censé l’égaler ; mais en pratique, c’était un sentiment sans rival. Dieu et les dames étaient familièrement invoqués ensemble, et la dévotion au beau sexe était aussi péremptoirement ordonnée à l’aspirant à l’honneur de la chevalerie, que celle qui est due au ciel. À une telle époque de la société, le pouvoir de la beauté était presque sans bornes. Il pouvait niveler le plus haut rang avec un rang extrêmement inférieur.

Ce fut sous le règne qui précéda celui de Robert III, que la beauté seule éleva jusqu’au trône d’Écosse une femme d’un rang inférieur et de mœurs assez légères ; et bien des Écossaises, moins habiles ou moins heureuses, parvinrent à de brillantes positions, du sein d’un concubinage qu’on excusait alors assez facilement. De tels exemples auraient pu éblouir une fille de plus haute naissance que Catherine ou Kate Glover, qui était universellement reconnue pour être la plus belle fille de la ville ou du voisinage, et à qui la réputation de Jolie Fille de Perth avait valu les assiduités des jeunes galants de la cour, quand le roi résidait à Perth ou aux environs. Maint gentilhomme de haut lignage, maint guerrier illustre par des exploits de chevalerie, se montrait plus jaloux de faire briller son talent en équitation devant la porte de Simon Glover dans ce qu’on appelait Couvre-few, ou Curfew-Street, que de se distinguer dans les tournois, où les plus nobles dames d’Écosse étaient les spectatrices de leur adresse.

Mais la fille du gantier[20] (car, comme c’était l’usage des bourgeois et des artisans à cette époque, son père Simon tirait son surnom du métier qu’il faisait) ; la fille du gantier, disons-nous, ne montrait aucune disposition à écouter les galanteries de gens d’une condition infiniment supérieure à la sienne ; et quoique, probablement, elle ne méconnût point ses charmes personnels, elle semblait désireuse de borner ses conquêtes au cercle étroit où sa naissance l’avait placée. De fait, sa beauté, du genre de celles qui semblent tenir plutôt du moral que du physique, malgré la douceur et l’amabilité naturelles de son caractère, exprimait plus de réserve que de gaieté, lors même qu’elle se trouvait dans la compagnie de ses égaux. L’ardeur avec laquelle elle assistait aux exercices de dévotion donnait communément à penser que Catherine Glover nourrissait le désir secret de se retirer du monde et de s’ensevelir dans les profondeurs du cloître. Mais à un tel sacrifice, en supposant que la jeune fille le méditât, on ne devait pas s’attendre que son père, réputé riche et n’ayant qu’elle d’enfant, donnât jamais son consentement volontaire.

La beauté régnante de Perth était affermie par son père dans la résolution de rejeter les hommages des galants courtisans.

« Laisse-les passer, disait-il, laisse-les passer, Catherine, ces galants, avec leurs chevaux fringants, leurs éperons retentissants et leurs belles moustaches ; ils ne sont pas de notre classe, et nous ne devons pas vouloir marcher de pair avec eux. C’est demain le jour de Saint-Valentin : chaque oiseau se choisit une compagne[21] ; mais vous ne verrez pas la linotte s’accoupler avec l’épervier, ni le rouge-gorge avec le milan. Mon père était un honnête bourgeois de Perth, et savait manier l’aiguille aussi bien que moi ; la guerre s’approchait-elle des portes de notre belle ville, il quittait aiguilles, fil et peau de chamois ; il tirait le casque solide et la targe du coin obscur, et décrochait sa longue lance du manteau de la cheminée. Qu’on désigne le jour où mon père, ou bien moi, nous fûmes absents lorsque le prévôt a fait sa revue ! c’est ainsi que nous avons vécu, ma fille, travaillant pour gagner notre pain, et combattant pour le défendre. Je ne veux point d’un gendre qui croie valoir plus que moi ; et quant à ces seigneurs et chevaliers, j’espère que tu te rappelleras toujours que ton rang est trop humble pour devenir leur légitime prostituée. Ainsi donc, quitte ton ouvrage, mon enfant, car c’est veille de fête, et il convient que nous allions au service du soir prier le ciel qu’il t’envoie demain matin un bon Valentin. »

La Jolie Fille de Perth serra donc le magnifique gant de chasse qu’elle s’occupait à broder pour lady Drummond, et mettant sa mante des dimanches, elle se disposa à suivre son père au monastère des moines noirs, qui touchait à Couvrefew-Street. En traversant la rue, Simon Glover, ancien et digne bourgeois de Perth, quelque peu avancé en âge, et chargé d’embonpoint, recevant des jeunes gens et des vieillards l’hommage dû à son justaucorps de velours et à sa chaîne d’or, pendant que la beauté de Catherine, quoique cachée par sa pelisse… qui ressemblait à la mantille que l’on porte encore en Flandre… attirait au gantier les salutations et les coups de bonnet des jeunes et des vieux.

Tandis qu’ils s’avançaient ainsi, le père donnant le bras à sa fille, ils étaient suivis par un grand et beau jeune homme portant le costume ordinaire des gens de la campagne, mais dont la tournure n’était pas dépourvue d’élégance. Il était coiffé d’un petit bonnet écarlate, et de nombreuses boucles de cheveux, s’échappant de dessous cette coiffure, relevaient encore une figure assez agréable. Il n’avait pour toute arme qu’un bâton dans la main, car il n’était pas d’usage que des personnes de son rang… il était apprenti du vieux Glover… se montrassent dans les rues, armés d’une épée ou d’une dague, privilège que les cottes de mailles, ou suivants militaires de la noblesse, croyaient devoir posséder exclusivement. Il accompagnait son maître à l’office, en qualité de domestique, ou comme défenseur, si son intervention devenait nécessaire. Mais il n’était pas difficile d’apercevoir, à l’attention empressée qu’il témoignait à Catherine Glover, que c’était à elle plus qu’à son père qu’il désirait consacrer ses bons offices. En général, son zèle n’avait point occasion de se manifester ; car un sentiment de respect portait naturellement les passants à céder le passage au père et à la fille.

Mais quand les casques d’acier, les barrettes et les plumets des écuyers, des archers et des hommes d’armes commencèrent à se mêler parmi la foule, les porteurs de ces distinctions militaires se montrèrent moins polis que les tranquilles citoyens. Quand par hasard ou peut-être pour se donner plus d’importance, un de ces personnages prenait le côté du mur sur Simon, le jeune domestique du gantier fronçait les sourcils avec une expression menaçante, et semblait chercher l’occasion de prouver son zèle pour le service de sa maîtresse. Mais chaque fois, Conachar, tel était le nom du jeune homme, recevait une réprimande de son maître, qui lui donnait à entendre qu’il ne devait intervenir que quand on le lui demanderait. « Jeune étourdi, disait Glover, n’as-tu pas vécu assez long-temps dans ma boutique pour savoir qu’un coup occasionne une querelle… qu’une dague coupe la peau aussi vite qu’une aiguille perce le cuir… que j’aime la paix, quoique je n’aie jamais craint la guerre, et que je m’embarrasse peu de quel côté de la chaussée ma fille et moi nous marchions, pourvu que nous suivions notre chemin en paix et tranquillité ! » Conachar allégua son zèle pour l’honneur de son maître, sans pouvoir toutefois apaiser le vieux citoyen… « Qu’avons-nous de commun avec l’honneur ? dit Simon Glover. Si tu veux rester à mon service, il faut songer à l’honnêteté et laisser l’honneur aux rodomonts qui portent des éperons à leurs talons et du fer sur leurs épaules ; si tu souhaites porter et mettre en usage un tel équipement ; eh bien ! à ta volonté ; mais ce ne sera ni dans ma maison, ni en ma compagnie. »

Conachar sembla plutôt s’irriter de cette admonition que s’y soumettre. Mais un signe de Catherine, si le léger mouvement de son petit doigt pouvait s’appeler un signe, eut plus d’effet que la verte réprimande du maître ; et le jeune homme quitta l’air militaire qui lui semblait naturel, pour redevenir l’humble apprenti d’un paisible bourgeois.

Cependant la petite troupe fut rejointe par un grand jeune homme enveloppé d’un manteau qui cachait une partie de sa figure, usage ordinaire des galants de l’époque, quand ils désiraient n’être pas reconnus, ou quand ils se mettaient en campagne pour chercher des aventures. Il semblait ainsi dire à ceux qui l’entouraient. « Je désire, pour l’instant, ne pas être connu, ni interpellé par mon titre ; mais comme je ne suis responsable qu’à moi seul de mes actions, je garde l’incognito pour la forme, et m’inquiète peu que vous lisiez ou non au travers. » Il vint se placer à droite de Catherine qui donnait le bras à son père, et ralentit son pas comme pour cheminer de compagnie.

« Je vous donne le bonsoir, brave homme. — J’en dis autant à Votre Honneur, et merci… Puis-je vous prier de continuer votre chemin ? notre pas est trop lent pour celui de Votre Seigneurie… notre société trop humble pour le fils de votre père. — Le fils de mon père est mieux à même d’en juger, vieillard ; j’ai à causer d’affaires avec vous et avec ma belle sainte Catherine que voilà, la plus aimable et la plus inflexible des saintes du calendrier. — Avec tout le respect que je vous dois, milord, dit le vieillard, je vous rappellerai que c’est la veille du bon saint Valentin, moment peu propice aux affaires, et que je puis recevoir les ordres de Votre Seigneurie, dès qu’il vous plaira de me les envoyer par votre domestique. — Il n’y a point de moment meilleur que celui-ci, » répliqua l’obstiné jeune homme dont le rang semblait être tel qu’il le dispensait de toute cérémonie. « Je voudrais savoir si la veste de buffle que j’ai commandée depuis un certain temps est finie ?… et de vous, charmante Catherine (il baissa tellement la voix que ce ne fut plus qu’un murmure)… je désire apprendre si vos jolis doigts y ont travaillé suivant votre promesse ? mais je n’ai pas besoin de vous le demander ; car mon pauvre cœur a ressenti la piqûre de chaque point qui perçait l’habit dont il devait être couvert. Cruelle ! comment vous excuserez-vous d’avoir ainsi tourmenté un cœur qui vous aime si tendrement ? — Permettez-moi de vous prier, milord, de laisser là ces étranges discours… il ne vous convient pas de les tenir, pas plus qu’à moi de les écouter. Nous sommes d’un humble rang, mais de mœurs honnêtes ; et la présence du père devrait protéger l’enfant contre de telles expressions, même de la part de Votre Seigneurie. »

Elle prononça ces paroles si bas, que ni son père ni Conachar ne purent comprendre ce qu’elle disait.

« Eh bien ! tyran, » répliqua l’amant obstiné, « je ne vous tourmenterai pas plus long-temps, à condition que vous me promettrez de vous montrer demain matin à votre fenêtre quand le soleil commencera à briller sur la montagne de l’est, et me donnerez ainsi le droit d’être votre Valentin pour l’année. — Cela ne sera pas, milord ; mon père vient de me dire encore que l’épervier, et l’aigle moins encore, ne peut frayer avec l’humble linotte. Cherchez quelque dame de cour pour qui vos attentions seront un honneur. Quant à moi… Votre Grandeur doit me permettre de dire toute la vérité… elles ne peuvent que me nuire… »

Tout en causant ainsi, on arriva à la porte de l’église. « Votre Seigneurie nous permettra, j’espère, de prendre ici congé d’elle, dit le père. Je n’ignore nullement que vous ne changerez jamais rien à vos amusements parce qu’ils pourraient causer de la peine et de l’embarras à des gens comme nous ; mais d’après la foule qui assiège la porte, Votre Seigneurie peut voir qu’il y a d’autres personnes dans l’église à qui Votre gracieuse Seigneurie elle-même doit témoigner du respect. — Oui… du respect ; et qui me témoigne du respect, à moi ? » dit l’orgueilleux jeune lord ; « un misérable artisan et sa fille, beaucoup trop honorés de l’attention que je leur donne en passant, ont l’insolence de me dire que mon attention les déshonore. Eh bien ! ma princesse de peau de daim et de soie bleue, je saurai vous en faire repentir. »

Tandis qu’il murmurait ces mots, le gantier et sa fille entrèrent dans l’église des dominicains, et leur apprenti Conachar, en s’efforçant de les suivre de près, heurta le jeune noble d’une manière qui n’était peut-être pas tout à fait involontaire. Le galant, sortant de sa désagréable rêverie, et croyant avoir reçu une insulte préméditée, saisit le jeune homme par la poitrine, le secoua et le repoussa loin de lui. Le jeune apprenti, courroucé, reprit l’équilibre avec quelque peine, et porta la main à son côté, comme s’il eût cherché une épée ou une dague à l’endroit où on les porte d’ordinaire ; mais n’en trouvant point, il fit un geste de fureur désappointée et entra dans l’église. Pendant ce jeu muet, le jeune noble resta les bras croisés sur la poitrine, un sourire dédaigneux sur les lèvres, comme pour le défier d’oser davantage. Et quand Conachar fut entré, le jeune lord s’enveloppa avec plus de soin encore dans son manteau, et fit un signal particulier en levant un de ses gants. Il fut aussitôt rejoint par deux hommes qui, déguisés comme lui, avaient épié ses mouvements à quelque distance. Ils causèrent vivement ensemble, après quoi le jeune gentilhomme se retira dans une direction, ses amis ou domestiques en prenant une autre.

Simon Glover, avant d’entrer dans l’église, avait jeté un coup d’œil sur le groupe, mais il avait pris sa place parmi la congrégation, avant que les inconnus se fussent séparés ; il s’agenouilla avec l’air d’un homme qui a un poids sur le cœur ; mais quand l’office fut terminé, il sembla libre d’inquiétude, comme s’il se fût remis, lui et ses peines, à la disposition du ciel. L’office du soir fut célébré avec une pompe et une solennité extraordinaire, en présence d’un grand nombre de nobles et de dames d’un haut rang. On avait même fait des préparatifs pour la réception du bon vieux roi, mais quelques-unes des infirmités auxquelles il était sujet avaient empêché Robert III d’assister au service divin, comme c’était sa coutume. Quand la congrégation fut renvoyée, le gantier et sa charmante fille demeurèrent quelque temps pour s’approcher des confessionnaux où les prêtres avaient pris place. Il advint ainsi que la nuit était noire et le chemin solitaire, quand ils revinrent à leur habitation. La plupart des habitants étaient retirés chez eux et couchés. Ceux qui erraient encore dans les rues étaient des coureurs de nuit ou des débauchés, serviteurs fainéants et ferrailleurs des nobles orgueilleux, et qui se permettaient fréquemment d’insulter les paisibles passants, se fiant à l’impunité que la faveur de leurs maîtres à la cour n’était que trop propre à leur assurer.

Ce fut peut-être dans la crainte de quelque malheur de ce genre que Conachar, s’avançant vers le gantier, lui dit : « Maître, hâtez le pas ; nous sommes suivis. — Suivis, dis-tu ? Comment, et par combien de gens ? — Par un homme enveloppé dans son manteau, qui nous suit comme notre ombre. — Je ne hâterai jamais le pas dans Couvrefew-Street pour un seul homme, quand ce serait le plus vaillant de ceux qui l’ont jamais traversé. — Mais il a des armes, dit Conachar. — Et nous en avons aussi ; nos mains, nos jambes et nos pieds ; et bien sûr, Conachar, nous n’avons point peur d’un homme ? — Peur ! » repartit Conachar indigné de la supposition ; « vous verrez bientôt si j’ai peur. — Maintenant te voilà passé dans l’autre extrême, jeune insensé ; tu ne peux tenir un sage milieu ; il n’est pas besoin de nous attirer une querelle parce que nous ne voulons pas courir ; marche devant avec Catherine, et je prendrai ta place. Nous ne pouvons être exposés à un grand danger, étant aussi près de la maison.

Le gantier ferma donc la marche, et en effet il aperçut bientôt une personne qui les suivait d’assez près, pour justifier des soupçons, vu l’heure et le lieu. Quand ils traversaient la rue, il la traversait aussi ; et quand ils accéléraient ou ralentissaient leur pas, l’étranger hâtait ou retenait le sien en proportion. La chose n’eût été que de bien peu d’importance si Simon Glover avait été seul ; mais la beauté de sa fille pouvait la rendre l’objet de quelque infâme complot dans un pays où les lois donnaient une si faible protection à ceux qui n’avaient pas les moyens de se défendre eux-mêmes. Lorsque Conachar et son précieux dépôt furent arrivés au seuil de leur porte, qui leur fut ouverte par une vieille domestique, l’inquiétude du bourgeois cessa. Déterminé cependant à s’assurer, autant que possible, si elle était fondée, il interpella l’homme dont les mouvements avaient occasionné l’alarme et qui était alors arrêté, quoiqu’il parût vouloir rester dans l’obscurité. « Allons, avancez, l’ami, et ne jouez pas à cache-cache ; ne savez-vous pas que ceux qui se promènent comme des fantômes dans les ténèbres risquent d’être conjurés avec un bâton à deux bouts ? Avancez, vous dis-je, et montrez-nous vos formes. — Ma foi, avec plaisir, maître Glover, » dit une des plus fortes voix qui répondît jamais à une question. « Je veux bien vous montrer mes formes, seulement je souhaiterais qu’elles pussent supporter un peu mieux la lumière. — Sur mon âme ! s’écria Simon, je reconnais cette voix ! Est-ce bien véritablement toi, Harry Gow ? Puissé-je être maudit si tu vas plus loin les lèvres sèches. Voyons, mon ami, le couvre feu n’est pas sonné, et quand même il le serait, ce ne serait pas une raison pour séparer le fils du père. Entre, l’ami ; Dorothée nous donnera quelque chose à manger, et nous viderons un broc avant que tu nous quittes. Entre donc, te dis-je ; ma fille Kate sera ravie de te voir. »

Cependant il avait entraîné l’individu qu’il accueillait si cordialement dans une espèce de cuisine qui servait aussi de salle à manger dans les occasions ordinaires. Les ornements de cette pièce étaient des assiettes d’étain, entremêlées de quelques gobelets d’argent, qui, tenus avec une propreté éblouissante, étaient posées sur une rangée de tablettes semblables à celles d’un buffet, populairement appelé le bink. Un bon feu et une lampe flamboyante répandaient une joyeuse lumière dans l’appartement, et le fumet savoureux des mets que préparait Dorothée n’offensait nullement l’odorat de ceux dont ils allaient satisfaire l’appétit.

L’hôte du maître gantier se trouvait alors en pleine lumière ; et, quoique son extérieur n’eût pas beaucoup de noblesse ni de beauté, son visage et sa tournure non-seulement méritaient l’attention, mais semblaient même la commander. Il avait à peine une taille moyenne ; mais la largeur de ses épaules, la longueur de ses bras charnus, et l’apparence musculaire de tout son corps, indiquaient une force extraordinaire et une constitution tenue en vigueur par un exercice constant. Ses jambes étaient un peu courbées, sans approcher de la difformité ; au contraire, elles semblaient répondre à la solidité de ses formes, quoiqu’elles en détruisissent un peu la symétrie. Il portait un vêtement de buffle ; à la ceinture qui lui serrait le milieu du corps, étaient attachés un pesant et large sabre et un dirk ou poignard, destinés à défendre sa bourse, qui, selon l’usage des bourgeois, était suspendue à cette même ceinture. La tête était bien proportionnée, ronde et garnie d’une chevelure courte, épaisse, noire et frisée. L’audace et la résolution brillaient dans son œil noir : mais le reste de sa physionomie semblait exprimer une modeste timidité, mêlée de bonne humeur, et une vive satisfaction d’avoir rencontré ses vieux amis. Abstraction faite de cet air timide qui venait de la circonstance, le front de Henri Gow ou du Forgeron (car on lui donnait indifféremment ces deux noms, qui indiquaient son état) était haut et noble ; la partie inférieure de sa figure était moins heureusement conformée. Sa bouche était large et bien approvisionnée de deux rangées de solides et belles dents, dont la force répondait à l’air de santé et de vigueur musculaire qui brillait dans tout son corps. Une barbe courte et épaisse, des moustaches arrangées avec soin, complètent son portrait. Il pouvait avoir environ vingt-huit ans.

Toute la famille parut fort contente de l’arrivée inattendue d’un vieil ami ; Simon Glover lui frappa dans la main mainte et mainte fois ; Dorothée lui fit ses compliments, et Catherine elle-même lui offrit cordialement la main. Henri la reçut entre ses cinq doigts massifs, comme s’il eût songé à la porter à ses lèvres ; mais après un instant d’hésitation, il y renonça dans la crainte que la liberté ne fût mal prise. Non pas qu’il y eût la moindre résistance de la part de la petite main qui se trouvait au pouvoir de la sienne ; seulement il parut un sourire sur les lèvres de la jeune fille et une rougeur sur ses joues, qui semblèrent augmenter la confusion du jeune homme. Cependant Simon s’écria avec gaieté, en remarquant l’hésitation de son hôte :

« Ses lèvres, mon cher, ses lèvres ; c’est ce que je n’accorderais pas à tous ceux qui passent le seuil de ma porte. Mais par le bon saint Valentin dont nous célébrons demain la fête, je suis si content de te tenir dans la bonne ville de Perth, qu’il serait difficile de dire la chose que je voudrais te refuser. »

Le forgeron, car tel était le métier de ce robuste artisan, se trouvant ainsi encouragé, embrassa modestement la Jolie Fille, qui reçut cette galanterie avec un sourire d’affection qui aurait convenu à une sœur ; et elle dit ensuite : « Permettez-moi d’espérer que je souhaite la bienvenue dans Perth à un homme repentant et corrigé. »

Il lui tenait la main comme s’il allait répondre, puis soudain, en homme qui perd courage au moment critique, il la laissa échapper, et recula comme effrayé de ce qu’il avait fait ; la timidité et la joie coloraient fortement son visage hâlé, tandis qu’il s’asseyait au coin de la cheminée en face de Catherine.

« Allons, Dorothée, hâte-toi de nous servir à souper, la vieille ; et Conachar ! où est Conachar ? — Il est allé se coucher avec une migraine, » dit Catherine avec hésitation.

« Va le chercher, Dorothée, reprit le vieux Glover ; je ne veux pas qu’il me traite ainsi ; sur ma foi ! son sang d’Highlandais est-il trop noble pour donner une assiette ou mettre une nappe, et s’attend-il à entrer dans notre honorable et ancienne corporation, sans avoir dûment servi et satisfait son maître, son patron, en lui obéissant dans tous les cas où il doit obéissance ! Va le chercher, te dis-je ; je ne souffrirai pas qu’il me néglige ainsi. »

On entendit Dorothée, l’instant d’après, crier du haut de l’escalier, ou plus probablement de l’échelle, vers le galetas où l’indocile apprenti avait trop tôt fait retraite ; il répondit en murmurant, et bientôt après Conachar entra dans la salle à manger. Un sombre déplaisir couvrait ses traits hautains, quoique beaux ; et tandis qu’il procédait à étendre la nappe sur la table, à disposer les assiettes, le sel, les épices et les autres accessoires, en un mot, à remplir les fonctions d’un domestique moderne, que la coutume imposait alors à tous les apprentis, il était manifestement dégoûté, indigné même des fonctions serviles qu’on le contraignait à remplir. La Jolie Fille de Perth le regardait avec quelque inquiétude, et semblait craindre que la mauvaise humeur de l’apprenti n’augmentât le mécontentement de son père ; mais ce ne fut que quand les yeux du jeune montagnard eurent rencontré les yeux de Catherine pour la seconde fois, que Conachar se décida à cacher un peu son déplaisir, et à remplir sa tâche d’un air plus content et plus soumis.

Nous devons informer ici le lecteur que les regards échangés entre Catherine Glover et le jeune montagnard indiquaient à la vérité quelque influence de la part de la première sur la conduite du second, mais que l’observateur le plus attentif n’aurait pu découvrir si cette influence prenait sa source dans quelque chose de plus tendre que l’habitude d’une vie commune.

« Tu as fait un long voyage, mon fils Henri, » disait Glover, qui employait toujours cette expression de tendresse quoiqu’il ne fût point parent du jeune artisan : « Oui, et tu as vu bien d’autres rivières que le Tay, bien d’autres belles villes que Saint-Johnston[22]. — Mais aucune que j’aime à moitié autant, aucune qui soit à moitié aussi digne de mon amour, répondit le forgeron, je vous assure, père, que lorsque j’ai traversé les Wichs de Beglie, et vu la jolie ville si gracieusement étendue devant moi ; comme cette reine des fées dans un roman, qu’un chevalier trouve endormie sur des fleurs sauvages, je me sentis comme un oiseau qui, refermant ses ailes fatiguées, se laisse tomber dans son nid. — Ah ! ah ! tu fais donc encore le poète ? dit le gantier. Eh bien ! aurons-nous encore nos ballades, nos rondeaux ?… nos plaisants Noëls, et nos joyeuses rondes pour danser autour du mai ? — De telles fantaisies peuvent me reprendre, père, quoique le vent des soufflets et le tapage de l’enclume soient d’assez durs accompagements pour des lais de ménestrel ; mais je ne puis leur en donner de meilleurs, puisque je dois améliorer ma fortune, au risque de gâter mes vers. — Fort bien, mon cher fils ; et tu as fait, j’espère, un heureux voyage ? — Oui, un très-profitable, père. J’ai vendu le corselet d’acier, que vous savez, 400 marcs, au gouverneur anglais des Marches de l’Est, sir Magnus Redman. Il n’a pas même marchandé d’une pièce de deux sous, après que je lui eus permis de l’éprouver par un coup de sabre ; tandis que ce mendiant vagabond de montagnard qui l’avait commandé rechignait à m’en donner la moitié de cette somme, quoique l’armure m’eût coûté un an de travail. — Eh ! pourquoi tressaillir ainsi, Conachar ? » dit Simon s’adressant par forme de parenthèse à son apprenti ; « n’apprendras-tu jamais à te mêler de tes propres affaires, sans écouter ce qui se dit autour de toi ? que t’importe qu’un Anglais trouve bon marché ce qui peut sembler cher à un Écossais ? »

Conachar se retourna pour parler, mais après un instant de réflexion il baissa les yeux, et tâcha de reprendre son calme, qui avait été troublé par la façon dédaigneuse dont le forgeron avait parlé de ses pratiques des Highlands. Henri continua sans faire à lui la moindre attention.

« J’ai vendu à bon prix quelques épées et coutelas, quand j’étais à Édimbourg. On y attend la guerre, et s’il plaît à Dieu de l’envoyer, ma marchandise vaudra son prix. Saint Dunstan nous force à la reconnaissance, car il exerçait notre métier. En un mot, ce gaillard-ci, » continua-t-il en soulevant sa bourse dans sa main ; « qui, comme vous le savez, père, avait le corps si mince quand je partis, il y a quatre mois, est maintenant aussi rond et aussi plein qu’un porc de six semaines. — Et cet autre gaillard d’acier recouvert de cuir, qui pendille derrière celui-là, a-t-il paressé tout ce temps ? demanda le gantier. Allons, joyeux forgeron, avoue la vérité ! combien as-tu eu de querelles, une fois le Tay passé ? — Oh ! vous me faites grand tort, père, en m’adressant une pareille question en pareille compagnie, » répliqua l’armurier en lançant un regard à Catherine : « je fabrique des épées, d’accord, mais je laisse à d’autres le soin de s’en servir. Non, non, je n’ai pas souvent d’épées nues en main, sinon quand je les retourne sur l’enclume ou sur la meule et ils m’ont calomnié auprès de votre fille Catherine, ceux qui lui ont dit que le plus paisible bourgeois de Perth était un ferrailleur. Je souhaiterais que le plus capable d’entre eux osât tenir un pareil langage au faîte du Hinnoul, et qu’il n’y eût sur le terrain que lui et moi. — Oui, oui, reprit Glover, nous aurions alors un bel exemple de ta patience à dévorer les affronts. Fi donc, Henri ! vouloir en conter ainsi à un homme qui te connaît si bien ! Tu regardes Kate aussi comme si elle ne savait pas qu’un homme en ce pays doit remuer la main pour garder sa tête, et pour peu qu’il veuille dormir en paix. Allons, allons, je veux être maudit si tu n’as pas brisé autant d’armures que tu en as fabriqué. — Ma foi, ce serait un mauvais armurier, père Simon, que celui qui ne saurait prouver son talent par ses propres coups. Si je ne m’amusais pas parfois à fendre un casque, ou à briser une pointe d’épée contre un habit de fer, je ne saurais pas quelle force de trempe leur donner : et elles pourraient aller de pair avec les armures de carton que les forgerons d’Édimbourg n’ont pas honte de laisser sortir de leurs mains. — Ah ! ah ! maintenant je parierais une couronne d’orque tu as eu une querelle à ce sujet avec quelque Haleine-Brûlante d’Édimbourg ? — Une querelle ! Non, père, répliqua l’armurier de Perth ; j’ai seulement mesuré mon épée contre un confrère, sur la colline de Saint-Léonard, pour l’honneur de ma jolie ville, cela je l’avoue. Certainement, vous ne pensez pas que je voulusse jamais me quereller avec mon frère en métier. — Oh ! non certainement ; mais comment le confrère s’en est-il tiré ? — Ma foi, comme un homme se tirerait d’un coup de lance avec une chemise de papier sur la poitrine, ou plutôt, il ne s’en est point tiré du tout ; car, quand je l’ai quitté, il était gisant dans la loge de l’ermite, attendant chaque jour la mort, à laquelle père Gervais a dit qu’il se préparait saintement. — Bien. N’as-tu pas mesuré ton épée une seconde fois ? demanda Simon. — Ma foi si ; j’ai en outre combattu un Anglais à Berwick, pour la vieille question de la suprématie[23], comme ils disent ; je suis sûr que vous ne m’auriez pas empêché d’aller à une telle rencontre, et j’ai eu le bonheur de le blesser au genou gauche. — Très-bien, par Saint-André ! Et ensuite, avec qui as-tu réglé tes comptes ? » dit Glover, riant des exploits de son pacifique ami.

« Ensuite, j’ai combattu un Écossais dans le Torwood, parce que nous ignorions lequel des deux était plus habile au sabre, difficulté qu’on ne pouvait résoudre sans un essai, comme vous le comprenez bien. Le pauvre diable a perdu deux doigts. — Admirable conduite pour le plus paisible garçon de Perth, qui jamais ne touche une épée que par nécessité d’état ! Eh bien ! tu n’as plus rien à nous dire ? — Pas grand’chose ; car la défaite d’un montagnard ne vaut pas la peine qu’on en parle. — Et pourquoi battre encore celui-là ? Ce paisible artisan ? — Pour rien dont je me souvienne, sinon qu’il se présenta devant moi au sud du pont de Stirling. — Bien, je bois à ta santé ; tu es le bienvenu chez moi après toutes ces promesses. Conachar, remue-toi, fais donner les brocs, mon garçon, et tu auras une coupe de cette brunette, mon enfant. »

Conachar versa la bonne liqueur à son maître et à Catherine, comme il le faisait d’ordinaire ; mais cela fait, il posa le flacon sur la table, et s’assit.

« Comment donc, drôle ! sont-ce là vos manières ? versez à mon hôte, le respectable maître Henri Smith. — Maître Smith peut s’en verser lui-même, s’il a soif, répondit le jeune Celte ; le fils de mon père l’a déjà trop servi pour une fois. — C’est bien haut chanter pour un jeune coq, dit Henri : mais après tout tu n’as point tort, mon garçon ; il mérite de mourir de soif, l’homme qui ne peut boire sans échanson. »

Mais le patron du lieu ne prit pas si patiemment l’obstination du jeune apprenti. « Sur ma parole d’honnête homme et par le meilleur gant que je fis jamais, dit Simon, tu vas remplir la coupe de Henri Smith de cette liqueur, si tu veux que toi et moi nous demeurions encore sous un même toit… »

Conachar se leva d’un air sombre dès qu’il entendit cette menace, s’approchant du forgeron qui avait déjà pris la coupe en main et la tenait à hauteur de sa tête, il feignit de trébucher, et heurta Henri si maladroitement que l’ale mousseuse jaillit sur la figure, le corps et les vêtements de l’étranger. Quoique le forgeron, en dépit de ses inclinations guerrières, eût réellement un bon caractère, une telle provocation lui fit perdre patience. Il saisit le jeune homme à la gorge, qui se trouva la première sous sa main, pendant que Conachar se relevait de son prétendu faux pas, et la serrant d’une rude façon pour lancer ensuite le montagnard loin de lui, il s’écria : « Partout ailleurs, jeune oiseau de potence, je t’aurais arraché les oreilles de la tête, comme j’ai fait à quelques-uns de tes clans avant toi. »

Conachar se releva avec l’activité d’un tigre, et s’écriant : « Tu ne vivras point pour répéter cette vanterie, » il tira de son sein un couteau court et pointu, et s’élançant sur Henri Smith, il tenta de le lui enfoncer au-dessus de l’os du cou, ce qui eût été une blessure mortelle. Mais l’objet de cette violence fut si prompt à se défendre en saisissant la main de l’assaillant, que le coup porta seulement sur l’os, et fit jaillir peu de sang. Arracher le fer de la main du jeune homme, et le retenir avec la sienne comme dans son étau de fer, fut pour le vigoureux forgeron l’affaire d’un instant. Conachar, se sentant au pouvoir du formidable antagoniste qu’il avait provoqué, devint horriblement pâle de rouge qu’il était deux minutes avant, et resta muet de honte et de crainte, jusqu’à ce que, lâchant prise, Smith lui dit tranquillement : « Il est heureux pour toi que tu ne puisses me mettre en colère. Tu n’es qu’un enfant, et moi, homme fait, je n’aurais pas dû te provoquer ; que ce soit une leçon pour toi. »

Conachar demeura un instant comme s’il allait répliquer, puis sortit de l’appartement avant que Simon se fût assez recueilli pour parler. Dorothée courait par toute la maison pour trouver de l’onguent et des herbes médicales. Catherine s’était évanouie en voyant jaillir le sang.

« Laissez-moi partir, père Simon, dit Henri tristement ; j’aurais parié que ma mauvaise fortune me suivrait, et que j’apporterais des querelles et du sang dans une maison où j’eusse souhaité le plus d’amener paix et bonheur. Ne vous inquiétez pas de moi… Occupez-vous de la pauvre Catherine ; la vue de cette lutte l’a tuée, et cela par ma faute. — Ta faute, mon fils !… La faute en est à ce coquin de montagnard, dont la présence est une malédiction pour moi ; mais il retournera demain matin dans son glen, où il goûtera de la prison des bourgeois. Attenter à la vie de l’hôte de son maître dans la maison de son maître !… voilà qui rompt tout lien entre nous… Mais voyons ta blessure. — Catherine ! répéta l’armurier, songez à Catherine. — Dorothée le verra, répondit Simon ; surprise et peur ne tuent pas… Couteaux et poignards tuent ; et elle n’est pas plus la fille de mon sang que toi, mon cher Henri, tu n’es le fils de mes affections. Voyons ta blessure : le couteau est une arme dangereuse dans la main d’un montagnard. — Je ne m’en embarrasse pas plus que d’une égratignure de chat, reprit l’armurier ; et maintenant que les couleurs reviennent sur les joues de Catherine, vous allez me voir guéri dans un instant. »

Il se tourna vers un coin de la chambre où se trouvait un petit miroir, et tira vitement de sa bourse quelque charpie sèche pour l’appliquer sur la légère blessure qu’il avait reçue. Lorsqu’il détacha la veste de cuir qui lui cachait le cou et les épaules, les formes mâles et musculaires qu’il mit à nu n’étaient pas plus remarquables que la blancheur de sa peau qui là n’avait point été, comme aux mains et au visage, exposée aux effets d’une atmosphère embrasée et d’un travail pénible. Il eut bientôt arrêté le sang avec de la charpie ; et après avoir effacé toute trace de combat avec un peu d’eau, il reboutonna sa veste et revint vers la table où se trouvait Catherine, encore pâle et tremblante, mais revenue de son évanouissement.

« Me pardonnerez-vous de vous avoir offensée dès la première heure même de mon retour. Ce jeune homme fut insensé en me provoquant, et je fus, moi, encore plus insensé en me croyant provoqué par un enfant tel que lui. Votre père ne m’en blâme pas, Catherine ; ne pouvez-vous me pardonner ? — Il m’est impossible de pardonner, répliqua Catherine, ce dont je n’ai pas le droit de me fâcher. S’il plaît à mon père de faire de la maison un théâtre de querelles nocturnes, il me faut en être témoin… Je ne puis l’empêcher. J’ai eu tort peut-être de m’évanouir, et de terminer ainsi un combat si bien commencé. Excusez-moi, je ne puis supporter la vue du sang. — Est-ce donc ainsi, dit Glover, que tu reçois mon ami après sa longue absence ? mon ami, ai-je dit ? c’est mon fils. Il manque d’être assassiné par un drôle dont je purgerai demain mon logis, et tu le traites comme s’il avait mal fait en écartant de lui la lame qui allait le percer. — Il ne m’appartient pas, mon père, répondit la Jolie Fille de Perth, de décider qui a eu tort ou raison dans cette dispute ; et je n’ai pas vu assez distinctement ce qui s’est passé pour dire quel fut l’assaillant ou l’assailli. Mais certainement notre ami maître Henri ne niera point qu’il vit dans une véritable atmosphère de querelles, de combats et de sang. Il n’entend point parler d’un tireur, qu’il n’envie sa réputation et n’ait besoin de mettre sa valeur à l’épreuve. Il ne voit pas de querelles dont il ne lui faille se mêler. A-t-il des amis, il se bat avec eux pour l’amitié et l’honneur ; des ennemis, il se bat avec eux par haine et vengeance. N’êtes-vous ni son ami, ni son ennemi, il se battra avec vous, parce qu’il vous rencontrera de tel ou tel côté d’une rivière. Ses jours sont jours de batailles, et sans doute il ferraille encore en rêves. — Jeune fille, répliqua le père, votre langue remue trop librement : querelles et combats sont affaires d’hommes, non de femmes, et il ne convient pas aux filles d’y songer ou d’en parler. — Mais quand elles se passent si brutalement en notre présence, on ne peut guère s’attendre que nous pensions ou parlions d’autre chose. Je vous accorderai, mon père, que ce vaillant bourgeois de Perth ait le meilleur naturel de tous les habitants de cette ville : qu’il se détournerait de cent pas hors de son chemin plutôt que d’écraser un ver ; qu’il lui répugnerait autant de tuer inutilement une araignée, que s’il était un parent du roi Robert d’heureuse mémoire[24] ; que, dans la dernière querelle qu’il eut avant son départ, il s’est battu contre quatre bouchers pour les empêcher d’assommer un pauvre mâtin dont le courage avait failli dans un combat de taureau, et qu’il n’a échappé qu’à grand’peine au sort du chien qu’il protégeait. Je vous accorderai aussi que le pauvre ne passe jamais devant la maison du riche armurier sans recevoir des aliments et des aumônes. Mais à quoi bon, si son épée fait autant d’orphelins affamés et de veuves sans ressources que sa bourse en secourt ? — Voyons, Catherine, écoute seulement un mot avant de lancer contre notre ami une kyrielle de reproches qui ont une apparence de raison, tandis qu’en réalité ils ne s’accordent pas avec tout ce que nous entendons dire et ce que nous voyons autour de nous. Que vont voir avec tant d’empressement notre roi et sa cour, nos chevaliers et leurs dames ? Nos abbés, nos moines, nos prêtres eux-mêmes, ne courent-ils pas contempler la magnificence de la chevalerie, admirer les galants exploits des braves champions en champ clos et dans les tournois, s’étonner des faits d’honneur et de gloire accomplis avec des armes et du sang ? Que font ces fiers chevaliers, si ce n’est ce que notre bon Henri Cow fait dans sa sphère ? Entendit-on jamais dire qu’il abusa de son adresse et de sa force pour nuire ou opprimer ? Et qui ne sait combien de fois il a fait servir ces qualités pour la bonne cause de la bourgeoisie ? et toi, seule de toutes les filles, ne t’estimerais-tu pas honorée et glorieuse qu’un cœur si vrai et un bras si vigoureux appartinssent à un homme qui t’aime ? En quoi les plus fières dames mettent-elles leur plus cher orgueil, sinon dans les prouesses de leur chevalier ? Et le plus courageux chevalier d’Écosse a-t-il accompli plus de galants exploits que mon brave fils Henri, malgré son humble naissance ? N’est-il pas connu dans les hautes et les basses terres comme le meilleur armurier qui jamais fabriqua une épée, et comme le plus loyal soldat qui la dégaina jamais ? — Mon très-cher père, répondit Catherine, vos paroles se contredisent, si vous voulez bien permettre à votre fille de parler ainsi. Remercions Dieu et les bons saints de nous trouver dans une condition paisible ; trop humble pour attirer l’attention de ceux qu’une haute naissance et un orgueil plus haut encore portent à se glorifier des actes barbares de cruauté que les nobles et seigneurs appellent prouesses de chevalerie. Votre sagesse conviendra qu’il serait absurde à nous de nous affubler de leurs beaux panaches et de leurs vêtements splendides. Pourquoi donc imiterions-nous leurs vices hideux ? Pourquoi prendrions-nous leur vanité, leur dureté de cœur, et cette cruauté inflexible pour qui le meurtre n’est pas seulement un passe-temps, mais un sujet de futile triomphe ? Évitons ceux dont le rang réclame comme un privilège ces sanglants hommages, ceux qui s’en glorifient et s’y complaisent. Nous qui ne sommes pas au rang des sacrificateurs, nous pouvons d’autant mieux compatir aux souffrances des victimes. Rendons grâces à Dieu de notre abaissement, puisqu’il nous garde de la tentation. Mais pardonnez-moi, mon père, si j’ai outrepassé les bornes du devoir en contrariant les opinions que vous partagez avec tant d’autres. — Oh ! oui, ma fille, tu parles toujours trop bien pour moi, » dit son père, un peu mécontent… « Je ne suis qu’un pauvre artisan dont toute la science consiste à savoir distinguer le gant droit du gant gauche. Mais si tu veux que je te pardonne, adresse quelques mots de consolation à mon pauvre Henri. Le voilà assis, confondu et déconcerté du sermon que tu viens de faire ; et lui, pour qui le son d’une trompette est comme une invitation de fête, est abattu par le sifflet d’un enfant. »

L’armurier, il est vrai, en écoutant des lèvres qui lui étaient si chères faire de lui un portrait si défavorable, avait baissé la tête sur ses bras croisés, qu’il appuyait sur la table dans l’attitude d’un profond découragement, qui ressemblait presque à un désespoir.

« Plût au ciel, mon cher père, répondit Catherine, qu’il fût en mon pouvoir d’adresser des consolations à Henri, sans trahir la sainte cause des vérités dont je viens d’être l’interprète ! Mais je peux… je dois même m’acquitter d’une telle mission, » continua-t-elle avec une expression animée que l’extrême beauté de sa figure fit un moment ressembler à de l’inspiration. « La vérité du ciel, dit-elle d’un ton solennel, ne fut jamais confiée à une langue, quelque faible qu’elle fût, sans lui donner le droit de parler de clémence, en même temps qu’elle proclame le jugement… Lève-toi, Henri… Relève ta tête, homme noble, bon et généreux, quoique étrangement égaré… Tes défauts appartiennent à ce siècle cruel et barbare… tes qualités sont à toi seul. »

Tout en parlant ainsi, elle posa la main sur le bras du forgeron ; et le retirant de dessous sa tête avec une douce violence à laquelle il ne put résister, elle le força de tourner vers elle son mâle visage et ses yeux dans lesquels les reproches de la jeune fille et d’autres causes encore avaient appelé des larmes. « Ne pleure pas, reprit-elle, ou plutôt pleure… Mais pleure comme ceux qui ont de l’espérance, abjure les péchés de l’orgueil et de la colère qui triomphent de toi le plus facilement…. Rejette loin de toi ces armes maudites dont tu es aisément tenté de faire un usage meurtrier. — Vous me prêchez en vain, repartit l’armurier ; je puis me faire moine et me retirer du monde ; mais tant que j’y demeurerai, il faut que j’exerce mon état ; et tant que je fabriquerai des armures et des épées pour les autres, je ne pourrai résister moi-même à la tentation de m’en servir. Vous ne m’en feriez pas un reproche si vous saviez combien les moyens par lesquels je gagne mon pain sont inséparables de cet esprit guerrier que vous m’imputez à crime, quoiqu’il soit la conséquence d’une inévitable nécessité. Quand je donne au bouclier ou au corselet la force de parer les blessures, ne dois-je pas constamment me rappeler à quoi servent leur forme et leur solidité ; et lorsque je forge des épées, ou les trempe pour la guerre, m’est-il possible de ne pas songer à leur usage ? — Abandonnez donc, mon cher Henri, » répliqua la jeune fille enthousiaste, serrant avec ses deux faibles mains la main nerveuse et pesante du robuste armurier, qu’elle soulevait avec peine, car le forgeron se laissait faire, mais n’y aidait pas ; « abandonnez, vous dis-je, un métier qui est un piège pour vous. Abjurez la fabrication d’armes qui ne peuvent être utiles qu’à abréger la vie humaine, déjà trop courte pour faire pénitence, ou à encourager, par la conscience de leur sûreté, ceux que la crainte aurait pu empêcher de courir au péril. L’art de fabriquer des armes, offensives ou défensives, est condamnable chez un homme dont le naturel violent et fougueux tombe à propos de ce travail dans le piège et le péché. Renoncez définitivement à forger des armes de quelque genre qu’elles soient, et méritez le pardon du ciel en disant adieu à tout ce qui peut vous entraîner au péché dont vous vous rendez si souvent coupable. — Et que ferai-je pour vivre, murmura l’armurier, quand j’aurai dit adieu à l’art de fabriquer des armes, pour lequel Henri de Perth est connu du Tay à la Tamise ? — Votre art même a d’innocentes et louables ressources. Si vous renoncez à forger des sabres et des boucliers, il vous reste encore à fabriquer la bêche inoffensive et le soc honorable et utile de la charrue, et tous ces instruments qui satisfont aux besoins de la vie ou à ses plaisirs. Vous pouvez construire des serrures et des verrous pour défendre la propriété du faible contre le brigandage et l’oppression du fort. Les hommes auront encore besoin de vous, et vous paieront votre paisible industrie. »

Mais ici Catherine fut interrompue : son père l’avait entendue déclamer contre la guerre et les tournois. En réfléchissant que, quoique ces doctrines fussent nouvelles pour lui, elles pouvaient néanmoins ne pas être erronées, il souhaitait, à coup sûr, que le gendre qu’il se proposait de prendre n’allât point s’exposer volontairement aux risques que le caractère audacieux et la force remarquable de Henri Smith lui avaient jusque-là fait trop aisément encourir. Il aurait désiré que les arguments de Catherine produisissent quelque effet sur l’esprit de son amant, qu’il savait être aussi maniable quand des affections l’influençaient, que fier et intraitable lorsqu’il était assailli par d’hostiles remontrances ou des menaces. Mais les arguments de la Jolie Fille contrarièrent les vues du gantier, quand il l’entendit insister sur la nécessité d’abandonner un métier qui arrondissait les fortunes mieux qu’aucun autre alors exercé en Écosse, et qui profitait plus à Henri de Perth en particulier, qu’à tout autre armurier du royaume. Glover avait une vague idée qu’il ne serait pas mal d’arracher Henri le forgeron à son trop fréquent usage des armes, s’il était possible, quoiqu’il sentît quelque orgueil de s’allier à un homme qui maniait avec une habileté supérieure les armes dans ce siècle belliqueux où l’on était fier de les porter avec courage. Enfin, quand il entendit sa fille recommander à son amant, comme la voie la plus directe pour reprendre des habitudes paisibles, de renoncer au métier lucratif où il n’avait point de rival, et qui, vu la continuité des querelles privées et des guerres publiques de l’époque, devait, à coup sûr, procurer une belle fortune, il ne put contenir davantage sa colère. À peine Catherine eut-elle conseillé à son amant la fabrication des instruments aratoires, que, persuadé qu’il avait raison, ce dont il avait quelque peu douté dans la première partie de leur querelle, le père s’écria :

« Des serrures et des verrous, des socs de charrue et des tents de herse ! et pourquoi pas des chenets et des grilles, des pincettes et des girldes de Culross[25] avec un âne pour porter la marchandise à travers le pays, et un autre que tu conduirais, toi, par le licou ? Sur ma foi, Catherine, mon enfant, le bon sens t’a-t-il entièrement abandonnée ? crois-tu qu’en ces temps durs comme le fer, les hommes voudraient payer quelque chose qui ne leur servît pas à défendre leur vie ou à prendre la vie de leur ennemi ? Il nous faut des sabres pour nous protéger à toute heure maintenant, pauvre sotte, et non des charrues pour préparer la terre à recevoir une semence qui ne lèvera jamais. Quant à notre pain de chaque jour, le fort s’en empare et vit ; le faible s’en laisse dépouiller et meurt de faim. Heureux l’homme qui, comme mon digne fils, a trouvé moyen de gagner son pain autrement qu’à la pointe des épées qu’il fabrique ! Prêche-lui la paix tant qu’il te plaira, je ne viendrai jamais te dire non ; mais conseiller au premier armurier d’Écosse de renoncer à la fabrication des sabres, des haches de guerre et des cuirasses, c’en est assez pour rendre fou un homme patient !… Allons, retire toi ! Et demain matin, songe, je te prie, que si tu as le bonheur de voir Henri le forgeron, et tu n’en mérites pas autant par ta conduite à son égard, tu verras un homme qui n’a pas son pareil en Écosse pour manier le sabre et la hache d’armes, et qui peut travailler pour cinq cents marcs par an, sans manquer un jour de fête. »

La jeune fille, entendant son père parler si péremptoirement, salua respectueusement, et sans souhaiter autrement le bon soir, se retira dans l’appartement qui était d’ordinaire sa chambre à coucher.


CHAPITRE III.

JALOUSIE.


D’où venait Smith ? chevalier, écuyer, ou seigneur, il était toujours le fils d’un forgeron.
Verstegan.


Le cœur de l’armurier, gros d’émotions différentes et contraires, battait si fort, qu’il semblait vouloir briser la veste de cuir dont il était recouvert. Il se leva, détourna la tête et tendit la main au gantier, sans montrer sa figure, comme s’il eût craint de laisser lire son trouble sur sa physionomie.

« Que je sois pendu si je te dis adieu, l’ami ! » s’écria Simon, frappant le plat de sa main sur celle que l’armurier lui présentait : « je ne te serrerai pas la main avant une heure pour le moins. Demeure un seul instant, l’ami, et je t’expliquerai tout cela ; et sûrement quelques gouttes de sang après une égratignure, quelques sottes paroles sorties des lèvres d’une folle, ne sépareront pas le père et le fils quand ils sont restés si long-temps sans se voir. Demeure donc, mon ami, si tu souhaites jamais la bénédiction d’un père et celle de saint Valentin ; car c’est aujourd’hui la sainte veille de sa fête. »

Le gantier appela aussitôt Dorothée ; et après qu’un trousseau de clefs eut bien sonné, qu’on eut monté et descendu l’escalier, Dorothée parut, portant trois larges gobelets de verre vert, qu’on regardait alors comme une grande et précieuse curiosité. Maître Glover suivait portant une vaste bouteille, contenant au moins trois doubles pintes de nos jours dégénérés… « Voici une coupe de vin, Henri, qui a au moins le double de mon âge ; c’est un cadeau que reçut mon père du vieux Crubbe, fameux ingénieur flamand, qui défendit Perth si vigoureusement sous la minorité de David II. Nous autres gantiers, nous pouvons encore faire quelque chose en temps de guerre, quoique la guerre nous regarde moins que vous, qui travaillez en acier et en fer. Et mon père avait plu au vieux Crubbe… Quelque autre jour je te dirai pourquoi, et aussi comment ces bouteilles sont restées enfouies sous terre pendant long-temps pour les préserver des pillards du sud. Aussi viderai-je une coupe au repos de l’âme de mon vénérable père… puissent ses péchés lui être remis ! Dorothée, tu vas faire raison à ce toast, et puis tu monteras dans ta mansarde. Je sais que les oreilles te démangent toujours, ma vieille ; mais j’ai à dire des choses qu’Henri Smith, le fils de mon adoption, doit seul entendre. »

Dorothée ne se hasarda point à répondre ; mais vidant courageusement son verre ou plutôt son gobelet, elle se retira dans sa chambre à coucher, en conséquence des ordres de son maître : les deux amis restèrent seuls.

« Je suis très-affligé, Henri mon ami, » dit Simon en remplissant son verre et celui de son hôte ; « je suis très-affligé, sur mon âme, que ma fille prenne cette sotte humeur. Mais tu pouvais, il me semble, ne pas la faire naître. Pourquoi venir ici faire le tapageur avec ton sabre et ton poignard, quand cette fille est assez folle pour n’en pouvoir supporter la vue ? Ne te rappelles-tu pas que tu as eu une espèce de querelle avec Catherine avant ton dernier départ de Perth, parce que tu ne voulais pas faire comme nous autres honnêtes et paisibles bourgeois, mais sortir toujours armé comme un de ces bandits militaires qui escortent la noblesse ? Certainement, il est assez temps pour de dignes bourgeois de s’armer quand sonne la cloche commune qui nous ordonne de prendre le harnais de guerre. — Ma foi, mon bon père, ce n’est pas ma faute ; mais je n’étais pas plus tôt descendu de bidet, que je suis accouru ici pour vous apprendre mon retour, et vous demander la permission d’être le Valentin de miss Catherine pour l’année ; mistress Dorothée m’a dit que vous étiez allé entendre l’office au couvent des moines noirs. J’ai donc cru devoir m’y rendre aussi, tant pour assister au service avec vous que pour voir une personne qui pense assez peu à moi… Notre-Dame et saint Valentin me pardonnent ! Comme vous entriez dans l’église, il m’a semblé apercevoir deux ou trois hommes de mauvaise mine, tenant conseil ensemble, et vous regardant vous et elle. Il y avait là surtout sir John Ramorny, que j’ai bien reconnu malgré son déguisement, malgré la mouche de velours qui lui couvrait l’œil, et son manteau de domestique. Il m’a donc semblé, père Simon, que vous étiez trop vieux, et ce brin de montagnard un peu trop jeune pour livrer bataille ; qu’ainsi je devais vous suivre tranquillement, ne doutant pas de pouvoir mettre à la raison, avec les outils que je porte sur moi, quiconque viendrait vous troubler en route. Vous savez que vous m’avez vous-même aperçu, entraîné dans votre maison, de gré ou de force ; autrement, je vous promets que je n’aurais pas vu votre fille avant d’avoir mis la veste neuve qu’on m’a faite à Berwick, à la mode la plus nouvelle ; et je ne me serais pas présenté devant elle avec ces armes qui lui déplaisent tant, quoique, à vrai dire, j’aie tant de mortels ennemis, pour tel ou tel malheureux motif, qu’il m’est aussi nécessaire qu’à personne en Écosse de ne pas sortir la nuit sans armes. — Cette jeune folle ne pensera jamais à cela, dit Simon Glover ; elle n’a jamais assez de bon sens pour songer que, dans notre cher pays natal d’Écosse, tout homme regarde comme son privilège et son devoir de se faire lui-même justice. Mais, Henri, mon garçon, tu es blâmable de prendre ses paroles tant à cœur. Je t’ai vu assez hardi avec d’autres filles, pourquoi rester ainsi bouche close et langue liée avec elle ? — Parce qu’elle ne ressemble guère aux autres filles, père Glover ; parce qu’elle est non-seulement plus belle, mais plus sage, plus noble, plus sainte, et me semble formée d’une argile moins grossière que ceux qui l’approchent. Je puis tenir la tête assez haute avec le reste des fillettes autour du mai ; mais je ne sais pourquoi, quand j’approche de Catherine, je me trouve une créature mondaine, épaisse, féroce, digne à peine de la regarder, moins encore de contredire les préceptes de conduite qu’elle veut bien me dicter. — Vous êtes un imprudent acheteur, Henri Smith, répondit Simon, et vous estimez trop cher les marchandises que vous voulez acheter. Catherine est une bonne enfant et ma fille ; mais si vous en faites une guenon obstinée par votre timidité et vos flatteries, ni vous ni moi ne verrons nos vœux s’accomplir. — J’en ai souvent peur, mon bon père ; car je songe combien peu je mérite Catherine. — Songe à un bout de fil ! songe à moi, Smith, mon ami, à Catherine et à moi. Songe comment la pauvre petite est assiégée du matin au soir ; et par quelle espèce de gens, lors même que les fenêtres sont fermées et les portes closes. Nous avons été aujourd’hui accostés par un jeune seigneur trop puissant pour être nommé, oui, et il n’a point caché son déplaisir de ce que je n’ai pas voulu lui permettre de conter fleurettes à ma fille dans l’église même pendant que le prêtre officiait. Il y en a d’autres encore moins raisonnables. Je souhaiterais parfois que Catherine fût un peu moins jolie, et qu’elle ne s’attirât point cette dangereuse espèce d’admiration ; ou un peu moins sainte, et qu’elle consentît à devenir une honnête épouse, heureuse avec le vigoureux Henri Smith, qui pourrait défendre sa femme contre tout rejeton de la chevalerie à la cour d’Écosse. — Et si je ne la défendais pas, » dit Henri en avançant un bras et une main qui, pour les os et les muscles, auraient pu appartenir à un géant, « je ne voudrais plus de ma vie frapper un marteau sur une enclume. Oui, si la chose arrivait, ma jolie Catherine verrait qu’il n’est pas mauvais qu’un homme puisse aviser à se défendre. Mais je crois qu’elle regarde le monde entier comme une grande cathédrale, et que tous les habitants de ce monde doivent se comporter comme s’ils assistaient à une messe éternelle. — En vérité, elle exerce une étrange influence sur tous ceux qui l’approchent ; ce jeune montagnard Conachar, qui me trouble la tête depuis deux ou trois ans, quoique tu puisses voir qu’il a tout l’esprit de ses compatriotes, obéit au moindre signe que lui fait Catherine, et il n’y a guère qu’elle pour lui commander dans la maison. Elle se donne beaucoup de peine pour le guérir de ses sauvages habitudes de montagnard. »

Ici Henri Smith s’agita sur sa chaise, prit la bouteille, la replaça, et enfin s’écria : « Le diable emporte ce jeune chien de montagnard et tous ses proches ! à quoi Catherine songe-t-elle donc pour instruire un drôle tel que lui ? Il fera comme le louveteau à qui j’avais eu la sottise de donner l’éducation d’un chien : tout le monde le croyait apprivoisé, jusqu’au jour où j’allai par malheur me promener sur la montagne de Monterief ; là il s’élança sur les moutons du laird, dont il fit un horrible carnage qui m’eût coûté cher si le laird n’avait pas alors eu besoin d’une armure. Et je m’étonne que vous, homme de bon sens, père Simon, vous laissiez ce jeune drôle de montagnard… c’est un beau garçon, je vous assure… si près de Catherine, comme s’il n’y avait que votre fille pour lui servir de maîtresse d’école.

« Fi ! mon fils, fi donc !… À présent te voilà jaloux d’un pauvre jeune homme qui, pour te dire la vérité, n’est ici que parce qu’il se trouve moins bien de l’autre côté de la montagne. — Oui, oui, père Simon, » répliqua le forgeron qui avait toutes les idées étroites du bourgeois de son temps, « si je ne craignais de vous offenser, je dirais que vous laissez prendre trop de liberté à ces polissons de montagnards. — Il faut que j’achète quelque part mes cuirs de daim, mes peaux de chevreau, mon bon Henri, et les montagnards les donnent à bon marché. — La chose leur est possible, » repartit sèchement Henri ; « car ils ne vendent rien qu’ils n’aient volé.

« Bien, bien. Je ne dis pas non ; mais ce n’est pas mon affaire de savoir où ils vont acheter l’animal lorsque j’en achète la peau. Comme je te le disais, il y a certaines considérations pour lesquelles je tiens à obliger le père de ce jeune homme en le gardant ici. D’ailleurs il n’est qu’à moitié montagnard, et n’a guère de l’esprit intraitable d’un Glume-Amie ; après tout, je l’ai rarement vu aussi furieux qu’il l’a été tout à l’heure. — Vous ne le pourriez, à moins qu’il n’eût tué son homme, » répliqua le forgeron avec la même sécheresse.

« Pourtant si vous l’exigez, Henri, je mettrai tout autre motif de côté, et j’enverrai le garnement chercher logement ailleurs demain matin. — Oh ! père, vous ne pouvez supposer que Henri Gow s’inquiète davantage de ce jeune chat de montagne, que des fraisils de sa forge ? J’aurais fort peu de souci, je vous promets, quand même tout son clan descendrait par Shoegate[26], en hurlant le cri de guerre et en jouant de la cornemuse ; je trouverais cinquante lames et autant de boucliers qui leur feraient rebrousser chemin plus vite qu’ils ne seraient venus. Mais, à vrai dire, quoique je dise encore une folie, je ne suis pas charmé de voir ce jeune drôle si près de Catherine, songez-y, père Glover ; votre métier vous emploie tous les yeux et les mains, et il vous faut y donner tous vos soins, quand même ce maudit fainéant travaille, ce qui ne lui arrive que rarement, vous le savez. — Et c’est vrai, dit Simon ; il coupe tous ses gants pour la main droite, et n’a jamais pu en finir une paire de sa vie. — Je sais de reste comment il coupe la peau, dit Henri ; mais, avec votre permission, père, je veux seulement dire qu’il n’a jamais les yeux troubles, qu’il travaille ou qu’il fainéantise, ni les mains brûlées par le fer chaud, ou durcies par le maniement du marteau sur l’enclume ; il n’a point de ces cheveux souillés par la fumée ou roussis par le fourneau, et plus semblables au poil d’un blaireau qu’à une chevelure faite pour recevoir un bonnet chrétien. Maintenant, que Catherine soit aussi bonne, fille qu’on voudra, et je soutiens qu’il n’y en a pas de meilleure dans Perth, elle doit pourtant voir et comprendre que tout ceci fait une différence entre un homme et un homme, et que la différence n’est pas en ma faveur. — Voici à ta santé et de tout mon cœur, fils Henri, » dit le vieillard remplissant jusqu’au bord le verre de son compagnon ainsi que le sien ; « je vois que tout bon forgeron que tu es, tu ne sais pas de quel métal les femmes sont faites. De la hardiesse, Henri, et comporte-toi, non pas comme si tu allais à la potence, mais en jeune et gai luron, qui connaît sa valeur et ne se laisse pas dédaigner par la meilleure des petites-filles d’Ève. Catherine est une femme comme sa mère, et tu serais bien fou de supposer qu’elles se prennent toutes à ce qui plaît à l’œil. Il faut plaire aussi à leurs oreilles, l’ami ; il faut qu’elles sachent que l’objet de leur prédilection est hardi et jovial, et qu’il pourrait conquérir vingt cœurs, quoiqu’il ne coure qu’après un seul. Crois-en un vieillard, les femmes vont plutôt par où on les mène que par où elles veulent aller. Lorsque Catherine demandera quel est le plus courageux homme de Perth, quel nom lui répondra-t-on ? Henri l’Haleine-Brûlée ; le meilleur armurier qui forgea jamais un sabre sur une enclume ? ma foi, encore Henri Smith ; le plus infatigable danseur autour du mai ? Ma foi, encore le jovial Smith ; le plus gai chanteur de ballades ? ma foi, qui, sinon Henri Gow ; le plus rude lutteur, le plus habile au sabre et au bouclier, le roi des joueurs de bâton, le monteur de chevaux indomptables, le correcteur des sauvages montagnards ? Encore toi, toujours toi, rien que toi ! Et Catherine te préférerait ce brin de montagnard ? Bah ! elle ferait aussi bien un gantelet d’acier avec du cuir de chevreau. Je te le dis, Conachar n’est rien pour elle ; elle voudrait seulement empêcher le diable de l’empoigner, comme tous les autres montagnards. Dieu la bénisse, la pauvre petite : elle ramènerait toute l’espèce humaine à de meilleures pensées si elle le pouvait. — Projet dans lequel elle échouera sans doute, » dit le forgeron, qui, comme le lecteur peut l’avoir remarqué, était fort mal disposé pour la race des montagnards. « Je parierais pour le vieux Nick, que je puis connaître passablement bien, puisqu’il travaille dans le même élément que moi ; oui, je parierais contre Catherine en cette occasion. Le diable aura le tartan[27], la chose est suffisamment sûre. — Oui ; mais Catherine, répliqua le gantier, a un second que tu connais peu… Père Clément a pris le jeune pillard en main ; et le digne père craint une centaine de diables aussi peu que moi un troupeau d’oies. — Père Clément ! vous faites toujours quelque nouveau saint dans cette pieuse ville de Saint-Johnston. Dites-moi, quel est ce roueur de diables ?… Un de nos ermites qui s’apprête à l’exorcisme, comme un lutteur au combat, et se prépare au grand œuvre par les jeûnes et la pénitence, n’est-ce pas ?… — Non, voici la merveille, dit Simon ; Père Clément mange, boit, et vit comme tout le monde, en observant néanmoins toutes les règles de l’Église. — Oh ! je comprends… un prêtre enjoué, qui songe plus aux bons vivres qu’à une bonne vie… avale une chopine la veille des cendres, pour se donner la force de faire face au carême… qui a un agréable in principio, et confesse toutes les plus jolies femmes de la ville ? — Vous êtes encore en voie d’erreur, Smith ; Je vous dis que ma fille et moi nous saurions flairer un hypocrite, qu’il eût le ventre vide ou plein. Mais père Clément n’a ni l’un ni l’autre. — Mais qu’est-il donc, au nom du ciel ? — Un gaillard qui est ou beaucoup meilleur que tous ses confrères de Saint-Johnston, ou tellement pire que le pire d’entre eux, que c’est un péché et une honte qu’on le laisse demeurer dans le pays. — Il me semble qu’il serait facile de décider s’il est l’un ou l’autre. — Contentez-vous, mon ami, de savoir que si vous jugez père Clément par ce que vous voyez ou entendez dire de lui, il vous semblera le meilleur et le plus aimable des hommes qui soient au monde, avec une consolation pour tout affligé, et un conseil pour quiconque est dans l’embarras ; le guide le plus sûr du riche et l’ami le plus tendre du pauvre. Mais si vous écoutez ce que disent de lui les dominicains, il est… benedicite ! » Là, le gantier se signa sur le front et sur la poitrine : « un véritable hérétique, qu’on doit, au moyen des flammes terrestres, envoyer à celles qui brûlent éternellement. »

Le forgeron se signa aussi, et s’écria : « Sainte Marie ! Père Simon, vous, qui êtes si bon et si prudent, qu’on vous a surnommé le sage gantier de Perth, vous laissez votre fille écouter les exhortations d’un homme qui… les saints nous gardent !… pourrait être ligué avec le malin esprit lui-même ? Ma foi, ne fut-ce pas un prêtre qui fit apparaître le diable dans le Meal-Vennel[28], quand la maison de Hodge-Jackson fut abattue par le grand vent ! le diable ne s’est-il pas montré au milieu du Tay, portant un scapulaire de prêtre, gambadant comme un alcyon au travers des vagues, le matin où notre pont fut emporté par le courant ? — Je ne puis dire s’il est venu ou non, répondit le gantier ; je sais seulement que je ne l’ai pas vu. Quant à Catherine, on ne peut dire qu’elle reçoit les exhortations de père Clément, puisque son confesseur est le vieux père François le dominicain, de qui elle a reçu l’absolution aujourd’hui. Mais les femmes sont parfois capricieuses, et, ma foi, elle consulte père Clément plus souvent que je ne voudrais ; et pourtant, quand j’ai moi-même causé avec lui, il m’a paru un si digne et si saint homme, que je lui aurais confié le soin de mon salut. Il court cependant de mauvais bruits sur son compte parmi les dominicains, il faut l’avouer ; mais que nous importe à nous autres laïques ? Payons à notre mère l’Église les dîmes qui lui sont dues ; faisons nos aumônes, confessons-nous, et accomplissons nos pénitences, puis les saints nous protégeront. — Oui, c’est vrai, et ils auront quelque indulgence, dit le forgeron, pour les malheureux coups qu’un homme aura pu appliquer dans un duel, quand son antagoniste était en garde et debout devant lui ; et c’est là le seul article de foi avec lequel un homme peut vivre en Écosse ; que votre fille en pense ce qu’elle voudra. Vrai Dieu ! un homme doit savoir se défendre, ou bien il ne fera pas un long bail en cette vie, dans une contrée où les coups pleuvent si dru. Cinq nobles[29] offerts à notre paroisse m’ont acquitté pour le meilleur homme envers lequel j’ai eu la main malheureuse. — Voyons donc, dit le gantier, finissons la bouteille, car j’entends minuit sonner à la tour des dominicains. Écoute-moi, mon fils Henri : sois devant celle de nos fenêtres qui regarde l’est, à la petite pointe du jour, et avertis-moi de ton arrivée, en sifflant gaiement l’appel du forgeron. Je ferai tant, que Catherine regardera à la fenêtre, et tu auras ainsi tous les privilèges d’un galant Valentin pour le reste de l’année ; et dans le cas où tu ne pourrais en profiter à ton avantage, je serais induit à penser qu’en te recouvrant de la peau du lion, nature t’a laissé les longues oreilles de l’âne. — Amen, père ! dit l’armurier ; bon soir de tout mon cœur ; la bénédiction de Dieu descende sur votre toit et sur ceux qu’il renferme ! Vous entendrez retentir l’appel du forgeron avec le chant du coq ; je réponds que je ferai honte à Chanteclair[30]. »

À ces mots il sortit, et, quoiqu’il fût entièrement libre de craintes, il se dirigea à travers les rues désertes, en homme qui se tient sur ses gardes, vers sa maison qui était située dans le Mill-Wynd, à l’ouest de Perth.


CHAPITRE IV.

L’ESCALADE.


Qu’est-ce que tout ce tumulte ? En vérité, ce ne sont que les palpitations de deux pauvres jeunes cœurs.
Dryden.


Comme on peut le croire, le robuste armurier ne se fit pas attendre au rendez-vous marqué par celui qui voulait devenir son beau-père. Il procéda à sa toilette avec plus de soin que d’ordinaire, jetant dans l’ombre autant que possible les pièces de son accoutrement qui avaient un air militaire. Il était trop bien connu pour se hasarder à sortir entièrement désarmé dans une ville où il avait sans doute plusieurs amis, mais dans laquelle ses anciens exploits lui avaient fait plus d’un mortel ennemi : et il savait, qu’en cas de mauvaise rencontre, il n’avait pas de merci à espérer. Il portait donc sous son justaucorps un secret, c’est-à-dire une cotte de mailles, si légère et si flexible qu’elle ne gênait pas plus ses mouvements que n’aurait fait ce que nous appelons aujourd’hui un gilet de dessous, et pourtant cette armure était si bien éprouvée qu’il n’avait absolument rien à craindre, chaque anneau étant travaillé et réuni aux autres de ses propres mains. Par-dessus, il portait, comme tous les hommes de son âge et de sa classe, la culotte et le pourpoint flamands, qui, en honneur de la fête, étaient de drap bleu anglais superflu, tailladé de satin blanc et galonné, c’est-à-dire brodé de soie noire. Ses bottes étaient en cuir de Cordoue ; son manteau, en bon drap gris d’Écosse, servait à cacher un couteau de chasse, sa seule arme offensive ; car il ne tenait à la main qu’une baguette de houx. Son bonnet de velours noir était garni intérieurement de bandes d’acier, et lui procurait ainsi un moyen de défense sur lequel il pouvait compter.

Bref, Henri semblait, et il en avait bien le droit, un bourgeois riche et considéré, déployant dans son costume autant d’importance qu’il s’en pouvait donner, mais sans aller plus haut que son rang ni empiéter sur celui des nobles. D’ailleurs, sa démarche, franche et virile, quoique annonçant une indifférence complète pour le danger, le distinguait parfaitement de ces braves, de ces ferrailleurs du jour, au nombre desquels Henri était quelquefois compté par les personnes qui imputaient ses querelles fréquentes à un naturel disputeur et violent, soutenu par la conscience de sa force personnelle et de son adresse à manier les armes ; au contraire, toute sa figure respirait l’air d’aisance et de bonne humeur d’un homme qui ne songeait pas plus à faire mal aux autres qu’il ne craignait d’en recevoir d’eux.

Ainsi équipé de son mieux, l’honnête armurier plaça le plus près possible de son cœur, et alors ce cœur battit bien fort, un petit cadeau qu’il destinait depuis long-temps à Catherine Glover, et que son titre de Valentin allait actuellement lui donner le droit de présenter, sans qu’aucun scrupule pût empêcher la jeune fille de le recevoir. C’était un petit rubis, taillé en forme de cœur, percé d’une flèche d’or et renfermé dans une petite bourse faite d’anneaux en acier, travail digne de l’armure d’un roi. Autour de la charnière on lisait ces mots :

À travers l’acier protecteur,
Les traits d’amour percent un cœur.

Cette devise avait coûté quelques réflexions à l’armurier, et il était ravi de sa composition, parce qu’elle semblait indiquer que son habileté pourrait défendre tous les cœurs, hormis le sien. Il s’enveloppa dans son manteau, et marcha lestement par les rues encore silencieuses, voulant se trouver en face de la fenêtre désignée un peu avant le point du jour.

Dans cette intention il traversa High-Street, et à l’endroit où l’on voit aujourd’hui l’église de Saint-Jean, il enfila une ruelle pour gagner Couvrefew-Street. Il s’aperçut alors, à l’épaisseur des ténèbres, qu’il était parti au moins une heure trop tôt pour son projet, et il réfléchit qu’il vaudrait mieux n’arriver au rendez-vous qu’à peu près à l’heure marquée. Il était assez probable que d’autres galants seraient, comme lui, aux aguets devant la maison de la Jolie Fille de Perth ; et il connaissait trop son faible pour ne pas sentir qu’il faudrait dégainer s’il restait là. « L’amitié de mon père Simon, pensa-t-il, m’assure la préférence sur mes rivaux ; et pourquoi souillerais-je mes doigts du sang de pauvres créatures d’autant moins dignes de mon attention qu’elles sont moins heureuses que moi ? Non… non… Je serai sage une fois, et m’éloignerai de toute occasion de disputes. Ils n’auront pas plus de temps pour me chercher querelle qu’il n’en faudra à moi pour donner le signal, et au père Simon pour y répondre. Je ne sais comment le vieillard parviendra à faire mettre sa fille à la fenêtre. Si elle entrevoit son dessein, j’ai peur qu’il n’ait grand’peine à l’exécuter. »

Tandis que ces amoureuses pensées traversaient son esprit, l’armurier se promenait lentement, tournant souvent les yeux vers l’orient, regardant sans cesse le ciel où ne se montrait encore aucune teinte grise qui annonçât l’approche de l’aurore ; il semblait à l’impatience du robuste armurier que le jour tardait plus que de coutume à dorer le faîte de la tour orientale. Il passait alors sous les murs de la chapelle Sainte-Anne, ne manquant pas de se résigner et de dire un Ave, en marchant en terre sainte, lorsqu’une voix qui semblait partir de derrière un des arcs-boutants, dit : « Il marche au pas, celui qui devrait courir. — Qui parle ainsi ? » dit l’armurier, regardant autour de lui et un peu étonné du ton et du sens de cette interpellation inattendue.

« Peu importe qui parle, répondit la voix ; fais grande diligence, ou tu arriveras trop tard. Pas un seul mot, mais pars. — Saint, pécheur, ange ou démon, » dit Henri en se signant, « ton avis me touche trop vivement pour que je le néglige. Saint Valentin me donne des ailes. »

Sur-le-champ il quitta son allure nonchalante pour prendre un pas que peu de gens auraient pu suivre, et fut en un instant dans Couvrefew-Street. Il n’avait point fait trois pas vers la maison de Simon Glover, qui était située assez avant dans la rue, que deux hommes sortirent de dessous les maisons, des deux côtés opposés, et s’avancèrent comme de concert pour lui intercepter le passage. Un faible crépuscule lui permit seulement de distinguer qu’ils portaient le plaid des Highlandais.

« Débarrassez le chemin, bandits ! » s’écria l’armurier d’une voix forte et retentissante, digne de la largeur de sa poitrine.

Ils ne firent aucune réponse intelligible ; mais Smith put voir qu’ils tiraient leurs sabres avec l’intention de lui opposer la violence. Pressentant quelque malheur dont il ne pouvait deviner l’espèce, Henri se détermina aussitôt à se frayer un passage par-dessus le corps des inconnus, et à défendre sa maîtresse, ou du moins à mourir à ses pieds. Il jeta son manteau sur son bras gauche, en guise de bouclier, et s’avança d’un pas ferme vers les deux hommes. Le plus proche lui porta une botte ; mais Henri Smith, parant le coup avec son manteau, et s’élançant en même temps sur lui, le coucha roide sur le pavé ; presque au même instant, il appliqua si vigoureusement un coup de son couteau de chasse à son ennemi de sa droite, que le drôle alla tomber auprès de son complice. Cependant l’armurier commençait à s’alarmer sérieusement, et la circonstance de la rue gardée par des étrangers qui employaient de telles violences, lui donnait un juste motif de craintes. Il entendit un chuchotement et un léger bruit près de la maison du gantier, précisément sous la fenêtre d’où Catherine devait le saluer comme son Valentin. Il prit par l’autre côté de la rue, pour tâcher de reconnaître le nombre et l’intention des gens qu’il entendait ; mais un personnage de la troupe apercevant le brave armurier, et le prenant sans doute pour un de leurs sentinelles, traversa la rue et lui demanda à voix basse, « quel était donc ce bruit, Kenneth ? pourquoi ne pas donner le signal ? — Brigand, dit Henri, vous êtes découvert, et vous allez recevoir la mort. »

À ces mots, il assena à l’étranger un coup de son arme, qui aurait probablement justifié ses paroles, si l’homme n’eût levé le bras pour se garantir, et n’eût reçu sur la main le coup destiné à sa tête. Néanmoins la blessure fut terrible, car il chancela, et tomba avec un grand cri de douleur. Henri Smith, sans s’en occuper davantage, s’avança vers un groupe d’hommes qui semblaient s’occuper à placer une échelle contre la fenêtre. Henri ne s’arrêta ni à les compter, ni à s’assurer de leur projet. Mais, criant le mot d’alarme de la ville, et donnant le signal auquel les bourgeois avaient coutume de se rassembler, il s’élança sur les coureurs de nuit dont un gravissait déjà l’échelle. Le forgeron la saisit par le bas et la renversa sur le pavé, puis, plaçant le pied sur l’homme qui était tombé, il l’empêcha de se relever. Les complices frappaient à coups redoublés sur Henri, pour dégager leur compagnon. Mais la cotte de mailles le protégeait efficacement ; il leur rendait leurs coups avec usure, en criant toujours : « Au secours, au secours, vaillant Saint Johnston ! arcs et lances, braves citoyens ! arcs et lances ! on enfonce nos portes à la faveur des ténèbres. »

Ces mots, qui résonnaient au loin, étaient accompagnés d’autant de coups furieux, assenés avec bon effet sur les coquins que l’armurier avait assaillis. Cependant les habitants de la rue commençaient à s’éveiller et sortaient en chemise, avec des sabres et des targes, quelques-uns avec des torches. Alors les assaillants cherchèrent à s’échapper, et tous y réussirent, à l’exception de l’homme qui avait été renversé avec l’échelle. Celui-là, l’intrépide armurier l’avait saisi par le cou dans le combat et le serrait aussi fort que les lévriers serrent le lièvre. Les blessés furent emportés par leurs camarades.

« Voilà des espèces de drôles qui troublent la paix de la ville, » dit Henri aux voisins qui commençaient à s’attrouper ; « poursuivez les brigands, ils ne peuvent pas tous échapper, car j’en ai blessé quelques-uns ; leur sang vous guidera. — Quelques scélérats des montagnes… dirent les citoyens… allons, en chasse, voisins ! — Oui, la chasse, la chasse… mais laissez-moi veiller sur le coquin que voici, » répondit l’armurier.

Les bourgeois se dispersèrent aussitôt dans diverses directions ; leurs torches éclairaient les rues, et leurs cris retentissaient à travers les quartiers d’alentour.

Cependant le prisonnier du forgeron le suppliait de le lâcher, employant promesses et menaces pour obtenir sa liberté. « Si tu es gentilhomme, disait-il, laisse-moi aller, et tout ce qui s’est passé sera pardonné. — Je ne suis pas gentilhomme, répondait Henri… je suis forgeron du Wing, bourgeois de Perth ; et je n’ai rien fait pour avoir besoin de votre pardon. — Scélérat ! tu sais bien ce que tu as fait ; mais laisse-moi aller, et je remplirai ton bonnet de pièces d’or. — Je vais remplir le tien d’une tête fendue, et à l’instant, si tu ne restes pas tranquille comme un loyal prisonnier. — Qu’est-ce donc, mon fils Henri ? » demanda Simon, qui se montra alors à la fenêtre… « j’ai entendu ta voix sur un autre ton que celui auquel je m’attendais… Pourquoi tout ce bruit ? pourquoi les voisins se mettent-ils en campagne ? — C’est une bande de pendards qui a voulu escalader vos fenêtres, père Simon ; mais il est à présumer que je serai parrain de l’un d’eux que je tiens ici aussi serré qu’une barre de fer fut jamais serrée par un étau. — Écoutez-moi, Simon Glover, dit le prisonnier ; laissez-moi vous dire un mot en particulier, et délivrez-moi des mains de ce rustre à doigts de fer et à caboche de plomb : vous allez comprendre qu’on ne vous voulait aucun mal ni à vous ni aux vôtres ; et de plus je vous dirai quelque chose qui peut tourner à votre avantage. — Je connais cette voix-là, » dit alors Simon Glover, qui était descendu à la porte avec une lanterne sourde à la main. « Fils Smith, laisse ce jeune homme me parler. On n’a rien à craindre de lui, je te l’assure. Reste un instant où tu es, et ne laisse entrer personne dans la maison, ni pour l’attaquer ni pour la défendre. Je parierais que ce gaillard n’avait en tête qu’une plaisanterie de Saint-Valentin. »

Ainsi parlant, le vieillard entraîna le prisonnier et ferma la porte, laissant Henri un peu étonné de la manière inattendue dont son beau-père considérait cette alarme. « Une plaisanterie ! dit-il ; c’eût été une singulière plaisanterie, s’ils étaient entrés dans la chambre à coucher de la jeune fille !… et ils l’eussent fait sans l’admonition amicale de cette honnête voix qui me parla de derrière les piliers, et si ce n’était pas la bienheureuse sainte elle-même (que suis-je cependant pour que cette pieuse patronne me parle ?)… du moins cette voix n’a pu retentir en cet endroit qu’avec sa permission et son consentement ; c’est pourquoi je lui voue un cierge de cire aussi long que mon couteau de chasse… Et quand j’y pense, j’aurais bien voulu avoir en place de mon couteau mon épée à deux mains pour l’amour de Saint-Johnston, et ces brigands… Car, sur ma parole, ces couteaux de chasse sont de jolies babioles, mais elles conviennent mieux à la main d’un enfant qu’à celle d’un homme. Oh ! mon vieux Troyen, si tu eusses été à ma ceinture aussi bien que tu es à cette heure au chevet de mon lit, les jambes de ces brigands n’auraient pas emporté leurs corps si vite du champ de bataille… Mais voici des torches allumées et des sabres nus… Holà ! ho !… êtes-vous pour Saint-Johnston ?… si vous êtes amis de la jolie ville, vous êtes les bien venus… — Nous avons chassé sans rien prendre, dirent les citoyens, nous avons suivi des traces de sang qui nous ont menés dans le cimetière des dominicains, et nous avons aperçu au milieu des tombeaux deux coquins qui en soutenaient un troisième, qui probablement portait une de vos marques sur le corps, Henri. Ils sont arrivés à la porte de la poterne avant que nous eussions pu les rejoindre, et ont sonné la cloche du sanctuaire. La porte s’est ouverte, ils sont entrés. Ainsi les voilà en sûreté dans le lieu saint, et nous pouvons retourner à nos lits pour nous réchauffer. — Oui, dit quelqu’un de la troupe, ces bons dominicains ont toujours un de leurs pieux frères tout prêt à ouvrir la porte du sanctuaire à la pauvre âme qui, en peine, désire se réfugier dans l’église. — Oui, dit un second, si la pauvre âme poursuivie peut bien payer ; mais vraiment, si l’on est aussi pauvre de bourse que troublé d’esprit, on peut rester dehors jusqu’à ce que les chiens vous aient atteint. »

Un troisième, qui avait jusqu’alors regardé à terre à la lumière de sa torche, leva les yeux et parla. C’était un petit homme vif, hardi, gros de corps, appelé Olivier Proudfute, raisonnablement riche, et homme considéré dans sa corporation, qui était celle des bonnetiers. Il parla donc avec un ton d’autorité : « Peux-tu me dire, joyeux forgeron, » car on commençait à se reconnaître à la lueur des torches : Peux-tu me dire de quelle espèce étaient les drôles qui ont excité ce tumulte dans notre ville ? — Autant que j’ai pu m’en assurer, les deux premiers que j’ai vus, répondit l’armurier, m’ont semblé porter des plaids de montagnards. — C’est probable… assez probable, » répliqua un citoyen en branlant la tête. « C’est une honte que les brèches de nos murailles ne soient pas réparées, et que ces maraudeurs, ces brigands de montagnards puissent se permettre de tirer du lit les honnêtes gens, hommes et femmes, pendant les nuits les plus sombres. — Mais regardez ceci voisins, » dit Olivier Proudfute, en montrant une main sanglante qu’il avait ramassée à terre. » Une main comme celle-ci a-t-elle jamais attaché des brogues de montagnards ? Elle est forte et large, il est vrai, mais aussi douce qu’une main de dame, et elle porte un anneau qui brille comme une chandelle allumée. Simon Glover a fait bien des gants pour cette main avant aujourd’hui, si je ne me trompe fort, car il travaille pour les courtisans. » Les spectateurs commencèrent à regarder le membre sanglant avec divers commentaires. — En ce cas, reprit l’un d’eux, Henri Smith aurait mieux fait de montrer déjà s’il joue bien des jambes ; car la justice trouvera que la défense de la maison d’un bourgeois est à peine une excuse pour couper la main d’un gentilhomme. Il y a de rigoureuses lois contre la mutilation. — Fi donc ! osez-vous parler ainsi, Michel Wabster ? répliqua le bonnetier. Ne sommes-nous pas les représentants et les successeurs de ces anciens et vaillants Romains, qui bâtirent Perth aussi semblable que possible à leur propre ville ? Et voulez-vous que nous abandonnions à présent nos droits, privilèges et immunités, nos titres à saisir les coupables et leurs biens, à confisquer, emprisonner et punir de mort ; nos amendes, nos droits d’aubaine et le reste ? Souffrirons-nous qu’on donne l’assaut à la maison d’un honnête bourgeois sans que nous en tirions vengeance ? Non, braves citoyens, artisans et bourgeois ; le Tay remontera à Dunkeld avant que nous supportions paisiblement de semblables injures ! — Et comment pourrons-nous l’empêcher ? » dit un grave vieillard qui se tenait appuyé sur un large glaive à deux mains ; « qu’avons-nous à faire ? — Ah ! bailli Craigdallie, je m’étonne que la question vienne de vous. J’aurais voulu que nous allassions de ce pas, braves gens que nous sommes, trouver Sa Majesté le roi, le réveiller de son royal sommeil, et lui exposer l’affaire désastreuse qui nous a forcés à sortir de nos lits en cette saison, sans autres vêtements que nos chemises ; je lui aurais montré ce sanglant témoignage, et j’aurais su par la bouche royale de Sa Majesté s’il est juste et honnête que les bons sujets soient ainsi traités par les chevaliers et les nobles de sa cour dissolue. Et c’est là ce que j’appelle pousser notre cause chaudement. — Chaudement, dites-vous ? répliqua le vieux bourgeois ; ma foi, si chaudement que nous serions tous morts de froid, confrère, avant que le portier eût trouvé la clef pour nous introduire en présence du roi. Allons, amis, la nuit est glacée ; nous avons fait, en gens de cœur, nos rondes et nos patrouilles ; et notre joyeux Smith a donné à nos adversaires une correction qui vaudra vingt proclamations du roi. Demain, ce sera une autre affaire ; nous délibérerons là-dessus dans ce lieu même, et nous aviserons aux mesures à prendre pour découvrir et arrêter les coupables. C’est pourquoi nous ferons bien de nous séparer avant que le sang se fige dans nos veines. — Bravo ! bravo ! voisin Craigdallie ; Saint-Johnston à jamais ! »

Olivier Proudfute voulut encore parler, car c’était un de ces orateurs qui pensent que leur éloquence peut triompher des injures du temps, des lieux et des circonstances ; mais personne ne voulut l’écouter, et les citoyens se dispersèrent pour retourner chacun chez eux, à la lueur de l’aurore qui commençait à blanchir à l’horizon.

Ils étaient à peine partis que la porte de la maison du gantier se rouvrit ; Simon Glover vint prendre Henri par la main, et le fit entrer.

« Où est le prisonnier ? demanda l’armurier.

« Il est sauvé… échappé… enfin… que sais-je, moi ? Il a passé par la porte de derrière, puis par le petit jardin. Ne pense plus à lui ; mais viens voir la Valentine dont tu as sauvé ce matin la vie et l’honneur. — Laissez-moi seulement rengainer mon couteau, et me laver les mains. — Il n’y a pas de temps à perdre ; elle est levée et presque habillée. Viens, compère ; elle te verra avec ta bonne lame dans la main, et le sang des bandits sur les doigts, afin d’apprendre à bien apprécier les services d’un brave homme. Voilà long-temps qu’elle me ferme la bouche avec ses pruderies et ses scrupules ; je veux qu’elle sache ce que vaut l’amour d’un homme courageux, et d’un hardi bourgeois par-dessus le marché. »


CHAPITRE V.

LE BAISER.


Levez-vous, belle dame ; tressez votre chevelure, et montrez-vous au grand air. Levez-vous ! quittez votre appartement, l’heure s’avance, il y a long-temps que les corbeaux ont croassé autour du donjon.
Joanna Baillie.


Arrachée du sommeil par le bruit du combat, la Jolie Fille de Perth avait écouté avec terreur, et sans oser presque respirer, le tapage et les cris d’alarme qui partaient de la rue. Elle était tombée à genoux pour implorer l’assistance du ciel ; et quand elle distingua les voix des voisins et des amis rassemblés pour la défendre, elle resta dans la même attitude pour rendre grâces à Dieu. Elle était encore agenouillée, lorsque son père poussa leur défenseur, Henri Smith, dans l’appartement ; car le timide amant était d’abord resté en arrière, par crainte de l’offenser, et par respect pour sa dévotion.

« Père, dit l’armurier, elle prie ; je n’ose pas plus lui parler qu’à un évêque quand il dit sa messe. — Fais comme il te plaira, vaillant et courageux enfant, » répliqua Glover ; et puis, s’adressant à sa fille, il ajouta : « Le meilleur remercîment qu’on puisse adresser au ciel, ma fille, c’est la reconnaissance envers nos semblables. Voici l’instrument par lequel Dieu t’a sauvée de la mort, et peut-être du déshonneur, pire que la mort ; reçois-le, Catherine, comme ton frère Valentin, comme celui que je désire voir mon fils bien-aimé. — Pas dans ce moment, mon père, répondit Catherine ; je ne puis voir, ne puis parler à personne maintenant. Je ne suis pas ingrate, peut-être ne suis-je que trop reconnaissante envers l’instrument de notre salut ; mais laissez-moi rendre grâces au saint patron qui m’a envoyé si à propos du secours, et donnez-moi un moment pour m’habiller. — Ah ! merci de Dieu ! jeune fille, il serait dur de te refuser le temps d’arranger tes cotillons, lorsque cette demande est la seule phrase de femme que tu aies prononcée depuis ces dix jours. Vraiment, fils Henri, je voudrais que ma fille attendît, pour se faire tout à fait sainte, le jour où elle sera canonisée sous le nom de sainte Catherine deux. — N’en plaisantez pas, bon père ; car je jure qu’elle a déjà au moins un sincère adorateur qui s’est dévoué à son bon plaisir. autant que le peut faire un homme pécheur. Adieu donc, pour le moment, belle Catherine, » ajouta-t-il en haussant la voix, « et puisse le ciel vous envoyer des songes aussi paisibles que vos pensées pendant la veille. Je veillerai sur votre repos, et malheur à quiconque le troublera ! — Ah ! bon et brave Henri, vous dont le tendre cœur ressemble si peu à la main toujours remuante, ne vous engagez pas en d’autres querelles cette nuit ; mais recevez mes remercîments, et puissiez-vous avoir des pensées aussi paisibles que celles que vous me supposez. Demain matin nous nous reverrons, afin que je puisse vous convaincre de ma reconnaissance adieu. — Adieu, vous, la reine et la lumière de mon cœur ! » répondit l’armurier, et descendant l’escalier qui conduisait à l’appartement de Catherine, il allait s’élancer dans la rue, quand le gantier l’arrêta par le bras.

« Je me réjouirai de l’escarmouche de la nuit, lui dit-il, plus alors, Simon, que je n’ai jamais songé à me réjouir du cliquetis de l’acier, si cela peut ramener ma fille au bon sens, et lui apprendre ce que tu vaux. Par saint Macgrider ! j’aime presque ces riboteurs, et je suis fâché pour le pauvre amant qui ne portera jamais d’épée ou de bouquet de la main gauche. Oui ! il a perdu une chose qu’il regrettera tous les jours de sa vie, surtout quand il voudra mettre ses gants. Et il ne sera plus qu’une moitié de chaland pour ma boutique… Mais, tu ne quitteras point cette maison de la nuit, continua le digne bourgeois, tu ne dois pas nous abandonner, je te l’assure, mon fils. — Je n’en ai pas l’intention. Mais, avec votre permission, je veillerai dans la rue. On peut renouveler l’attaque. — En ce cas, il te sera plus facile de les repousser, ainsi retranché dans la maison. C’est la manière de combattre la plus convenable aux bourgeois que celle de résister derrière des murailles. Notre devoir, comme gardes de la ville, nous enseigne cette manœuvre. Et d’ailleurs, il y a assez de monde éveillé et aux aguets, pour nous assurer paix et tranquillité jusqu’au matin. Viens donc par ici. »

En parlant ainsi, il emmena Henri, qui faisait peu de résistance, dans le même appartement où ils avaient soupé, et où la vieille femme, éveillée comme tous les autres par le tumulte nocturne, eut bientôt allumé le feu.

« Et maintenant, mon brave fils, dit le gantier, avec quelle liqueur veux-tu faire raison à ton père ? »

Henri Smith s’était laissé tomber machinalement sur une chaise de vieux chêne noir, et regardait le feu qui renvoyait une lueur rougeâtre sur son mâle visage. Il se parlait tout bas à lui-même. « Bon Henri… brave Henri… ah ! si elle avait seulement dit cher Henri ! — Quelle liqueur est-ce là ? » dit le vieux Glover en riant. « Ma cave ne renferme rien de pareil. Mais si du vin sec, du vin du Rhin, du vin de Gascogne t’arrange… en bien ! dis un mot, et le flacon arrivera. Voilà tout. — Les plus vifs remercîments, » dit l’armurier en rêvant toujours, « c’est plus qu’elle ne m’en a jamais dit avant ce jour… les plus vifs remercîments…. À quoi cela ne peut-il point s’étendre ? — Cela s’étendra comme une peau de chevreau, camarade, si tu veux te laisser guider par moi ; voyons, dis-moi, que veux-tu pour ton coup du matin ? — Tout ce qu’il vous plaira, père, » répondit Henri avec indifférence, et il se mit à analyser les paroles que lui avait adressées Catherine. « Elle a parlé de mon tendre cœur ; mais aussi de ma main toujours remuante. Que puis-je faire au monde pour me guérir de cette humeur belliqueuse. Certainement, je ferais bien de me couper la main droite et de la clouer à la porte d’une église, afin qu’elle ne puisse plus nuire à ma réputation.

« Tu as assez coupé de mains pour cette nuit, » dit le gantier en posant un flacon de vin sur la table. « Pourquoi se tourmenter, mon ami ? elle t’aimerait deux fois plus si elle ne voyait pas combien tu es fou d’elle. Mais voilà qui devient sérieux. Je ne veux pas courir les risques d’avoir ma porte enfoncée et ma maison pillée par les démons qui forment la suite des nobles, parce qu’on l’appelle la Jolie Fille de Perth, s’il vous plaît. Non, elle apprendra que je suis son père, et se soumettra aux droits que la loi et l’Évangile me donnent sur elle. Je veux qu’elle soit ta femme, Henri, mon cœur d’or… ta femme, mon homme de métal, et ce avant plusieurs semaines. Allons, allons, un coup à ces joyeuses noces, brave Smith. »

Le père avala une large coupe-, et la remplit ensuite pour son fils adoptif qui la porta lentement à ses lèvres ; puis, avant qu’elle eût touché sa bouche, il la reposa tout à coup sur la table, et branla la tête.

« Ma foi, si tu ne fais pas raison à une pareille santé, je ne sais qui me la fera, reprit Simon. À quoi peux-tu songer, jeune insensé ? voici un heureux hasard qui l’a, pour ainsi dire, mise en ton pouvoir, puisque d’un bout de la ville à l’autre tout le monde crierait fi ! sur elle, si elle te disait non. Ne suis-je pas son père, non-seulement consentant à la conclusion du mariage, mais encore souhaitant vous voir tous deux unis d’aussi près que jamais aiguille ait rassemblé deux morceaux de peau de daim ? Et avec tout cela pour toi, la fortune, le père, tout, enfant, tu ressembles à l’amant malheureux de quelque ballade, plus disposé à faire un plongeon dans le Tay, qu’à courtiser une jeune fille qu’il te faut seulement demander pour l’obtenir, pourvu que tu choisisses le bon moment. — Oui, mais quand viendra le bon moment ? père. Je doute fort que Catherine dispose jamais d’un moment pour abaisser ses yeux sur la terre et sur ses habitants, et pour consentir à écouter un rustre, un ignorant, un sot comme moi. Je n’en puis trouver la raison, père ; partout ailleurs je peux lever la tête comme un autre homme, mais avec votre chaste fille, je perds cœur et courage et ne puis m’empêcher de croire que ce serait lui dérober un rayon de sa splendeur que de surprendre son affection. Ses pensées sont trop élevées pour qu’elle daigne les abaisser sur un être tel que moi. — Tout comme il vous plaira, Henri, ma fille ne vous cajole pas, ni moi non plus… Une belle offre n’est pas une cause de brouille ; seulement, si vous vous imaginez que je donne dans ses sottes idées de couvent, sachez bien que je n’y prêterai jamais l’oreille. J’aime et j’honore l’Église » ajouta Glover en se signant ; « je lui paye dûment et volontairement ce qu’elle a droit d’exiger : dîmes et aumônes, vin et cire ; je paye tout aussi exactement qu’aucun homme de mon rang dans Perth ; mais je ne puis donner à l’Église la seule et unique brebis que j’aie au monde. Sa mère m’était chère tant qu’elle habita la terre, et maintenant c’est un ange au ciel : Catherine est tout ce que j’ai pour me rappeler celle que j’ai perdue ; et si elle se retire dans un cloître, ce sera quand mes vieux yeux seront fermés pour toujours, et pas avant ! Mais pour vous, ami Gow, je vous supplie d’agir comme bon vous semblera, je ne vous ferai point prendre une femme de force, je vous le promets. — Maintenant vous battez le fer deux fois ; c’est ainsi que nous finissons toujours, père. Vous me boudez parce que je ne fais pas la seule chose au monde qui me rendrait heureux, si elle était en mon pouvoir. Oh ! père, je voudrais que le poignard le plus affilé qui soit jamais sorti de mes mains me perçât le cœur en ce moment, s’il y a dans ce cœur une seule parcelle qui n’appartienne pas plus à votre fille qu’à moi. Mais que puis-je faire ? Je ne puis avoir pour elle moins de vénération que je ne lui en dois, ni prendre de moi-même une opinion au-dessus de mon mérite ; et ce qui semble si aisé et si certain, je le trouve aussi difficile que de fabriquer un haubert d’acier avec des étoupes. Mais à votre santé, père, » ajouta-t-il d’un ton plus gai ; « a la santé de ma jolie sainte et de ma Valentine ; car j’espère que votre Catherine sera la mienne pour la saison. Que je n’éloigne pas plus long-temps votre vieille tête de l’oreiller ; allez revoir votre lit de plumes jusqu’au jour, alors vous me conduirez à la porte de la chambre de votre fille, et votre présence m’excusera quand j’y entrerai pour la prier de recevoir le bonjour du plus fortuné des hommes que le soleil éveillera dans cette ville et à plusieurs milles des environs. — L’avis n’est pas mauvais, mon fils, » dit l’honnête gantier ; « mais vous, qu’allez-vous faire ? Voulez-vous venir partager mon lit ou prendre la moitié de celui de Conachar ? — Ni l’un ni l’autre, répondit Henri Gow ; je ne ferais que vous empêcher de dormir, et pour moi ce fauteuil vaudra un lit de duvet, je sommeillerai comme une sentinelle avec mes armes auprès de moi. »

Et il porta la main à son glaive.

« Ah ! que le ciel nous garde d’avoir encore besoin de nos armes. Bonne nuit, ou plutôt bon jour, jusqu’au lever du soleil, et que le premier éveillé appelle l’autre. »

Ainsi se séparèrent les deux bourgeois : le gantier alla se coucher et on doit supposer qu’il dormit ; l’amant ne fut pas si heureux : la charpente de son corps supportait aisément la fatigue qu’il avait ressentie dans le cours de la nuit ; mais son esprit était d’une nature différente et plus délicate. Sous un rapport, Smith était le plus robuste bourgeois de son temps : également fier de son habileté à fabriquer les armes et à les manier quand elles étaient fabriquées ; sa jalousie contre ses confrères, sa force personnelle et une adresse à manier l’épée l’avaient entraîné dans bon nombre de querelles qui l’avaient généralement fait craindre et parfois haïr. Mais à ces qualités s’unissait le naturel doux et simple d’un enfant : un caractère plein d’imagination et d’enthousiasme qui semblait incompatible avec ses travaux de forgeron et ses combats. Peut-être néanmoins ces dispositions exaltées qu’il avait puisées dans de vieilles ballades ou dans des romans en vers, seule source de son savoir et de ses connaissances, l’avaient-ils en certaines occasions un peu poussé à quelques-unes de ces prouesses, qui avaient souvent une apparence chevaleresque. Il est certain que, dans son amour pour la jolie Catherine, il montrait une délicatesse semblable à celle de l’écuyer sans naissance qui fut honoré, si la chanson dit vrai, des sourires de la fille du roi de Hongrie. Ses sentiments pour la fille du gantier étaient vraiment aussi exaltés que s’ils se fussent adressés à un ange véritable ; ce qui donnait à penser au père Simon et à d’autres que cette passion était trop pure, trop religieuse pour réussir auprès d’une fille de la terre. Ils se trompaient pourtant : Catherine, toute modeste et réservée qu’elle était, avait un cœur capable de sentir et de comprendre la nature et la profondeur de la passion de l’armurier ; et qu’elle voulût ou non y répondre, en secret elle était aussi fière de l’attachement du redouté Henri Gow, qu’une héroïne de roman le serait d’avoir un lion dompté pour la suivre et pour la défendre. Ce fut avec des sentiments de la plus sincère gratitude qu’en se réveillant avec le jour elle se ressouvint des services de Henri durant le cours de cette nuit périlleuse ; et la première pensée qui lui vint à l’esprit fut d’aviser au moyen de lui témoigner cette reconnaissance.

Sortant à la hâte de sa couche en rougissant de sa résolution :

« Je me suis montrée froide à son égard et peut-être injuste, se dit-elle, je ne serai pas ingrate, quoique je ne puisse accueillir ses vœux ; je n’attendrai pas que mon père me force à le recevoir pour mon Valentin, j’irai trouver Henri et je le choisirai moi-même. D’autres filles m’ont paru hardies, quand elles en faisaient autant ; mais il me semble que, comme je mettrai par là mon père au comble de la joie, je puis accomplir ainsi les rites par lesquels on honore le bon saint Valentin, et témoigner ma gratitude à ce vaillant homme. »

Elle se vêtit à la hâte ; et sans mettre dans ses vêtements autant d’ordre qu’à l’ordinaire, elle descendit l’escalier et ouvrit la porte de la chambre où, comme elle le pensait, son amant était resté depuis le combat de la nuit. Catherine s’arrêta à la porte et hésita un peu à l’idée d’exécuter son projet ; car la règle non-seulement permettait, mais encore enjoignait aux Valentins de commencer leur intimité par un baiser d’affection. On regardait comme un augure des plus favorables que l’un des deux pût trouver l’autre endormi et qu’il l’éveillât en accomplissant cette intéressante cérémonie.

Jamais plus belle occasion ne se présenta pour commencer cette union mystique que celle qui s’offrait à Catherine. Après bien des pensées différentes, le sommeil s’était enfin emparé du vigoureux armurier dans le fauteuil où il s’était étendu. Ses traits, tandis qu’il reposait ainsi, avaient une expression plus ferme et plus mâle que ne l’avait imaginé Catherine qui, le voyant toujours indécis entre la timidité et la crainte de lui déplaire, avait conçu une idée peu avantageuse en faveur de la fermeté de son esprit.

« Il a l’air bien sévère, dit-elle ; s’il allait se fâcher… Et puis quand il s’éveillera… Nous serons seuls… Si j’appelais Dorothée… Si j’avertissais mon père… Mais, non ! c’est une chose reçue, et qui se fait comme entre frère et sœur sans compromettre l’honneur d’une jeune fille. Je ne supposerai pas qu’Henri s’y puisse tromper ; et je ne souffrirai pas qu’une crainte puérile m’empêche de témoigner ma reconnaissance. »

En parlant ainsi, elle traversa l’appartement sur la pointe du pied, d’un pas léger quoique incertain, ses joues se couvrant d’un vif cramoisi à la seule idée de son intention ; et s’approchant du dormeur, elle laissa tomber sur ses lèvres un baiser aussi léger qu’une feuille de rose. Il ne fallait pas que ce sommeil fût bien profond pour qu’un contact aussi délicat pût l’interrompre, et les songes du jeune homme devaient sans doute rouler sur la cause de l’interruption, puisqu’Henri, se levant en sursaut, saisit la jeune fille dans ses bras et s’efforça de lui rendre, dans son ravissement, le gage d’amour qui avait troublé son repos. Mais Catherine tenta de se dérober à ses embrassements ; et comme ses efforts annonçaient une pudeur alarmée plutôt qu’une ridicule pruderie, son timide amant la laissa échapper de ses bras, d’où, elle n’aurait pu se tirer quand elle eût été vingt fois plus forte.

« Oh ! ne vous fâchez pas, bon Henri, » dit-elle du ton le plus doux à son amant surpris, « j’ai payé tribut à saint Valentin, pour montrer combien j’estime le cavalier qu’il m’a envoyé pour l’année. Si mon père était ici, je n’oserais pas vous refuser la vengeance que vous pouvez demander à qui vous a réveillé. — Que ce ne soit pas un obstacle, » dit le vieux gantier en se précipitant dans la chambre tout transporté de joie, « venge-toi, Smith, venge-toi ; bats le fer pendant qu’il est chaud, et montre-lui ce que c’est que d’éveiller le chat qui dort. »

Ainsi encouragé, Henri saisit de nouveau dans ses bras la jeune fille rougissante, qui se soumit d’assez bonne grâce à recevoir en représailles de son salut une douzaine de baisers donnés avec beaucoup plus de vivacité qu’elle-même n’en avait montré. À la fin, elle s’arracha encore aux caresses de son amant ; et, comme effrayée et repentante de ce qu’elle avait fait, se jeta sur une chaise et se cacha la figure dans ses deux mains.

« Eh bien ! voyons, jeune folle, dit le père, n’aie donc pas honte d’avoir fait les deux plus heureux hommes de Perth, puisque ton vieux père est l’un d’eux. Jamais baiser ne fut si bien donné, et c’était justice qu’il fût convenablement rendu. Regarde-moi, ma mignonne, regarde-moi, et que je voie seulement un sourire sur tes lèvres. Sur mon honnête parole, le soleil qui se lève maintenant sur notre jolie ville ne pouvait éclairer un spectacle plus agréable à mon cœur. Quoi ! » continua-t-il d’un ton enjoué, « croyais-tu posséder l’anneau de Jarnie Reddie, et pouvoir devenir invisible ? Cela n’est pas ainsi, ma fée de l’aurore : au moment où je me levais, j’ai entendu la porte de ta chambre s’ouvrir, et j’ai épié ton passage à l’escalier, non pour te protéger contre Henri qui dormait, mais pour voir de mes yeux enchantés ma fille chérie faire ce que son père souhaitait le plus ardemment. Allons, ôte ces sottes mains, quoique tu rougisses un peu, une jeune fille n’en a que meilleure grâce quand ses joues se couvrent de rougeur le matin de la Saint-Valentin. »

Tandis que Simon Glover parlait ainsi, il écarta avec une douce violence les mains qui cachaient la figure de sa fille. Son visage était couvert d’une vive rougeur, et il y avait dans sa physionomie quelque chose de plus triste qu’un embarras virginal : ses yeux étaient baignés de larmes.

« Quoi ! des larmes, mon amour ! continua le père. Non, non, c’est plus qu’il ne faut. Henri ! aide-moi à consoler cette petite insensée. »

Catherine fit un effort pour se remettre et sourire, mais son sourire fut mélancolique.

« Je voulais seulement vous dire, mon père, » répliqua la Jolie Fille de Perth en se faisant violence, « qu’en choisissant Henri Gow pour mon Valentin, et qu’en lui donnant les privilèges et le salut du matin, suivant le vieil usage, j’ai seulement voulu lui prouver ma reconnaissance pour son dévouement généreux, et à vous mon obéissance… Mais ne l’induisez pas à croire… Hélas ! cher père, n’allez pas vous-même imaginer que j’aie voulu faire plus qu’une promesse d’être sa fidèle et affectionnée Valentine pendant l’année de rigueur. — Oui, oui, oui, oui ; nous comprenons tout cela, » dit Simon, avec ce ton calmant que les nourrices emploient avec leurs enfants ; « nous comprenons tout ce que cela veut dire. C’est assez pour une fois ; oui, c’est assez. Tu ne seras ni épouvantée ni pressée. Vous êtes de chers, de vrais, de fidèles Valentins : quant au reste, ce sera comme le ciel et l’occasion le permettront. Allons, de grâce, console-toi ; ne tords pas tes petites mains, ne crains pas de nouvelles persécutions pour le présent ; tu as agi bravement, excellemment. Maintenant, va chercher Dorothée : réveille la vieille dormeuse ; nous avons besoin d’un déjeuner substantiel après une nuit de tumulte et une matinée de joie ; il faut aussi que tes mains se mettent à l’ouvrage et nous préparent de ces gâteaux délicats que personne ne sait faire excepté toi ; et tu as bien droit à ce secret, vu la personne qui te l’a confié. Ah ! repos à l’âme de ta chère mère, » ajouta-t-il avec un soupir ; « combien elle eût été ravie de voir cette heureuse matinée de Saint-Valentin ! »

Catherine saisit l’occasion de s’évader qu’on lui donnait, et s’esquiva de la chambre. Ce fut pour Henri comme si le soleil disparaissait à midi du ciel, et laissait le monde dans une obscurité soudaine. Les hautes espérances dont le dernier événement l’avait rempli commencèrent même à s’ébranler, quand il réfléchit à l’altération des traits, aux larmes qui baignaient les yeux, à la crainte manifeste qui perçait sur le visage de la jeune fille, et enfin à la peine qu’elle avait prise d’expliquer, aussi clairement que le permettait la délicatesse, que les avances qu’elle lui avait faites étaient dues au titre dont les usages du jour l’avaient investi. Simon remarqua l’air abattu de Henri, avec quelque peu de surprise et de mécontentement.

« Au nom du bon saint Jean ! que vous est-il arrivé, pour que vous ayez la mine aussi grave qu’un hibou, quand un garçon, s’il était réellement aussi fou de cette pauvre fille que vous prétendez l’être, devrait paraître joyeux comme une alouette ? — Hélas ! père, » répondit l’amant désespéré, « il y a quelque chose d’écrit sur son front qui dit qu’elle m’aime assez pour être son Valentin, parce que vous le souhaitez ; mais assez pour devenir ma femme, jamais ! — Ah ! que la peste te crève, tête d’oie, homme froid et sans cœur, répondit le père. Je sais lire sur un front de femme aussi bien et mieux que toi, et je ne vois rien de semblable sur le sien. Mais aussi, de par le diable ! compère, tu restes là à t’étaler comme un seigneur dans ton fauteuil, aussi profondément endormi qu’un juge, lorsque, si tu avais été un amant un peu futé, tu aurais guetté à l’orient le premier rayon du soleil. Mais tu te dandines là, tu ronfles et, j’en réponds, ne penses pas à elle, ou tu songes à toute autre chose, et la pauvre fille se lève au point du jour, de peur qu’une autre ne lui souffle son très-précieux et vigilant Valentin ; elle te réveille avec une grâce qui, saint Macgrider me soit en aide ! aurait fait palpiter une enclume ; et tu ouvres les yeux, toi, pour te plaindre, soupirer et gémir comme si elle t’avait enfoncé une barre de fer rouge entre les lèvres ! Je voudrais, par saint Jean ! qu’elle eût chargé la vieille Dorothée de la commission, et t’eût contraint à consacrer tes galanteries de Valentin à ce faisceau d’os secs, et à cette bouche sans dents. Ce serait, de toute la ville de Perth, la Valentine la mieux assortie à un galant si poltron. — Quant à poltron, père, répondit Henri Gow, il y a une vingtaine de braves coqs, dont j’ai déchiré la crête, qui peuvent dire si je suis un poltron ou non : et le ciel sait que je donnerais ma bonne terre, possédée à titre de bourgeois, avec ma forge, mes soufflets, tenailles, enclume, etc., pour faire que vous eussiez raison. Mais ce n’est pas de sa timidité, pas de sa rougeur que je parle, c’est de la pâleur qui a si subitement chassé la rougeur de ses joues, c’est aussi des larmes qui ont suivi ; c’était comme une giboulée d’avril survenant à l’improviste, et gâtant le plus beau soleil qui ait jamais brillé sur le Tay. — Tutti ! taitti ! ni Rome, ni Perth, ne furent bâties en un jour. Tu as pêché le saumon un millier de fois, et tu aurais pu y prendre une leçon. Quand le poisson a mordu à l’hameçon, tirer vitement la ligne serait briser le fil, et le mettre en pièces, fût-il de laiton. Prête la main, compère, et laisse-le monter ; donne-moi le temps, et en une demi-heure tu le tires sur le bord. Pour le commencement, c’est aussi bien qu’on puisse le souhaiter, à moins que tu ne t’attendisses à voir la pauvre fille venir jusqu’à ton lit, comme elle est venue à ta chaise ; or, ce n’est pas l’usage des fillettes honnêtes. Mais prends-y garde, après notre déjeuner, je te procurerai une occasion de lui exprimer tes sentiments. Songe à y aller doucement, à ne pas la presser trop fort. Donne-lui de la ligne, et ne tire pas trop vite, et quant au succès, je gagerais ma vie contre la tienne. — Je ferai ce que je pourrai, père, mais vous rejetterez toujours le blâme sur moi ; j’aurai tiré trop brusquement. En vérité, je donnerais le meilleur corselet que j’aie jamais fabriqué pour que toute la difficulté vînt de moi ; car alors j’aurais meilleure chance à en faire bon marché. J’avoue pourtant que je ne suis qu’un âne pour amener la conversation sur le sujet en question. — Viens dans la boutique avec moi, mon fils, et je te fournirai un thème convenable. Tu sais que l’homme qui s’est laissé embrasser par une jeune fille pendant qu’il dormait, lui doit une paire de gants. Viens à ma boutique, tu en trouveras une jolie paire, en chevreau, qui ira à merveille à sa main et à son bras. Je pensais à sa pauvre mère en les taillant, » ajouta l’honnête Simon avec un soupir ; « et Catherine exceptée, je ne connais pas de femme en Écosse qui pût les mettre, quoique je les aie essayés à la plupart des beautés de la cour. Viens avec moi, te dis-je, et tu auras un beau sujet d’exercer ta langue, pourvu que ton courage et ta prudence ne t’abandonnent pas au milieu de ta déclaration. »


CHAPITRE VI.

ENTRETIEN.


Jamais Catherine ne donnera sa main à un homme.
Shakspeare. La Mégère apprivoisée.


Le déjeuner fut servi, et les gâteaux d’une pâte légère, faite de fleur de farine et de miel, suivant la recette de famille, furent loués avec la partialité d’un père et d’un amant ; ils obtinrent même un succès encore plus décisif, véritable pierre de touche des gâteaux et des pouddings. On causa, on plaisanta, on rit. Catherine elle-même avait retrouvé son calme ordinaire là où les dames et les demoiselles de l’époque étaient exposées à perdre le leur… c’est-à-dire dans la cuisine, et en surveillant les affaires du ménage, où elle déployait une rare sagacité. Je doute fort si la lecture de Sénèque, pendant le même espace de temps, aurait eu autant d’effet pour calmer son esprit.

La vieille Dorothée s’était assise au bout de la table, suivant l’usage ; et les deux bourgeois se plaisaient tellement à leur propre conversation, Catherine s’occupait avec tant de soin de les servir ou méditait si profondément en elle-même, que la vieille femme fut la première qui remarqua l’absence du jeune Conachar.

« Cela est vrai, dit le maître gantier ; allez l’appeler, ce fainéant de montagnard. On ne l’a point vu cette nuit durant la bataille, non plus ; je ne l’ai point vu, du moins. L’avez-vous aperçu, vous autres ? »

La réponse fut négative ; et Henri y ajouta cette observation.

« Il y a des temps où les montagnards se cachent comme leurs daims ; oui, et où ils courent aussi vite pour échapper au péril. Je les ai vus moi-même agir de la sorte. — Et il fut des temps, répliqua Simon, où le roi Arthur et sa Table Ronde n’auraient pu leur résister. Je souhaiterais, Henri, que vous parlassiez avec plus de respect des montagnards ; ils viennent souvent à Perth, soit seuls, soit par troupes, et il vous faut rester en paix avec eux aussi long-temps qu’ils resteront en paix avec vous. »

Un défi était sur les lèvres d’Henri ; mais il le retint prudemment.

« Mais vous savez bien, père, » dit-il en riant, « que, nous autres artisans, nous aimons mieux les gens qui nous font vivre. Or, dans mon état, je fournis les vaillants et nobles chevaliers, les beaux écuyers et les jolis pages, les fiers hommes d’armes et tant d’autres qui portent les armes que nous fabriquons ; il est donc naturel que je préfère les Ruthvens, les Lindsay, les Ogilvys, les Oliphants et tant d’autres de nos braves et nobles voisins qui sont couverts d’armes de ma fabrique, comme autant de paladins, à ces montagnards nus, qui ne cherchent qu’à nous faire du mal, surtout depuis qu’ils ne sont plus cinq dans chaque clan qui ait une cotte de mailles rouillée aussi vieille que leur brattach[31]. Encore ces cottes ne sont-elles forgées que par l’armurier mal habile du clan, qui n’est pas membre de notre honorable confrérie, mais qui travaille tout bonnement à l’enclume où son père a travaillé avant lui. Je soutiens que de telles gens ne peuvent être vus d’un bon œil par un honnête artisan. — Bien ! bien ! répondit Simon ; mais, de grâce, laisse là ce sujet, car voici notre jeune paresseux ; et, quoique ce soit un matin de fête, je ne veux pas davantage de poudding au sang. »

Le jeune montagnard entra donc. Il avait la figure pâle, les yeux rouges ; et l’on voyait dans toute sa personne un air de malaise. Il alla s’asseoir au bas bout de la table, vis-à-vis Dorothée, et se signa comme pour se préparer à son repas du matin. Comme il ne s’attaquait lui-même à aucun plat, Catherine lui présenta une assiette avec quelques-uns des gâteaux qui avaient obtenu l’approbation générale. D’abord il rejeta son offre d’un air bourru ; mais lorsqu’elle lui en offrit une seconde fois avec un sourire de bonne humeur, il prit un gâteau, le cassa, et en mâcha un morceau, mais l’effort qu’il fit pour avaler parut si douloureux qu’il ne le répéta point.

« Vous avez un mauvais appétit pour le matin de la Saint-Valentin, » dit le maître d’un ton jovial ; « et pourtant il me semble que vous avez parfaitement dormi la nuit dernière, puisque je dois croire que le bruit de la bataille ne vous a point éveillé. Ma foi, je pensais qu’un brave Glune-Amie eût été aux côtés de son maître, le poignard à la main, au premier signal d’un danger. — Je n’ai entendu qu’un bruit confus, » dit le jeune homme, tandis que sa figure rougissait tout à coup comme un charbon ardent, « et je l’ai pris pour le tapage de quelques joyeux riboteurs ; d’ailleurs vous me recommandez toujours de n’ouvrir ni portes ni fenêtres, de ne pas alarmer la maison à propos de pareilles folies. — Bien, bien ! reprit Simon ; je pensais qu’un montagnard aurait mieux reconnu la différence qu’il y a entre le cliquetis des sabres et le retentissement des harpes, entre un terrible cri de guerre et de joyeuses acclamations. Mais passons, jeune homme ; je suis content que tu perdes tes habitudes querelleuses. Finis ton déjeuner pourtant, car j’ai à te donner de l’ouvrage qui presse. — J’ai déjà déjeuné, et je suis pressé moi-même. Je pars pour les montagnes. N’avez-vous pas de commissions pour mon père ? — Aucune, » répondit le gantier un peu surpris. « Mais es-tu devenu fou, mon garçon ? ou quelle vengeance te pousse à quitter la ville, comme l’aile du tourbillon ? — L’ordre de partir m’est arrivé soudain, » dit Conachar parlant avec quelque difficulté ; mais était-ce l’hésitation inséparable de l’usage d’une langue étrangère[32] ou quelque autre cause ? il n’était pas aisé de le dire… « Il doit y avoir une partie… Une grande chasse… » Ici il s’arrêta. « Et quand reviendrez-vous de cette bienheureuse chasse ? lui demanda son maître, si je puis toutefois me permettre de vous faire une telle demande. — Je ne puis répondre au juste, repartit l’apprenti. Peut-être jamais… Si tel est le plaisir de mon père. » répliqua Conachar avec une indifférence affectée.

« Je croyais, » dit Simon Glover assez sérieusement, « qu’on était convenu de laisser tout cela de côté lorsque, cédant à de vives instances, je vous reçus sous mon toit. Je croyais, quand j’entrepris, et c’est une pénible tâche, de vous apprendre un honnête métier, que vous ne deviez plus entendre parler de chasse, ni de combats, ni de réunions de clans, ni de rien de semblable ? — On ne m’a point consulté pour m’envoyer ici, » dit le jeune homme avec fierté ; « je ne puis dire quelles furent les conditions. — Mais je puis vous dire, sir Conachar, » reprit le gantier assez vivement, « qu’il n’est pas délicat de vous attacher à un honnête artisan, de lui perdre plus de peaux que n’en vaut la vôtre ; et puis, quand vous êtes devenu sage et prêt à lui être de quelque utilité, de disposer de votre temps selon votre bon plaisir, comme s’il était à vous et non pas à votre maître. — Arrangez-vous avec mon père, répondit Conachar ; il vous payera généreusement le dommage… Un agnel d’or[33] pour chaque peau que j’ai gâtée, et une vache ou un bœuf gras pour chaque jour que J’ai été absent. — Faites marché avec lui, mon ami Glover… Faites marché, » dit l’armurier sèchement ; « vous serez amplement payé du moins, sinon honnêtement. Il me semble que j’aurais envie de savoir combien de bourses ont été vidées pour remplir le sporran[34] de peau de chèvre qui doit être si libéral de son or pour vous : et dans quels pâturages furent élevés les bœufs qu’on doit vous envoyer par les défilés des Grampians ? — Vous me rappelez, l’ami, » dit le jeune montagnard en se tournant avec un air de dédain vers l’armurier, « que j’ai aussi un compte à régler avec vous. — Tiens-toi donc à la longueur de mon bras, » répliqua Henri en étendant son bras charnu… « Je ne me soucie plus d’étroites embrassades… ni de coups d’aiguille comme ceux de la nuit dernière ; je m’inquiète peu de la piqûre d’une guêpe, mais je ne souffrirai pas que l’insecte s’approche de moi quand je puis l’en empêcher. »

Conachar sourit d’un air méprisant. « Je ne te veux aucun mal, dit-il ; le fils de mon père t’a fait beaucoup trop d’honneur en répandant le sang d’un chien tel que toi. Je t’en payerai chaque goutte, afin qu’il sèche et ne me souille pas plus long-temps les doigts. — Paix, singe fanfaron ! s’écria Smith ; le sang d’un vaillant homme ne se paye pas au prix de l’or. La seule expiation possible serait que tu vinsses à un mille dans nos basses terres, avec deux des plus grands fiers-à-bras de ton clan ; et tandis que je m’occuperai d’eux, Je t’abandonnerai à la correction de mon apprenti, le petit Jan-Kin. »

Ici Catherine intervint. « Paix ! dit-elle, mon fidèle Valentin, j’ai droit de vous commander ; paix ! vous aussi, Conachar, qui devez m’obéir comme à la fille de votre maître ; c’est mal faire que d’éveiller le matin une dispute qui a dormi toute la nuit. — Adieu donc, maître, » dit Conachar après avoir lancé au forgeron un nouveau regard de mépris, Smith se contenta d’y répondre par un sourire ; « adieu, et je vous remercie de vos bontés qui ont été plus grandes que je ne le méritais. Si j’ai parfois paru moins que reconnaissant, ç’a été la faute des circonstances et non de ma volonté, Catherine… » Il jeta sur la jeune fille un regard où se peignait la plus vive émotion, et qui cachait des sentiments bien différents. Il hésita comme s’il voulait parler, puis enfin se détourna en laissant échapper le seul mot adieu. Cinq minutes après, les brodequins de montagnard aux pieds, et un petit paquet à la main, il passa sous la Porte-Nord de Perth, et dirigea sa course vers les montagnes.

« Il vient de sortir d’ici assez de gueuserie et d’orgueil pour tout un clan de montagnards, dit Henri. Il parle avec autant d’indifférence de pièces d’or que je parlerais de sous d’argent ; et cependant je parierais que le pouce du gant tricoté de sa mère contiendrait le trésor de tout le clan. — Cela n’est pas impossible, » dit le gantier en riant de cette singulière idée ; « sa mère était une femme qui avait de fameux os, surtout aux doigts et aux poignets. — Quant à leurs troupeaux, continua Henri, je compte que son père et ses frères volent mouton par mouton. — Moins nous parlerons d’eux, mieux cela vaudra, » dit le gantier redevenant grave. « Des frères, il n’en a pas ; son père est un homme puissant… il a les mains longues… il les avance aussi loin qu’il peut, et il entend beaucoup trop bien pour qu’il soit nécessaire de parler de lui. — Et pourtant il a donné son seul fils comme apprenti à un gantier de Perth ? dit Henri. Ma foi, j’aurais cru que le joli métier de saint Crépin lui aurait mieux convenu ; et peut-être si le fils de quelque grand Mac ou O’[35] devait devenir artisan, ce serait seulement dans la profession où des princes lui ont donné l’exemple. »

Cette remarque, quoique ironique, parut réveiller chez notre ami Simon le sentiment de la dignité de son état, qui était un faible dominant et caractéristique des artisans du temps.

« Vous êtes dans l’erreur, fils Henri, » répliqua-t-il avec beaucoup de gravité, « les gantiers ont le métier le plus honorable des deux, vu qu’ils pourvoient à l’équipement des mains, au lieu que savetiers et cordonniers ne travaillent que pour les pieds. — Ce sont deux membres du corps également nécessaires, » dit Henri, dont le père avait été cordonnier.

« Nécessaires, soit, mon fils, mais non pas également honorables. Songe que nous employons les mains pour témoigner de notre amitié et de notre bonne foi ; les pieds n’ont pas un pareil privilège. De braves hommes combattent avec leurs mains… des lâches profitent de leurs pieds pour fuir. Le gant a toujours une position élevée, le soulier trempe dans la boue… Un ami salue un ami, la main ouverte ; pour repousser un chien ou un homme aussi méprisable qu’un chien, on avance le pied. Un gant au bout d’une lance est un signe et un gage de bonne foi pour tout le monde, comme un gantelet jeté à terre provoque un combat de chevaliers ; tandis que je ne sache pas qu’un vieux soulier serve jamais d’emblème, sinon que quelques vieilles femmes le jetteront après un homme pour lui rendre la fortune propice, pratique qui me semble mériter peu de confiance. — Oh ! » reprit Henri Gow qu’amusait l’éloquent plaidoyer de son ami pour la dignité de sa profession, « je ne suis pas homme, je vous le promets, à déprécier la confrérie des gantiers. Songez-y, je suis moi-même fabricant de gantelets. Mais la dignité de votre profession ne m’empêche point de m’étonner que le père de ce Conachar ait permis à son fils d’apprendre un métier, quel qu’il fût, d’un artisan des basses terres ; car ces gens-là nous regardent comme de beaucoup au-dessous de leur rang magnifique, et comme une race de vils hommes de peine, indignes d’un autre destin que d’être maltraités et pillés, aussi souvent que ces sans-culottes trouvent une occasion de le faire en sûreté. — Oui, répliqua le gantier, mais il y avait de puissantes raisons pour… pour… » Il retint quelque chose qui semblait sur ses lèvres, et continua : « pour que le père de Conachar se conduisît comme il s’est conduit… Eh bien ! j’ai joué franc jeu avec lui, et je ne doute pas qu’il ne me traite honorablement… Mais le départ subit de Conachar m’embarrasse un peu. Certaines choses lui étaient confiées. Il faut que je visite la boutique. — Puis-je vous être utile, père, » dit Henri Gow, trompé par son air empressé.

« Vous ? non… » dit Simon avec une sécheresse qui fit tellement sentir à Henri la naïveté de sa proposition, qu’il rougit jusqu’aux yeux de la pauvreté de son intelligence dans une affaire où l’amour aurait dû le mettre au fait du premier coup. « Vous, Catherine, » ajouta le gantier en quittant la chambre, demeurez avec votre Valentin, durant cinq minutes, et veillez à ce qu’il ne parte pas avant mon retour… Viens avec moi, vieille Dorothée, et remue tes jambes un peu plus vite en ma faveur…

Il sortit donc suivi de la vieille femme ; et Henri Smith resta seul à seul avec Catherine, peut-être pour la première fois de sa vie. Pendant environ une minute il y eut de l’embarras du côté de l’amante, et de la gaucherie du côté de l’amant ; mais Henri, rassemblant son courage, tira de sa poche les gants que Glover lui avait donnés, et pria la jeune fille de permettre à celui qui avait obtenu une si haute faveur le matin, de payer l’amende d’usage pour s’être trouvé endormi dans un instant où il aurait bien donné le sommeil de douze mois pour être éveillé seulement une minute.

« Non pas, dit Catherine ; ce que j’ai fait pour rendre hommage à saint Valentin ne vous condamne pas à l’amende que vous désirez payer ; je ne puis donc songer à la recevoir. — Ces gants, » dit Henri en avançant insidieusement sa chaise vers Catherine tandis qu’il parlait, « ont été travaillés par des mains qui vous sont fort chères, et voyez… ils sont faits pour les vôtres. » Il les déploya tout en parlant, et saisissant le petit bras avec sa main robuste, il le plaça auprès d’un gant pour faire voir qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ; « songez à celui qui a fait ces coutures de soie et d’or, et dites si le bras et la main auxquels ce gant peut seul convenir, doivent en rester séparés, parce que le pauvre gant a eu le malheur de rester une minute dans ma main noire et calleuse. — Ils sont bien venus comme venant de mon père, dit Catherine ; et certainement ils ne le sont pas moins comme venant de mon ami… » Elle appuya fortement sur ce mot… « aussi bien que de mon Valentin et de mon sauveur. — Permettez que je vous aide à les mettre, » dit Henri s’approchant encore plus près d’elle ; « ils peuvent paraître un peu étroits d’abord, et il faut que je vous aide. — Vous êtes habile à rendre de pareils services, bon Henri Gow, » dit la jeune fille en riant, mais en s’éloignant de son amant.

« Non, sur ma parole, » reprit Henri en secouant la tête ; l’expérience m’a appris à mettre des gantelets d’acier à des chevaliers armés de pied en cap, plutôt que des gants brodés à de jeunes filles. — Alors je ne vous en donnerai pas la peine, et Dorothée m’aidera… quoique je n’aie pas besoin d’aide… les yeux et les doigts de mon père sont fidèles dans les ouvrages de sa profession ; l’ouvrage qui passe par ses mains reproduit toujours fidèlement la mesure. — Laissez-moi m’en convaincre, laissez-moi voir comme ces gants si fins recouvrent bien les mains pour lesquelles ils ont été faits. — À un autre moment, bon Henri, je porterai les gants en l’honneur de saint Valentin, et du cavalier qu’il m’a envoyé. Plût au ciel que je pusse de même contenter mon père pour des affaires plus importantes !… À cette heure le parfum de la peau augmenterait le mal de tête que j’ai depuis le matin. — Mal de tête, chère Catherine ? demanda son amant. — Si vous disiez mal de l’âme, vous seriez aussi dans le vrai, » répondit Catherine avec un soupir, et elle continua sur un ton très-sérieux. « Henri, je vais peut-être me montrer aussi hardie que je vous ai déjà donné sujet de me croire. Car je veux vous parler la première d’un sujet sur lequel je devrais attendre que j’aie à vous répondre ; mais je ne puis. Après ce qui est arrivé ce matin, différer davantage à vous expliquer mes sentiments pour vous, sans m’exposer à être bien mal comprise… Oh ! ne répondez pas avant de m’avoir entendue tout au long… Vous êtes brave, Henri, plus que personne, honnête et sûr comme l’acier que vous travaillez… — Arrêtez… arrêtez, Catherine, par pitié ! Vous n’avez jamais dit tant de bien de moi que pour amener quelque censure dont vos louanges étaient les avant-coureurs. Je suis honnête, allez-vous dire, ou quelque chose de semblable, mais un querelleur déterminé, un spadassin, un ferrailleur. — Ce serait faire injure à moi autant qu’à vous, que de vous appeler ainsi. Non, Henri, ce n’est pas à un ferrailleur, eût-il porté un panache sur son casque et des éperons d’or à ses talons, que Catherine Glover aurait accordé la petite faveur qu’elle vous a volontairement faite aujourd’hui. Si j’ai parfois censuré la facilité de votre esprit à s’irriter, et de votre main à combattre, c’est parce que j’aurais voulu que vous haïssiez vous-même les péchés de vanité et de colère auxquels vous succombez si aisément. J’ai parlé sur ce sujet plus pour alarmer votre conscience, que pour exprimer mon opinion. Je sais, comme mon père, qu’en ces temps pervers et corrompus, les coutumes de notre nation, et même de toutes les nations chrétiennes, peuvent être citées en faveur des querelles sanglantes qui surviennent à propos de bagatelles ; des vengeances terribles et mortelles qu’on tire de légères offenses, et de l’habitude de s’assassiner les uns les autres par émulation d’honneur, ou par divertissement. Mais je sais que pour tous ces crimes nous serons appelés un jour en jugement ; et je voudrais vous persuader, mon brave et généreux ami, d’écouter plus souvent les cris de votre bon cœur, et de vous enorgueillir moins de la vigueur et de la dextérité de ce bras que rien n’arrête. — Je suis… je suis convaincu, Catherine, s’écria Henri ; vos paroles seront désormais ma loi. J’ai fait assez, beaucoup trop même, pour prouver ma force de corps et mon courage ; mais c’est de vous seulement, Catherine, que je puis apprendre à mieux penser. Croyez bien, ma jolie Valentine, que mon ambition à me distinguer dans les armes, et mon amour des querelles, si je puis l’appeler ainsi, ne combattent jamais de sang-froid contre ma raison et mes véritables penchants, mais qu’ils ont leurs patrons et leurs partisans pour les exciter. Qu’il survienne une querelle : je suppose que moi, pensant à vos conseils, j’hésite à m’y engager, croyez-vous qu’on me laisse la paix ou la guerre à mon choix ? oh ! non, par sainte Marie ! il y a cent personnes autour de moi à m’aiguillonner. « Tiens, comment donc ! Smith, ton glaive est-il rouillé, » dit l’un. « Le brave Henri est sourd aux querelles, ce matin, » dit l’autre. « Vite en avant pour l’honneur de Perth, » dit monseigneur le prévôt. « Je parie un noble d’or pour Henri, contre eux, » criera peut-être votre père lui-même. Or, que peut faire un pauvre diable, Catherine, quand tous l’adjurent de par l’enfer, et que pas une âme ne lâche un mot dans l’autre sens ? — Oh ! je sais que le démon a toujours assez d’agents pour en venir à ses fins ; mais notre devoir est de mépriser ces vains arguments, quoiqu’ils puissent être allégués par des gens à qui nous devons amour et respect. — Puis viennent les ménestrels avec leurs romances et leurs ballades, qui mettent toute la gloire d’un homme à recevoir et à rendre de bons coups. C’est pitié de dire, Catherine, de combien de péchés cet aveugle Harry, le ménestrel, est responsable. Quand je porte un coup d’estoc, ce n’est pas, saint Jean m’en préserve ! pour faire du mal à mon semblable, mais seulement pour frapper comme William Wallace frappait. »

L’homonyme du ménestrel parlait ainsi d’un ton de repentir si lamentable, que Catherine put à peine s’empêcher de rire ; cependant elle l’assura que le danger de sa vie et de celle des autres hommes ne devait pas un seul instant être mis en balance avec de telles niaiseries. — Oui ; » répliqua Henri, encouragé par son sourire, « mais il me semble que la bonne cause de la paix serait beaucoup plus puissante si elle avait un avocat. Supposez, par exemple, qu’au moment où je suis pressé de tirer ma lame, j’aie quelque motif pour penser qu’il y a dans ma maison un bel ange gardien, dont l’image semblerait murmurer à mon oreille : « Henri, pas de violence, c’est ma main que vous rougiriez de sang : Henri, ne vous exposez pas follement au péril, c’est ma poitrine que vous présentez au fer ennemi ; de telles pensées feraient plus pour me retenir, que si tous les moines de Perth me criaient : « Retiens ta main, sous peine de la cloche, du missel et du cierge. » — Si un avertissement, tel que le donnerait une sœur, peut avoir quelque influence sur vous, soyez sûr, Henri, qu’en frappant, vous souillez cette main de sang ; qu’en recevant des blessures vous percez ce cœur. »

Smith fut encouragé par le ton sincèrement affectueux dont ces paroles furent prononcées.

« Et pourquoi ne pas étendre votre crédit au delà de ces froides limites ? dit-il ; pourquoi, si vous êtes assez bonne et généreuse pour prendre quelque intérêt au pauvre pécheur qui est devant vous, ne l’adopteriez-vous pas aussi bien comme disciple et comme mari ? Votre père le souhaite ; chacun s’y attend ; gantiers et forgerons s’apprêtent à s’amuser ; et vous, vous seule, dont les paroles sont si aimables et si douces, vous ne voulez pas donner votre consentement ! — Henri, » dit Catherine d’une voix basse et tremblante, « croyez que je regarderais comme mon devoir d’obéir aux ordres de mon père, s’il n’y avait pas d’invincibles obstacles à ce mariage. — Songez-y encore… encore un moment. J’ai peu de titres à faire valoir, moi, en comparaison de vous, qui savez aussi bien lire qu’écrire ; mais j’aime à entendre lire, et j’écouterais votre douce voix sans jamais m’en lasser. Vous aimez la musique, et je sais jouer des instruments et chanter même presque aussi bien que certains ménestrels. Vous aimez à être charitable, je puis donner beaucoup, et avoir beaucoup encore ; je pourrais faire chaque jour des aumônes aussi abondantes que celles d’un diacre, sans qu’il m’en coûtât guère. Votre père se fait vieux pour vaquer à son travail journalier, il vivrait avec nous, et je le respecterais vraiment comme mon propre père. Je serais aussi attentif à ne point m’engager sans motif dans de sottes querelles, qu’à ne point jeter ma main dans un fourneau. Et si on usait contre nous de quelque infâme violence, l’auteur sentirait qu’il a mal choisi le marché pour y apporter sa marchandise. — Puissiez-vous éprouver toutes les jouissances domestiques que vous savez si bien imaginer, Henri, mais avec quelque autre femme plus heureuse que moi. »

Ainsi parla, ou plutôt sanglota la Jolie Fille de Perth, qui semblait étouffer en s’efforçant de retenir ses larmes. — Vous me haïssez donc ? » dit l’amant, après un instant de silence.

« Non ! le ciel m’en est témoin ! — Ou vous aimez quelqu’un davantage ? — Il est cruel à vous de demander une chose qu’il ne vous importe pas de savoir ; mais vous êtes dans une profonde erreur. — Ce chat sauvage, Conachar, peut-être ? j’ai remarqué de lui certains regards. — Vous profitez de cette pénible situation pour m’insulter, Henri, quoique je l’aie peu mérité. Conachar n’est rien pour moi ; seulement, comme j’ai tenté d’apprivoiser son esprit sauvage par l’instruction, j’ai pu m’intéresser un peu à une créature abandonnée aux préjugés et aux passions, et qui par conséquent, Henri, vous ressemble assez. — Ce doit être alors un de ces pimpants vers à soie, de ces beaux sires de la cour, » dit l’armurier, dont le désappointement et le dépit allumaient la violence naturelle ; « quelqu’un de ceux qui pensent devoir tout emporter, grâce à la hauteur de leurs bonnets à panache, et au retentissement de leurs éperons. Je voudrais bien connaître le galant qui, délaissant ses compagnes naturelles, ses dames fardées et parfumées de la cour, vient prendre sa proie parmi les simples filles des bourgeois artisans. Je voudrais connaître son nom et son surnom ! — Henri Smith, » dit Catherine triomphant de la faiblesse qui semblait menacer, une minute auparavant, de l’accabler. « Vous tenez là le langage d’un ingrat, d’un insensé, ou plutôt d’un fou frénétique. Je vous l’ai déjà dit, au commencement de cet entretien, personne n’était plus haut dans mon opinion que celui qui perd à présent du terrain à chaque mot qu’il prononce sur le ton d’un soupçon injuste et d’une colère sans raison. Vous n’avez aucun titre à savoir même ce que je vous ai dit ; cette faveur, je vous prie de le remarquer, n’implique pas que je vous préfère à d’autres, quoiqu’elle montre que je n’en préfère pas d’autres à vous. Il vous suffit de ne plus ignorer qu’un obstacle insurmontable s’oppose à ce que vous désirez, comme si un enchanteur avait jeté un charme sur ma destinée. — Les charmes peuvent être brisés par les hommes de cour. Je voudrais que ce fût là toute la difficulté. Thorbiorn, l’armurier danois, me confia qu’il avait un charme pour fabriquer ses cuirasses, en chantant une certaine chanson pendant que le fer chauffait. Je lui dis que ses rimes runiques n’étaient pas à l’épreuve des armes avec lesquelles on se battait à Loncarty[36]. Ce qu’il en arriva, il est inutile de le dire ; mais le corselet, celui qui le portait et le médecin qui soigna la blessure, savent si Henri Gow est capable de briser un charme ou non. »

Catherine le regarda d’un air qui annonçait qu’elle n’approuvait pas l’exploit dont il se vantait, et qui, sans que le franc forgeron s’en fût souvenu, était du genre de ceux qui l’exposaient à de fréquentes censures. Mais avant qu’elle eût développé sa pensée par des mots, Glover passa la tête à la porte.

« Henri, dit-il, il faut que j’interrompe vos agréables affaires, et que je vous prie de venir sur-le-champ dans ma boutique, pour y délibérer sur certains sujets qui intéressent vivement le bien-être de la ville. »

Henri salua Catherine et sortit de l’appartement, comme le gantier l’en priait. Il fut probablement favorable aux relations amicales que les jeunes gens eurent par la suite ; car on les eût séparés en cette occasion, d’après la tournure que la conversation semblait devoir prendre ; si l’amant en effet commençait à trouver le refus de la demoiselle un peu capricieux et inexplicable, après l’espèce d’encouragement que, dans son opinion, à lui, elle lui avait donné ; Catherine, d’autre part, pensait qu’il empiétait sur la faveur qu’elle lui avait accordée, plutôt que de s’en rendre digne par sa délicatesse.

Mais il restait dans leurs cœurs, à l’égard l’un de l’autre, une affection réciproque qui, la dispute terminée, devait certainement revivre, et qui devait porter la jeune fille à oublier sa délicatesse

blessée, et l’amant son léger accès de colère.


CHAPITRE VII.

LES BOURGEOIS.


Cette querelle peut faire couler le sang un autre jour.
Shakspeare. Henri IV, part. I.


Le conclave de citoyens qui étaient convenus de se réunir pour informer sur l’événement de la dernière nuit était assemblé. La boutique de Simon Glover se trouvait encombrée de personnages qui n’avaient pas peu d’importance, et dont quelques-uns portaient des manteaux en velours noir et des chaînes d’or autour du cou. C’étaient les anciens de la ville ; parmi l’honorable compagnie, on comptait des baillis et des syndics. Il y avait sur tous les fronts un air de colère et d’importance blessée, tandis que, dispersés par petits groupes, ils causaient ensemble à voix basse. Le plus affairé de ce monde affairé, était le petit important de la nuit précédente, maître Olivier Proudfute, fabricant de bonnets ; il se démenait au milieu de la foule, comme la mouette qui voltige, crie, va et vient, au commencement d’un orage, quoiqu’il soit difficile d’imaginer ce qu’aurait de mieux à faire cet oiseau, que de s’enfuir vers son nid, et d’y demeurer tranquille jusqu’à la fin de la tempête.

Quoi qu’il en soit, maître Proudfute était au milieu de la foule, les doigts aux boutons de ceux-ci, la bouche aux oreilles de ceux-là, empoignant les bourgeois à peu près de sa taille pour leur communiquer ses opinions avec moins d’éclat et plus de mystère ; ou, se tenant sur la pointe des pieds, et s’accrochant, pour se soutenir, aux collets des plus grands, afin de leur débiter aussi le résumé de ses réflexions. Comme il avait conscience d’être un des mieux informés, puisqu’il avait été un témoin oculaire, il se croyait un des héros de l’événement, et paraissait fort disposé à raconter la part qu’il avait prise à l’action, d’une manière qui dépassait un peu les bornes de la modestie et de la vérité. On ne saurait trop dire si ses communications étaient réellement curieuses et importantes : elles consistaient surtout en assertions, comme celle-ci :

« C’est la vérité, par saint Jean ! J’y étais et je l’ai vu moi-même. J’ai été le premier à courir au tumulte ; et sans moi et un autre vigoureux gaillard qui est survenu en même temps, on forçait la maison de Simon Glover, on lui coupait le cou, on emmenait sa fille dans les montagnes. C’est une violence qu’on ne peut souffrir, voisin Crookshank… qu’on ne peut supporter, voisin Glass… qu’on ne peut endurer, voisins Balncaves, Rollock et Chrysteson. C’est un grand bonheur que nous soyons arrivés moi et ce vigoureux gaillard… n’est-ce pas, voisin et digne bailli Craigdallie ? »

Ces discours étaient colportés çà et là par l’affairé bonnetier. Le bailli Craigdallie, de taille à bien représenter une corporation, le même qui avait conseillé aux citoyens de proroger la délibération de la nuit, à l’heure et au lieu actuels, homme grand, gros et de bonne figure, se dégagea du syndic, qui tenait son manteau, avec presque autant de grâce qu’un fort cheval se débarrasse de la mouche importune qui l’a tourmenté pendant dix minutes, et s’écria : « Silence ! dignes citoyens, voici Simon Glover, que personne ne surprit jamais à mentir ; nous allons entendre sa plainte de sa propre bouche. »

Simon, sommé de faire ses déclarations, raconta le fait avec un embarras évident, qu’il imputa à la répugnance qu’il ressentait à ce que toute la ville conçût une haine mortelle contre quelqu’une cause de lui. C’était, il osait le dire, une partie de plaisir, une farce de jeunes galants de la cour, et le pis qui pouvait en résulter, serait de faire poser des barreaux de fer à la fenêtre de sa fille, afin de prévenir une nouvelle plaisanterie du même genre.

« Ma foi, alors, si c’était une simple farce pour rire, répondit Craigdallie, notre concitoyen, Henry du Wynd, a eu grand tort de couper la main du gentilhomme pour une innocente plaisanterie, et le coup de sabre peut coûter une bonne amende à la ville, à moins que nous n’arrêtions l’auteur de la mutilation. — Notre-Dame nous en garde ! s’écria le gantier ; si vous en saviez autant que moi, vous auriez aussi peur de toucher à cette affaire qu’à une barre de fer rouge. Mais puisque vous voulez absolument mettre les doigts dans le feu, il faut dire la vérité ; et advienne que pourra, je dois déclarer que l’affaire finissait mal pour moi et les miens, sans l’assistance opportune de Henri Gow, l’armurier, que vous connaissez bien tous. — Et la mienne n’est pas venue mal à propos, dit Olivier Proudfute, quoique je ne me vante pas de manier le sabre tout à fait aussi bien que notre voisin Henri Gow… M’avez-vous vu, voisin Glover, au commencement de la bataille ? — Je vous ai vu quand tout était fini, voisin, » répondit le gantier sèchement.

« Vrai, vrai ; j’avais oublié que vous étiez dans votre maison pendant que les coups roulaient, et que vous ne pouviez apercevoir qui les faisait rouler. — Paix ! voisin Proudfute ; je vous en prie, paix ! » dit Craigdallie, qui était manifestement ennuyé des cris discordants du digne syndic.

« Il y a du mystère là-dessous, ajouta le bailli ; mais je crois tenir le secret. Notre ami Simon est, comme vous savez tous, un homme paisible, qui souffrira sans rien dire le mal qu’on lui fait, plutôt que de mettre un ami ou un voisin en danger pour se faire justice. Toi, Henri, qui ne manques jamais, quand la ville a besoin d’un défenseur, dis-nous ce que tu sais de cette affaire. »

Notre armurier conta son histoire de même que nous l’avons déjà rapportée ; et l’important bonnetier ajouta comme devant : « Et tu m’y as vu, honnête Smith, n’est-ce pas ? — Non pas, sur ma parole, voisin, répondit Henri ; mais vous êtes petit, comme vous savez, et j’aurai pu ne pas vous distinguer. »

Cette réplique fit rire aux dépens d’Olivier, qui rit de compagnie ; mais il ajouta d’un air de mauvaise humeur : « J’étais un des premiers à courir au secours malgré tout. — Mais où étais-tu donc, voisin ? demanda Henri ; car je ne t’ai pas aperçu, et j’aurais donné le prix de la meilleure armure complète que j’aie jamais fabriquée pour voir un luron vigoureux comme toi à mon côté. — J’en étais cependant assez près, honnête Smith ; et tandis que tu appliquais tes coups, comme si tu eusses tapé sur une enclume, je parais ceux que le reste des brigands tâchaient de t’appliquer par derrière ; et voilà pourquoi tu ne m’as point vu. — J’ai ouï parler de forgerons du vieux temps qui n’avaient qu’un œil, dit Henri ; j’en ai deux, mais ils sont tous deux logés au bas de mon front, et ainsi je ne puis voir derrière moi, voisin. — La vérité est pourtant, » répéta avec obstination maître Olivier, « que j’y étais, et je veux faire mon rapport de l’affaire au maître bailli ; car l’armurier et moi avons commencé la bataille. — En voilà assez pour le moment, » dit le bailli en intimant de sa main à maître Proudfute l’ordre de se taire. « Les dépositions de Simon Glover et d’Henri Gow suffiraient dans une affaire moins digne de foi ; et maintenant, mes maîtres, à votre avis, que fera-t-on ? Voilà tous nos droits de bourgeoisie méconnus et méprisés, et vous pouvez bien imaginer que c’est par le fait d’un homme puissant ; car il fallait de la hardiesse pour tenter une pareille violence. Mes maîtres, il est dur pour la chair et le sang de s’y soumettre. Les lois nous placent à un rang plus bas que les princes et les nobles ; cependant, il serait contraire à la raison de supposer que nous laisserons forcer nos maisons, et insulter à l’honneur de nos femmes, sans crier justice ! — On ne peut souffrir cela, » répondirent les citoyens d’une voix unanime.

Simon Glover s’avança alors avec une physionomie pleine d’anxiété. « J’espère encore, dit-il, que l’intention n’était pas aussi mauvaise qu’elle nous l’avait semblé, mes dignes voisins ; et pour ma part, je pardonnerais de bon cœur l’alarme et le trouble qu’on a jetés dans ma pauvre maison, pourvu que la belle ville ne courût aucun danger à cause de moi. Je vous supplie de considérer quels seront les juges qui recevront nos plaintes, qui nous feront ou nous refuseront justice. Je parle entre voisins et amis, c’est pourquoi je parle franchement : le roi, Dieu le bénisse ! est si malade d’esprit et de corps, qu’il nous renverra par devant quelque grand seigneur de ses conseillers, qui sera en fureur pour l’instant… peut-être chargera-t-il de notre affaire son frère le duc d’Albany, qui se fera de toutes nos réclamations un prétexte pour soutirer notre argent. — Nous ne voulons pas du duc d’Albany pour juge, » répondit encore la compagnie à l’unanimité.

« Ou peut-être, ajouta Simon, priera-t-il le duc de Rothsay de s’en occuper ; et ce jeune prince regardera l’outrage comme un événement dont plaisanteront ses gais camarades, et que ses ménestrels mettront en chanson. — Nous ne voulons point de Rothsay ! il est trop dissipé pour être notre juge, » s’écrièrent encore les citoyens.

Simon encouragé, en voyant qu’il arrivait au but où il visait, ne prononça pourtant qu’à demi-voix le nom terrible : « Aimeriez-vous mieux traiter avec Douglas-le-Noir ? »

Il n’y eut pas de réponse pendant une minute ; les bourgeois se regardèrent les uns les autres avec des mines consternées et pâles jusqu’aux lèvres. Mais Henri Smith prit hardiment la parole, et exprima les sentiments que tout le monde partageait, mais que personne n’osait énoncer.

« Douglas-le-Noir, pour juge entre un bourgeois et un gentilhomme ! Oui, et un noble de haut rang, que je sache, ce dont je me soucie fort peu… Le Diable-Noir de l’enfer, plutôt ! Vous êtes fou, père Simon, de nous faire une si étrange proposition. »

Il y eut un nouveau silence de crainte et d’incertitude qui fut enfin rompu par le bailli Craigdallié qui, lançant à l’orateur un regard très-significatif, répliqua : « Vous avez confiance dans votre excellent pourpoint, voisin Smith, ou vous parleriez moins hardiment. — J’ai confiance dans le cœur que recouvre mon pourpoint, tel qu’il est, bailli, » répondit l’intrépide Henri ; « et quoique je ne parle que peu, jamais ma bouche ne sera cadenassée par un de ces nobles, quel qu’il soit. — Porte un pourpoint épais, bon Henri ; ou ne parle pas si haut, » répéta le bailli avec le même ton significatif ; « il y a des hommes de la frontière dans la ville, qui portent le cœur sanglant sur leur épaule[37]. Mais tout ceci ne mène à rien ; que ferons-nous ? — Vite fait, bien fait, dit Henri Smith ; allons voir notre prévôt, et demandons-lui secours et assistance. »

Un murmure d’approbation parcourut l’assemblée, et Olivier Proudfute s’écria : « C’est ce que je disais depuis une demi-heure, et personne ne voulait m’écouter. Allons voir notre prévôt, dis-je ; il est gentilhomme lui-même et doit arranger toute contestation entre la ville et les nobles. — Chut ! voisin, chut ! songez à ce que vous dites et à ce que vous faites, » murmura une mince et maigre figure d’homme, dont la personne microscopique semblait encore plus petite et plus insaisissable par les efforts qu’il faisait pour prendre un air d’humilité extrême, et pour paraître plus insignifiant encore que la nature ne l’avait fait.

« Pardonnez-moi, dit-il, je ne suis qu’un pauvre apothicaire ; néanmoins j’ai été élevé à Paris, et j’ai fait mes humanités ainsi que mon Cursus medendi[38], aussi bien que ceux qui s’intitulent doctes médecins. Il me semble que je puis panser cette blessure et la guérir avec des émolliens : voici notre ami Simon Glover, qui est, comme vous le savez tous, un homme respectable. Croyez-vous qu’il ne serait pas le plus empressé de nous tous à punir une insulte, puisque l’honneur de sa famille y serait vivement intéressé ? Et puisqu’il hésite à accuser ces hommes querelleurs, considérez qu’il doit avoir quelque bonne raison, qu’il se soucie peu d’énoncer, pour laisser dormir cette affaire. Ce n’est pas à moi à mettre le doigt sur l’ulcère ; mais, hélas ! nous savons tous que les jeunes filles sont ce que j’appelle des essences fugitives. Supposez maintenant qu’une honnête fillette, j’entends en toute innocence, laisse sa croisée ouverte le matin de la Saint-Valentin, pour qu’un galant cavalier puisse, en toute honnêteté j’entends, devenir son Valentin pour l’année, et supposez le galant découvert, peut-elle ne pas crier, comme si la visite était inattendue. Eh ! eh ! broyez tout cela dans un mortier, et puis regardez ; le résultat sera-t-il qu’il faille mettre le trouble dans la ville ? »

L’apothicaire énonça son avis de la manière la plus insinuante ; mais il sembla se rapetisser encore quand il vit le sang monter aux vieilles joues de Simon Glover, et rougir jusqu’aux tempes la figure du terrible armurier. Ce dernier s’avança et lança un regard sombre à l’apothicaire épouvanté, puis il s’écria soudain : « Ah ! c’est toi, squelette ambulant ! toi, pot de faïence asthmatique ! toi, empoisonneur de profession ! Si je pensais que le misérable souffle qui te reste pût ternir la dixième partie d’une minute la bonne réputation de Catherine Glover, je te pilerais, charlatan, dans ton propre mortier, et battrais ta maudite charogne de corps avec de la fleur de soufre pour en faire un onguent bon à frotter les chiens galeux ! — Paix, fils Henri ! paix ! » s’écria le gantier d’un ton d’autorité, « personne autre que moi n’a droit de parler sur ce sujet. Honorable bailli Craigdallie, puisque telle est l’interprétation qu’on donne à ma tolérance, je veux poursuivre cette esclandre à tout prix, et quoique l’on ne puisse prouver maintenant que nous eussions mieux fait de tolérer, vous verrez tous plus tard que ce n’est pas une légèreté ni une folie de ma Catherine qui a causé ce grand scandale. »

Le bailli s’interposa aussi : « Voisin Henri, dit-il, nous sommes venus ici pour délibérer, non pour nous quereller ; comme un des anciens de notre belle ville, je te commande de renoncer à toute haine et à toute malveillance que tu pourrais avoir contre l’apothicaire Dwining. — C’est une trop pauvre créature, bailli, dit Henri Gow, pour que je lui garde rancune, moi qui le briserais lui et sa boutique d’un coup de mon marteau de forge. — Faites donc silence, et m’écoutez, reprit le magistrat. Nous croyons tous aussi fermement à l’honneur de la Jolie Fille de Perth qu’à celui de Notre-Dame. (Ici il se signa.) Mais touchant notre appel à notre prévôt, êtes-vous d’avis que nous mettions l’affaire entre les mains dudit prévôt lorsque nous accusons un noble que nous devons croire puissant ?… — Le prévôt étant un noble lui-même, » s’écria l’apothicaire un peu remis de sa terreur par l’intervention du bailli… « Dieu sait que mon intention n’est pas de dépriser un honorable gentilhomme, dont les ancêtres ont occupé durant tant d’années la place qu’il occupe aujourd’hui. — Par le choix libre des citoyens de Perth, » interrompit Henri avec sa forte voix.

« Oui, sûrement, » dit l’orateur déconcerté, « par le choix des citoyens, et pourquoi non ? Je vous prie, ami Smith, de ne pas m’interrompre. Je parle à notre digne et vieux bailli Craigdallie, suivant mes pauvres moyens. Je dis que, advienne que pourra, ce sir Patrick Charteris est encore un noble, et que les faucons n’arrachent pas les yeux aux faucons. Il peut bien nous soutenir dans une querelle avec les montagnards, et jouer le rôle de prévôt et de chef contre eux ; mais que celui qui porte lui-même un habit de soie veuille prendre notre parti contre un manteau brodé et un pourpoint galonné d’or, quoiqu’il y consente, contre le tartan irlandais et le drap de Frise, c’est une autre question. Écoutez l’avis d’un ignorant : nous avons sauvé notre fille, dont je n’ai jamais voulu dire de mal, puisque vraiment je n’en sais pas sur son compte ; mais ils ont perdu la main d’un homme, grâce à Henri Smith. — Et à moi, ajouta le petit bonnetier. — Et à Olivier Proudfute, à ce qu’il nous assure, » continua l’apothicaire, qui ne contestait les prétentions de personne, pourvu qu’il ne fût pas forcé lui-même de suivre le sentier périlleux qui mène à la gloire. Je dis, voisins, que, puisqu’ils ont laissé une main en gage, ils ne reviendront plus dans Couvrefew-Street. À mon simple avis, nous ferions donc mieux de remercier notre vigoureux concitoyen ; et, l’honneur revenant à la ville, le mal à ses débauchés, de tenir l’affaire secrète et de n’en plus parler. »

Ces pacifiques conseils produisirent de l’effet sur plusieurs citoyens, qui commencèrent à approuver de la tête et à lancer des regards de modération à l’avocat de la tranquillité, à l’opinion duquel semblait aussi se ranger Simon Glover, malgré l’offense qu’on lui avait faite. Mais ce n’était pas l’avis de Henri Smith, qui, voyant la délibération tirer à sa fin, prit la parole du ton franc qui lui était ordinaire.

« Je ne suis ni le plus riche ni le plus vieux d’entre vous, voisins, et je ne m’en afflige pas. Les années viendront, si on vit assez pour cela ; et je puis gagner et dépenser mon argent comme un autre, au feu de mon fourneau et au vent de mon soufflet. Mais personne ne m’a jamais vu insensible à une injure faite en paroles ou en actions à notre jolie ville, lorsque la langue ou la main d’un homme pouvait la réparer ; je ne tolérerai pas mieux cet outrage-ci, si je peux le punir. J’irai trouver le prévôt moi-même : il est chevalier, il est loyal, il est gentilhomme de libre et bon sang, comme nous savons tous, depuis le temps de Wallace, qui nous donna pour prévôt l’arrière-grand-père de celui-ci. Mais, fût-il le plus orgueilleux noble du pays, il est prévôt de Perth, et pour son honneur il doit défendre les libertés et les franchises de la ville… Oui, et je sais qu’il les défendra… Je lui ai fabriqué une cuirasse d’acier, et j’avais bonne idée de l’espèce de cœur qu’elle devait recouvrir. — Sûrement, dit le bailli Craigdallie, il serait inutile de se présenter à la cour sans être soutenu par sir Patrick Charteris ; la réponse serait bientôt faite : « Allez trouver votre prévôt, faquins. » Ainsi, voisins et concitoyens, si vous partagez mon avis, moi et notre apothicaire Dwining nous irons incontinent à Kinfauns avec Simon Glover, le brave Smith, et le galant Olivier Proudfute, pour témoigner de la violence, et nous parlerons à sir Patrick Charteris au nom de la jolie ville. — Oh ! dit le pacifique fabriquant de médecines, laissez moi en arrière, je vous prie ; je n’ai pas assez de hardiesse pour parler devant un vrai chevalier. — Qu’à cela ne tienne, voisin, il vous faut venir, dit le bailli Craigdallie ; la ville me regarde encore comme un gaillard en dépit de ma soixantaine… Simon Glover est la partie offensée… Nous savons qu’Henri Gow gâte plus d’armures avec son épée qu’il n’en fabrique avec son marteau… Et notre voisin Proudfute, qui, à ce qu’il nous assure, assiste toujours au commencement et à la fin de toutes les disputes, doit donc être un homme d’action. Il nous faut au moins avec nous un avocat pour la paix et la tranquillité : en bien ! apothicaire, vous êtes notre homme. Allons, messieurs, vos bottes et vos bêtes… À cheval, et lestement, dis-je… La réunion à la porte de l’Est… c’est-à-dire si votre bon plaisir est, voisins, que nous prenions sur nous l’affaire. — Il est impossible de mieux faire, et nous y consentons tous, dirent les citoyens ; si le prévôt prend notre parti, comme la jolie ville a droit de s’y attendre, nous pouvons attacher le grelot du chat au plus brave de ces messieurs. — Il suffit, voisins ; ainsi dit, ainsi fait. J’ai rassemblé pour cette heure le grand conseil de la ville, et je doute peu, » dit-il en promenant ses regards sur la foule, « puisqu’un si bon nombre de conseillers ici présents ont pensé qu’il fallait s’entendre avec le prévôt, que tous les autres n’abondent dans le sens de cette décision. C’est pourquoi, voisins et dignes bourgeois de la jolie ville de Perth… vite, à cheval, comme j’ai déjà dit, et la réunion à la porte de l’Est. »

Une acclamation générale termina la séance de cette espèce de conseil privé, ou lords des articles[39] ; et l’on se dispersa, la députation pour se préparer au voyage, le reste pour aller dire à leurs femmes et à leurs filles impatientes les mesures qu’ils auraient prises pour rendre leurs chambres sûres contre les invasions nocturnes des galants.

Pendant qu’on sellait les bidets, et que le conseil de ville débattait ou plutôt légalisait le projet que les principaux membres de l’assemblée avaient déjà adopté, il peut être nécessaire, pour l’intelligence de quelques lecteurs, d’énoncer en termes plus clairs des circonstances qui n’ont pas été suffisamment expliquées dans le cours de la discussion précédente.

C’était l’usage, à cette époque où la force de l’aristocratie féodale attaquait les droits, et souvent insultait les privilèges des royaux bourgeois d’Écosse, que les bourgeois, au lieu de choisir leur prévôt parmi ceux des citoyens qui pouvaient remplir les charges de la magistrature, que les bourgeois, disons-nous, élevassent à cette haute dignité quelque noble ou baron très-puissant du voisinage de leur ville, capable de défendre à la cour les intérêts de la cité dans les affaires qui regardaient le bien public ; et de mener la milice urbaine au combat, dans les guerres générales comme dans les querelles particulières, en la renforçant de ses propres troupes féodales. Cette protection n’était pas toujours gratuite ; les prévôts profitaient quelquefois de leur situation à un point que rien ne saurait justifier, extorquant des dons de terres et de maisons appartenant aux biens communaux ou aux domaines publics de la ville, et faisant ainsi payer cher aux citoyens l’appui qu’ils leur prêtaient. D’autres se contentaient de pouvoir recourir aux habitants de la cité dans leurs propres querelles entre grands seigneurs, et d’en recevoir telles autres marques de respect et de bienveillance que leur accordait volontiers la ville qu’ils représentaient, afin de s’assurer leur utile assistance en cas de besoin. Le baron, qui était protecteur suprême d’une ville royale, acceptait sans scrupules les dons volontaires, et les payait en défendant les droits de citoyen par des arguments dans le conseil, et par des exploits sur le champ de bataille.

Les citoyens de la ville, ou, comme ils aimaient bien mieux qu’on la nommât, de la jolie cité de Perth, avaient, depuis plusieurs générations, nourri un protecteur et un prévôt de ce genre dans la noble famille de Charteris, lords de Kinfauns, dans le voisinage de Perth. Il y avait à peine un siècle, sous Robert III, que le premier membre de cette famille distinguée s’était établi dans le château fort qui leur appartenait alors, ainsi que les domaines pittoresques et fertiles qui l’environnent. Mais l’histoire chevaleresque du premier envahisseur était bien propre à faciliter L’établissement d’un étranger dans le pays où l’avait amené sa fortune. Nous la rapporterons telle qu’elle est donnée par une tradition ancienne qui porte en elle un grand air de vérité, et qui dans tous les cas paraît être suffisamment authentique pour entrer dans des histoires plus sérieuses que celle-ci.

Pendant la courte carrière du célèbre patriote sir William Wallace, lorsque ses armes avaient pour un temps chassé les envahisseurs anglais de son pays natal, il entreprit, dit-on, un voyage en France avec une petite troupe de fidèles amis, pour essayer si sa présence (car il était respecté en tout pays pour sa valeur) pourrait décider le monarque français à envoyer en Écosse un corps de troupes auxiliaires ou d’autres secours propres à aider les Écossais à reconquérir leur indépendance.

Le champion de l’Écosse était à bord d’un petit vaisseau et faisait route vers le port de Dieppe, quand il apparut au loin une voile que les matelots regardèrent avec doute et crainte, et ensuite avec désespoir. Wallace demanda à connaître quelle était la cause de leur alarme. Le capitaine du bâtiment l’informe que le grand navire qui approchait avec l’intention de les aborder, appartenait à un célèbre corsaire également renommé pour son courage, sa force de corps et ses pirateries. C’était un gentilhomme nommé Thomas de Longueville, Français de naissance, mais de profession un de ces pirates qui s’intitulèrent amis de la mer et ennemis de tous ceux qui voguaient sur cet élément. Il attaquait et pillait les vaisseaux de toutes les nations, comme un de ces anciens Norses, rois des mers, dont la domination s’étendait sur les montagnes des vagues. Le capitaine ajouta qu’aucun bâtiment ne pouvait échapper au corsaire par la fuite, tant son navire était agile, et qu’aucun équipage, si brave qu’il fût, ne pouvait espérer de lui résister, quand, d’après sa façon ordinaire de combattre, il s’élançait à bord à la tête de ses hommes.

Wallace souriait d’un air sombre pendant que le capitaine, la terreur sur le visage et les larmes aux yeux, lui expliquait combien il était certain qu’ils allaient tomber au pouvoir du Corsaire Rouge, nom donné à de Longueville, parce qu’il voguait d’ordinaire sous un pavillon rouge de sang ; pavillon qu’il venait d’arborer dans le moment même.

« Je débarrasserai les détroits de ce pirate, dit Wallace. »

Alors réunissant dix à douze de ses gens, Boyd, Kerlie, Seton et autres, pour qui la poussière du combat le plus désespéré était comme le souffle de la vie, il leur commanda de s’armer et de se coucher à plat sur le tillac, de manière à ne pas être aperçus. Il ordonna à tous les matelots de se retirer, hormis ceux qui étaient absolument nécessaires pour diriger le vaisseau ; puis il enjoignit au capitaine, sous peine de mort, de manœuvrer de façon que, tout en paraissant essayer de fuir, il permît en effet au Corsaire Rouge de les aborder et de combattre. Wallace s’étendit lui-même sur le tillac, afin qu’on ne pût deviner le moindre projet de résistance. Au bout d’un quart d’heure le vaisseau de Longueville atteignit celui du champion, et le Corsaire Rouge, lançant des griffes de fer pour s’assurer de sa prise, s’élança sur le tillac armé de toutes pièces et suivi de son équipage, qui poussa un cri terrible, comme si la victoire était déjà remportée. Mais les Écossais armés se levèrent incontinent, et le Corsaire Rouge se trouva assailli à l’improviste par des hommes qui se regardaient comme sûrs de la victoire quand ils n’avaient à combattre que deux ou trois ennemis chacun. Wallace lui-même se jeta sur le capitaine pirate, et une lutte horrible s’engagea entre eux avec tant de furie, que les autres suspendirent leur combat pour les regarder, et semblèrent d’un commun accord remettre le sort de l’engagement général à l’issue du combat particulier des deux chefs. Le pirate se battait aussi bien que peut se battre un homme ; mais la vigueur de Wallace dépassait celle des mortels ordinaires. Il brisa l’épée du corsaire et le mit dans un tel péril que, pour échapper à une mort certaine, il fut obligé de se prendre corps à corps avec le champion de l’Écosse, dans l’espérance de le vaincre à la lutte ; mais il ne réussit pas davantage : ils tombèrent sur le tillac, entrelacés dans les bras l’un de l’autre ; mais le Français se trouva dessous ; et Wallace le saisissant par son hausse-col, le serra si vigoureusement, que, malgré la bonne trempe de son armure, le sang sortait par les yeux, le nez et la bouche du corsaire : il ne put que demander quartier par signes. Ses gens mirent bas les armes et crièrent merci, quand ils virent leur chef si fortement terrassé. Le vainqueur leur accorda la vie à tous, mais prit possession du vaisseau et les retint prisonniers.

Quand il arriva en vue du port français, Wallace alarma les habitants en déployant les couleurs du pirate, comme si de Longueville venait piller leurs maisons. Le tocsin se faisait entendre : les cors annonçaient le péril, et les citoyens couraient aux armes ; tout à coup la scène changea. Le lion écossais sur son champ d’or fut hissé au-dessus du pavillon du corsaire, et annonça que le champion d’Écosse approchait comme un faucon avec sa proie dans ses serres. Il débarqua avec son prisonnier, et le mena à la cour de France où, à la prière de Wallace, les brigandages qu’avaient commis le pirate furent pardonnés ; le roi conféra même le titre de chevalier à sir Thomas de Longueville, et lui offrit de le prendre à son service. Mais le corsaire avait conçu une telle amitié pour son généreux vainqueur, qu’il voulut absolument unir sa fortune à celle de Wallace. Il le suivit à son retour en Écosse, et il combattit à son côté dans plusieurs sanglantes batailles où la bravoure de sir Thomas de Longueville éclipsa toute autre valeur, excepté celle de son héroïque patron. Son destin fut plus fortuné que celui du grand Wallace. Distingué par sa beauté non moins que par sa force physique, il sut tellement plaire à une jeune dame, héritière de l’ancienne famille de Charteris, qu’elle le choisit pour époux, lui donnant avec sa main le beau château de Kinfauns et les domaines qui en dépendaient. Leurs descendants prirent le nom de Charteris, pour s’allier de plus près à leurs ancêtres maternels, les anciens propriétaires du château. Le nom de Thomas de Longueville resta également en honneur parmi eux, et l’épée à deux mains avec laquelle il fauchait les rangs ennemis, est encore conservée parmi les monuments de famille. Une autre version porte que la famille de Longueville elle-même avait nom Charteris. Le domaine passa ensuite à la famille des Blairs, et lord Gray en est le propriétaire actuel.

Les barons de Kinfauns, de père en fils, occupèrent pendant plusieurs générations la place de prévôt de Perth, la proximité du château et de la ville rendant cet arrangement très-convenable pour des secours mutuels. Le sir Patrick de cette histoire avait plus d’une fois conduit les citoyens de Perth dans des combats et des escarmouches contre les pillards des Highlands toujours en maraude, et contre d’autres ennemis étrangers et domestiques. Il est vrai que parfois il était ennuyé des plaintes légères et frivoles qu’on portait sans nécessité devant lui, et qu’on le priait d’arranger. De là, il avait quelquefois encouru le reproche d’être fier comme un noble ou indolent comme un riche : de s’adonner trop aux plaisirs de la chasse ou à l’exercice de l’hospitalité féodale, pour être prêt dans toutes les occasions où la jolie ville désirait son active intervention. Mais quoique cette prétendue indifférence fît naître parfois quelques légers murmures, les citoyens, dès qu’advenait une cause sérieuse d’alarme, avaient coutume de se rallier autour de leur prévôt, et ils étaient chaudement soutenus en conseils aussi bien qu’en actions.


CHAPITRE VIII.

LE BONNETIER.


Sur les frontières d’Annaudale, les braves Johnstones vont à cheval ; il y a mille ans qu’ils y sont, ils y seront encore mille ans.
Vieille Ballade.


Après avoir esquissé l’histoire et le caractère de sir Patrick Charteris, prévôt de Perth, dans le dernier chapitre, retournons maintenant vers la députation qui se réunissait au rendez-vous de la porte de l’Est, pour aller à Kinfauns déposer ses plaintes aux pieds de ce dignitaire.

Simon Glover venait le premier sur un palefroi à l’amble, qui avait eu quelquefois l’honneur de porter la personne plus gracieuse et plus légère de la charmante Catherine Glover ; le gantier tenait son manteau relevé de manière à se cacher la moitié du visage, et semblait dire ainsi qu’il désirait n’être pas interrogé ni retardé ; peut-être cependant ne s’était-il drapé de cette manière que pour se garantir du froid. La plus vive inquiétude régnait sur son front ; car, plus il méditait sur l’affaire où il était engagé, plus elle lui semblait difficile et périlleuse ; il saluait seulement ses amis par des gestes silencieux, à mesure qu’ils venaient au rendez-vous.

Un vigoureux cheval noir, de la vieille race de Galloway, petit de taille, qui n’avait pas plus de quatorze paumes, mais qui avait les épaules larges, les membres forts, bien accouplés et bien arrondis, conduisit le brave Smith à la porte de l’Est. Un connaisseur aurait remarqué dans l'œil de l’animal une étincelle de ce caractère vicieux qui accompagne d’ordinaire une forme très-vigoureuse et très-dure à la fatigue ; mais le poids, les harnais, et la main du cavalier, l’exercice soutenu d’un long voyage encore récent, avaient pour le présent abattu son opiniâtreté. Henri Smith venait avec l’honnête fabricant de bonnets, celui-ci, comme on l’a déjà dit, était un petit homme tout rond et à courtes jambes ; enveloppé d’un manteau écarlate sur lequel reposait une carnassière ; il était perché comme une petite pelote rouge au sommet d’une selle gigantesque. La selle et l’individu étaient sanglés sur l’épine dorsale d’une grande jument flamande, qui tenait le nez levé en l’air comme un chameau ; elle avait une longue touffe de poils à chaque pieds, et chaque sabot avait pour le moins la circonférence d’une poêle à frire. Le contraste entre la bête et le cavalier était si bizarre et si extraordinaire que, tandis que les passants se creusaient la tête à chercher comment il avait pu monter jusque-là, ses amis pressentaient déjà avec douleur les dangers qu’il courrait pour descendre ; car les pieds du cavalier si haut juché étaient loin de venir jusqu’au bas de la selle. Il s’était joint au forgeron, dont il avait épié le passage dans l’intention de faire route avec lui. Car c’était l’opinion d’Olivier Proudfute que des hommes d’action se montraient plus avantageusement quand ils étaient l’un près de l’autre ; et il fut ravi quand un polisson de la dernière classe sut se contenir assez pour s’écrier, sans rire aux éclats : « Voilà l’orgueil de Perth ! voilà les redoutables artisans, le vaillant Smith du Wynd et le hardi bonnetier ! »

Il est vrai que le drôle qui criait ainsi poussait en même temps sa langue dans sa joue, en regardant quelques autres gamins dignes de lui ; mais comme le bonnetier ne voyait pas cet aparté, il lui jeta généreusement un sou d’argent pour l’encourager à respecter les gens belliqueux. Cette munificence attira à leur suite une bande d’enfants riant et criant, jusqu’à l’instant où Henri Smith faisant volte-face menaça de fouetter le premier qui crierait encore, menace dont ils n’attendirent pas l’exécution.

« Voici les témoins ; nous voilà, » s’écria le petit homme au grand cheval, lorsqu’ils rejoignirent Simon Glover à la porte de l’Est ; « mais où sont ceux qui nous doivent appuyer ? Ah ! frère Henri, l’autorité est un fardeau qu’un âne porte mieux qu’un cheval fringant ; elle ne servirait qu’à embarrasser les mouvements de jeunes gaillards tels que nous. — Je souhaiterais bien vous voir porter un peu de ce poids, digne maître Proudfute, répliqua Henri Gow ; ne fût-ce que pour vous affermir en selle ; car vous sautez comme si vous dansiez une gigue sur votre cheval, sans vous aider de vos jambes. — Oui, oui, je me lève sur mes étriers pour éviter les cahots. Elle est terriblement dure cette mienne jument ; mais elle m’a porté à travers plaines et forêts, elle m’a sauvé de certains pas assez périlleux. Aussi Jézabel et moi nous ne nous séparons point. Je l’appelle Jézabel du nom de la princesse de Castille. — Vous voulez dire Isabelle, je suppose, répliqua Henri. — Oui, Isabelle ou Jézabel, c’est la même chose, vous savez. Mais voici enfin le bailli Craigdallie avec cette pauvre, cette rampante, cette lâche créature, l’apothicaire Dwining. Ils ont amené deux officiers de ville avec leur escorte, pour garder leurs augustes personnes. S’il est une chose que je haïsse au monde, c’est un ignoble valet comme Dwining ! — Prenez garde qu’il n’entende ce que vous dites, reprit Henri. Je vous dis, bonnetier, qu’il y a plus à craindre de ce frêle et mince cadavre que de vingt lurons vigoureux comme vous. — Bah ! Smith le pourfendeur, vous voulez vous rire de moi, » dit Olivier, en baissant la voix pourtant, et lançant un coup d’œil vers l’apothicaire, comme pour découvrir dans quelle partie de ce corps chétif, dans quel trait de cette maigre figure gisait l’apparence du péril ; et rassuré par cet examen, il reprit hardiment : « Lames et boucliers, l’ami ! je combattrais de grand cœur une douzaine de gaillards comme Dwining ; que pourrait-il faire à quiconque aurait du sang dans les veines ? — Il pourrait lui administrer une dose de médecine, » répondit l’armurier d’un ton bref.

Ils n’eurent pas le temps de causer davantage ; car le bailli Craigdallie leur cria de prendre la route de Kinfauns, et lui-même en donna l’exemple. Pendant qu’ils avançaient au petit pas, la conversation tomba sur la réception qu’ils pouvaient attendre de leur prévôt, et sur l’intérêt qu’il prendrait à l’agression dont ils venaient se plaindre. Le gantier surtout était découragé, et il parla plus d’une fois d’une manière qui témoignait qu’il eût désiré, même alors, voir abandonner cette affaire. Toutefois il ne s’expliquait pas fort ouvertement, craignant peut-être qu’en le voyant hésiter on n’en tirât quelque conclusion peu honorable pour sa fille. Dwining semblait partager son opinion, mais parlait avec plus de précaution que dans la matinée.

« Après tout, dit le bailli, quand je songe à tous les dons gratuits et volontaires dont la bonne ville a comblé monseigneur le prévôt, je ne puis croire qu’il balance à se montrer. Plus d’une forte barque, chargée de vin de Bordeaux, a quitté la côte du sud pour venir se décharger sous les murs du château de Kinfauns. J’ai quelque droit d’en parler, puisque c’était moi qui faisais l’importation. — Et moi, » dit Dwining avec sa voix criarde, « je puis parler de délicates confections, d’admirables confitures, de pains faits de la meilleure farine, et même de gâteaux entiers de ce rare et délicieux assaisonnement que les hommes appellent sucre, qui sont venus au château pour embellir un banquet de noces, une fête d’église, ou telle autre réjouissance. Mais, mon Dieu ! bailli Craigdallie, le vin est bu, les confitures sont mangées, et le cadeau est oublié quand la saveur en est passée. Hélas ! voisin, le festin de Noël dernier est parti comme la neige de l’année dernière… — Mais on lui a donné aussi des gants pleins de pièces d’or, dit le magistrat. — Je sais bien qui les a travaillés, » dit Simon, chez qui le souvenir de sa profession se mêlait à toute autre pensée. « Il y avait un gant de chasse pour milady, je l’avais fait un peu large, mais Sa Seigneurie n’y trouva point à redire, en considération de la doublure. — Eh bien, allons, dit le bailli Craigdallie, j’ai donc dit la vérité ; et si le cadeau a disparu, c’est la faute du prévôt, et non de la ville ; car cela ne pouvait ni se boire, ni se manger.

« Je pourrais aussi parler d’une excellente armure, dit le forgeron ; mais, Coqan na schie[40] ! comme dit Jean des Highlands, je crois que le chevalier fera son devoir à l’égard de la ville, en paix comme en guerre ; et il n’est pas besoin de calculer les cadeaux de la bonne ville, jusqu’à ce que nous voyions qu’il n’en garde aucune reconnaissance. — C’est ce que je disais, » cria notre ami Proudfute du haut de sa jument ; « nous autres bonnes lames, nous ne saurions avoir l’esprit assez bas pour calculer le vin et les noix avec un ami tel que sir Patrick Charteris. Mais, croyez-moi, un bon coureur de bois comme sir Patrick doit regarder le droit de chasser toute espèce de gibier sur les terres de la ville comme un haut privilège, d’autant plus que c’est une faveur qu’il partage avec le roi seul. »

Tandis que le bonnetier parlait, on entendit à gauche les cris, Soso… waw waw… haw, dont un chasseur au faucon excite son oiseau.

« Il me semble que voilà un drôle qui use du privilège dont vous parlez, et qui, selon toute apparence, n’est ni roi ni prévôt, dit Henri Gow. — Oui, vraiment, je le vois, » répondit le bonnetier, qui crut trouver une excellente occasion d’acquérir de l’honneur. « Vous et moi, intrépide Smith, nous allons piquer vers lui, et nous lui ferons subir un interrogatoire. — Venez donc ! » s’écria l’armurier ; et son compagnon piqua des deux et partit, ne doutant pas que Gow ne fût à ses talons.

Mais Craigdallie retint le cheval de Henri par la bride… « Restez près de l’étendard, dit-il, et voyons comment va réussir notre chevau-léger ; s’il attrape quelque taloche, il n’en sera que plus tranquille le reste du jour. — À en juger par ce que je vois déjà, répliqua le forgeron, c’est une faveur sur laquelle il peut compter. Je parie que ce drôle qui s’arrête si impudemment à nous regarder, comme s’il était à la plus légitime partie de chasse du monde, est attaché à quelqu’un des seigneurs du sud, autant que j’en peux juger au pas de son cheval, à son casque rouillé surmonté d’une plume de coq, et à sa longue épée à deux mains. Ce sont des gens qui vivent si près de l’Angleterre, que la casaque noire est toujours sur leur dos, et ils sont aussi prodigues de coups qu’agiles des doigts. »

Tandis qu’ils raisonnaient ainsi sur l’issue de la rencontre, le vaillant bonnetier commença à retenir Jézabel, afin que le forgeron, qu’il croyait encore derrière lui, pût le rejoindre et s’avancer, sinon le premier, du moins à côté de lui. Mais quand Olivier Proudfute aperçut son compagnon à cent verges de distance tranquillement arrêté avec le reste de la troupe, la chair du champion, comme celle du vieux général espagnol, commença à trembler, par crainte des dangers où allait le jeter son esprit aventureux. Cependant l’assurance que le voisinage de ses amis le protégerait, l’espérance que la vue de pareils gaillards intimiderait le coupable, qui était seul, et enfin la honte d’abandonner une entreprise volontairement commencée devant un aussi grand nombre de personnes, lui firent surmonter la violente envie de faire faire un demi-tour à droite à Jézabel, et de revenir vers ses amis aussi vite que les jambes de sa jument pourraient l’y conduire. Il continua donc de s’avancer vers l’inconnu, qui augmenta beaucoup sa frayeur en mettant son petit bidet à un trot vigoureux, pour venir à sa rencontre. À la vue de ce mouvement, sans doute offensif, notre héros regarda plus d’une fois par-dessus son épaule gauche, comme pour s’assurer des moyens de retraite qui lui restaient ; enfin il s’arrêta net. Mais le Philistin était arrivé avant que le bonnetier se fût déterminé à combattre ou à fuir, et c’était un Philistin de fort mauvaise mine. Son corps était maigre et sec, sa figure traversée par deux ou trois affreuses balafres, et au total il semblait être de ces gens accoutumés à dire : « Halte là, et rends-toi. »

Cet individu entama la conversation en s’écriant d’une voix aussi effrayante que son aspect « Le diable vous emporte, vilain coucou ! pourquoi galoper ainsi au travers de la plaine pour effaroucher mon gibier. — Digne étranger, » répliqua notre ami du ton d’une pacifique remontrance, « je suis Olivier Proudfute, bourgeois de Perth, et homme de quelque considération ; et voici l’honorable Craigdallie, le doyen des baillis de la ville, avec le brave Smith du Wynd, et trois ou quatre autres hommes armés, qui désirent savoir votre nom, et pourquoi vous venez prendre votre plaisir sur ces terres qui appartiennent à la ville de Perth… quoique, je vous l’assure en leur nom, leur désir ne soit aucunement de se quereller avec un gentilhomme ou un étranger à propos d’une faute accidentelle ; seulement c’est leur usage, leur coutume de n’accorder une telle permission que lorsqu’elle leur est dûment demandée ; et… et… en conséquence, je désire savoir votre nom, mon digne monsieur. »

L’air sombre et dédaigneux avec lequel le fauconnier avait regardé Olivier Proudfute durant sa harangue, l’avait grandement déconcerté, et le ton de l’enquête avait été tout différent de ce qui eût semblé convenable au bonnetier, s’il avait eu Henri Gow près de lui.

Néanmoins, toute modifiée qu’était la harangue, l’étranger y répondit par une grimace de fort mauvaise augure, que les cicatrices de son visage firent paraître encore plus repoussante. « Qu’avez-vous besoin de savoir mon nom ? Mon nom est Dick du Diable de Hellgarth, bien connu dans l’Annandale pour un noble Johnstone. J’accompagne le hardi laird de Wamfray, qui marche avec son parent, le redouté lord de Johnstone, qui va de compagnie avec le brave comte de Douglas ; et le comte, le lord, le laird, et moi l’écuyer, nous lançons nos faucons où nous trouvons du gibier, sans demander jamais à qui appartient le domaine que nous parcourons. — Je remplirai votre message, monsieur, » répondit Olivier Proudfute assez humblement ; car il commençait à souhaiter vivement de se pouvoir tirer d’une ambassade qu’il avait si témérairement entreprise, et il allait tourner la tête de son cheval, quand l’homme de l’Annandale ajouta :

« Et recevez ceci pour votre salaire, afin de vous souvenir du jour où vous avez rencontré Dick du Diable, et de vous garder une autre fois d’interrompre la chasse d’un homme qui porte l’éperon ailé sur son épaule. »

Tout en parlant ainsi, il appliqua deux ou trois bons coups de cravache sur la tête et sur le corps du malavisé fabricant de bonnets. Quelques-uns atteignirent Jézabel, qui se mit à bondir, étendit son cavalier sur le gazon, et s’en revint au galop vers le groupe de citoyens.

Proudfute, ainsi renversé, se mit à crier au secours d’une voix fort peu virile, et en même temps à implorer merci d’un ton lamentable ; car son antagoniste, descendant de cheval, lui mit un large couteau de chasse sous la gorge, et commença de fouiller les poches du malheureux bourgeois et même son carnier, jurant, avec d’épouvantables serments, qu’il prendrait tout ce qu’il y trouverait pour se dédommager de l’interruption de sa chasse. À cet effet, employant une violence qui augmenta la terreur du pauvre bourgeois, il tira le baudrier de cuir jusqu’à ce qu’il se rompît, au lieu de se donner la peine de le détacher. Mais le contenu du carnier ne parut pas être de son goût ; il le rejeta nonchalamment loin de lui, et laissa Olivier se remettre sur ses jambes, tandis que lui-même remontait à cheval en regardant la troupe des bourgeois qui s’avançait alors.

Quand les bourgeois avaient vu leur ambassadeur démonté, ils avaient d’abord ri ; les vanteries du bonnetier avaient disposé ses amis à se réjouir en apercevant, comme dit Henri Smith, leur Olivier rencontrer un Roland[41]. Mais lorsqu’ils aperçurent l’adversaire du fabricant mettre la main sur lui et l’arranger de la manière que nous avons dit, l’armurier ne put se contenir davantage. « Sauf le respect que je vous dois, maître bailli, je ne puis endurer de voir notre concitoyen battu et dépouillé exposé à être assassiné même en présence de nous tous. C’est la cause de la jolie ville ; et s’il arrive malheur à notre voisin Proudfute, la honte en retombera sur nous. Je vole à son secours. — Nous irons tous le secourir, » répliqua le bailli Craigdallie ; « mais que personne ne frappe sans ma permission. Il est à craindre que nous n’ayons déjà plus de querelles sur les bras que nous n’en pouvons mener à bonne fin. C’est pourquoi je vous enjoins à tous, au nom de la jolie ville, et particulièrement à vous Henri du Wynd, de ne frapper que pour vous défendre. » Ils s’avancèrent donc en corps, et l’arrivée d’une telle force éloigna le voleur de sa victime. Il s’arrêta pourtant à les regarder à quelque distance, comme le renard qui, tout en battant en retraite devant les chiens, ne peut être mis absolument en fuite.

Henri, voyant cet état de choses, piqua des deux et devança de beaucoup le reste de la troupe sur le théâtre de la déconfiture d’Olivier Proudfute. Il n’eut rien de plus pressé que d’arrêter Jézabel par la bride, et de la mener au devant du malheureux bonnetier qui s’avançait vers eux les habits souillés par sa chute, les yeux mouillés de larmes, autant par souffrance que par mortification, et présentant, au total, un air si différent de l’air d’importance et de vivacité qu’il avait d’ordinaire, que l’honnête forgeron se sentit ému de compassion, et se repentit d’avoir exposé le petit homme à une telle disgrâce. Tous les hommes sont portés, je crois, à rire des malheurs d’autrui. La différence est qu’un mauvais caractère peut boire ce plaisir jusqu’à la lie, tandis qu’un bon naturel cesse bientôt de voir les ridicules pour sympathiser à la douleur.

« Laissez-moi vous remonter sur votre selle, voisin, » dit le forgeron mettant pied à terre aussitôt et aidant Olivier à regrimper sur sa selle de guerre, comme aurait pu le faire un singe.

« Dieu vous pardonne, voisin Smith, de ne pas m’avoir suivi ! Je n’aurais cru pareille chose de vous, quand même cinquante témoins dignes de foi me l’eussent juré. »

Tels furent les premiers mots, dits avec chagrin plutôt qu’avec colère, par lesquels Olivier, tout honteux, exhala ses ressentiments.

« Le bailli a retenu mon cheval par la bride ; et d’ailleurs, » continua Henri avec un sourire que sa compassion même ne put retenir, « je pensais que vous m’auriez accusé de diminuer votre gloire en vous aidant à combattre un homme seul. Mais reprenez courage ! le drôle n’a eu l’avantage sur vous qu’à cause de votre cheval indiscipliné. — C’est vrai, c’est vrai, » dit Olivier s’accrochant avec empressement à cette excuse.

« Et voilà le bandit arrêté là-bas, qui s’applaudit du mal qu’il a fait, et triomphe de votre défaite, comme ce roi d’un roman, qui jouait du violon pendant qu’une ville brûlait. Venez un peu avec moi, et vous verrez comment nous l’arrangerons… Ne craignez pas que je déserte cette fois. »

En parlant ainsi, il prit Jézabel par la bride, et partit au galop en l’entraînant, sans donner à Olivier le temps de répondre non ; il se dirigeait ainsi vers Dick du Diable qui s’était arrêté sur le haut d’une petite éminence à quelque distance. Le noble Johnstone cependant, soit qu’il crût le combat inégal, soit qu’il se fût assez battu pour un jour, fit claquer ses doigts, et levant la tête avec un air de défi, lança son cheval dans un marais à travers duquel il sembla nager comme un canard sauvage ; cependant il brandissait son leurre autour de sa tête, et sifflait tranquillement son faucon dans un lieu où tout autre cheval et tout autre cavalier se fussent dès le premier pas enfoncés jusqu’à la sangle.

« C’est là un véritable coureur de marais, dit le forgeron ; ce drôle peut combattre ou s’enfuir selon son envie, et il n’est pas plus utile de le poursuivre que de courir après une oie sauvage. Il vous a pris votre bourse, sans doute ; car ces gens-là s’en vont rarement avant d’avoir rempli leurs mains. — Ou… ou… oui, » répondit Proudfute d’un ton mélancolique ; « il m’a pris ma bourse ; mais il ne faut pas se plaindre, puisqu’il m’a laissé mon carnier. — Il est vrai, le carnier eût été pour lui un emblème de victoire ; un trophée, comme disent les ménestrels. — Il renferme quelque chose de mieux, l’ami, » dit Olivier d’un ton significatif.

« Vraiment ? Dieu soit loué, voisin ! j’aime à vous entendre parler encore sur votre ton doctoral. Réjouissez-vous ! le coquin a pris la fuite, et vous avez reconquis la gloire que vous aviez perdue lorsqu’il avait sur vous tout l’avantage. — Ah ! Henri Gow ! Henri Gow ! » dit le bonnetier ; et il s’arrêta court en poussant un gros soupir qui ressemblait à un gémissement.

« Qu’est-ce donc ? demanda son ami ; qu’est-ce qui vous tourmente à présent ? — Je soupçonne un peu, mon cher Henri Smith, que le coquin s’est enfui, crainte de vous, et non de moi. — Ne dites pas cela, répliqua l’armurier ; il a vu deux hommes et s’est sauvé : qui peut dire s’il s’est sauvé de l’un ou de l’autre ? d’ailleurs, il connaît par expérience votre force et votre activité ^ nous avons vous vu comme vous regimbiez, comme vous gigotiez quand vous étiez par terre. — L’ai-je fait, dit le pauvre Proudfute ; je ne m’en souviens pas, mais je sais que c’est par là que je brille ; je suis fort comme un lion quand je suis sur les reins. Mais tout le monde m’a-t-il vu ? — Tout le monde, comme moi, » dit le forgeron, retenant une envie de rire. — Mais vous voudrez bien le leur rappeler ? — Certainement, et je n’oublierai pas la terrible manière dont vous êtes revenu à la charge. Faites attention à ce que je dirai au bailli Craigdallie, et profitez-en. — Ce n’est pas que j’aie besoin de témoignages en ma faveur ; car je suis aussi brave naturellement qu’aucun citoyen de Perth ; mais seulement… » Là s’arrêta l’homme intrépide.

« Mais seulement quoi ? » demanda l’armurier.

« Mais seulement, j’ai peur d’être tué. Quitter ma jolie femme et ma jeune famille, vous comprenez, Smith, que ce serait un triste sort ; vous le comprendrez mieux quand vous serez dans cette position, et vous sentirez s’amortir votre courage. — C’est bien possible, » dit l’armurier d’un ton rêveur.

« Du reste, j’ai une telle habitude de manier les armes, j’ai de si rudes poumons, que peu d’hommes sont capables de me tenir tête. Voyez donc ceci, » dit le petit homme, déployant sa poitrine comme celle d’un poulet dressé, et la caressant de la main ; « il y a place ici pour toute la mécanique de la respiration. — J’ose dire que vous avez le vent long, l’haleine longue, c’est au moins ce que montrent vos discours. — Mes discours… vous êtes un badin… Mais j’ai fait venir par eau de Dundee l’étambord d’un dromond. — L’étambord d’un Drummond, s’écria l’armurier ; miséricorde ! vous allez vous mettre en querelle avec tout le clan qui n’est pas le moins terrible du pays, à ce qu’on dit. — Par saint André ! Henri, vous n’entendez pas ! c’est un dromond, c’est-à-dire un grand vaisseau. J’ai scellé mon étambord dans ma cour, je l’ai fait peindre et tailler de façon qu’il ressemble un peu à un soudan ou sarrasin, et je lutte avec lui, je le daube avec mon sabre à deux mains, d’estoc et de taille, pendant une heure de suite. — Cet exercice doit vous rendre familier avec le maniement de cette arme. — Ah ! je crois bien… et quelquefois je mets sur la tête de mon soudan un bonnet… un vieux bonnet, vous sentez bien… et je le fends d’un coup si vigoureusement assené, qu’en vérité l’infidèle n’a plus guère de tête pour recevoir mes entailles. — C’est malheureux, car vous perdrez votre dextérité… Mais qu’en dites-vous, bonnetier ? je prendrai un jour mon casque et mon corselet, et vous frapperez sur moi, en me laissant mon sabre pour parer et vous rendre vos coups ? hein ! cela vous plaît-il ? — Ce n’est pas faisable, mon cher ami ; je vous ferais trop de mal… D’ailleurs, à vrai dire, je frappe bien plus à mon aise sur un casque ou bonnet, quand il est sur mon soudan de bois… alors je suis sûr de l’abattre. Mais quand il y a un panache de plume qui se balance au-dessus, et deux yeux reluisant sous l’ombre de la visière, quand le tout sautille par ci par là, j’avoue qu’alors ma main peut dévier. — De sorte que si un homme demeurait seulement sans bouger comme votre soudan, vous feriez le tyran avec lui, maître Proudfute ? — Avec du temps, et à force de pratique, j’imagine que je pourrais, répondit Olivier… Mais voilà que nous rejoignons nos amis ; le bailli a l’air courroucé… mais ce n’est pas son courroux qui m’épouvante. »

Il faut vous rappeler, aimable lecteur, qu’aussitôt que le bailli et ceux qui l’accompagnaient virent le forgeron courir au malheureux bonnetier, et l’étranger battre en retraite, ils ne se donnèrent pas la peine d’avancer d’avantage ; car ils pensèrent que leur compatriote était hors de danger par la présence du redouté Henri Gow. Ils avaient repris la route directe de Kinfauns, désirant que rien ne différât l’exécution de leur mission. Comme quelque temps s’était écoulé avant que le bonnetier et le forgeron eussent rejoint la troupe, le bailli Craigdallie leur demanda, et à Henri Smith particulièrement, pourquoi ils avaient perdu un temps si précieux à courir après le chasseur au faucon.

« Par la messe ! ce n’est pas ma faute, maître bailli, répliqua le forgeron ; si vous accouplez un simple lévrier des basses terres avec un chien-loup des montagnes, vous n’en devez pas vouloir au premier de suivre la direction dans laquelle il plaît au second de l’entraîner. C’est ainsi que cela m’est arrivé avec mon voisin Olivier Proudfute. Il n’a pas plutôt été remis sur ses pieds, qu’il a sauté sur sa jument comme un éclair, et, furieux de la manière infâme dont le scélérat avait profité de l’indocilité de sa monture, il a couru après lui comme un dromadaire. Il m’a bien fallu le suivre, d’abord pour empêcher une nouvelle cabriole, ensuite pour garantir notre téméraire ami et champion de quelques embûches sur la route. Mais le coquin de chasseur, qui est de la suite de quelque lord des Marches, et qui porte un éperon ailé sur l’épaule, a échappé à notre voisin comme le feu sort du caillou. »

Le doyen des baillis de Perth entendit avec quelque surprise la légende qu’il avait plu à Gow de jeter en circulation ; car, sans s’y intéresser beaucoup, il avait toujours douté de l’authenticité des exploits romanesques du bonnetier. Il était tenu désormais à les trouver orthodoxes jusqu’à un certain point. Le vieux et rusé Glover vit plus avant dans l’affaire.

« Vous ferez perdre la tête au pauvre bonnetier, murmura-t-il à Henri ; il va faire retentir son marteau comme une cloche de ville en un jour de réjouissance, quand, pour l’ordre et la décence, il ferait mieux de se tenir tranquille. — Par Notre-Dame, père ! répliqua l’armurier, j’aime ce pauvre petit rodomont, et je n’ai pu me résoudre à penser qu’il lui faudrait être triste, silencieux dans la salle du prévôt, tandis que tous les autres, et surtout ce vénéneux apothicaire, diraient leur avis. — Tu es un gaillard à trop bon cœur, Henri, répliqua Simon… Mais vois quelle différence entre ces deux hommes : le petit bonnetier, l’innocence même, prend des airs de dragon, pour déguiser sa poltronnerie naturelle ; tandis que l’apothicaire cherche à paraître timide, pauvre d’esprit, humble, pour dissimuler le danger de son caractère : la vipère qui se cache sous une pierre n’en possède pas moins un venin mortel. Je t’assure, fils Henri, que malgré tous ces humbles regards et cette démarche timorée, ce misérable squelette aime plus à faire le mal qu’il ne craint le danger… Enfin nous voici devant le château du prévôt ; c’est une vraie demeure de lord que Kinfauns, et c’est un avantage pour la ville d’avoir le propriétaire d’un si joli château pour son principal magistrat. — Une belle forteresse, ma foi, » dit le forgeron regardant le large Tay qui venait en serpentant passer au bas de l’éminence où était bâti le château à cette époque, dans la même situation que son successeur moderne ; cette éminence semblait la reine de la vallée, quoique du côté opposé de la rivière les fortes murailles d’Elcho apparussent pour disputer la prééminence. Elcho était alors un paisible couvent, et les murs dont il était environné formaient des barrières pour des vestales recluses, et non des remparts pour une garnison armée. « C’est un magnifique château, » dit l’armurier regardant encore les tours de Kinfauns ; « c’est la cuirasse et la targe du Tay. On pourrait faire des brèches à une bonne lame avant de l’ébranler. »

Le portier de Kinfauns, qui reconnut de loin la physionomie et la qualité des gens qui arrivaient, avait déjà ouvert la porte de la cour pour leur entrée, et fait savoir à sir Patrick Charteris que le doyen des baillis de Perth, avec plusieurs autres bons citoyens, s’approchaient du château. Le bon chevalier, qui s’apprêtait pour une partie de chasse au faucon, apprit leur arrivée à peu près avec la même satisfaction que le représentant moderne d’un bourg apprend qu’une bande de ses dignes électeurs le menace d’une visite inopportune. Il dévoua intérieurement les importuns à Mahound et à Termagant, et en même temps donna des ordres pour qu’on les reçût avec honneur et courtoisie ; il commanda aux écuyers tranchants de porter à la hâte des tranches de venaison grillées et des ragoûts froids dans la salle des cérémonies : au sommelier, de mettre les tonneaux en perce et de s’apprêter à faire son devoir. Car si la jolie ville de Perth remplissait parfois le cellier de sir Patrick, ses citoyens étaient toujours prêts à l’aider à vider ses flacons.

Les bons bourgeois furent respectueusement introduits dans une salle où le chevalier, qui était en habit de cheval et botté jusqu’au milieu des cuisses, les reçut avec un mélange de courtoisie et de condescendance patronale, tout en les souhaitant au fond du Tay pour les punir de l’empêchement qu’ils apportaient à sa partie de chasse. Il alla vers eux jusqu’au milieu de la salle, tête nue et la toque à la main, en faisant maintes salutations telles que celles-ci : « Ah ! mon maître, le doyen des baillis, et vous, digne Simon Glover, pères de la jolie ville ; et vous, mon érudit apothicaire ; et vous, vigoureux Smith ; et mon brave bonnetier qui casse plus de têtes qu’il n’en couvre, par quel hasard ai-je le bonheur de voir tant d’amis de si bonne heure ? Je songeais à aller voir mes faucons voler, et votre compagnie rendra la chasse encore plus agréable… (À part : Puisse Notre-Dame leur faire casser le cou !) C’est-à-dire toujours, à moins que la cité n’ait des ordres à me donner… Sommelier Gilbert, hâtez-vous donc, drôle… Mais je me flatte que votre venue n’a pas de plus grave raison que de savoir si le malvoisie soutient son fumet. »

Les délégués de la ville répondirent aux civilités de leur prévôt par des inclinations et des révérences plus ou moins profondes, parmi lesquelles le salut de l’apothicaire fut le plus bas, et celui du forgeron le moins cérémonieux. Probablement celui-ci avait la conscience de son adresse à manier l’épée ; le premier bailli répondit au compliment général.

« Sir Patrick Charteris et respectable lord prévôt, » dit-il gravement, » si nous n’avions d’autre but que de jouir de l’hospitalité que nous avons souvent reçue ici, notre usage du monde nous eût appris à différer jusqu’à ce que Votre Seigneurie nous eût invités comme les autres fois. Quant à la chasse aux faucons, nous en avons assez eu ce matin, puisqu’un vilain drôle, qui faisait voler un oiseau, à travers le marécage, a démonté et fustigé notre digne ami Olivier Proudfute, simplement parce que notre concitoyen lui demanda, au nom de Votre Honneur et de la ville de Perth, qui et quel était celui qui prenait ainsi ses aises ? — Et quel titre s’est-il donné ? demanda le prévôt ; par saint Jean ! je lui apprendrai à dénicher mon gibier ! — Avec la permission de Votre Seigneurie, dit le bonnetier, il m’a attaqué en traître ; mais j’ai ensuite remonté à cheval, et je lui ai bravement donné la chasse. Il s’appelle Richard le Diable. — Comment, mon maître ! celui sur qui l’on fait les chansons et les romans ? dit le prévôt ; je pensais que ce gaillard avait nom Robert. — Je crois que c’est un autre, milord : j’ai fait à ce drôle la grâce de l’appeler par son nom entier, quoiqu’il ne s’appelât lui-même que Dick du Diable, et il m’a dit de plus qu’il était un Johnstone, écuyer du lord de ce nom, mais je l’ai mis en fuite à travers le marais, et j’ai reconquis mon carnier qu’il m’avait pris quand j’étais tombé. »

Sir Patrick l’interrompit un instant. « Nous avons entendu parler, continua-t-il, du lord de Johnstone et de sa suite. Il n’y a que peu de profit à faire en se mêlant d’eux… Smith, dites-moi, vous avez enduré cela patiemment ? — Oui, sur ma foi, sir Patrick, mes supérieurs me défendaient de bouger… — Eh bien ! si tu n’as point bougé, dit le prévôt, je ne vois pas pourquoi nous remuerions, nous, surtout lorsque maître Olivier Proudfute, quoique d’abord vaincu, a, comme il l’assure, rétabli sa réputation et celle de la ville. Enfin voici du vin, versez à la ronde à nos bons hôtes et amis jusqu’à ce que le vin déborde des coupes. Prospérité à Saint-Johnston, et joyeuse bienvenue à vous tous, mes honnêtes amis ! et maintenant à table pour manger un morceau, car le soleil est déjà haut et il doit s’être écoulé du temps depuis que vous avez fait votre premier repas, vous autres hommes frugals. — Avant de manger, milord prévôt, dit le bailli, permettez-nous de vous exposer le motif urgent de notre visite, que nous n’avons pas encore touché. — Oh ! je vous en prie, bailli, différez jusqu’après déjeuner. Quelque plainte contre ces maudites cottes de mailles ou des suivants de nobles pour avoir joué au ballon dans les rues de la ville, ou quelque importante affaire comme cela ?…. — Non, milord, » dit Craigdallie d’un ton ferme et énergique. « C’est des maîtres de ces cottes de mailles que nous venons nous plaindre, qui jouent au ballon avec l’honneur de nos familles, et qui font aussi peu de cérémonie pour les chambres à coucher de nos filles que si c’était un mauvais lieu de Paris. Une bande de promeneurs nocturnes, de courtisans, de jeunes hommes d’un haut rang, comme on a trop de raisons pour le croire… ont voulu escalader la fenêtre de la maison de Simon Glover, la nuit dernière. Ils ont dégainé lorsque Henri Smith est venu les interrompre dans leur entreprise, et n’ont cessé de combattre qu’à l’arrivée des citoyens. — Comment ? » dit sir Patrick reposant la coupe qu’il allait porter à ses lèvres. « Morbleu ! prouvez-moi la chose, et par l’âme de Thomas de Longueville, je verrai à vous faire justice de tout mon pouvoir, dût-il m’en coûter la vie et mes propriétés… Qui atteste ce fait ?… Simon Glover, on vous tient pour honnête et prudent, prenez-vous la vérité de cette accusation sur votre conscience ? — Milord, dit Simon, comprenez que je ne porte pas volontairement plainte dans cette importante affaire. Nul dommage n’est advenu, sinon aux perturbateurs mêmes de la paix. Je crains qu’un pouvoir supérieur n’ait encouragé une audace si contraire aux lois ; et il me répugne d’exciter à propos de moi une haine à mort entre ma ville natale et quelque puissant noble. Mais on a dit que si j’hésitais à poursuivre cette affaire, c’était presque avouer que ma fille attendait une telle visite, ce qui est une horrible fausseté. C’est pourquoi, milord, je dirai à Votre Seigneurie ce qui est arrivé à ma connaissance, laissant les mesures ultérieures à votre sagesse. » Il exposa alors de point en point tout ce qu’il avait vu de l’attaque.

Sir Patrick, l’écoutant avec beaucoup d’attention, parut surtout frappé de l’évasion de l’homme qui avait été fait prisonnier. « Il est étrange, dit-il, que vous ne vous en soyez point assuré quand vous le teniez. Ne l’avez-vous pas assez vu pour le pouvoir reconnaître ? — Je n’étais éclairé que par une lanterne, milord prévôt ; et quant au fait de l’avoir laissé échapper, j’étais seul, dit le gantier, et je suis vieux. Mais j’aurais encore pu le tenir si je n’avais pas entendu ma fille crier en haut ; et avant que je fusse redescendu de sa chambre, l’homme s’était enfui par le jardin. — Maintenant, honnête Henri, en homme vrai et en brave soldat, dites-nous ce que vous savez de l’affaire. »

Henri Gow, dans le style décidé qui lui était propre, fit un court mais clair récit de toute l’histoire.

L’honnête Proudfute, appelé ensuite à déposer, commença ses déclarations d’un air plus important : « Touchant le tumulte horrible et épouvantable qui a troublé la ville, je ne puis, à la vérité, dire absolument que j’en ai vu tout à fait le commencement ; mais chacun peut dire que je fus spectateur du reste du combat ; et, ce qui vaut mieux encore, j’ai trouvé un objet très-capable de convaincre les brigands. — Et quel est cet objet, l’ami ? dit sir Patrick Charteris, ne perdez pas de temps à biaiser : quel est-il ? — J’ai apporté à Votre Seigneurie, dans cette carnassière, ce qu’un des bandits a laissé derrière lui, dit le petit homme ; c’est un trophée que, de bonne foi et en honnête vérité, je n’ai pas acquis à la pointe de l’épée ; mais je réclame l’honneur de m’en être emparé avec cette présence d’esprit qu’on n’a point souvent au milieu des torches qui brûlent et des armes qui se choquent. Je m’en suis emparé, milord, et le voici. »

Ainsi parlant, il tira du carnier dont nous avons tant parlé la main qu’il avait ramassée sur le théâtre du combat.

« Oui, bonnetier, dit le prévôt, je réponds que tu es homme à t’emparer de la main d’un bandit lorsqu’elle est séparée du corps… Pourquoi regardes-tu d’un air si inquiet dans ta carnassière ? — Il devrait y avoir… il y avait… un anneau, milord, qui était au doigt du brigand. J’ai peur de l’avoir oublié et laissé à la maison, car je l’avais ôté du doigt pour le montrer à ma femme, attendu qu’elle ne se souciait pas de voir la main morte, car les femmes n’aiment pas de pareils spectacles. Je croyais pourtant l’avoir remis au doigt. Il faut qu’il soit resté à la maison : je vais retourner au galop le chercher, et Henri Smith viendra avec moi. — Nous irons tous avec vous, dit Patrick Charteris, car je me rends aussi à Perth. Écoutez-moi, honnêtes bourgeois et bons voisins de Perth : vous savez que je n’aime pas à me déranger à propos de plaintes légères, de petites violations de vos privilèges, comme lorsqu’on vous tue quelques pièces de gibier, ou lorsque des gens des barons jouent au ballon dans vos rues, ou pour d’autres bagatelles de ce genre. Mais par l’âme de Thomas de Longueville, vous ne trouverez pas Patrick Charteris en arrière dans une affaire de cette importance… Cette main, » continua-t-il en levant le membre coupé, « cette main appartient à un homme qui ne travaille pas rudement. Nous la mettrons dans un lieu où elle sera infailliblement reconnue et réclamée par le propriétaire, si ses camarades de débauche ont seulement en eux une étincelle d’honneur… Écoutez, Gérard, faites tout de suite monter à cheval une dizaine de mes gens les plus braves, et qu’ils prennent cottes et lances. Cependant, voisins, si une querelle s’ensuit, comme c’est probable, il nous faudra marcher au secours les uns des autres. Si ma pauvre maison est attaquée, combien m’amènerez-vous d’hommes pour la défendre ? »

Les bourgeois regardèrent tous Henri Gow, vers lequel ils se tournaient habituellement quand on discutait de telles affaires. « Je réponds, dit celui-ci, de cinquante bons gaillards qui seront rassemblés avant que le tocsin ait sonné dix minutes, et de mille au bout d’une heure. — C’est bien, » répliqua le courageux prévôt, « et en cas de besoin, j’irai secourir la jolie ville avec autant d’hommes que j’en pourrai rassembler. Maintenant, braves amis, à cheval. »


CHAPITRE IX.

ROBERT III.


Si je sais comment arranger ces affaires qu’on me jette ainsi sur les bras, ne crois jamais un mot de ce que je te dirai.
Shakspeare. Richard II.


Dans l’après-midi du jour de Saint-Valentin, le prieur des dominicains était occupé à remplir ses devoirs de confesseur envers un pénitent de haute importance. Ce pénitent était un homme déjà vieux, de bonne figure, les joues fleuries et brillantes de santé, dont le cou était ombragé par une vénérable barbe blanche qui lui descendait jusqu’à la poitrine. Son œil bleu, large et vif, surmonté d’un front haut et vaste, exprimait la dignité, mais c’était la dignité habituée à recevoir les honneurs volontaires, et non pas celle qui sait les obtenir de force quand on les lui refuse. L’air d’extrême bonté qui régnait sur ce visage semblait toucher de près à la simplicité et à la faiblesse de caractère. Sur les cheveux gris de ce personnage était placé un petit cercle d’or ou coronnet, attaché à un bandeau d’étoffe bleue. Son rosaire, dont les grains étaient extrêmement gros, était d’or massif, assez grossièrement travaillé, mais orné de perles d’Écosse d’une grosseur et d’une beauté rares. C’étaient là les seuls ornements que portait cet homme ; et une longue robe de soie cramoisie, attachée par une ceinture de même couleur, composait tout son costume. Sa confession achevée, il se leva péniblement du coussin brodé sur lequel il était agenouillé, et s’aidant d’une béquille en ébène, il s’avança en boitant sans aucune grâce et même avec une peine visible, vers un siège de cérémonie surmonté d’un dais qui était placé pour lui près de la cheminée d’un bel et vaste appartement.

C’était Robert, troisième du nom, et le deuxième de l’infortunée famille des Stuarts qui occupait le trône d’Écosse. Il avait des vertus précieuses, et n’était pas sans talents ; mais à son grand malheur, chez lui, comme chez les descendants de sa race vouée à l’infortune, ses qualités n’étaient pas celles qui étaient nécessaires au rôle qu’il devait jouer sur la terre. Le roi d’un peuple aussi fier que les Écossais d’alors aurait dû être belliqueux, prompt et actif, libéral à récompenser les services, sévère à punir les crimes, et mener une vie propre à le faire craindre aussi bien que chérir. Les qualités de Robert III étaient l’opposé de tout cela : dans sa jeunesse il avait bien vu des batailles, mais sans jamais s’y distinguer ; jamais aussi il n’avait manifesté cet amour chevaleresque de la guerre et du péril, ni l’ardent désir de se distinguer par de dangereux exploits, qu’on s’attendait alors à trouver en tous ceux qui avaient une noble naissance et des prétentions au pouvoir.

D’ailleurs sa carrière militaire fut très-courte ; étant encore comte de Carrick, il reçut, au milieu du tumulte d’un tournois, une ruade du cheval de sir James Douglas de Dalkeith ; ce coup le rendit boiteux pour le reste de sa vie et absolument incapable de prendre part soit à la guerre, soit aux fêtes militaires, qui en étaient l’image. Comme Robert n’avait jamais montré grande prédilection pour les exercices violents, il ne déplora sans doute pas beaucoup l’infirmité qui l’exemptait de ces scènes actives. Mais ce malheur ou plutôt les suites de ce malheur le dégradèrent aux yeux d’une noblesse fière et d’une nation belliqueuse. Il fut obligé de se décharger du poids des affaires tantôt sur un membre de sa famille, tantôt sur un autre, leur conférant quelquefois le titre même et toujours le pouvoir de lieutenant général du royaume. Son affection paternelle l’avait disposé à réclamer l’assistance de son fils aîné, jeune homme de courage et de talent, que dans sa tendresse il avait créé duc de Rothsay, afin de lui donner de son vivant la possession d’une dignité à peu près égale à celle du trône. Mais la tête du jeune prince était trop étourdie et sa main trop faible pour manier le sceptre avec dignité : quoique passionné pour la puissance, le plaisir était la passion favorite du prince ; et la cour était troublée, le pays scandalisé par le nombre des amours fugitives et des aventures galantes qu’on pouvait reprocher à celui qui aurait dû donner l’exemple de l’ordre et de la régularité à la jeunesse du royaume.

La conduite licencieuse du duc de Rothsay était d’autant plus répréhensible aux yeux du public, qu’il était marié ; quoique certaines personnes dont la jeunesse, la grâce, la gaieté et le bon naturel de ce prince avaient gagné les cœurs, fussent d’opinion qu’on pouvait trouver une excuse de son libertinage dans les circonstances de son mariage même. On se souvenait fort bien que ce mariage avait été tout à fait traité par son oncle, le duc d’Albany, qui gouvernait alors le roi infirme et timide, et qui avait la réputation d’influencer les dispositions de son frère et son souverain, de manière à compromettre fortement les intérêts et les espérances du jeune héritier. Par les machinations d’Albany, la main de l’héritier présomptif de la couronne fut presque mise à l’encan, car tout le monde sut que le noble Écossais qui donnerait la plus belle dot à sa fille pouvait aspirer à l’élever jusqu’à la couche du duc de Rothsay.

Dans la lutte qui s’ensuivit, George, comte de Dunbar et de March, qui possédait par lui-même ou par ses vassaux une grande partie de la frontière de l’est, fut préféré aux autres compétiteurs, et sa fille, à la satisfaction mutuelle du jeune couple, fut fiancée au duc de Rothsay.

Mais il restait une troisième personne à consulter, et qui n’était autre que le terrible Archibald, comte de Douglas, redoutable par l’étendue de ses propriétés, par les charges et les juridictions dont il était investi, et par ses qualités personnelles de sagesse et de valeur b qualités qui se trouvaient, chez lui, réunies à un orgueil indomptable et à un amour de vengeance plus que féodal. Le comte touchait aussi de fort près au trône, car il avait épousé la fille aînée du monarque régnant.

Après les fiançailles du duc de Rothsay et de la fille du comte de March, Douglas, comme s’il eût différé d’intervenir dans la négociation, pour montrer que lui seul pouvait la conclure, entra dans la lice pour faire déchirer le contrat. Il proposa, avec sa fille Marjory, des biens plus considérables que n’en avait offert le comte de March, et déterminé par sa propre cupidité et par la crainte de Douglas, Albany mit en jeu toute son influence sur le timide monarque, et réussit à obtenir de lui qu’on annulerait le contrat passé avec le comte de March, et qu’on marierait le duc de Rothsay à Marjory Douglas, femme qu’il ne pouvait aimer. Aucune excuse ne fut présentée au comte de March, sinon que les fiançailles entre le prince et Élisabeth de Dunbar n’avaient pas été approuvées par les États du parlement, et que jusqu’à cette ratification le contrat était susceptible d’être rompu. Le comte ressentit profondément l’injure faite à lui et à sa fille, et l’on crut généralement qu’il méditait une vengeance, que sa grande influence sur la frontière anglaise le mettait à même d’exercer.

Cependant le duc de Rothsay, irrité du sacrifice que l’on avait fait de sa main et de ses inclinations à cette intrigue d’État, montra son déplaisir à sa manière, en négligeant sa femme, en méprisant son formidable et dangereux beau-père, en témoignant peu de respect à l’autorité du roi lui-même, et point du tout aux remontrances d’Albany, son oncle, qu’il considérait comme son ennemi avoué.

Au milieu de ces dissensions intérieures, qui déchiraient sa famille et qui s’étendaient dans les conseils et l’administration, introduisant partout les funestes effets de l’incertitude et de la désunion, le faible monarque avait été quelque temps soutenu par les avis de la reine Annabella, fille de la noble maison de Drummond, douée d’une sagacité profonde et d’une fermeté d’esprit, qui exerçaient quelque influence sur la légèreté d’un fils qui la respectait, et soutenaient souvent la résolution vacillante de son royal époux. Mais, après sa mort, le faible monarque ne ressembla à rien tant qu’à un vaisseau chassé de ses ancres et ballotté par des courants contraires. Généralement parlant, on pourrait dire de Robert qu’il chérissait son fils… qu’il éprouvait du respect et de la terreur pour le caractère de son frère Albany, caractère beaucoup plus ferme que le sien propre… qu’il éprouvait pour Douglas une terreur presque instinctive, et soupçonnait la loyauté du brave, mais inconstant comte de March. Mais ses sentiments à l’égard de ces divers personnages étaient si mêlés et si compliqués, que de temps à autre ils paraissaient entièrement différents de ce qu’ils étaient en réalité ; et selon l’influence qui avait été la dernière exercée sur son esprit flexible, le roi pouvait devenir de père indulgent, père sévère et même cruel ; de frère confiant, frère jaloux ; de souverain doux et bienveillant, tyran méfiant et colère. Comme le caméléon, son faible esprit réfléchissait la couleur du caractère plus ferme dont il empruntait pour l’instant les lumières et les secours. Et quand il quittait l’avis d’un membre de sa famille pour prendre conseil d’un autre, ce n’était pas chose extraordinaire que de voir un changement total dans l’administration, à la fois préjudiciable à la réputation du roi et dangereux pour la sûreté du royaume.

Il s’ensuivit naturellement que le clergé de l’Église catholique obtint une grande influence sur un homme dont les intentions étaient excellentes, mais la résolution éminemment incertaine. Robert était tourmenté non-seulement par la conscience des erreurs qu’il avait réellement commises, mais encore par les craintes accablantes qui, à propos de peccadilles, naissent dans un esprit timide et superstitieux. Il est donc à peine nécessaire d’ajouter que les ecclésiastiques de toutes classes avaient un grand ascendant sur ce prince facile, puisqu’à cette époque leur influence était telle, que peu ou point de personnes y échappaient, quel que fût d’ailleurs leur caractère… Nous revenons maintenant à notre histoire, après cette longue digression sans laquelle ce que nous avons à raconter aurait pu n’être pas bien compris.

Le roi s’était dirigé péniblement vers le fauteuil chargé de coussins et surmonté d’un dais, qui avait été préparé pour lui, et s’y laissa tomber avec plaisir, comme un homme indolent qui avait été quelque temps retenu forcément dans une position incommode. Lorsqu’il fut assis, les traits nobles et vénérables du bon vieillard exprimaient la bienveillance. Le prieur, qui se tenait debout en face du fauteuil royal, avec un air de profonde déférence, qui déguisait la hauteur naturelle de son port, était un homme entre quarante et cinquante ans, mais sa chevelure conservait, tout à fait intacte, sa teinte noire et brillante. Des traits fins et un regard pénétrant attestaient les talents par lesquels le vénérable père était arrivé à ces hautes fonctions dans la communauté qu’il présidait, et nous pouvons ajouter, dans les conseils du royaume, où souvent prévalaient ses avis. Les objets principaux que son éducation et ses habitudes lui avaient appris à garder en vue étaient l’extension de la puissance et de la richesse de l’Église, et la destruction de l’hérésie ; il s’efforçait d’atteindre les deux fins par tous les moyens que lui procurait sa haute position. Cependant il honorait sa religion par la sincérité de sa foi, et par la moralité qui guidait sa conduite dans toutes les occasions ordinaires. Les défauts du prieur Anselme, quoiqu’ils l’entraînassent à d’énormes erreurs, et quelquefois même à la cruauté, étaient plutôt, peut-être, ceux de son siècle et de son état… ses vertus lui appartenaient.

« Ces choses faites, dit le roi, et les terres dont je vous ai parlé une fois assurées à ce monastère par un don royal, vous pensez, mon père, que je serai assez avant dans les bonnes grâces de notre sainte mère l’Église pour m’appeler son respectueux fils ? — Certainement, mon souverain, répondit le prieur ; plût à Dieu que tous les enfants de l’Église apportassent à l’efficace sacrement de la confession une aussi profonde conviction de leurs erreurs, et autant de désir de réparer leurs torts ! Mais j’adresse ces paroles consolantes, non à Robert, roi d’Écosse, mais seulement à mon humble et pieux pénitent, Robert Stuart de Carrick. — Vous me surprenez, mon père ; j’ai peu de remords sur la conscience pour tout ce que j’ai pu faire en ma qualité de souverain, puisque je suis moins ma propre opinion que l’avis des plus sages conseillers. — C’est là que gît le danger, sire, répliqua le prieur. Le saint-père reconnaît dans chacune des pensées, des paroles et des actions de Votre Majesté, un obéissant vassal de la sainte Église ; mais il est des conseillers pervers qui obéissent à l’intérêt de leur mauvais cœur, en abusant du caractère bon et facile de leur monarque, et en le poussant, sous prétexte de servir ses intérêts personnels, à des actes préjudiciables à son salut éternel. »

Le roi Robert se redressa dans son fauteuil, et prit un air d’autorité qu’il ne déployait pas d’ordinaire, quoiqu’il lui allât à merveille.

« Prieur Anselme, dit-il, si vous avez découvert quelque chose dans ma conduite, comme roi ou simple particulier, qui puisse mériter la censure que vos paroles semblent indiquer, votre devoir est de parler clairement, et je vous commande de le faire. — Mon souverain, vous serez obéi, » répliqua le prieur avec une profonde inclination ; puis, se relevant et prenant la dignité qui convenait à son rang dans l’Église, il dit : « Apprenez par ma bouche les paroles de notre saint-père le pape, successeur de saint Pierre, à qui ont été transmises les clefs, avec le double pouvoir de lier et de délier. Ô Robert d’Écosse ! pourquoi n’as-tu pas admis au siège de Saint-André Robert de Wardlaw, que le pontife avait désigné pour occuper ce siège ? Pourquoi faire de tes lèvres profession d’une soumission respectueuse à l’Église, quand tes actions proclament une disparité choquante et la désobéissance intérieure ? L’obéissance vaut mieux que les sacrifices. — Sire prieur, » dit le monarque avec un air que son rang élevé rendait convenable, « nous pouvons bien nous dispenser de répondre sur ce sujet, puisque c’est une affaire qui nous concerne, nous et les États du royaume, mais qui n’affecte en rien notre conscience privée. — Hélas ! dit le prieur, et quelle conscience affectera-t-elle au dernier jour ? Quel est, parmi vos lords armés ou vos riches bourgeois, celui qui s’interposera entre son roi et le châtiment qu’il aura mérité en suivant une politique séculière dans des affaires ecclésiastiques ? Sache, puissant roi, que, quand même tous les chevaliers de ton royaume seraient rangés autour de toi pour te garantir des traits ardents de la foudre, ils seraient consumés comme un parchemin séché devant la flamme d’une fournaise. — Bon père prieur, » dit le roi, car sur sa conscience timorée cette espèce de langage manquait rarement de faire impression, « à coup sûr, vous m’accusez trop sévèrement. Ce fut durant ma dernière indisposition et pendant que Douglas avait, en sa qualité de lieutenant général, l’autorité royale en Écosse, que s’éleva le malheureux empêchement à la réception du primat. Ne me blâmez donc pas de ce qui est arrivé lorsque j’étais incapable de conduire les affaires du royaume, et forcé de déléguer mon pouvoir à un autre. — Vous en avez dit assez quant à votre sujet, répliqua le prieur ; mais si l’obstacle s’éleva pendant la lieutenance du comté de Douglas, le légat de Sa Sainteté demandera pourquoi il n’a pas été sur-le-champ levé, quand le roi a repris dans ses royales mains les rênes de l’autorité. Douglas le Noir peut faire beaucoup, plus peut-être qu’un sujet ne devrait pouvoir faire dans le royaume de son souverain ; mais il ne peut s’interposer entre Votre Majesté et sa propre conscience, ni vous affranchir des obligations envers la sainte Église que vous impose votre titre de roi. — Mon père, » dit Robert quelque peu impatienté, « vous êtes trop péremptoire dans cette affaire, et vous devriez au moins attendre que nous ayons le temps d’y chercher remède. De tels disputes se renouvelèrent souvent pendant le règne de nos prédécesseurs, et notre royal et bienheureux aïeul, saint David, ne résigna point ses privilèges comme monarque, sans lutter pour les défendre, quoiqu’il fût engagé dans une querelle avec le saint-père lui-même. — Et c’est en quoi ce bon et grand roi ne se montra ni sage ni saint. Aussi fut-il livré à ses ennemis pour être vaincu et dépouillé, quand il leva son épée contre les bannières de saint Pierre, de saint Paul et de saint Jean de Béverley, dans la guerre de l’étendard. Ce fut bien lui qui, comme son homonyme le fils de Jessé, eut son péché puni en ce monde, et non enregistré contre lui pour le jour terrible du jugement. — Bien, bon prieur, bien, en voilà assez pour le moment : s’il plaît à Dieu, le saint-siège n’aura point à se plaindre de moi. J’en prends Notre-Dame à témoin ; je ne voudrais pas, pour la couronne que je porte, me charger la conscience du moindre mal fait à notre mère l’Église. Nous avons toujours craint que le comte de Douglas ne fût trop attaché à la gloire fugitive et aux avantages temporels, pour s’occuper autant qu’il le devrait des avantages qui concernent un monde futur. — Il n’y a pas long-temps encore, dit le prieur, que le comte s’est établi de force dans le monastère d’Aberbrotock avec mille hommes à sa suite, et que l’abbé fut contraint à lui fournir ce dont il avait besoin pour ses gens et leurs chevaux, et c’est là ce que le comte appelle jouir de l’hospitalité qu’il a droit d’exiger, parce que ses ancêtres ont contribué à la fondation du couvent. Assurément il vaudrait mieux rendre à Douglas ses terres que se soumettre à de telles excursions, qui ressemblent plutôt à la conduite licencieuse de brigands et de bandits montagnards qu’à celle d’un bon chrétien. — Les Douglas, » dit le roi avec un soupir, « sont d’une race à laquelle on ne peut dire non ; mais, père prieur, je suis peut-être moi-même un intrus du même genre ; car je séjourne depuis long-temps parmi vous, et ma suite, quoique bien moins nombreuse que celle de Douglas, l’est assez pourtant pour vous embarrasser, puisqu’il vous faut pourvoir à leur entretien journalier. Et quoique nous ayons ordonné d’aller au dehors chercher des provisions pour alléger vos charges, si cependant nous vous gênons, il serait convenable que nous partissions à l’instant. — Ah ! Notre-Dame nous en garde ! » s’écria le prieur, qui, tout désireux qu’il était de sa puissance, n’avait pas d’avarice dans le cœur, et montrait souvent même de la générosité et de la magnificence ; « certainement le monastère des dominicains peut donner à son souverain l’hospitalité que la maison offre à toute personne sans asile, qui veut bien la recevoir des mains des pauvres serviteurs de Dieu. Non, mon royal maître ; venez avec une suite dix fois plus considérable que cette fois, vos gens ne manqueront jamais ni d’une mesure d’avoine, ni d’un brin de paille, ni d’un morceau de pain, ni d’une once de nourriture. Autre chose est d’employer les revenus de l’Église, qui sont beaucoup plus grands que n’en doivent dépenser ou souhaiter des moines, à la réception convenable et respectueuse de Votre Majesté ; autre chose est d’en être dépouillés par les mains d’hommes turbulents et grossiers, dont l’amour pour la rapine n’est limité que par l’amour du pouvoir. — C’est bien, bon prieur, dit le roi ; maintenant, pour abandonner un moment les affaires d’État, Votre Révérence peut-elle nous dire comment les bons citoyens de Perth ont commencé le jour de leur Saint-Valentin ? galamment, joyeusement, et paisiblement, je l’espère. — Pour galamment, mon souverain, je m’y connais bien peu ; quant à paisiblement, trois ou quatre hommes, dont deux cruellement blessés, sont venus ce matin avant la pointe du jour demander asile dans l’enceinte et dans le sanctuaire, poursuivis par les malédictions et les cris des citoyens en chemise, portant bâtons, bûches, haches d’armes et sabres à deux mains, et criant tous à l’envi : « Tuez ! tuez ! » Ils se sont même fâchés contre notre portier qui avait introduit les fugitifs dans la galilée[42] de l’église ; ils sont restés quelques minutes à crier et à frapper contre la poterne, demandant qu’on leur livrât les coupables. J’ai eu peur que leur horrible tapage n’interrompît le sommeil de Votre Majesté, et ne lui causât quelque surprise. — Mon sommeil aurait pu être troublé, dit le monarque ; mais des actes de violence ne pouvaient exciter ma surprise ! Hélas ! révérend père, il n’y a qu’un endroit en Écosse où les gémissements de la victime et les menaces de l’oppresseur ne soient pas entendus, et cet endroit, mon père, c’est la tombe. »

Le prieur demeura dans un respectueux silence, sympathisant au chagrin d’un monarque dont la tendresse de cœur allait si mal avec l’état et les mœurs de son peuple.

« Et qu’avez-vous fait des fugitifs ? » demanda Robert après un moment de réflexion.

« Certainement, sire, dit le prieur, on les a congédiés, comme ils le désiraient, avant le lever du jour ; et après que nous eûmes envoyé reconnaître si aucune embuscade d’ennemis ne les attendait dans le voisinage, ils se retirèrent en paix. — Ne savez-vous pas, poursuivit le roi, quels étaient ces hommes, et pourquoi ils sont venus se réfugier chez nous ? — Ils sont venus à propos d’une querelle avec les bourgeois ; mais pourquoi cette querelle, nous n’en savons rien. La règle de notre maison est d’accorder un asile de vingt-quatre heures, sans adresser la moindre question aux pauvres malheureux qui le réclament. S’ils désirent rester plus long-temps, il faut que le motif qui les force à demeurer dans le sanctuaire soit écrit sur le registre du couvent. Et que notre saint patron soit loué ! bon nombre de gens ont échappé à la rigueur de la loi, grâce à cette protection temporaire, au lieu que, si nous avions connu le genre de leurs crimes, nous aurions pu nous croire forcés de les livrer à leurs persécuteurs. »

Pendant que le prieur parlait, une idée confuse vint au monarque, que le privilège du sanctuaire devait apporter un grand obstacle au cours de la justice dans son royaume. Mais il repoussa cette pensée, comme si c’eût été une supposition de Satan, et il eut grand soin que pas un mot ne trahît devant l’ecclésiastique qu’il avait éprouvé un sentiment si profane ; c’est pourquoi il se hâta de changer de sujet.

« Le soleil, dit-il, marche lentement sur le cadran. Après le triste événement que vous venez de m’apprendre, je m’étonne que les lords de mon conseil ne soient pas déjà venus pour examiner les tristes circonstances de cette malheureuse querelle. Ce fut une mauvaise fortune qui me donna un peuple à gouverner, au milieu duquel il me semble que je suis le seul homme qui désire le repos et la tranquillité ? — L’Église désire toujours le repos et la tranquillité, » ajouta le prieur, ne laissant pas même une proposition si générale échapper à l’esprit abattu du pauvre roi, sans insister sur une restriction qui sauvât l’honneur de l’Église.

« C’est ce que nous voulions dire, répliqua Robert. Néanmoins, père prieur, vous m’accorderez que l’Église, quand elle apaise les querelles, comme sans doute c’est son intention, ressemble à la ménagère affairée qui met en mouvement la poussière qu’elle veut essuyer. »

À cette remarque le prieur aurait bien voulu répondre ; mais la porte de l’appartement s’ouvrit, et un huissier de la chambre annonça le duc d’Albany.


CHAPITRE X.

LA CHANTEUSE.


Mon bon ami, ne lui reproche pas sa joie, elle était triste hier et peut encore l’être demain.
Joanna Baillie.


Le duc d’Albany, comme son royal frère, se nommait Robert. Le nom de baptême du roi avait été Jean jusqu’à son avènement au trône ; la superstition de l’époque observa que ce nom avait toujours été uni au malheur sous les règnes de Jean d’Angleterre, Jean de France et Jean Baliol d’Écosse. Il fut donc convenu que, pour éluder tout mauvais présage, le nouveau roi prendrait le nom de Robert, rendu cher aux Écossais par le souvenir de Robert Bruce. Nous entrons dans ces détails pour expliquer comment il se trouvait dans une seule famille deux frères avec le même nom de baptême, ce qui n’était pas plus qu’aujourd’hui une chose ordinaire.

Albany, à peu près de l’âge de son frère, ne paraissait pas beaucoup plus disposé aux entreprises guerrières que le roi lui-même. Mais, s’il n’avait pas de courage, il avait la sagesse de déguiser et de cacher ce défaut, qui, soupçonné le moins du monde, eût ruiné tous les plans que son ambition avait conçus. Il avait d’ailleurs assez d’orgueil pour suppléer, à la rigueur, au manque de bravoure réelle, et savait assez composer sa figure pour voiler son agitation. Du reste, il avait une grande expérience des cours ; il était calme, froid et rusé, fixant les yeux sur le but où il voulait atteindre lorsqu’il était encore très-éloigné, et ne le perdant jamais de vue, même quand les routes qu’il prenait paraissaient conduire à un point opposé. Pour l’extérieur, il ressemblait au roi, car son port et sa figure étaient nobles et majestueux. Mais il avait sur son frère aîné l’avantage de n’être embarrassé par aucune infirmité ; il était plus léger et plus actif. Ses vêtements étaient riches et graves comme il convenait à son âge et à son rang ; et, de même que son royal frère, il ne portait d’armes d’aucune espèce ; seulement un étui, renfermant plusieurs petits poignards, tenait à sa ceinture la place ordinairement occupée par une dague en l’absence d’une épée.

À l’entrée du duc, le prieur, après une profonde révérence, se retira respectueusement dans un endroit reculé de l’appartement, à quelque distance du siège royal, pour laisser aux deux frères la liberté de s’entretenir sans être gênés par la présence d’une troisième personne. Il est nécessaire de dire que cet endroit était un enfoncement formé par une fenêtre de la façade intérieure des bâtiments monastiques, appelés le Palais, parce qu’ils étaient souvent la résidence des rois d’Écosse ; bâtiments où le prieur logeait dans les temps ordinaires. La fenêtre était située au-dessus de l’entrée principale des appartements royaux, et de là la vue dominait sur le quadrangle intérieur du couvent, formé à droite par le prolongement de la magnifique église, à gauche par un bâtiment où se trouvaient la suite des cellules, le réfectoire, la salle du chapitre et d’autres appartements au-dessous ; car le couvent proprement dit ne dépendait en aucune façon de l’espace occupé par le roi Robert et ses gens. Une quatrième rangée de bâtiments, qui déployaient une noble façade extérieure au soleil levant, renfermait un vaste hospitium pour la réception des étrangers et des pèlerins, et d’autres pièces moins importantes, telles qu’offices, greniers et magasins pour les immenses provisions qui entretenaient la magnifique hospitalité des pères dominicains. En venant de l’intérieur du quadrangle, on trouvait un haut portail placé à l’extrémité d’un passage qui traversait le bâtiment oriental. Ce passage était précisément opposé à la fenêtre où se tenait le prieur Anselme, de manière qu’il voyait sous la voûte, faiblement éclairée par la porte de l’Est qui se trouvait ouverte. Mais, à cause de la hauteur d’où il regardait et de la longueur de ce passage, son œil ne pouvait atteindre qu’imparfaitement le portail extérieur. Il est nécessaire de bien connaître ces localités. Nous revenons à la conversation entre les deux illustres parents.

« Mon cher frère, » dit le roi en relevant le duc d’Albany qui se baissait pour lui baiser la main ; « mon très-cher frère, pourquoi ce cérémonial ? Ne sommes-nous pas tous deux fils du même Stuart d’Écosse et de la même Élisabeth More ? — Je ne l’ai point oublié, » dit Albany en se relevant ; « mais je ne dois pas oublier, dans la familiarité du frère, le respect qui est dû au roi. — Oh : cela est vrai, très-vrai ! Robin, répondit le roi, le trône est comme un roc escarpé et stérile où fleurs ni arbrisseaux ne peuvent prendre racine. Tous les tendres sentiments, toutes les douces affections sont refusés à un monarque ; un roi ne doit pas embrasser un frère… Il n’ose s’abandonner à sa tendresse pour un fils ! — Tel est sous quelques rapports le sort de la grandeur, Sire, répliqua Albany ; mais le ciel, qui a éloigné à quelque distance de la sphère de Votre Majesté les membres de sa propre famille, lui a donné tout un peuple de sujets pour être ses enfants. — Hélas ! Robert, votre cœur est mieux façonné aux devoirs d’un souverain que le mien. Je vois, de la hauteur où le destin m’a placé, cette multitude que vous appelez mes enfants… Je les aime ; je leur souhaite du bien… mais ils sont nombreux, et si loin de moi ! Hélas ! le dernier même d’entre eux a quelque être chéri qu’il peut serrer sur son cœur, et sur lequel il peut répandre la tendresse d’un père ! Mais tout ce qu’un roi peut donner à son peuple est un sourire semblable aux rayons que le soleil accorde aux sommets neigeux des monts Grampians, d’aussi loin et sans plus d’effet. Hélas ! Robin, notre père avait coutume de nous caresser ; et s’il nous grondait, c’était avec un ton de bonté ; pourtant il était monarque aussi bien que moi ; et pourquoi n’aurais-je pas la permission, comme lui, de faire revenir mon enfant prodigue par l’affection plutôt que par la sévérité ? — Si on n’avait pas encore essayé de l’affection, mon souverain, » répliqua Albany du ton d’un homme qui exprime des sentiments qu’il lui répugne d’énoncer, « il faudrait assurément employer d’abord des moyens de douceur. Votre Grâce est à même de juger s’ils n’ont pas été tentés depuis avant long-temps, et si la rigueur et la contrainte ne seraient pas un correctif plus efficace. Il est absolument en votre royal pouvoir de prendre à l’égard du duc de Rothsay les mesures qui vous paraîtront les plus profitables à son avantage futur et à celui du royaume. — Voilà qui est mal, mon frère ; vous m’indiquez le pénible chemin que vous voulez que je suive, sans m’offrir cependant votre appui pour le parcourir… — Mon appui… Votre Grâce peut toujours le demander, répondit Albany ; mais ne dois-je pas être le dernier qui vous conseille d’adopter de violentes mesures contre votre fils et votre héritier ? moi qui devrais succéder à cette fatale couronne, si votre famille venait à s’éteindre, ce qu’à Dieu ne plaise ! Le fougueux March et le hautain Douglas ne diraient-ils pas qu’Albany a semé la dissension entre son royal frère et l’héritier de la couronne d’Écosse, pour frayer le chemin à sa propre famille ?… Non, mon souverain… je puis sacrifier ma vie à votre service, mais je ne dois pas exposer mon honneur. — Vous dites vrai, Robin… vous dites très-vrai, » répliqua le roi se hâtant d’interpréter selon ses désirs les paroles de son frère ; « nous ne devons pas laisser voir à ces puissants et dangereux lords qu’il y a dans la royale famille rien qui ressemble à la discorde. C’est ce qu’il faut surtout éviter ; c’est pourquoi nous voulons encore essayer des mêmes indulgences, dans l’espoir de corriger les folies de Rothsay. J’aperçois de temps à autre dans ce caractère certaines étincelles qui promettent pour l’avenir, et qui doivent faire pardonner le reste. Il est jeune, très-jeune ; il est prince, et dans l’âge des passions. Nous emploierons la patience avec lui, comme fait un cavalier avec un cheval fougueux. Laissez-lui épuiser cette humeur frivole, et personne ne sera plus satisfait de lui que vous-même. Vous m’avez blâmé dans votre bonté d’être trop facile, trop retiré… Rothsay n’a point ces défauts-là. — Je parierais ma vie qu’il ne les a pas, » répondit Albany sèchement.

« Et il ne manque ni de réflexion ni de promptitude, » continua le pauvre roi plaidant la cause de son fils devant son frère. « Je lui ai fait dire d’assister au conseil d’aujourd’hui, et nous verrons comment il s’acquitte de son devoir. Vous reconnaissez vous-même, Robin, que le prince ne manque ni de pénétration ni de capacité pour les affaires quand il veut bien y donner son attention. — Sans doute, il n’en manque pas, Sire, répliqua Albany, quand il veut bien y donner son attention. — C’est ainsi que je l’entends, repartit le roi ; et j’ai le cœur réjoui de vous voir convenir, Robin, qu’il faut encore une fois essayer des voies de douceur avec ce malheureux jeune homme. Il n’a plus de mère, à présent, pour plaider sa cause, il faut s’en souvenir, Robert. — J’espère, dit Albany, que les moyens les plus agréables au cœur de Votre Grâce seront aussi les plus sages et les meilleurs. »

Le duc s’aperçut bien du simple stratagème par lequel le roi s’efforçait d’échapper aux conclusions de son raisonnement, et d’accepter, en feignant de se rendre au désir du duc, une manière d’agir contraire aux intérêts de ce dernier. Mais Albany, tout en voyant bien qu’il ne pourrait faire adopter au roi la ligne de conduite qu’il avait tracée, ne voulut point abandonner les rênes ; il se résolut à attendre une occasion plus propice pour obtenir les sinistres avantages que de nouvelles querelles entre le roi et le jeune prince devaient infailliblement lui procurer.

Cependant le roi Robert, craignant que son frère ne reprît le pénible sujet auquel il venait d’échapper, dit à haute voix au prieur des dominicains : « J’entends le galop d’un cheval. La place où vous êtes domine la cour, révérend père, veuillez voir par la fenêtre, et nous dire qui vient là… n’est-ce pas Rothsay ? — C’est le noble comte de March avec sa suite, dit le prieur. — Ses gens sont-ils nombreux ? demanda le roi. Viennent-ils jusque dans la cour ? »

Au même instant, Albany murmura à l’oreille du roi : « Ne craignez rien. Les Brandanes[43] de votre maison sont sous les armes. »

Le roi remercia d’un signe de tête, tandis que le prieur, toujours à la fenêtre, répondit à la question qui lui était adressée. « Le comte est accompagné par deux pages, deux gentilshommes et quatre valets. Le page le suit dans le grand escalier, portant l’épée de Sa Seigneurie. Les autres font halte dans la cour, et… Benedicite ! que signifie cela ?… Voici une chanteuse ambulante, avec sa viole, qui se prépare à chanter sous les royales fenêtres, et dans le cloître des dominicains, comme elle le ferait dans une cour d’auberge ! Je m’en vais la faire déguerpir à l’instant. — Non, mon père, dit le roi. Permettez-moi de demander grâce pour la pauvre vagabonde. La race errante qui exerce ce que l’on appelle la gaie science est sujette à des privations et à des malheurs qui contrastent étrangement avec ce nom ; et en cela, ces infortunés ressemblent à un monarque que tout le monde salue d’acclamations joyeuses, tandis qu’il demande en vain à leurs familles l’obéissance et l’amour que le plus pauvre villageois est sûr de trouver dans la sienne. Ne chassez donc pas la pauvre musicienne, mon père ; qu’elle chante si elle veut pour les valets et les soldats qui encombrent la cour. Cette distraction empêchera peut-être plus d’une querelle parmi des hommes qui appartiennent à des maîtres si indisciplinés et si ennemis. »

Ainsi parla le prince fort bien intentionné, mais, hélas ! bien faible d’esprit ; et le prieur s’inclina en signe d’obéissance. Au moment même, le comte de March entra dans la salle d’audience, revêtu du costume des cavaliers du temps, avec un poignard à la ceinture. Il avait laissé dans l’antichambre le page qui portait son épée. Le comte était bien fait, d’une belle taille, et d’une agréable figure, avec une forêt de cheveux brun clair, et de brillants yeux bleus qui luisaient comme ceux d’un faucon. On lisait néanmoins sur sa physionomie les indices d’un caractère violent et irritable, auquel sa position, comme haut et puissant seigneur féodal, ne lui avait donné que trop d’occasions de s’abandonner.

« Je suis charmé de vous voir, milord de March, » dit le roi en s’inclinant d’une gracieuse manière ; « vous avez été long-temps absent de nos conseils. — Mon souverain, » répondit March en saluant profondément le roi, et en faisant un salut hautain et plein de contrainte au duc d’Albany, « si j’ai manqué aux conseils de Votre Grâce, c’est que ma place a été remplie par des conseillers plus agréables, et sans doute plus capables. En ce moment je viens seulement dire à Votre Altesse que des nouvelles que j’ai reçues récemment de la frontière anglaise rendent nécessaire que je retourne sans délai dans mes domaines. Votre Grâce a son sage et politique frère pour la conseiller, et le puissant et belliqueux Douglas pour exécuter ses résolutions. Je ne puis vous servir que dans mon pays ; et je me propose, avec la permission de Votre Majesté, d’y retourner sur-le-champ, pour y remplir mes fonctions, comme gardien des frontières de l’Est. — Vous n’agirez pas si mal avec nous, cousin, répliqua le monarque débonnaire. Il y a de mauvaises nouvelles sous vent ; ces malheureux clans de montagnards sont en révolte générale, et la tranquillité de notre cour exige que nous ayons près de nous nos meilleurs conseillers pour délibérer, et nos plus braves barons pour mettre à exécution les décisions que nous pourrons prendre. Le descendant de Thomas Randolph n’abandonnera certainement pas le petit-fils de Robert Bruce dans un pareil moment. — Je laisse avec lui le descendant du fameux Jacques de Douglas, répondit March. Sa Seigneurie se vante de ne jamais mettre le pied dans l’étrier sans que mille hommes montent à cheval avec lui pour former sa garde personnelle, et je crois que les moines d’Aborbrotock peuvent jurer que c’est vérité. Il sera certainement plus facile à tous les chevaliers de Douglas d’étouffer une rébellion de bandits montagnards, qu’à moi de résister aux archers anglais et à la valeur de Henri Hotspur ? D’ailleurs, voilà Sa Grâce le duc d’Albany, si jaloux de veiller sur votre auguste personne, qu’il ordonne à vos Brandanes de prendre les armes quand un respectueux sujet s’approche de votre résidence avec une dizaine d’hommes d’armes, c’est-à-dire avec une aussi pauvre suite que le moindre des barons qui possèdent une tour et mille acres de bruyères. Quand de telles précautions sont prises sans qu’il y ait la moindre apparence de danger… car j’espère qu’on n’avait rien à craindre de moi… votre royale personne sera certainement défendue comme il faut dans un péril réel. — Milord de March, dit le duc d’Albany, les moindres barons dont vous parlez font armer leurs gens, même lorsqu’ils reçoivent leurs plus chers et leurs plus intimes amis en deçà de la grille de leur château ; et s’il plaît à Notre-Dame, j’en ferai autant pour la sûreté du roi qu’ils en font pour la leur. Les Brandanes forment la garde particulière du roi, et une centaine de ces gens est une fort modeste suite pour Sa Grâce, quand vous-même milord, aussi bien que le comte de Douglas, vous arrivez souvent avec une escorte dix fois plus nombreuse. — Milord duc, quand le service du roi le nécessite, je puis venir avec dix fois autant de cavaliers que vous me l’avez dit ; mais je ne l’ai jamais fait ni par trahison envers le roi, ni par vanterie pour intimider d’autres nobles. — Mon frère Robert, » dit le roi toujours inquiet de maintenir la paix, « vous faites injure à milord de March en concevant l’ombre d’un soupçon. Et vous, cousin de March, vous interprétez mal la précaution de mon frère… Mais écoutez… pour faire diversion à ce triste entretien… j’entends une musique assez agréable. Vous connaissez la gaie science, milord de March, et vous savez l’estimer… Mettez-vous à cette fenêtre près du saint prieur, à qui nous ne pouvons pas adresser de question sur des plaisirs mondains, et vous nous direz si la musique et les vers sont dignes d’être entendus. C’est un air français, je crois… Le jugement de mon frère d’Albany sur de telles matières ne vaut pas une cosse d’ivraie… c’est donc vous, cousin, qui devez nous apprendre si la pauvre chanteuse mérite quelque récompense. Notre fils et Douglas vont arriver dans un instant, et alors, quand notre conseil sera réuni, nous traiterons de plus graves affaires. »

Avec une espèce de sourire orgueilleux sur les lèvres, le comte de March se retira dans l’embrasure de la fenêtre, et y resta en silence à côté du prieur, comme si, tout en obéissant à l’ordre du roi, il pénétrait et méprisait la précaution timide qui l’avait dicté afin de prévenir une querelle entre Albany et lui-même. L’air qu’on joua sur la viole fut gai et vif d’abord, avec une teinte de cette légèreté propre à la musique des troubadours. Mais, en avançant, les sons de l’instrument et la voix féminine qui l’accompagnait, devinrent plaintifs et brisés, comme pour exprimer les pénibles sentiments de la chanteuse.

Quels que pussent être son jugement et son goût en pareille matière, le comte offensé donna, on peut le croire, peu d’attention à la musique de la chanteuse. Son cœur fier luttait entre la soumission qu’il devait à son souverain et l’affection qu’il ressentait encore pour la personne de son excellent roi, et un désir de vengeance, provenant de son ambition désappointée et de la substitution de Marjory Douglas à sa propre fille lorsqu’il s’était agi de l’hymen du duc de Rothsay. March avait les vertus et les défauts d’un caractère téméraire et irrésolu ; et alors qu’il venait dire adieu au roi avec l’intention de lui refuser son allégeance dès qu’il aurait un pied sur ses domaines féodaux, il se sentait de la répugnance à faire un pas si criminel et si rempli de péril, il s’en trouvait même incapable. C’était à ces dangereuses réflexions qu’il s’abandonnait au commencement du lai de la chanteuse ; mais des objets qui attirèrent puissamment son attention pendant que la musicienne préludait, détournèrent le cours de ses pensées, et les dirigèrent sur ce qui se passait dans la cour du monastère. La chanson était en dialecte provençal, bien compris, comme langage des poètes, dans toutes les cours d’Europe, et surtout à celle d’Écosse. Il était plus simplement tourné cependant que la plupart des sirvantes, et ressemblait plutôt au lai d’un ménestrel normand. On peut le traduire ainsi :

LE LAI DE LA PAUVRE LOUISE

Pauvre Louise ! elle erre tout le jour,
De la chaumière à la superbe tour ;
Sa viole agreste, à ses désirs soumise,
Redit d’accord avec sa douce voix :
Jeunes beautés, loin du sentier des bois
Fuyez, fuyez, en pensant à Louise.

Pauvre Louise ! un soleil radieux
Brûlait sa joue, éblouissait ses yeux.
L’étroit chemin embaumé de cytise,
Et les concerts des folâtres oiseaux,
Qui se mêlaient au doux bruit des ruisseaux.
Tout se liguait pour captiver Louise.

Pauvre Louise ! en ce bocage frais
L’ours des déserts ne s’établit jamais ;

Jamais bergère ici ne fut surprise
Par les brigands ou les loups ravisseurs.
D’autres dangers s’y cachaient sous les fleurs.
Plaignez le sort de la pauvre Louise.

Pauvre Louise ! un jeune et beau chasseur
Au doux langage, au regard séducteur,
L’a rencontrée et sent son âme éprise
D’un conte adroit, débité tout d’abord,
Il intéresse, il séduit sans effort
Le jeune cœur de la pauvre Louise.

Pauvre Louise ! Il te ravit ta fleur !
Je ne sais pas s’il ne fut qu’un voleur ;
Si c’est par ruse, ou par don qu’il l’a prise :
Mais dès ce jour les remords douloureux
Et la misère et son cortège affreux
Ont bien puni l’imprudente Louise.

Pauvre Louise ! il lui faut du secours !
Pour peu de temps en tous elle a recours.
Courte sera votre utile entremise ;
Bientôt sans doute un pardon dans les cieux
Et sous la terre un lit silencieux
Seront donnés à la pauvre Louise.


La chanson ne fut pas plutôt finie que, craignant de voir la dispute recommencer entre son frère et le comte de March, le roi Robert demanda à celui-ci : « Que pensez-vous de la musique, milord ?… Il me semble, pour l’avoir entendue à cette distance, que c’était un lai gracieux et mélancolique. — Mon Jugement n’est pas profond, milord ; mais la chanteuse peut se passer de mon approbation, puisqu’elle semble avoir obtenu celle de Sa Grâce de Rothsay, le premier juge d’Écosse. — Comment ! dit le roi alarmé, mon fils est-il en bas ? — Il est à cheval auprès de la musicienne, » dit March avec un malicieux sourire, « et paraît aussi satisfait de sa conversation que de sa musique. — Que signifie cela, père prieur ? » demanda le roi ; mais le prieur se retira de sa croisée. — « Sire, je désire ne pas voir des choses qu’il me peinerait de redire. — Que signifie tout cela ? » répéta le roi, à qui le rouge montait au visage, et qui sembla prêt à s’élever de son fauteuil ; mais il changea d’idée, ne voulant pas s’exposer à voir quelque inconvenante folie du léger jeune prince, qu’il n’aurait pas eu le courage de punir ensuite avec la sévérité nécessaire. Le comte de March sembla prendre plaisir à l’informer de ce dont sans doute il désirait rester ignorant. — Mon souverain, s’écria-t-il, c’est de mieux en mieux ; la chanteuse a non-seulement charmé l’oreille du prince d’Écosse, aussi bien que de tous les valets et soldats qui sont dans la cour, mais elle a aussi attiré l’attention de Douglas le Noir, que nous ne connaissons pas encore comme admirateur passionné de la gaie science. Mais vraiment je ne suis plus surpris de son attention, car le prince a honoré la belle maîtresse de chant et de viole d’un baiser d’approbation. — Comment ! s’écria le roi ; Rothsay s’amuse-t-il à badiner avec une chanteuse, et en présence de son beau-père ?… Allez, mon bon père abbé, dire au prince de monter sur-le-champ… Allez, mon très-cher frère. » Et quand ils furent tous deux sortis de la salle, le roi continua : « Allez, mon beau cousin de March, il va arriver un malheur, j’en suis sûr. Allez-y donc, cousin, je vous en prie, et secondez le seigneur prieur chargé de mes ordres. — Vous oubliez, Sire, » répondit March avec la voix d’une personne profondément offensée, « que le père d’Élisabeth de Dunbar ne serait qu’un intercesseur impuissant entre Douglas et son royal beau-fils. — Je vous demande pardon, cousin, dit le bon vieillard. J’avoue qu’on vous a fait injustice… mais mon Rothsay va être massacré… J’y cours moi-même. »

Mais en se levant précipitamment de son fauteuil, le pauvre roi fit un faux pas, glissa et tomba lourdement sur le parquet, et sa tête frappant contre un coin du siège qu’il venait de quitter, il perdit un instant connaissance. La vue de cet accident triompha du ressentiment du comte et attendrit son cœur. Il courut au monarque tombé et le replaça dans son fauteuil, employant avec le plus vif empressement tous les moyens qui lui semblaient propres à lui rendre ses sens. Robert ouvrit les yeux, et les promena autour de lui avec surprise. — « Qu’est-il arrivé ?… Sommes-nous seuls ?… Qui est avec nous ? — Votre respectueux sujet March, répliqua le comte. — Seul, avec le comte de March ! » répéta le roi, son esprit encore troublé s’alarmant au nom d’un chef puissant qu’il avait raison de croire mortellement offensé. — Oui, mon gracieux souverain ; avec le pauvre George Dunbar, de qui bien des gens ont excité Votre Majesté à mal penser, quoiqu’il se montre encore plus dévoué à votre royale personne, que ces gens-là. — Il est vrai, cousin : on vous a fait une trop grande injustice ; et, croyez-moi, nous aviserons à la réparer. — Si votre Grâce y consent, tout peut encore s’arranger, » dit précipitamment le comte. « Le prince et Marjory Douglas sont proches parents… la dispense de Rome manque des formalités voulues… leur mariage ne peut être légitime… Le pape, qui fera beaucoup pour un si bon prince, peut casser cette union antichrétienne par respect pour le premier contrat. Réfléchissez, mon souverain, » continua le comte allumant une nouvelle traînée de pensées ambitieuses auxquelles donnait naissance l’occasion inattendue de plaider personnellement sa cause ; « songez bien, réfléchissez avant que de faire un choix entre Douglas et moi. Il est puissant et redoutable, je l’avoue ; mais George de Dunbar porte les clefs de l’Écosse à sa ceinture, et peut amener une armée anglaise aux portes d’Édimbourg, avant que Douglas puisse quitter les frontières de Cairntable pour lui résister. Votre royal fils aime ma pauvre fille délaissée, et déteste la fière Marjory Douglas ; Votre Grâce peut juger du peu de cas qu’il fait de sa femme en badinant avec une chanteuse publique, même en présence de son beau-père. »

Le roi avait jusque-là entendu les arguments du comte avec l’embarras d’un timide cavalier emporté par un cheval impétueux dont il ne peut modérer ni diriger la course ; mais les derniers mots rappelèrent à son souvenir le sentiment du péril imminent de son fils. — Oh ! oui, cela est très-vrai… Mon fils… Douglas… Oh ! mon cher cousin, empêchez l’effusion du sang, et tout sera comme vous voudrez… Écoutez, il y a du tumulte… N’est-ce pas le cliquetis des armes ? — Par ma couronne de comte !… Par ma foi de chevalier, c’est vrai ! » dit March regardant de la fenêtre dans la cour du monastère, alors remplie de gens armés et d’armes brandissantes et retentissant du choc des armures. Le passage long et voûté était encombré de soldats jusqu’à la porte extérieure, et il semblait qu’il s’échangeât des coups entre des personnes qui s’efforçaient d’ouvrir cette porte et d’autres qui tâchaient de la retenir.

« Je descends à l’instant, dit le comte de March, et j’aurai bientôt apaisé cette querelle subite… Je prie humblement Votre Majesté de penser à ce que j’ai eu la hardiesse de lui proposer. — Oui, oui, beau cousin, » dit le roi, sachant à peine ce qu’il promettait lui même ; « empêchez seulement le tumulte et l’effusion du sang. »


CHAPITRE XI.

LE DUC DE ROTHSAY.


La damoiselle était belle, parfaitement belle : de loin, elle semblait radieuse comme le soleil ; mais de près, on voyait un nuage de tristes pensées se suspendre en tremblant sur son front et dans ses yeux.
Lucinda. Ballade.


Nous devons ici retracer avec un peu plus de détails les faits qui ont été imparfaitement vus de la fenêtre des appartements royaux, et plus imparfaitement encore rapportés par ceux qui les voyaient. La chanteuse dont nous avons parlé s’était placée en haut des degrés qui conduisaient à la porte principale des appartements royaux, c’est-à-dire environ à deux pieds au-dessus du sol où se tenait la foule dont elle espérait faire son auditoire. Elle portait le costume de sa profession, qui était plus brillant que riche, et dessinait les formes avec plus d’avantage que l’habillement ordinaire des femmes. Elle avait déposé une mante de dessus et une petite cassette renfermant le peu d’effets dont elle avait besoin, et un petit épagneul français était couché derrière elle comme pour les garder. Une jaquette bleu d’azur, brodée d’argent et dessinant les formes, était ouverte par devant, et laissait voir plusieurs corsages de soie de différentes couleurs, arrangés de manière à faire ressortir toutes les grâces de la taille, et à laisser le cou découvert. Une petite chaîne d’argent passée autour de son cou se perdait d’abord sous ces corsages à brillantes couleurs, et en ressortait ensuite pour soutenir un médaillon de même métal, qui indiquait dans quelle réunion de ménestrels elle avait pris ses degrés en la gaie science. Un petit coffret, suspendu autour de ses épaules par un ruban de soie bleu, pendillait à son côté gauche.

Son teint un peu hâlé, ses dents aussi blanches que la neige, ses yeux étincelants et noirs, sa noire chevelure, marquaient que son pays natal était le midi de la France, et son sourire fin, son menton à fossette, portaient le même caractère. Les boucles abondantes de ses cheveux, tressés autour d’une petite aiguille d’or, étaient retenues dans leur position par un filet d’or et de soie. Ses jupons courts étaient tout brodés d’argent, pour assortir à la jaquette ; elle portait des bas rouges que l’on voyait jusqu’au milieu de la jambe, et des brodequins en cuir d’Espagne complétaient son accoutrement qui, quoique loin d’être neuf, était conservé comme habit de fête et tenu en bon état à force de soins. Elle semblait âgée de vingt-cinq ans ; mais peut-être la fatigue et les chagrins avaient-ils devancé la main du temps, pour effacer la fraîcheur de la jeunesse.

Nous avons dit que les manières de la chanteuse étaient gracieuses, et nous pouvons ajouter que son sourire et ses reparties étaient toujours vives ; mais sa gaieté était de commande, comme une qualité essentiellement nécessaire à son état, et une des misères de cette profession, c’était de forcer à cacher des peines de cœur sous un sourire menteur. Telle semblait la position de Louise qui, soit qu’elle fût réellement l’héroïne de sa chanson, ou qu’elle eût quelque autre motif de tristesse, montrait parfois une suite de pensées profondément mélancoliques qui l’empêchait de s’exprimer avec la vivacité d’esprit nécessaire aux adeptes de la gaie science. Elle n’avait pas non plus, même dans les saillies les plus gaies, la hardiesse et l’effronterie de ses sœurs, qui manquaient rarement de relancer une plaisanterie équivoque, et de tourner les rires contre ceux qui les interrompaient ou les plaisantaient.

On peut ici remarquer qu’il était impossible que cette classe de femmes, fort nombreuse à cette époque, put avoir un caractère généralement respectable. Elles étaient néanmoins protégées par les usages du temps, et tels étaient les privilèges qu’elles possédaient par le code de la chevalerie, que rien n’était plus rare que de voir ces demoiselles errantes éprouver quelque dommage ; elles passaient et repassaient en sûreté par où des voyageurs armés eussent probablement rencontré une opposition sanglante. Mais quoique tolérés et protégés, par respect pour leur art, les ménestrels hommes ou femmes, comme tous ceux qui pourvoient à l’amusement du public, comme, par exemple, les comédiens ambulants de nos jours, menaient une vie trop irrégulière et trop précaire, pour être comptés comme une honnête partie de la société. Parmi les catholiques sévères, cette profession était même considérée comme coupable.

Telle était la demoiselle qui, placée sur la légère élévation dont nous avons parlé, s’annonçait comme ayant reçu le titre de maîtresse en la gaie science en la cour d’amour et de musique, tenue à Aix en Provence, sous la présidence de la fleur de la chevalerie, le galant comte Aymer ; elle suppliait les guerriers de la joyeuse Écosse, connus par tout le monde pour leur bravoure et leur courtoisie, de permettre à une pauvre étrangère d’essayer de les distraire par son art. L’amour du chant était alors, comme celui de la guerre, une passion générale, que tous au moins affectaient, qu’ils la ressentissent véritablement ou non : aussi l’assentiment à la proposition de Louise fut-il unanime. Au même instant un vieux moine, à sourcils noirs, crut nécessaire de rappeler à la chanteuse que, puisqu’on la tolérait dans l’enceinte sacrée, ce qui était une faveur extraordinaire, il espérait que rien ne serait dit ni chanté qui répondit mal au saint caractère du lieu.

La chanteuse baissa la tête, agita ses noirs cheveux et se signa dévotement, comme pour protester de l’impossibilité d’une telle transgression ; puis elle commença le lai de la pauvre Louise, que nous avons rapporté à la fin du dernier chapitre.

Au moment où elle chantait le premier couplet, elle fut interrompue par un cri de « Place… place… place au duc de Rothsay ! — Oh ! ne gênez personne pour moi, » dit le galant et jeune cavalier, qui entra monté sur un noble coursier arabe qu’il dirigeait avec une grâce exquise ; il retenait les rênes si légèrement et pressait d’une manière si peu visible les flancs de l’animal, que le cheval paraissait avancer de son propre mouvement, et porter ainsi gracieusement son cavalier, comme si celui-ci était trop indolent pour se donner la peine de le conduire.

Le prince portait un costume fort riche, mais souillé et mis avec une extrême négligence. Sa taille était élégante, quoique petite et frêle ; ses traits étaient beaux, mais il y avait sur son front une affreuse pâleur qui semblait provenir de chagrins ou d’excès, ou de la réunion de ces deux causes destructrices. Ses yeux étaient abattus et ternes, comme s’il se fût livré fort tard aux plaisirs du soir précédent ; tandis que sur ses joues brillait une rougeur extraordinaire, qui semblait indiquer que toute sa personne se ressentait encore de ses orgies, ou qu’il avait eu recours à un coup du matin pour dissiper les effets de la débauche de la nuit.

Tel était le duc de Rothsay, l’héritier de la couronne d’Écosse, tout à la fois objet d’intérêt et de compassion ; tous ôtèrent leurs bonnets, et lui ouvrirent un passage, tandis qu’il répétait nonchalamment : « Pas si vite… pas si vite… J’arriverai toujours assez tôt à l’endroit où il me faut aller… Qu’est ceci ? Une damoiselle de la gaie science ? Oui, par saint Gilles ! et une jolie fillette encore. Arrêtez un peu, mes braves ; jamais la musique n’est mauvaise pour moi… Une belle voix, par la messe ! recommencez ce lai, pour l’amour de moi, ma belle. »

Louise ne connaissait pas la personne qui lui parlait ; mais au respect que tous les assistants témoignaient au duc, à la manière insouciante dont il le recevait, elle comprit qu’elle était en présence d’un homme de la plus haute qualité. Elle recommença son lai, et, bien entendu, le chanta de son mieux, tandis que le jeune duc semblait pensif et presque touché du contenu de la romance ; mais il n’avait pas l’habitude de se complaire à des émotions mélancoliques. « C’est une plaintive romance, ma brunette, » dit-il en caressant le menton de la chanteuse qui se reculait, et en la retenant par le collet de sa jaquette, ce qui n’était pas difficile, car il se tenait à cheval auprès des marches où elle était ; « mais je parie que vos chansons sont plus gaies à volonté, ma bella tenebrosa, oui, et que vous pouvez chanter sous la feuillée aussi bien que dans la plaine, et la nuit aussi bien que le jour. — Je ne suis pas un rossignol, milord, » dit Louise, en s’efforçant d’échapper à une espèce de galanterie qui ne convenait ni au lieu ni aux circonstances, ce qui paraissait fort indifférent au jeune galant.

« Qu’as-tu donc là, mignonne ? » ajouta-t-il, lâchant le collet de la chanteuse pour prendre le coffret qu’elle portait.

Louise fut charmée de trouver ce moyen de lui échapper, et coupant le nœud du ruban, elle laissa le petit sac dans la main du prince, puis se retirant de manière à ce qu’il ne pût l’atteindre de nouveau, elle répondit : « Des noix, milord, de la dernière saison. »

Le prince prit en effet une poignée de noix. « Des noix, mon enfant… elles briseront tes dents d’ivoire… et gâteront ta jolie voix, » dit Rothsay, en en cassant une avec ses propres dents, comme un écolier de village.

« Elles ne viennent pas de mon brillant pays, milord, reprit Louise ; mais elles ne sont point haut sur l’arbre, et la main du pauvre les y peut cueillir. — Vous aurez de quoi vous procurer une meilleure nourriture, pauvre fillette vagabonde, » dit le duc, d’un ton où la sensibilité dominait plus que dans les galanteries affectées et dédaigneuses qu’il avait d’abord adressées à la chanteuse.

En ce moment, comme il se tournait pour demander sa bourse à un de ses gens, le prince rencontra le regard sévère et perçant d’un grand homme noir monté sur un vigoureux cheval gris de fer, qui était entré avec sa suite, pendant que le duc de Rothsay causait avec Louise, et qui semblait alors stupéfait, presque pétrifié de surprise et de colère, devant cette scène inconvenante. N’eût-on jamais vu Archibald, comte de Douglas, surnommé le Mécontent, on aurait pu le reconnaître à son teint basané, à sa taille gigantesque, à son pourpoint de peau de taureau, et à son air de courage, de fermeté et de sagacité, mêlé à l’orgueil le plus indomptable. La perte d’un œil qu’il avait faite à la guerre, sans être visible au premier coup d’œil, car la prunelle de l’organe blessé demeurait semblable à l’autre, donnait pourtant une expression farouche et immobile à toute sa figure.

La rencontre du royal gendre avec son terrible beau-père avait lieu dans des circonstances qui attirèrent l’attention de tous ceux qui étaient présents ; et les spectateurs attendirent l’issue en silence, sans oser presque respirer, dans la crainte de perdre quelque chose de ce qui allait advenir.

Quand le duc de Rothsay vit l’expression répandue sur les traits sévères de Douglas, et quand il s’aperçut que le comte ne bougeait nullement pour lui faire un salut respectueux, ou même poli, il parut décidé à lui montrer qu’il était fort peu disposé à se contraindre pour des regards mécontents ; Rothsay prit donc la bourse que lui présentait son chambellan.

« Tiens, ma belle, » dit-il à Louise, « je te donne une pièce d’or pour la romance que tu m’as chantée, une autre pour les noix que je t’ai volées, et une troisième pour le baiser que tu vas me laisser prendre ; car apprends, ma belle, que quand de charmantes lèvres (et les tiennes, faute de mieux, méritent cette épithète) font de gracieuse musique pour mon plaisir, j’ai fait serment à saint Valentin de les presser contre les miennes. — Ma romance est généreusement récompensée, » dit Louise en reculant ; « mes noix sont payées un bon prix… L’autre marché, milord, est indigne de vous et inconvenant pour moi. — Quoi ! vous faites la précieuse, ma nymphe des grandes routes ? » dit dédaigneusement le prince ; « sachez, damoiselle, qu’on vous demande une faveur qu’on n’est pas habitué à se voir refuser. — C’est le prince d’Écosse… le duc de Rothsay, » dirent les courtisans à Louise épouvantée, en poussant la tremblante jeune femme vers le duc ; « il ne faut pas contrarier son humeur. — Mais je ne puis atteindre Votre Seigneurie, » dit-elle timidement ; « vous êtes si haut sur votre cheval. — S’il faut que je descende, dit Rothsay, l’amende sera plus forte… Pourquoi la fillette tremble-t-elle donc ainsi ? Mets ton pied sur le bout de ma botte ; donne-moi la main… C’est cela même ! » Il l’embrassa tandis qu’elle était ainsi suspendue en l’air, appuyée sur son pied et soutenue par sa main, disant : « Voilà le baiser, et voici ma bourse pour le payer ; et pour te récompenser davantage, Rothsay portera ton coffret tout le jour. » Il laissa la chanteuse effrayée sauter à terre, et cessa un instant de la regarder pour tourner les yeux d’un air de dédain vers le comte de Douglas, comme pour lui dire : « Tout cela, je l’ai fait en dépit de vous et des prétentions de votre fille. — Par sainte Brigitte de Douglas ! » dit le comte s’avançant vers le prince ; « c’en est trop, jeune homme sans pudeur, aussi vide de bon sens que d’honneur ! Vous savez quelle considération retient la main de Douglas, autrement vous n’auriez jamais osé… — Savez-vous jouer aux billes, milord ? » dit le prince, et plaçant une noix dans la seconde jointure de l’index, il la lança avec le pouce. La noix frappa la large poitrine de Douglas qui poussa une effrayante exclamation de colère, inarticulée, et ressemblant au rugissement d’un lion par sa profondeur et son expression terrible. « Je vous demande pardon, très-puissant lord, » dit le duc de Rothsay d’un ton méprisant, pendant que tout tremblait autour de lui ; « je ne puis croire que ma balle vous ait blessé, à travers votre justaucorps de buffle. Elle n’a point frappé votre œil, j’espère ? »

Le prieur, envoyé par le roi, s’était, pendant ce temps, ouvert un passage à travers la foule ; et, saisissant les rênes de Douglas d’une manière qui le mettait dans l’impossibilité d’avancer, il lui rappela que le prince était fils de son souverain et époux de sa fille.

« Ne craignez rien, sire prieur, répondit Douglas ; je méprise beaucoup trop cet enfant pour lever un doigt contre lui ; mais je rendrai insulte pour insulte… Holà ! quelqu’un de ceux qui aiment Douglas… Jetez-moi cette coquine à la porte du monastère, et fouettez-la de manière à lui rappeler, jusqu’au dernier jour de sa vie, qu’elle a fourni occasion à un insolent marmot d’outrager Douglas ! »

Quatre ou cinq hommes de sa suite mirent aussitôt pied à terre pour exécuter ses ordres qui étaient rarement donnés en vain, et Louise aurait payé cher une offense dont elle était la cause involontaire, si le duc de Rothsay n’était intervenu.

« Jeter à la porte la pauvre chanteuse ! » dit-il avec une vive indignation… « et la fouetter pour avoir obéi à mes ordres ? Maltraite tes propres vassaux opprimés, farouche comte… Fouette ta propre meute quand elle est en défaut… mais prends garde à la manière dont tu touches seulement un chien que Rothsay a caressé sur la tête, et surtout à une femme qu’il a baisée sur les lèvres ? »

Avant que Douglas pût faire une réponse qui aurait certainement été un défi, il s’éleva à la porte extérieure du monastère le tumulte dont nous avons déjà parlé, et des hommes à pied et à cheval s’élancèrent dans la cour, ne se battant point, mais se voyant, à coup sûr, d’un œil très-peu ami.

Un des deux partis ennemis se composait de vassaux de Douglas, reconnaissables au cœur-sanglant qu’ils portaient ; l’autre était formé de citoyens de la ville de Perth. Il paraissait qu’ils avaient eu un engagement à la porte ; mais, par respect pour le territoire consacré, ils rengainèrent en entrant, et bornèrent leur combat à une guerre de mots et d’insultes réciproques.

Le tumulte eut ce bon effet, que l’affluence et la précipitation des arrivants forcèrent le prince et Douglas à se séparer au moment où la légèreté du premier et l’orgueil du second allaient les pousser à la dernière extrémité ; mais alors des pacificateurs intervinrent de toutes parts. Le prieur et les moines se jetèrent au milieu de la multitude, et recommandèrent la paix au nom du ciel, et respect pour leurs murs sacrés, sous peine d’excommunication ; et leurs instances semblaient faire impression. Albany, qui avait été dépêché par son royal frère au commencement de cette scène, n’était pas encore au théâtre de l’action ; mais aussitôt qu’il arriva, il s’adressa à Douglas et le conjura à l’oreille de calmer sa colère.

« Par sainte Brigitte de Douglas ! je me vengerai ! dit le comte ; aucun homme ne continuera de vivre après avoir insulté Douglas. — Eh bien ! vous pouvez vous venger en temps convenable, reprit Albany ; mais qu’il ne soit pas dit que, comme une femme vindicative, le grand Douglas n’a su choisir ni le temps ni le lieu de sa vengeance. Sachez que le fruit de nos longs efforts va être perdu par un accident. George de Dunbar a obtenu une audience du vieillard, et, bien qu’elle n’ait duré que cinq minutes, je crains qu’elle n’amène la dissolution de ce mariage, que nous avons eu tant de peine à conclure. L’autorisation de Rome n’a pas encore été donnée. — Bagatelle ! » répondit Douglas avec hauteur ; « ils n’oseraient pas le dissoudre. — Non, tant que Douglas est libre et en possession de sa puissance ; mais, noble comte, venez avec moi, et je vous montrerai dans quelle position délicate vous êtes maintenant. »

Douglas descendit de cheval, et suivit en silence son rusé complice. Dans une salle basse ils virent les Brandanes disposés en rangs, bien armés de casques et de cottes de mailles ; leur capitaine, saluant Albany, sembla désirer lui parler.

« Qu’y a-t-il ? Mac-Louis, demanda le duc. — Nous avons appris que le duc de Rothsay a reçu un affront, et je puis à peine empêcher les Brandanes de sortir. — Brave Mac-Louis, répliqua d’Albany ; et vous, mes fidèles Brandanes, le duc de Rothsay, mon royal neveu, est aussi bien en sûreté qu’un gentilhomme peut espérer d’être ; il y a eu du bruit, mais tout est apaisé. » Il continua d’emmener le comte de Douglas avec lui. « Vous voyez, milord, » lui dit-il à l’oreille, « que si le mot arrestation était une fois lâché, on serait bientôt obéi, et vous n’ignorez pas que votre suite est trop peu nombreuse pour résister. »

Douglas parut reconnaître qu’il était nécessaire de patienter pour le moment. « Quand mes dents devraient déchirer mes lèvres, dit-il, je me tairai, jusqu’à ce qu’arrive l’heure de parler. »

Cependant, George de March s’acquittait de la tâche plus facile de calmer le prince. « Milord de Rothsay, » dit-il en l’approchant d’un air solennel, « je n’ai pas besoin de vous dire que vous me devez quelque chose en réparation d’honneur, quoique je ne vous blâme point personnellement de la violation du contrat, qui a détruit la paix de ma famille. Laissez-moi vous supplier, au nom des égards que vous pouvez devoir à un homme injurié en votre nom, de cesser pour le moment cette scandaleuse dispute. — Milord, je vous dois beaucoup, répliqua Rothsay ; mais ce lord orgueilleux et toujours contrariant a blessé mon honneur. — Milord, je n’ai plus qu’à vous dire que votre père est malade, qu’il s’est évanoui de frayeur en pensant au péril que courait Votre Altesse. — Malade !… le cher, le bon vieillard… évanoui, dites-vous, milord de March ?… je vole auprès de lui. »

Le duc de Rothsay sauta de cheval à terre, et s’enfonçait dans le palais avec la légèreté d’un daim, quand une faible main saisit son manteau, et la voix tremblante d’une femme agenouillée s’écria : « Protection ! mon noble prince, protection pour une étrangère sans appui ! — Lâchez ce manteau ! coureuse, » dit le comte de March, en repoussant la chanteuse suppliante.

Mais le prince plus compatissant s’arrêta : « Cela est vrai, dit-il ; j’ai attiré la vengeance d’un démon impitoyable sur cette malheureuse créature. Ô ciel ! quelle vie est la mienne, toujours fatale à ceux qui m’approchent !… Que faire dans ce moment critique ? elle ne peut se réfugier dans mes appartements et tous mes gens sont de tels réprouvés ! Ah ! te voilà, honnête Henri Smith, que fais-tu là ? — Nous nous sommes quelque peu battus, nous autres citoyens, contre les coquins du sud qui suivent les Douglas, et nous les avons étrillés jusqu’à la porte de ce monastère. — J’en suis charmé, j’en suis charmé ; et vous les avez traités de la bonne manière ? — De la bonne manière ? demande Votre Altesse, dit Henri ; ma foi, oui ! Nous étions plus forts par le nombre, c’est vrai ; mais jamais soldats ne furent mieux armés que ceux qui portent le cœur-sanglant ; et ainsi, dans un sens, nous les avons battus de la bonne manière ; car, comme sait Votre Altesse, c’est l’armurier qui fait les hommes d’armes, et des hommes avec de bonnes armures valent des adversaires plus nombreux. »

Tandis qu’ils causaient ainsi, le comte de March, qui avait parlé à quelqu’un près de la porte du palais, rentra d’un air inquiet et d’un pas précipité. « Milord duc !… milord duc !… votre père a repris connaissance ; et si vous tardez d’un instant, milord d’Albany et Douglas auront pris possession de l’oreille royale. — Et si mon royal père est remis de son indisposition, dit le prince frivole ; s’il tient ou s’apprête à tenir conseil avec mon gracieux oncle et le comte de Douglas, il ne convient ni à Votre Seigneurie ni à moi de les interrompre sans être appelés. Ainsi donc, j’ai le temps de jaser de mes petites affaires avec mon honnête armurier que voilà. — Votre Altesse le prend-elle sur ce ton ? » dit le comte dont les vives espérances d’un retour de faveur à la cour avaient été trop promptement conçues et se dissipaient aussi vite ; « alors c’en est assez pour George Dunbar. »

Il se retira, l’air sombre et mécontent. Et ainsi, à une époque où le tronc était si fortement ébranlé par l’aristocratie, l’héritier présomptif, toujours inconsidéré, avait offensé mortellement les deux plus puissants lords de l’Écosse, l’un par un méprisant défi, l’autre par une insouciante inattention. Il ne remarqua point le départ de March, ou plutôt il se sentit soulagé de son importunité.

Le prince continua une conversation sans intérêt avec notre armurier, que son habileté dans son art avait fait connaître de beaucoup des grands seigneurs de la cour.

« J’ai quelque chose à te dire, Smith… Pourras-tu reprendre un anneau qui a manqué dans mon haubert de Milan ? — Aussi bien, s’il plaît à Votre Altesse, que ma mère pouvait reprendre un point dans les filets qu’elle fabriquait.. Le Milanais ne distinguera point son ouvrage du mien. — Bien. Mais ce n’est pas ce que j’attends de toi pour le moment, » dit le prince après un moment de réflexion. « Cette pauvre chanteuse, mon brave Smith, il faut la mettre en lieu sûr. Tu es homme à protéger une femme quelle qu’elle soit. »

Henri Smith était, comme nous l’avons vu, passablement téméraire et hardi quand il s’agissait de mettre les armes à la main ; mais il avait aussi l’orgueil d’un honnête bourgeois, et ne se souciait guère de se placer dans une position qui aurait pu sembler équivoque à la partie plus scrupuleuse de ses concitoyens.

« N’en déplaise à Votre Altesse, dit-il, je ne suis qu’un pauvre artisan ; mais, quoique mon bras et mon sabre soient au service du roi et du vôtre, je ne suis pas écuyer de dames. Votre Altesse trouvera dans sa suite des chevaliers et des seigneurs assez disposés à jouer le rôle de sir Pandarus de Troie[44]… c’est un trop noble personnage pour le pauvre Henri du Wynd. — Hum !… Ah ! dit le prince, ma bourse, Edgar… » Edgar lui dit un mot à l’oreille… « Vrai, vrai, je l’ai donnée à la pauvre fille… Je connais assez les gens de ton état et les artisans en général, pour savoir qu’on ne les amorce point les mains vides ; mais je crois que ma parole vaut le prix d’une bonne armure, et je te le payerai avec remercîment par-dessus le marché pour ce léger service. — Votre Altesse peut connaître d’autres artisans, dit le forgeron ; mais, sauf votre respect, vous ne connaissez pas Henri Gow. Il vous obéira s’il s’agit de forger une armure ou d’en raccommoder ; mais il n’entend rien au service des cotillons. — Écoute, mule de Pertshire, » dit le prince souriant encore des scrupules pointilleux de l’honnête bourgeois, « la fillette n’est pas plus à moi qu’à toi. mais dans un moment perdu, comme tu pourras l’apprendre de tes voisins, si tu ne l’as point vu toi-même, elle a reçu de moi en passant une faveur qui semble devoir coûter la vie à la pauvre malheureuse : il n’y a personne autre ici que je puisse charger de la défendre contre les coups de bandoulières et de cordes d’arcs dont les brutes de la frontière qui suivent Douglas la battront à mort, puisque tel est son plaisir. — En ce cas, monseigneur, elle a droit à la protection de tout honnête homme ; et puisqu’elle porte un cotillon… quoique je voudrais qu’il fût plus long et d’une mode moins bizarre… je réponds de la protéger aussi bien qu’un seul homme peut le faire. Mais où irai-je la loger ? — De bonne foi, je n’en sais rien ! dit le prince. Mène-la chez sir John Ramorny… mais non… non… il est indisposé. D’ailleurs il a des raisons… Mène-la chez le diable, si tu veux, mais place-la en sûreté, et tu obligeras Robin de Rothsay. — Mon noble prince, dit Henri, je pense, sauf votre respect, qu’il vaudrait mieux abandonner une femme sans défense aux soins du diable qu’à ceux de sir John Ramorny. Mais quoique le diable travaille à un fourneau tout comme moi, pourtant je ne connais pas sa maison, et avec l’aide de la sainte Église, j’espère ne jamais devenir son ami. Et d’ailleurs comment faire pour la tirer hors de la foule, et la conduire par les rues dans ce costume de comédienne, c’est encore une question. — Quant à vous tirer du couvent, dit le prince, ce bon moine… » et il saisit par le capuchon un religieux qui se trouvait près de lui, en ajoutant : « Père Nicolas ou Boniface. — Le pauvre frère Cyprien, au service de Votre Altesse, interrompit le père. — Oui, oui, frère Cyprien, continua le prince, c’est cela. Le frère Cyprien vous conduira par quelque passage secret, et je le reverrai pour l’en remercier d’une manière digne de moi. »

Le moine salua en signe d’obéissance, et la pauvre Louise, qui pendant ce débat avait activement porté les yeux de l’un des interlocuteurs à l’autre, se hâta de dire : « Je ne scandaliserai pas ce digne homme avec mon costume extravagant… J’ai une mante que je porte d’ordinaire… — Tiens, Smith, voilà un capuchon de moine et une mante de femme pour te cacher. Je voudrais pouvoir voiler aussi aisément toutes mes faiblesses ! Adieu, mon honnête ami ; je t’en remercierai plus tard. »

Et le prince, comme s’il eût redouté de nouvelles objections de la part de l’armurier, se hâta d’entrer dans le palais.

Henri Gow demeura pétrifié de ce qui venait d’arriver, et se trouva engagé dans une commission qui l’exposait non-seulement à un grand péril, mais encore aux traits empoisonnés de la calomnie ; cette malheureuse circonstance, et la part active qu’il avait prise au combat, selon son habitude, pouvaient nuire beaucoup à son amour. D’une autre part, abandonner une créature sans défense aux mauvais traitements des barbares Galowégiens, des gens licencieux de Douglas, était une pensée que son cœur généreux ne pouvait concevoir.

Il fut tiré de sa rêverie par la voix du moine qui, laissant tomber ses paroles avec l’indifférence que les saints pères ressentaient ou affectaient pour toutes les affaires temporelles, engageait le jeune homme et la jeune femme à le suivre. Le forgeron s’avança avec un soupir qui ressemblait fort à un gémissement, et sans avoir l’air d’observer la marche du moine, il le suivit dans un cloître, puis par une poterne dont le prêtre laissa la porte ouverte après avoir jeté les yeux derrière lui. Louise marchait la dernière ; elle avait promptement repris son petit paquet, et, suivie de son jeune compagnon à quatre pattes, elle s’était élancée dans le chemin qui devait la conduire hors d’un lieu si dangereux pour elle.


CHAPITRE XII.

RESPECT HUMAIN.


Alors la vieille ménagère se leva et parla : et d’un air refrogné elle dit : certainement si votre père avait fait semblable chose, il lui en serait arrivé malheur.
Lucky Trumbull.


Nos fugitifs furent introduits dans l’église, dont les portes extérieures, ordinairement ouvertes à tout le monde, avaient été fermées pendant le tumulte, lorsque les combattants avaient voulu s’y précipiter par des motifs fort peu dévots. Ils traversèrent les bas-côtés, dont les sombres voûtes retentissaient des pas pesants de l’armurier ; mais aucun bruit ne trahissait le passage de la sandale du moine et du pied léger de la pauvre Louise, toute frissonnante de crainte et de froid. Elle voyait bien que ni son pieux conducteur, ni son guide laïque, ne s’occupait d’elle avec bonté ; le premier était un homme austère, qui semblait regarder la malheureuse musicienne avec un mépris mêlé d’horreur ; tandis que le second, quoiqu’un des meilleurs hommes du monde, était alors grave jusqu’à la sévérité, fort mécontent d’avoir à remplir un pareil rôle sans pouvoir s’y refuser.

Son mécontentement retombait sur l’objet innocent de sa protection ; et il se disait intérieurement, en la regardant avec dédain : « Parcourir les rues de Perth avec cette reine de mendiants, moi, un digne bourgeois ! Cette pimpante mignonne compromettrait une réputation aussi bien que le reste de ses sœurs, et je serai joliment récompensé de ma chevalerie si cela vient aux oreilles de Catherine ; mieux vaudrait avoir tué un homme, fût-il le meilleur de Perth. Eh ! par mon marteau et mes tenailles ! je l’eusse fait à la moindre provocation plutôt que de colporter cette marchandise à travers la ville. »

Peut-être Louise soupçonna-t-elle la cause de l’inquiétude de son conducteur, car elle dit timidement et avec hésitation : « Digne monsieur, ne serait-il pas convenable que je m’arrêtasse un instant dans cette chapelle pour mettre ma mante ? — Hum ! c’est bien pensé, mon cœur, » dit l’armurier. Mais le moine intervint, et levant un doigt en signe de défense :

« La chapelle du pieux saint Madox, dit-il, n’est pas une loge où de vils jongleurs et des vagabondes font leur toilette ; je vais à l’instant te montrer un vestiaire plus convenable pour toi. »

La pauvre jeune femme baissa humblement la tête et se détourna de la porte de la chapelle avec le plus profond sentiment de sa basse condition. Son petit épagneul sembla comprendre aux regards et aux manières de sa maîtresse qu’ils étaient des intrus dans le lieu saint qu’ils parcouraient, et baissa les oreilles, balaya le pavé avec sa queue, tout en trottant doucement bien près des talons de Louise.

Le moine allait toujours sans s’arrêter ; ils descendirent plusieurs larges marches et s’enfermèrent dans un labyrinthe de passages souterrains faiblement éclairés. En passant auprès d’une porte basse et voûtée, le moine se retourna, et dit à Louise d’une voix toujours aussi sévère : « Voilà, fille folle ! voilà le cabinet de toilette où beaucoup d’autres avant vous ont déposé leurs vêtements ! »

Obéissant au moindre signal avec une soumission craintive, elle poussa la porte ; mais aussitôt elle recula de terreur. C’était un charnier à moitié rempli de crânes et d’os secs.

« J’ai peur de changer d’habits en ce lieu, et d’y rester seule, mais si vous l’ordonnez, mon père, votre volonté sera faite. — Enfant de la vanité, les restes que tu vois ne sont que les dépouilles mortelles de ceux qui, pendant leur vie, ont recherché les plaisirs mondains ou s’y sont laissés entraîner ; et telle tu deviendras aussi après tes danses et ton vagabondage, après tes danses et ta musique ; toi, comme tous les ménestrels et ceux qui les admirent, tu deviendras semblable à ces ossements qui répugnent aujourd’hui à ta délicatesse. — Ne dites pas qu’ils répugnent à ma délicatesse, mon père, répondit la chanteuse, car le ciel sait que je convoite le repos de ces pauvres restes déjà blanchis, et si, en couchant mon corps près d’eux, je pouvais sans péché obtenir un état semblable au leur, je choisirais ce charnier pour lieu de repos, de préférence à la couche la plus douce et la plus riche de toute l’Écosse. — De la patience, et marchons, » reprit le moine d’un ton moins rude ; « le moissonneur ne doit pas quitter la besogne avant que le coucher du soleil en donne le signal. »

Ils avancèrent encore. Frère Cyprien, au bout d’une longue galerie, ouvrit la porte d’un petit appartement, ou peut-être d’une chapelle, car il était orné d’un crucifix, devant lequel brûlaient quatre lampes. Tous s’inclinèrent et se signèrent, et le religieux dit à la chanteuse, en montrant le crucifix : « Que signifie cet emblème ? — Il invite le pécheur aussi bien que le juste à s’approcher. — Oui, si le pécheur se repent de son péché, » dit le moine, dont le son de voix s’adoucissait évidemment ; « prépare-toi en ce lieu pour ton voyage. »

Louise resta peu d’instants dans la chapelle, et en ressortit bientôt, couverte d’une mante de gros drap gris qui la cachait entièrement, après avoir serré ceux de ses ornements qu’elle avait eu le temps d’ôter dans le petit coffret qui contenait auparavant son costume de tous les jours.

Aussitôt après, le moine ouvrit une porte qui communiquait avec le dehors. Ils se trouvèrent dans le jardin qui entourait le monastère des dominicains. « La porte du sud est fermée au loquet, et vous pouvez sortir par là sans être aperçus, dit alors le moine ; le ciel te bénisse, mon fils ; le ciel vous bénisse aussi, malheureuse enfant : en songeant au lieu où vous avez quitté de vains colifichets, puissiez-vous penser que vous ne devez jamais les reprendre ! — Hélas ! mon père, répondit Louise, si la pauvre étrangère pouvait subvenir aux premiers besoins de la vie par une occupation plus honorable, elle ne tiendrait pas à professer son art frivole ; mais… »

Mais le moine avait disparu ; la porte même par où il venait de passer semblait avoir disparu aussi, tant elle était habilement cachée sous un arc-boutant mobile, et au milieu des ornements nombreux de l’architecture gothique. « Voici une femme qui sort par cette poterne secrète, oui vraiment ! fasse le ciel que les bons pères n’en fassent jamais entrer par là ! » se dit Henri à lui-même. « L’endroit convient à merveille pour de telles parties de cache-cache. Mais benedicite ! qu’allons-nous faire maintenant ? Il faut que je me débarrasse de cette fillette le plus tôt possible, et que je la mette en lieu sûr ; car, qu’elle soit au fond ce qu’elle veut, elle a l’air trop modeste depuis qu’elle est décemment vêtue, pour mériter les mauvais traitements que les sauvages Écossais de Galloway, ou la légion du diable venant de Liddell, lui feraient certainement souffrir. »

Louise s’arrêta en attendant que son guide indiquât la route qu’elle devait suivre. Son petit chien, réjoui d’avoir quitté les voûtes souterraines, faisait mille cabrioles au milieu des allées, et sautait après sa maîtresse, et même, quoique plus timidement, il courait autour du forgeron pour lui témoigner sa reconnaissance et se concilier sa faveur.

« À bas, Charlot, à bas ! dit la chanteuse ; vous êtes joyeux de revoir la lumière du jour ; mais où reposerons-nous cette nuit, mon pauvre Charlot ? — Et maintenant, jeune fille, » dit l’armurier, non pas brutalement, car ce n’était pas dans son caractère, mais brusquement, et comme un homme qui désire terminer promptement une occupation désagréable, « par où voulez-vous aller ? »

Louise regarda la terre et se tut. Henri lui demanda de nouveau dans quelle direction elle désirait être conduite ; elle baissa les yeux, et dit qu’elle ne savait pas.

« Allons, allons, dit Henri, je comprends tout ce manège ; j’ai été un gaillard… un farceur dans mon temps… mais il vaut mieux parler franchement. Dans les circonstances où je me trouve, je suis un homme changé pour long-temps ; il faut donc nous quitter plus tôt peut-être qu’une joyeuse fille comme vous n’aurait voulu quitter un jeune et joyeux garçon. »

Louise pleura en silence, les yeux toujours fixés sur la terre, comme si elle recevait un affront dont elle n’avait pas droit de se plaindre. Enfin, s’apercevant que son guide s’impatientait, elle balbutia : « Noble sire… — Sire se dit à un chevalier, répliqua l’impatient bourgeois, et noble à un baron ; je suis Henri du Wynd, honnête artisan, et membre libre de ma corporation. — Eh bien ! bon artisan, dit la musicienne, vous me jugez sévèrement, mais avec une raison apparente. Je vous débarrasserais sur-le-champ de ma compagnie, qui peut-être fait peu d’honneur à d’honnêtes gens, si je savais seulement par où aller. — À la première fête ou à la foire voisine, certainement, » dit Henri avec dureté, ne doutant pas que ce chagrin ne fût affecté, et peut-être craignant de ne pouvoir résister à la tentation ; « et c’est justement la fête de saint Madox à Auchterarder. Je parie que vous trouverez bien votre chemin jusque-là. — Aftr… Auchter… » répéta la chanteuse, qui, avec son accent méridional, cherchait vainement à prendre la prononciation celtique. « J’ai ouï dire que mes pauvres chansons ne seraient pas comprises, si j’approchais davantage de cette terrible chaîne de montagnes. — Voulez-vous alors demeurer à Perth ? — Mais où logerai-je ? » dit la fille errante. — Ma foi, où avez-vous logé la nuit dernière ? répliqua l’armurier. Vous savez sûrement d’où vous venez, quoique vous sembliez ne savoir pas où aller ? — J’ai couché dans la salle d’asile du couvent ; mais je n’y fus admise qu’après bien des instances, et on m’a recommandé de ne pas revenir. — Oui, ils ne vous accueilleront jamais quand le fer des Douglas est levé contre vous ; ce n’est que trop vrai. Mais le prince a nommé sir John Ramorny… je puis vous mener à sa maison, à travers les rues… quoique ce soit une triste besogne pour un bourgeois, et que le temps me presse. — J’irai partout… Je sais que je scandalise et que j’embarrasse. Il fut un temps où il en était autrement… Mais ce Ramorny, quel est-il ? — Un chevalier de la cour, qui mène une vie de joyeux garçon, maître d’équitation, et privado, comme on dit, du jeune prince. — Quoi ! de cet imprudent et dédaigneux jeune homme qui a occasionné tant de scandale ?… Oh ! ne me menez point là, mon bon ami : N’est-il pas une femme chrétienne qui consente à donner le couvert, pour une nuit, à une pauvre créature, quand ce serait dans son étable à vache ou dans sa grange ? J’en partirai au point du jour. Je l’en récompenserai richement ; j’ai de l’or… Et je vous récompenserai aussi, si vous voulez me conduire dans un lieu où je n’aurai à craindre ni ce libertin, ni les gens de ce sombre baron qui avait la mort dans ses yeux. — Gardez votre or pour ceux qui en ont besoin, jeune fille, dit Henri, et n’offrez pas à d’honnêtes mains un argent gagné en jouant de la viole, en tambourinant, en cabriolant, et peut-être en faisant quelque chose de pis. Je vous le déclare net, la belle, vous ne m’enjôlerez pas. Je suis prêt à vous conduire en lieu de sûreté ; indiquez-moi seulement le lieu, car ma promesse est aussi solide qu’une boucle de fer. Mais vous ne me ferez pas croire que vous ignorez quelle route prendre. Vous n’êtes pas si neuve au métier que de ne point savoir qu’il y a des hôtelleries dans chaque ville, et plus encore dans une cité comme Perth, où des voyageuses telles que vous peuvent loger pour leur argent, quand elles n’ont point trouvé quelque dupe pour payer leur dépense. Si vous avez de l’argent, jeune fille, j’aurai encore moins besoin de m’occuper de vous, et vraiment je ne vois qu’un prétexte dans toute cette excessive affliction et dans cette crainte de rester seule, quand on fait votre métier. »

Après avoir démontré ainsi qu’il ne se laisserait point séduire par les artifices ordinaires d’une chanteuse, Henri s’avança brusquement de quelques pas, s’efforçant de penser qu’il faisait la chose la plus prudente et la plus sage du monde. Pourtant il ne put s’empêcher de regarder en arrière pour voir comment Louise prenait son départ, et fut interdit en observant qu’elle était tombée sur un banc, ses bras appuyés sur ses genoux, et sa tête sur ses bras, dans une attitude qui annonçait le plus profond désespoir.

Le forgeron tâcha d’endurcir son cœur.

« Ce n’est que feinte, dit-il ; la fille sait son métier… je le jurerais par saint Ringan. »

Au même instant quelque chose tira le coin de son manteau ; et regardant autour de lui, il aperçut le petit épagneul qui aussitôt, comme pour plaider la cause de sa maîtresse, se leva sur ses pattes de derrière, et se mit à danser tout en pleurant et en regardant Louise, comme pour implorer sa compassion en faveur de la chanteuse délaissée.

« Pauvre bête ! dit le forgeron, c’est encore une ruse peut-être, car tu ne fais que ce qu’on t’a appris… Pourtant, puisque j’ai promis de protéger cette pauvre créature, je ne dois pas l’abandonner évanouie, si elle l’est vraiment, ne fût-ce que par amour de l’humanité. »

Il revint donc, et s’approchant de son embarrassante compagne, il s’aperçut, à l’altération de ses traits, qu’elle était plongée dans la plus violente douleur, ou qu’elle avait un talent pour dissimuler au-dessus de l’intelligence d’un homme… même d’une femme.

« Jeune fille, » dit-il avec plus de bonté qu’il n’en avait montré jusqu’alors, « je vais vous expliquer franchement ma position. C’est aujourd’hui la Saint-Valentin, et selon l’usage je devais passer ce jour avec ma jolie Valentine ; mais des coups et des querelles ont employé toute la matinée, à l’exception d’une pauvre demi-heure. Maintenant vous pouvez bien comprendre où sont mon cœur et mes pensées, où je devrais être moi-même, ne fût-ce que par pure politesse. »

La chanteuse écouta et parut comprendre.

— Si vous êtes un sincère amant, et si vous devez tenir compagnie à une chaste Valentine, à Dieu ne plaise qu’une fille comme moi mette de la mésintelligence entre vous ! Ne pensez plus à moi. Je demanderai à cette grande rivière d’être mon guide jusqu’au lieu où elle rencontre l’Océan ; là il y a, m’a-t-on dit, un port de mer. Je m’embarquerai pour ma belle France, et me retrouverai encore une fois dans un pays où le plus grossier paysan n’insulterait pas la plus pauvre femme. — Vous ne pouvez aller à Dundee aujourd’hui, répliqua Henri ; les gens de Douglas sont en marche des deux côtés de la rivière ; car l’alarme de ce matin est déjà arrivée jusqu’à eux. Aujourd’hui, demain, et même la nuit entière, ils courront rejoindre l’étendard de leur chef, comme les montagnards leur croix de feu. Voyez-vous ces cinq ou six hommes qui galopent si vite de l’autre côté de l’eau ? Ce sont des Annandales ; je les reconnais à la longueur de leurs lances et à leur manière de les porter. Un Annandale ne penche jamais sa lance en arrière, mais tient toujours la pointe droite ou dirigée en avant. — Et que sont-ils ? demanda la chanteuse, des hommes d’armes et des soldats… Ils me respecteraient, grâce à ma viole, et rien que pour me voir sans appui. — Je ne médirai pas d’eux, répondit Smith ; si vous étiez dans leurs vallées, ils vous recevraient hospitalièrement, et vous n’auriez rien à craindre ; mais ils sont à présent en expédition. Tout leur est poisson qui vient tomber dans leurs filets. Il y a tels d’entre eux qui vous arracheraient la vie pour la valeur de vos boucles d’oreilles d’or. Toute leur âme est dans leurs yeux pour apercevoir la proie et dans leurs mains pour la saisir. Ils n’ont d’oreilles ni pour entendre les airs de musique, ni pour écouter les prières de merci ; et d’ailleurs ils ont reçu un ordre de leur chef relativement à vous, et c’est un ordre de nature à être exécuté. Oui, les grands seigneurs sont plus vite obéis quand ils disent : « Brûlez une église que quand ils disent : Bâtissez-en une. — Alors, dit la chanteuse, je n’ai qu’à me coucher à terre et à mourir. — Ne dites donc pas cela ; si je pouvais seulement vous procurer un logement pour cette nuit, je vous conduirais demain matin aux escaliers de Notre-Dame, d’où les bateaux descendent la rivière pour se rendre à Dundee, et je vous embarquerais avec quelqu’un allant au même endroit, qui aviserait à vous loger dans un lieu sur où vous seriez bien nourrie et bien traitée. — Homme bon, excellent, généreux ! s’écria la chanteuse ; faites cela, et si les prières et les vœux d’une pauvre infortunée peuvent jamais atteindre le ciel, ils y monteront en votre faveur. Nous nous retrouverons à cette poterne à quelque heure que partent les bateaux. — C’est à six heures du matin, quand le jour commence. — Retournez donc près de votre Valentine… Et si elle vous aime, oh ! ne la trompez pas ! — Hélas, pauvre demoiselle ! je crains bien qu’une tromperie d’amour ne vous ait réduite à embrasser ce malheureux état ; mais je ne dois point vous abandonner ainsi. Je veux savoir d’abord où vous passerez la nuit. — Ne vous inquiétez pas, répondit Louise… Le ciel est pur… Il va assez de buissons et de bosquets sur le bord de la rivière ; Charlot et moi pourrons bien faire notre chambre à coucher d’un arbre vert pour une nuit ; et demain, avec le secours que vous me promettez, j’échapperai à toute injure, à tout mal. Oh ! la nuit passe vite quand on espère pour le lendemain !… Eh bien ! vous ne bougez quand votre Valentine vous attend ? Je vous tiendrai pour un amant déloyal, prenez-y garde ; et vous devez savoir de quelle importance est l’opinion d’un ménestrel. — Je ne puis vous quitter, jeune fille, » répondit l’armurier fort adouci. « Ce serait un vrai meurtre de souffrir que vous passassiez la nuit exposée à la froidure d’une nuit d’Écosse en février. Non, non… ce serait mal tenir ma parole ; et si je cours quelque risque d’être blâmé, ce n’est qu’une juste punition pour vous avoir traitée plutôt d’après mes préjugés, je le reconnais bien maintenant, que comme vous le méritez. Suivez-moi, jeune fille… Vous aurez un asile sûr et honnête pour la nuit, quelles qu’en puissent être les suites. Ce serait faire un trop mauvais compliment à ma Catherine que de laisser une pauvre créature mourir de faim pour jouir de sa compagnie une heure plus tôt. »

En parlant ainsi et s’endurcissant contre toute appréhension des fâcheuses conséquences d’une telle mesure, le généreux Smith se détermina à braver tous les mauvais bruits et à donner à la pauvre musicienne un asile dans sa propre maison. Il faut ajouter qu’il s’y détermina avec une extrême répugnance et dans une espèce d’enthousiasme de bienveillance.

Avant que notre vigoureux fils de Vulcain eût adressé ses vœux à la Jolie Fille de Perth, une certaine fougue de caractère l’avait placé sous l’influence de Vénus, aussi bien que sous celle de Mars ; ce fut seulement l’effet d’un à attachement sincère qui l’arracha entièrement à des plaisirs licencieux. Il était donc justement jaloux de conserver la réputation de constance qu’il avait acquise depuis si peu de temps, et que sa conduite à l’égard de la pauvre chanteuse pouvait compromettre. Il était peut-être un peu effrayé de s’être exposé de gaieté de cœur à la tentation, et d’une autre part il éprouvait un véritable chagrin d’avoir perdu ce jour de la Saint-Valentin, que la coutume enjoignait de passer auprès de la compagne de l’année. Le voyage à Kinfauns et les divers événements qui avaient suivi sa rencontre avec le duc de Rothsay avaient employé tout le jour, et il était bientôt l’heure de vêpres.

Comme pour regagner par la vitesse de sa marche le temps qu’il avait été contraint de perdre pour un objet si étranger à ce qu’il avait tant à cœur, il traversa les jardins des dominicains, entra dans la ville, et, montant son manteau pour cacher le bas de sa figure, enfonçant son bonnet pour en couvrir le haut, il parcourut les passages et les rues avec la même rapidité, espérant gagner sa maison dans le Wynd sans être observé. Quand il eut ainsi couru pendant dix minutes, il commença à penser qu’il allait peut-être trop vite pour que la jeune fille pût le suivre. Il se retourna donc avec une sorte d’impatience et de colère, qui se changea bientôt en compassion, lorsqu’il la vit épuisée des efforts qu’il lui avait fallu faire.

« Je mériterais d’être pendu comme une brute ! » se dit Henri en lui-même ; « eussé-je cent raisons pour courir, mes raisons donneraient-elles des ailes à cette pauvre créature ; et lorsqu’elle est chargée de bagages, encore ! Je suis une bête mal élevée, cela est certain, dès qu’il s’agit de femmes ; et je suis toujours sûr de faire mal quand j’ai la meilleure volonté de bien faire. Écoutez, jeune fille ; laissez-moi porter tout cela, nous irons plus vite. »

La pauvre Louise aurait voulu faire une objection ; mais elle avait tellement perdu haleine qu’elle ne put parler ; et elle laissa son excellent guide lui prendre son petit coffret ; l’épagneul voyant cela s’en alla droit à Henri, se dressa sur ses pattes de derrière et agita celles de devant, en se plaignant doucement comme s’il avait aussi besoin d’être porté.

« Il faut donc que je te prenne aussi dans mes bras, » dit le forgeron, qui vit que l’animal était fatigué.

« Fi ! Charlot, dit Louise ; tu sais bien que je le porterai moi-même. »

Elle voulut prendre le petit épagneul ; mais il lui échappa en s’en allant de l’autre côté de l’armurier en renouvelant ses supplications.

« Charlot a raison, dit l’armurier ; il sait mieux qui est plus capable de le porter. Ceci m’apprend, ma jolie fille, que vous n’avez pas toujours porté vos bagages vous-même ; Charlot peut en apprendre beaucoup. »

Une pâleur mortelle couvrit la figure de la pauvre chanteuse quand Henri prononça ces mots, et il fut obligé de la soutenir pour qu’elle ne tombât point à terre ; elle se remit pourtant au bout d’une minute ou deux, et pria son guide d’une voix faible de continuer leur route.

« Voyons, voyons, » dit Henri lorsqu’ils se mirent en route, « tenez mon manteau ou donnez-moi le bras, cela vous aidera davantage. Nous devons avoir bonne mine, pensa-t-il, et si j’avais seulement un violon ou une guitare sur le dos et un marmot sur les épaules, nous ressemblerions au plus joyeux couple de ménestrels qui fît jamais vibrer une corde à la porte d’un château. Par mes tenailles ! si un voisin allait me rencontrer avec le paquet de cette petite sur le dos, son chien sous mon bras, et elle-même pendue à mon manteau, que pourrait-il penser, sinon que je me suis fait gueux par partie de plaisir ? Je ne voudrais pas, pour la meilleure armure que j’aie jamais frappée de mon marteau, qu’aucun de nos voisins à longues langues me vît dans cet équipage ; ce serait une plaisanterie à durer depuis la Saint-Valentin jusqu’à la Chandeleur. »

Entraîné par ces réflexions, l’armurier, au risque de faire plus de chemin qu’il ne le souhaitait, prit la route la moins directe et la plus déserte qu’il put trouver, pour éviter les rues principales, encore encombrées de peuple, à cause du tumulte de la nuit précédente. Mais malheureusement sa politique ne lui servit de rien ; car en enfilant une allée, il rencontra un homme qui avait la figure cachée dans son manteau, comme pour ne pas être reconnu ; mais le corps maigre et chétif, les jambes de fuseaux qu’on voyait sous le manteau, et les petits yeux noirs qui clignotaient au-dessus des plis supérieurs, annonçaient l’apothicaire aussi exactement que s’il eut porté son nom à son bonnet. Sa présence inattendue et inopportune jeta l’armurier dans la confusion. Une prompte fuite ne convenait point à son caractère franc et hardi, et sachant parfaitement que son homme était un observateur curieux, une mauvaise langue, et qu’il n’était nullement bien disposé particulièrement à son égard, la meilleure espérance qui lui vint à l’esprit fut que l’honorable apothicaire lui donnerait un prétexte pour lui tordre le cou et s’assurer de sa discrétion.

Mais loin de dire ou de faire rien qui put justifier de telles extrémités, l’apothicaire, se voyant si près de son vigoureux concitoyen que la reconnaissance était inévitable, sembla déterminé à ce que l’entrevue fût aussi courte que possible, et à ne paraître rien remarquer de particulier dans les circonstances où ils se rencontraient. Dwining laissa seulement échapper ces mots en passant devant Henri Smith, sans même lancer un coup d’œil à la chanteuse après le premier instant de leur rencontre : « Encore un joyeux jour de fête pour vous, vaillant Smith. Vous voici donc avec votre cousine, la jolie mistress Jeanne Lebham, et portant son bagage ; elle arrive de Dundee, des bords de la rivière, je le parie. J’avais ouï dire qu’on l’attendait chez le vieux cordonnier. »

En parlant ainsi, il ne regarda ni à droite ni à gauche ; et échangeant un « Portez-vous bien. » contre un salut de même genre, que le forgeron balbutia plutôt qu’il ne le prononça, il disparut comme une ombre.

« Le malin esprit m’attrape, si je puis avaler cette pilule, quelque bien dorée qu’elle soit, se dit Henri Smith. Le drôle a l’œil perçant quand il s’agit de femmes, et distingue un canard sauvage d’un canard apprivoisé, aussi bien qu’aucun homme de Perth… Il serait le dernier de la jolie ville à prendre des raisins secs pour des poires, et à prendre pour ma grosse cousine Jeanne cette personne fantastique. Il me semble que son air voulait dire : « Je ne verrai pas ce que vous pouvez vouloir me cacher. Il a eu raison, car il aurait pu gagner quelques rudes horions à se mêler de mes affaires… Ainsi, il se taira dans son intérêt. Mais, qui vient là, maintenant, par saint Dunstan ! Ce babillard, ce fanfaron, ce lâche drôle d’Olivier Proudfute. »

Ce fut en effet le bonnetier qu’il rencontra ensuite, et qui, son bonnet sur l’oreille et fredonnant la chansonnette de :

Vous aimez trop le cabaret,
Thomas, vous n’êtes pas discret,


laissait voir clairement qu’il n’avait pas dîné sans boire. — Ha ! mon brave Smith, dit-il, ne te prends-je pas en flagrant délit ?… Quoi ! le pur acier peut-il ployer ?… Vulcain peut-il, comme dit le ménestrel, payer Vénus de sa propre monnaie !… Vrai ! tu seras un gai Valentin pendant l’année, si tu commences aussi joliment dès le premier jour. — Écoutez, Olivier, » dit le forgeron mécontent, « fermez les yeux et passez outre, mon vieil ami ; et encore un mot. Ne jouez pas de la langue touchant ce qui ne vous regarde pas, si vous tenez à conserver vos mâchoires entières. — Moi, trahir une confidence !… moi, tenir des propos, et cela contre mon frère d’armes !… C’est indigne de moi… Je ne voudrais pas même le rapporter à mon soudan de bois !… Sur ma foi, je puis être dans mon coin un aussi rude gaillard que toi, homme… Et maintenant que j’y songe, j’irai avec toi quelque part, et nous ferons un réveillon ensemble, et ta Dalila nous honorera d’une chanson ; hein ! n’est-ce pas bien dit ? — Admirablement, » dit Henri qui brûlait d’envie d’étendre son frère d’armes sur le pavé ; mais, adoptant sagement une plus paisible manière d’échapper à l’importunité de sa présence ; « c’est admirablement pensé ! Je puis d’ailleurs avoir besoin de ton secours… car il y a cinq ou six Douglas devant nous ;… ils ne manqueront pas d’essayer d’enlever cette fillette à un pauvre bourgeois comme moi. Je me trouverai fort heureux de l’assistance d’un spadassin tel que toi. — Je vous remercie… je vous remercie, répliqua le bonnetier ; mais ne vaudrait-il pas mieux que je courusse faire sonner la cloche de ville, et chercher mon grand sabre. — Oui, oui… courez chez vous le plus vite possible, et ne dites rien de ce que vous avez vu. — Qui ? moi !… oh ! ne craignez rien. Je méprise les médisants. — Courez donc ! j’entends le cliquetis des armes. »

Ce mensonge mit le feu aux talons du bonnetier qui, tournant le dos au péril supposé, partit d’un pas tel que le forgeron ne douta point qu’il ne fût bientôt rendu chez lui.

« Voilà une autre pie babillarde à qui j’aurai affaire, pensa le forgeron ; mais j’ai un bâillon à lui mettre, les ménestrels content un fabliau d’un geai qui se pare de plumes empruntées… ma foi, Olivier ressemble fort à ce geai-là, et par saint Dunstan ! s’il laisse sa langue bavarde caqueter à mes dépens, je le dépouillerai comme jamais épervier ne pluma une perdrix, et il le sait bien. »

Tandis que ces réflexions occupaient son esprit, il approchait du terme de sa route, et la chanteuse tenait toujours son manteau, épuisée en partie par la crainte, en partie par la fatigue ; il arriva enfin au milieu du Wynd qui était honoré de sa maison, et d’où il tirait un de ses surnoms. Là, les jours ouvrables, on voyait briller son fourneau et quatre malheureux demi-nus assourdissaient le voisinage du vacarme de leurs marteaux tombant sur les enclumes. Mais la fête de Saint-Valentin était un jour de repos pour ces hommes d’acier, la boutique était fermée et les ouvriers partis, afin de se livrer pour leur compte à la dévotion ou au plaisir. La maison attenante à la forge appartenait à Henri, et quoiqu’elle fût petite et située dans une rue étroite, comme il y avait par derrière un vaste jardin avec des arbres fruitiers, c’était au total une agréable habitation. Le forgeron, au lieu de frapper ou d’appeler, ce qui eût attiré les voisins aux fenêtres et aux portes, tira de sa poche un passe-partout de sa propre fabrication, objet de curiosité pour l’époque ; et ouvrant la porte, il introduisit la compagnie dans sa demeure.

L’appartement qui reçut Henri et la chanteuse était la cuisine où les gens de la classe de Smith dînaient avec toute leur famille, quoiqu’un ou deux personnages comme Simon Glover eussent une salle pour manger différente de celle où on préparait les repas. Dans un coin de cet appartement, qui était tenu avec une propreté extraordinaire, était assise une vieille femme dont les vêtements éclatants de blancheur, et le plaid écarlate soigneusement posé sur sa tête de façon à descendre sur ses épaules des deux côtés, pouvaient indiquer un rang plus élevé que celui de Luckie Shoolbred, la ménagère du forgeron ; néanmoins telles étaient ses fonctions. N’ayant pas entendu la messe ce matin-là elle se reposait tranquillement au coin du feu ; son chapelet à moitié dit pendait à son bras gauche : des prières à moitié récitées restaient sur ses lèvres ; ses yeux à moitié fermés s’abandonnaient au sommeil tandis qu’elle attendait le retour de son nourrisson, sans pouvoir conjecturer à quelle heure il arriverait. Elle se leva au bruit de son entrée, et considéra sa compagne d’abord avec un air de vive surprise qui se changea graduellement en une expression de grand déplaisir. — Que tous les saints bénissent la vue de mes yeux, Henri Smith !… » s’écria-t-elle dévotement.

« Amen, de tout mon cœur. Servez-nous vite un morceau, bonne nourrice, car j’ai peur que cette voyageuse n’ait dîné fort légèrement. — Je prie aussi Notre-Dame de protéger la vue de mes yeux contre les infâmes illusions de Satan ! — Ainsi soit-il, vous dis-je, bonne femme… Mais à quoi bon toutes ces exclamations, toutes ces prières ? ne m’entendez-vous pas, ou ne voulez-vous pas faire ce que je demande ? — Il faut donc que ce soit lui, après tout ! mais il ressemble plutôt au malin esprit, avec une femme perdue, pendue à son manteau… Henri Smith ! on vous a appelé un libertin pour de moindres folies ! mais qui aurait jamais pensé qu’Henri aurait amené une fille de joie sous le toit qui abrita sa digne mère, et où sa propre nourrice a habité trente ans ? — Paix, vieille femme, et de la raison ! dit le forgeron ; cette chanteuse n’est pas ma maîtresse, ni celle de personne que je sache ; mais elle se rend demain à Dundee par les bateaux, et il nous faut lui donner le couvert jusque-là. — Le couvert ! répéta la vieille femme ; vous pouvez donner le couvert à un tel bétail, si bon vous semble, Henri du Wynd ; mais la même maison ne couvrira point cette ignoble créature et moi, et vous pouvez en être sûr. — Votre mère se fâche à cause de moi, » dit Louise se méprenant sur les rapports qui existaient entre Henri et la vieille. Je ne resterai pas ici pour lui causer la moindre peine. S’il y a une étable à vache, une écurie, un coin vide, cela nous servira de lit à Charlot et à moi. — Bien, bien ! je pense que c’est là le couvert qu’on vous accorde ordinairement, dit dame Shoolbred. — Écoutez, nourrice Shoolbred, dit Henri Gow, vous savez que je vous aime pour vous-même, et pour ma mère ensuite ; mais par saint Dunstan qui était un saint de mon état ! je veux commander dans ma propre maison ; et si vous me quittez sans de meilleures raisons que vos soupçons ridicules, il vous faut songer à la manière dont vous ouvrirez la porte à votre retour, car je n’irai pas vous aider, je vous le promets. — Il suffit, mon enfant ; mais rien ne me fera compromettre l’honnête nom que j’ai porté soixante ans. Ce ne fut jamais l’habitude de votre mère, et ce ne sera pas la mienne, de faire société avec des paillasses, des jongleurs et des chanteuses, et je ne suis pas assez embarrassée pour trouver un logement, pour souffrir que le même toit me couvre, moi, et une princesse danseuse comme celle-ci. »

En disant ces mots, la gouvernante rebelle se mit au plus vite à ajuster sa mante de tartan pour partir, en fermant le capuchon de manière à cacher son bonnet de toile blanche, dont les bords environnaient sa figure ridée, mais fraîche encore et florissante de santé. Cela fait, elle saisit un bâton, compagnon fidèle de ses petits voyages, et s’avançait d’un pas ferme vers la porte, quand Henri s’interposa entre elle et le passage.

« Attendez au moins, vieille femme, que nous fassions nos comptes. Je vous dois des gages et gratifications. — C’est encore là un rêve de votre tête de fou. Quels gages ou gratifications puis-je accepter du fils de votre mère qui m’a nourrie, vêtue, choyée, comme si j’eusse été une sœur ? — Et vous l’en payez bien, nourrice, en abandonnant son fils unique quand il a tant besoin de vous. »

Ces mots semblèrent faire quelque impression sur la vieille femme entêtée. Elle s’arrêta et regarda alternativement son maître, puis la chanteuse ; puis elle branla la tête, et se dirigea de nouveau vers la porte.

« Je reçois cette pauvre vagabonde sous mon toit, seulement afin de la sauver de la prison et du fouet, » dit Smith d’un ton suppliant.

« Et pourquoi voulez-vous la sauver ? » dit l’inexorable dame Shoolbred. « J’ose dire qu’elle a mérité l’un et l’autre aussi bien que jamais bandit mérita une cravate de chanvre. — Je ne sais si elle le mérite ou non ; mais je ne devais point la laisser fouetter jusqu’à la mort, ou mettre en prison pour y mourir de faim ; et c’est le sort de tous ceux à qui Douglas le Noir garde rancune ! — Et allez-vous irriter Douglas le Noir pour les beaux yeux d’une chanteuse ? Ce sera la pire des querelles que vous ayez encore eues… Oh ! Henri Gow ! il y a autant de fer dans votre tête que dans votre enclume. — Je l’ai parfois cru moi-même, mistress Shoolbred ; mais si j’attrape une coupure ou deux dans cette nouvelle affaire, je cherche qui la soignera si vous me fuyez comme une oie sauvage effrayée ? Oui, et, en outre, qui aurai-je pour recevoir ma gentille fiancée que j’espère amener au Wynd un de ces jours ? — Henri, Henri ! » dit la vieille branlant la tête, « ce n’est pas la manière de préparer la maison d’un honnête homme pour une jeune fiancée… VOUS devriez être guidé par la retenue et la discrétion, et point par la débauche et le libertinage. — Je vous dis encore que cette pauvre créature ne m’est rien. Je souhaite seulement qu’elle soit mise en sûreté ; et je pense que le plus hardi habitant des frontières qui soit aujourd’hui dans Perth respectera mes verrous autant que la porte du château de Carlisle… Je me rends chez Simon Glover… je peux y passer toute la nuit ; car le sauvage montagnard s’est enfui dans les montagnes, comme un chien-loup qu’il est : ainsi il y a un lit de vide, et père Simon sera charmé que j’en use. Vous resterez avec cette pauvre créature, vous lui donnerez à manger, vous la protégerez durant la nuit, et je l’appellerai avant le jour ; vous pourrez la suivre jusqu’au bateau, si vous voulez, et vous la verrez pour la dernière fois en même temps que moi. — Voilà qui est assez raisonnable, dit dame Shoolbred. Et cependant pourquoi mettre votre réputation en péril à propos d’une créature qui trouverait à se loger pour deux sous d’argent et moins encore ? C’est un mystère pour moi. — Remettez-vous-en à moi, vieille, et soyez bonne envers cette fille. — Meilleure qu’elle ne le mérite, je vous en réponds ; et vraiment, quoique j’aime peu la compagnie de pareil bétail, je pense pourtant qu’elle me donnera moins de mal qu’à vous… À moins qu’elle ne soit sorcière, ma foi, ce qui pourrait bien être, attendu que le diable a un souverain pouvoir sur cette tribu errante. — Elle n’est pas plus sorcière que je ne suis sorcier, moi, dit l’honnête Smith ; une pauvre fillette désespérée, qui, si elle a fait mal, a plutôt cédé à l’influence de quelque sortilège. Traitez-la bien… Et quant à vous, jeune fille… je vous appellerai demain matin pour vous mener au bord de la rivière. Cette vieille femme aura toute sorte d’égards pour vous, si vous ne dites rien qui puisse blesser des oreilles honnêtes. »

La pauvre chanteuse avait entendu ce dialogue sans en comprendre plus que le sens général ; car quoiqu’elle parlât bien l’anglais, elle l’avait appris en Angleterre même, et le dialecte du nord était alors, comme maintenant, d’un caractère plus grossier et plus dur. Elle vit pourtant qu’elle devait rester avec la vieille dame, et croisant avec humilité ses bras sur son sein, baissa tristement la tête. Elle regarda ensuite Henri avec une vive expression de reconnaissance ; puis, levant les yeux au ciel, prit sa main qu’il abandonna, et parut prête à baiser ses doigts nerveux en signe d’une profonde gratitude. Mais Shoolbred ne donna point son approbation à cette manière d’exprimer de la reconnaissance. Elle s’avança entre eux, et repoussant la pauvre Louise, dit : « Non non, je ne veux pas depareille besogne. Mettez-vous dans le coin de la cheminée, mistress, et quand Henri Smith sera sorti, si vous voulez des mains à baiser, vous baiserez les miennes aussi long-temps qu’il vous plaira… Et vous, Henri, allez vite chez Simon Glover ; car si la gentille mistress Catherine entend parler de la compagnie que vous avez amenée dans votre maison, il se peut qu’elle n’en soit pas plus contente que moi… Qu’est-ce à dire maintenant ?… l’homme a-t-il perdu la tête ?… Ne partez-vous pas sans votre bouclier ? et toute la ville est sens dessus dessous ! — Vous avez raison, nourrice, » dit l’armurier ; et jetant son bouclier sur ses larges épaules, il quitta la maison sans attendre d’autre question.


CHAPITRE XIII.

LE CONSEIL.


Entendez-vous à minuit retentir les cadences sauvages du pibroch ? Cette haleine qui enfle le chalumeau de guerre pénètre ensuite dans le sein des montagnards et réveille en eux le souvenir belliqueux des siècles passés.
Byron.


Il nous faut maintenant quitter les acteurs secondaires de notre drame historique, pour parler des incidents qui eurent lieu parmi ceux d’un rang plus élevé et d’une plus grande importance.

Nous passons de la forge d’un armurier dans la chambre de conseil d’un monarque ; et nous reprenons notre histoire au moment où, le tumulte de la cour apaisé, les chefs bouillants de colère furent appelés devant le roi. Ils entrèrent dans la salle, fronçant les sourcils et se lançant l’un à l’autre des regards furieux, si violemment irrités des insultes qu’ils croyaient avoir reçues, qu’ils étaient entièrement incapables d’écouter la raison. Albany seul, calme et rusé, semblait prêt à profiter de leur mécontentement pour servir ses propres projets, et à tourner chaque incident vers l’accomplissement de ses vues secrètes.

L’irrésolution du roi, bien qu’elle allât jusqu’à la timidité, ne l’empêchait pas de prendre une apparence de dignité convenable à sa situation. C’était seulement lorsqu’on le pressait un peu, comme dans la scène précédente, qu’il perdait son sang-froid emprunté. En général, on pouvait forcer sa volonté, mais on lui ôtait rarement la dignité de ses manières. Il reçut Albany, Douglas, March et le prieur, membres mal assortis de ce conseil hétérogène, avec un mélange de courtoisie et de dignité qui rappela à chacun de ces pairs orgueilleux qu’il se trouvait en présence de son souverain.

Après avoir reçu leurs salutations, le roi leur ordonna de s’asseoir, et ils obéissaient à cet ordre, lorsque Rothsay entra ; il s’avança gracieusement vers son père, et s’agenouillant sur le tabouret où le roi avait posé ses pieds, il lui demanda sa bénédiction. Robert, avec un visage où la tendresse et le chagrin étaient mal déguisés, s’efforça de prendre un air de reproche en posant la main sur la tête du jeune prince, et dit avec un soupir : « Dieu te bénisse, fils inconsidéré, et te rende plus sage pour l’avenir ! — Amen, mon très-cher père ! » répondit Rothsay d’un ton de sensibilité qui lui était assez naturel dans ses bons moments. Il baisa alors la main royale avec le respect d’un fils et d’un sujet, et au lieu de prendre place à la table du conseil, il resta debout derrière le fauteuil du roi, de manière à pouvoir, quand il le voudrait, parler bas à l’oreille de son père.

Le roi fit alors signe au prieur de Saint-Dominique de s’asseoir à la table sur laquelle se trouvaient papier, plumes et encre, dont le religieux seul, parmi toutes les personnes présentes, Albany excepté, savait se servir. Le roi exposa alors le motif de la réunion, en disant avec beaucoup de dignité :

« Notre délibération, milords, doit rouler sur les malheureuses dissensions qui éclatent dans les Highlands, et qui, à ce que nous apprenons par nos derniers courriers, viennent porter le ravage et la dévastation dans le pays, même jusqu’à peu de milles de notre cour. Mais tout imminent que soit ce péril, notre mauvaise fortune et les instigations d’hommes pervers en ont suscité encore plus près de nous, en semant des disputes et des querelles entre les citoyens de Perth et les gens qui suivent Vos Seigneuries, ainsi que d’autres nobles et chevaliers. Je dois donc d’abord m’adresser à vous, milords, pour savoir pourquoi notre cour est troublée par ces inconvenants débats, et par quels moyens on les doit réprimer… Frère d’Albany, dites-nous d’abord votre opinion sur l’affaire. — Sire, mon royal souverain et frère, dit le duc, me trouvant auprès de votre personne quand le tumulte a commencé, je n’en connais pas la cause. — Et quant à moi, dit le prince, le plus terrible cri de guerre que j’aie entendu est la romance d’une chanteuse publique ; et je n’ai pas vu voler d’autres balles que des noisettes. — Et moi, dit le comte de March, j’ai seulement pu apercevoir que les vaillants citoyens de Perth donnaient la chasse à quelques drôles qui portaient le cœur-sanglant sur leurs épaules ; mais ces soldats s’enfuyaient trop vite pour être réellement les hommes d’armes du comte de Douglas. »

Douglas comprit l’ironie, mais il y répliqua seulement par un de ces regards mornes qui annonçaient d’ordinaire son mortel ressentiment. Il parla ensuite avec un calme hautain.

« Mon souverain, dit-il, peut savoir que c’est Douglas qui doit répondre à cette pressante accusation ; car, quand y eut-il une bataille ou une effusion de sang en Écosse, sans qu’on en ait déversé le blâme sur un Douglas ou sur un partisan de Douglas ; nous avons ici d’éclatants témoignages. Je ne parle pas de milord d’Albany, qui s’est contenté de dire qu’il se trouvait alors, comme cela lui convient, au côté de Votre Grâce ; et je ne dis rien de milord de Rothsay qui, sans déroger à son rang, à son âge et à sa raison, cassait des noisettes avec une musicienne ambulante… Il sourit… il peut parler ici comme bon lui semble… Je n’oublierai pas un devoir qu’il semble avoir oublié ; mais voilà milord de March qui a vu mes gens fuir devant la canaille de Perth ! Je répondrai au comte que les soldats du cœur-sanglant marchent en avant ou battent en retraite quand leur chef l’ordonne, et quand le bien de l’Écosse l’exige. — Et je puis répondre… » s’écria le comte de March, également fier, et le sang lui montant au visage, quand le roi l’interrompit.

« Paix ! seigneurs vindicatifs, dit le roi, et rappelez-vous en présence de qui vous êtes !… Et vous, milord de Douglas, dites-nous, si vous pouvez, la cause de cette révolte, et pourquoi vos hommes d’armes, dont nous sommes prêts à reconnaître les bons services en général, étaient ainsi mêlés dans une querelle particulière ?… — J’obéis, milord, » dit Douglas, baissant un peu une tête qu’il inclinait rarement ; « je passais, en venant de mes quartiers, dans le monastère des dominicains, par la rue Haute de Perth, avec quelques hommes de ma suite ordinaire, quand j’ai aperçu un tas de menu peuple autour de la croix, contre laquelle ils avaient cloué ce placard, et ceci tout auprès. »

Il tira d’une poche qu’il avait sous son justaucorps une main humaine et une feuille de parchemin. Le roi parut surpris et agité.

« Lisez, dit-il, bon père prieur, et débarrassez-nous de ce objet hideux. »

Le prieur lut un placard conçu en ces termes :

« Considérant que la maison d’un citoyen de Perth a été forcée la nuit dernière, veille de la Saint-Valentin, par d’infâmes coureurs de nuit, appartenant à quelque bande d’étrangers, aujourd’hui résidant en la jolie cité ; considérant en outre que cette main a été coupée à un de ces vils libertins dans l’engagement qui s’ensuivit, le prévôt et les magistrats ont ordonné qu’elle serait clouée à la croix, au déshonneur et mépris de ceux qui ont occasionné la querelle, et si quelqu’un de naissance noble ose dire que le présent acte est injustement fait, moi Patrick Charteris de Kinfauns, chevalier, je justifierai ce cartel avec des armes de chevalier, dans la lice, ou si quelqu’un de naissance basse dément ce que nous disons ici, il ira sur le terrain avec tel citoyen de la jolie cité de Perth que son rang exigera ; et ainsi, Dieu et saint Jean protègent la jolie cité !… — Vous ne serez pas étonné, milord, reprit Douglas, d’apprendre que, quand mon aumônier m’eut lu le contenu d’une affiche si insolente, j’envoyai un de mes écuyers détacher ce trophée déshonorant pour la chevalerie et la noblesse d’Écosse. Sur quoi, il me semble que plusieurs de ces effrontés bourgeois ont pris la liberté de huer ou d’insulter l’arrière-garde de mon escorte. C’est alors que mes gens ont tourné leurs chevaux contre eux et auraient bientôt terminé la querelle, si je n’avais ordonné positivement qu’on me suivît en paix, autant que le permettrait la canaille. C’est ainsi qu’ils sont entrés dans la cour comme des fuyards ; quand, sur notre ordre de repousser la force par la force, ils eussent mis le feu aux quatre coins de ce misérable bourg, ou auraient étouffé ces rustres insolents comme de jeunes renards dans un tas de bruyère en feu. »

Il se fit un moment de silence, lorsque Douglas eut fini de parler, jusqu’à l’instant où le duc de Rothsay répondit, en s’adressant à son père :

« Puisque le comte de Douglas a le pouvoir de brûler la ville où Votre Grâce tient sa cour, aussitôt que le prévôt et lui sont en querelle à propos d’un tapage nocturne, ou des termes d’un cartel, certainement nous devons tous être reconnaissants qu’il n’ait pas eu la volonté de le faire. — Le duc de Rothsay, » dit Douglas, qui semblait résolu à garder son sang-froid, « pourrait avoir des raisons pour rendre grâces au ciel d’un ton plus sérieux qu’il vient de le faire, de ce que Douglas est aussi loyal qu’il est puissant. Il est un temps où les sujets, dans tout pays, s’élèvent contre la loi ; nous avons entendu parler des insurgés de la Jacquerie, en France, et de Jack Straw, de Bob Miller et de Parson Ball, en Angleterre, et nous pouvons croire qu’il y a en Écosse assez de combustibles pour allumer un tel incendie, si l’étincelle tombait sur nos frontières. Quand je vois des paysans querellant des nobles, et clouant des mains de seigneur à la croix de leur cité, je ne dirai pas que je crains la rébellion, car ce serait faux, mais je la prévois, et je me tiendrai prêt à la repousser. — Et pourquoi, » dit à son tour le comte de March, « pourquoi milord de Douglas dit-il que ce défi est fait par des rustres ? Je vois ici le nom de sir Patrick Charteris, qui, je pense, n’est pas du sang des rustres. Douglas lui-même, puisqu’il prend la chose si chaudement, peut ramasser le gantelet de sir Patrick sans souiller son honneur. — Milord de March, répliqua Douglas, devrait parler de ce qu’il sait. Je ne fais pas injure au descendant du Corsaire Rouge, quand je dis qu’il est trop léger pour être pesé avec un Douglas ; l’héritier de Thomas Randolph pourrait avoir meilleur droit à ce qu’on lui répondît. — Et, par mon honneur, ce ne sera point faute à moi de demander cette grâce, » dit le comte de March en tirant son gant.

« Arrêtez, milord, dit le roi, ne nous faites pas une si forte injure que de porter votre haine jusqu’à vous défier à mort devant votre souverain ; mais plutôt offrez amicalement votre main dégantée au noble comte, et embrassez-vous en signe de mutuelle soumission à la couronne d’Écosse. — Non, mon souverain, répondit March ; Votre Majesté peut m’ordonner de reprendre mon gantelet ; car il est à vos ordres, aussi bien que toute mon armure, tant que je tiens mon comté de la couronne d’Écosse ; mais quand je serrerai la main de Douglas, ce sera avec une main couverte de fer… Adieu, mon souverain ; mes conseils ne servent de rien ici, et ceux d’autres personnes sont si favorablement reçus, que peut-être un plus long séjour ici serait dangereux pour ma sûreté. Puisse Dieu garder Votre Altesse d’ennemis déclarés et de traîtres amis… Je pars pour mon château de Dunbar, d’où je pense que vous recevrez bientôt de mes nouvelles… Adieu, milords d’Albany et Douglas ; vous jouez gros jeu, tâchez de bien jouer… Adieu, pauvre prince inconsidéré qui badines comme un daim entre les griffes d’un tigre… Adieu à tous… George de Dunbar voit le mal sans pouvoir y remédier… Adieu à tous… »

Le roi voulut parler, mais les mots moururent sur ses lèvres, lorsqu’Albany lui lança un regard qui l’invitait à se taire. Le comte de March sortit de la salle en recevant les muettes salutations des membres du conseil auxquels il s’était adressé, à l’exception de Douglas, seul, qui répondit à ses adieux par un regard de provocation dédaigneuse.

« Le traître va nous livrer à l’Angleterre, dit-il ; son orgueil se fonde sur ce qu’il possède cette forteresse minée par la mer, qui peut donner entrée aux Anglais dans le Lothian… Ne vous alarmez point, Sire, je réponds de ce que je dis… Néanmoins, il est encore temps, prononcez seulement un mot, mon souverain, dites seulement « qu’on l’arrête, » et le comte de March ne traverse point l’Éarn pour achever son voyage déloyal. — Mon, vaillant comte, » dit Albany, qui souhaitait que les deux puissants seigneurs se continssent l’un par l’autre, plutôt que de donner à l’un des deux une supériorité décisive, « c’est un conseil trop peu réfléchi. Le comte de March est venu ici sous un sauf-conduit du roi, et on ne peut le violer sans attaquer l’honneur de mon royal frère. Pourtant, si Votre Seigneurie pouvait alléguer quelque preuve détaillée… »

Ici on entendit une fanfare de trompettes.

« Sa Grâce d’Albany est extraordinairement scrupuleuse aujourd’hui, répliqua Douglas ; mais que sert de perdre le temps eu paroles ?… le moment est passé… Voici les trompettes de March, et je réponds qu’il galopera aussi vite que vole une flèche, jusqu’à ce qu’il ait passé la porte du Sud. Nous entendrons parler de lui à temps ; et, si je ne me trompe pas dans mes conjectures, il viendra avec toute l’Angleterre derrière lui pour appuyer sa trahison. — Espérons mieux du noble comte de March, » dit le roi, qui n’était nullement fâché que la dispute entre March et Douglas eût fait disparaître pour le moment les traces de la querelle entre Rothsay et son beau-père ; « il est d’un naturel fier, mais généreux… Sous certains rapports il a été… je ne dirai pas lésé… mais désappointé… et il faut quelque peu excuser le ressentiment d’un noble seigneur armé d’un grand pouvoir. Mais, Dieu merci, nous voilà tous ici de même opinion et de même famille : aussi, du moins, nos délibérations ne peuvent plus être troublées par la désunion… Père prieur, je vous prie de prendre plume et papier, car vous allez être, comme de coutume, le clerc de notre conseil… Et maintenant, aux affaires, milords… Notre premier objet à considérer doit être cette désunion des montagnards. — Désunion entre le clan Chattan et le clan Quhele, dit le prieur, qui, comme les derniers avis de nos frères de Dunkeld nous en informent, est prête à se changer en une guerre plus formidable que toutes celles qui ont jamais éclaté parmi ces fils de Bélial qui ne parlent de rien moins que de s’entre-détruire. Les forces s’assemblent des deux côtés, et pas un homme, ne fût-il parent qu’au dixième degré, ne doit se ranger sous l’étendard de sa tribu, sous peine d’être puni par le fer et la flamme. La fameuse croix de feu a volé dans toutes les directions comme un météore, et réveillé des tribus barbares et inconnues au delà du lointain Murraw Firth… Puissent le ciel et saint Dominique nous protéger !… Mais si Vos Seigneuries ne peuvent trouver de remède au mal, il se répandra comme un torrent, et le patrimoine de l’Église sera sur tous les points exposé à la fureur des Amalécites, chez qui se trouve aussi peu de respect pour le ciel que de pitié ou d’affection pour les voisins… Puisse Notre-Dame veiller sur nous !… On dit que certains d’entre eux sont encore de vrais païens et adorent Mahound et Termagant. — Milords et parents, dit Robert, on vient de vous exposer l’imminence du péril, et vous pouvez désirer connaître mon opinion avant d’énoncer celle que votre sagesse vous suggérera. Et en vérité, le meilleur remède qui se présente à mon esprit est d’envoyer deux commissaires avec nos pleins pouvoirs pour arranger ces différends, et en même temps ordonner à ces montagnards, sous peine d’avoir à en répondre devant la loi, de déposer les armes et de s’abstenir de tout acte de violence les uns à l’égard des autres. — J’approuve la proposition de Votre Grâce, dit Rothsay ; et j’espère que le bon prieur ne refusera point l’honneur d’entreprendre cette mission pacifique ; et son révérend frère l’abbé du couvent des Chartreux briguera sans doute un glorieux emploi, qui ajoutera certainement deux très-éminentes recrues à la nombreuse armée des martyrs, puisque les Highlanders regardent peu à la différence qui existe entre clerc et laïque dans les ambassades que vous leur envoyez. — Mon royal lord Rothsay, dit le prieur, si je suis destiné à la sainte couronne du martyre, je serai indubitablement conduit sur le chemin par où je dois l’obtenir. Cependant, si vous parlez ainsi par plaisanterie, puisse le ciel vous pardonner et vous donner assez de lumière pour voir que mieux vaudrait armer votre bras pour défendre les possessions de l’Église, exposées à un si grand péril, que d’employer votre esprit à lancer des brocards à ses ministres et ses serviteurs ! — Je ne lance de brocards à personne, père prieur, » dit le jeune prince en bâillant ; et le seul motif que j’aie de ne point prendre les armes, c’est qu’une armure est un habillement peu commode, et qu’en février un manteau fourré va mieux au temps qu’un corselet d’acier. Il me répugne d’autant plus de mettre un froid harnais quand l’air est si piquant, que si l’Église d’Écosse envoyait seulement un détachement de ses saints (et elle en a quelques-uns, montagnards de naissance, bien connus dans ce district, et sans doute habitués au climat), ils pourraient combattre pour leur propre compte, comme ce joyeux saint George d’Angleterre. Je ne sais pourquoi nous entendons parler de leurs miracles quand on se les rend propices, et de leur vengeance quand on viole leur patrimoine ; choses qui sont toujours alléguées comme une raison d’étendre leurs domaines par d’abondantes largesses ; et pourtant, s’il vient seulement une bande de vingt montagnards, la cloche, le missel et les cierges ne bougent point ; et le baron armé est contraint à maintenir l’Église dans la possession des terres qu’il lui adonnées, aussi bien que s’il jouissait encore lui-même des revenus. — Mon fils David, dit le roi, vous donnez une étrange licence à votre langue. — Eh bien ! Sire, je me tais, répliqua le prince ; mon intention n’est pas de troubler Votre Altesse, ni de mécontenter le père prieur, qui, avec tant de miracles à sa disposition, ne fera point face, ce me semble, à une poignée de bandits montagnards. — Nous savons, » dit le prieur avec une indignation contenue, « de quelle source découlent les infâmes doctrines que nous entendons sortir de la bouche de Votre Altesse. Quand des princes frayent avec des hérétiques, leurs esprits et leurs manières sont également corrompus. Ils se montrent alors dans les rues, au milieu des masques et des prostituées ; et dans les conseils, ils font gloire de mépriser l’Église et les choses saintes. — Paix, bon père ! dit le roi, Rothsay fera des excuses pour avoir follement parlé. Hélas ! laissez-nous tenir amicalement conseil, plutôt que de nous faire ressembler à un équipage mutiné dans un vaisseau qui fait naufrage, où chacun a plus envie de se quereller avec ses voisins que de seconder les efforts du pilote pour sauver le navire… Milord de Douglas, votre maison a rarement failli quand la couronne d’Écosse avait besoin d’un sage conseil ou d’un courageux fait d’armes ; j’espère que vous nous tirerez de cet embarras. — Je puis seulement m’étonner que cet embarras existe, milord, répondit l’orgueilleux Douglas ; quand on me confia la lieutenance du royaume, quelques-uns de ces clans sauvages descendirent des Grampians. Je n’importunai pas le conseil à ce sujet, mais j’enjoignis au shériff lord Ruthven de monter à cheval avec les forces du Carse… les Hay, les Lindsay, les Ogilvie et autres gentilshommes. Par sainte Brigitte ! quand les jaquettes d’acier frisèrent les plaids, les coquins surent à quoi les lances étaient bonnes, et si les sabres avaient des pointes ou non. Il y eut quelque trois cents de leurs meilleurs bonnets, outre celui de leur chef Donald-Cormac[45], qui restèrent dans le marais de Thorn et dans le bois de Rochinroy : autant furent pendus à la montée de Houghman, qui conserve encore le nom qu’on lui a donné à cette époque. Voilà comme on agit avec les brigands dans mon pays ; et si de plus doux moyens réussissaient mieux avec ces bandits, ne blâmez point Douglas d’avoir dit son opinion… Vous souriez, milord de Rothsay : puis-je vous demander comment je suis une seconde fois devenu l’objet de vos railleries, avant d’avoir pu répliquer à la première que vous m’avez adressée ?… — Voyons, ne vous fâchez pas, mon bon lord de Douglas, répondit le prince ; je souriais seulement en pensant que votre suite de prince diminuerait, si chaque brigand était traité comme les pauvres montagnards à la montée de Houghman. »

Le roi intervint encore, pour empêcher le comte de répondre avec colère. « Votre Seigneurie, dit-il à Douglas, nous engage sagement à prendre les armes, lorsque les ennemis s’avanceront en rase campagne contre mes sujets ; mais la difficulté est de mettre un terme à leur désordre tant qu’ils restent cachés dans leurs montagnes. Je n’ai pas besoin de vous dire que le clan Chatlan et le clan Quhele forment de grandes confédérations, composées chacune de diverses tribus qui font bande ensemble, chacune pour soutenir leur ligue séparée, et qu’ils ont eu dernièrement des dissensions où le sang a coulé, lorsqu’ils se sont rencontrés les uns les autres, soit individuellement, soit par troupes. Tout le pays est déchiré par leurs haines continuelles. — Je ne vois point un grand mal à cela, dit Douglas ; les brigands s’entredétruiront, et les daims de la montagne se multiplieront à mesure que diminueront les hommes ; nous regagnerons, comme chasseurs, l’exercice que nous perdrons comme généraux. — Dites plutôt que les loups se multiplieront à mesure que diminueront les hommes, » répliqua le roi.

« J’en serais charmé, dit Douglas ; plutôt des loups sauvages que de sauvages montagnards. Accumulez d’énormes forces le long de la frontière des Highlands, pour séparer le pays tranquille du pays agité ; retenez le feu de la guerre civile à l’intérieur des hautes terres ; laissez-le déployer sa furie sans contrainte, et il s’éteindra bientôt faute de matières combustibles. Les survivants seront humiliés, et obéiront plus vite au moindre mot exprimant le bon plaisir de Votre Grâce, que leurs pères n’obéissent aujourd’hui à vos plus stricts commandements. — C’est un conseil sage, mais impie, » dit le prieur en remuant la tête, « je ne puis prendre sur ma conscience de le recommander. C’est de la sagesse, mais une sagesse d’Achitophel, rusée et cruelle à la fois. — Mon cœur me le dit… » répartit le roi Robert en mettant la main sur sa poitrine ; « mon cœur me dit qu’on me demanderait au jour redoutable : « Robert Stuart, où sont les sujets que je t’ai donnés ? » Il me dit que j’aurai à rendre compte d’eux tous, Saxons et Gaëls, habitants des basses terres et des montagnes, hommes de la frontière ; qu’il me faudra répondre, non-seulement pour ceux qui ont des richesses et des lumières, mais pour ceux-là encore qui étaient voleurs par pauvreté, et rebelles par ignorance. — Votre Altesse parle en roi chrétien, dit le prieur ; mais vous portez l’épée aussi bien que le sceptre, et le mal présent est du nombre de ceux que l’épée doit guérir. — Écoutez, milords, » dit le prince d’un air qui laissait deviner qu’une idée plaisante traversait son esprit. « Je suppose d’abord que nous puissions donner à ces montagnards sauvages quelque teinte de chevalerie, alors on n’aurait pas grand’peine à disposer les deux grands commandants, le capitaine du clan Chattan, et le chef de la race non moins glorieuse du clan Quhele, à se défier l’un l’autre à mort. Ils peuvent se battre ici, dans Perth ; nous leur fournirons chevaux et armures : ainsi leur haine sera éteinte par la mort d’un ou deux vilains… car j’espère que tous deux se casseront le cou au premier choc.) Le pieux désir qu’a mon père d’épargner le sang sera accompli, et nous aurons le plaisir de voir un combat entre deux sauvages chevaliers, portant culottes et montant des chevaux pour la première fois de leur vie, ce qui n’est pas arrivé depuis le temps du roi Arthur. — Honte à vous, David ! dit le roi ; pouvez-vous faire de la détresse de votre pays natal, et de la perplexité de nos conseils, un sujet de bouffonnerie ? — Si vous voulez bien me le permettre, mon royal frère, dit Albany, je pense que, bien que le prince mon neveu ait lancé cette idée en l’air, on pourrait en tirer de quoi remédier à ce pressant péril. — Mon bon frère, reprit le roi, c’est mal à vous de favoriser la folie de Rothsay, en continuant une plaisanterie qui vient si peu à propos. Nous savons que les clans des montagnards ne connaissent ni nos coutumes de chevalerie, ni le mode de combat qu’elles requièrent. — Votre Grâce dit vrai, répondit Albany ; cependant je ne raille point, et je parle fort sérieusement. Il est très-vrai que les montagnards ne connaissent point notre façon de combattre en champ clos, mais leurs manières sont aussi efficaces pour donner la mort ; et quand le jeu mortel est joué, quand l’enjeu est gagné ou perdu, qu’importe que ces Gaëls aient combattu avec la lance et l’épée, comme il convient à de vrais chevaliers, ou avec des sacs de sable, comme les ignobles paysans d’Angleterre, ou enfin qu’ils se soient écorchés l’un l’autre avec des couteaux ou des stylets, d’après leur barbare coutume ? Leur habitude, comme la nôtre, est de remettre tout droit disputé, toute contestation, à la décision des armes. Ils sont aussi vains qu’ils sont fiers ; et l’idée que les deux clans pourront combattre en votre présence et devant votre cour, les disposera facilement à remettre leurs différents au destin d’un combat, quand même ce rude arbitrage serait moins familier à leurs usages et quand on fixerait le nombre des combattants selon ce qui paraîtrait convenable. Il nous faut aviser à ce qu’ils n’approchent de la cour que de façon à ne point nous surprendre ; et ce point réglé, plus on admettra de combattants de part et d’autre, plus il y aura de désastre parmi les plus braves et les plus séditieux de leurs hommes, plus la chance sera grande que les hautes terres resteront quelque temps paisibles. — Ce serait une politique sanguinaire, mon frère, dit le roi ; et je le répète, je ne puis forcer ma conscience à contempler le meurtre de ces hommes grossiers, qui ont tant de ressemblance avec autant de païens égarés. — Et leur vie est-elle plus précieuse que celles des nobles et des seigneurs qui, avec la permission de Votre Grâce, descendent si souvent en champ clos, soit pour terminer des querelles suivant la loi, ou simplement pour acquérir de l’honneur ? »

Le roi, ainsi pressé, avait peu de chose à dire contre une coutume aussi profondément gravée dans les lois du royaume et les usages de la chevalerie, que le jugement par combat. Et il répondit seulement : « Dieu sait que je n’ai jamais accordé de semblables permissions qu’avec la plus vive répugnance, et que je n’ai jamais vu des hommes se battre à mort, sans souhaiter de pouvoir arrêter l’effusion du sang en versant le mien. — Mais, mon gracieux seigneur, dit le prieur, il me semble que si nous n’adoptons pas quelque mesure analogue à celle que propose milord d’Albany, il nous faut recourir à celle de Douglas ; c’est-à-dire nous en remettre aux chances douteuses d’une bataille, avec la certitude de perdre beaucoup d’excellents sujets, et faire avec les épées de vos sujets de la plaine, ce qu’autrement ces sauvages montagnards feront de leurs propres mains… Que dit milord de Douglas du plan proposé par Sa Grâce d’Albany ? — Douglas, dit l’orgueilleux lord, n’a jamais conseillé de faite par intrigues ce qu’on pouvait exécuter par la force ouverte. Il demeure dans sa première opinion, et marchera volontiers à la tête de ses gens, et de ceux des barons du Perthshire et du Carse ; également décidé à amener les Highlanders à la raison et à la soumission, ou à laisser le corps d’un Douglas au milieu de leurs solitudes. — C’est noblement parler, milord de Douglas, dit d’Albany ; et le roi ferait bien de s’en remettre à votre indomptable valeur et au courage de vos hardis vassaux. Mais ne voyez-vous point que bientôt vous pouvez être appelé ailleurs, où votre présence et vos services seront plus nécessaires encore à l’Écosse et à son roi ? N’avez-vous point remarqué le ton de mauvais augure avec lequel le comte de March a promis à notre monarque, ici présent, foi et fidélité, tant que le roi Robert serait son seigneur lige ? Et n’avez-vous pas pensé vous-même que le comte songeait à se soumettre à l’Angleterre ?… D’autres chefs, d’une puissance secondaire et d’une renommée inférieure, peuvent combattre les montagnards ; mais si Dunbar introduit Piercy et les Anglais sur nos frontières, qui les repoussera, si Douglas est ailleurs ? — Mon épée, répondit Douglas, est également aux ordres de Sa Majesté sur la frontière et dans les plus profondes retraites des montagnes. J’ai déjà vu le dos du fier Piercy et de George Dunbar, et je puis les voir encore. Si le bon plaisir du roi est que je prenne des mesures pour empêcher cette alliance probable de l’étranger et du traître, plutôt que de confier à une main subalterne et plus faible la tâche importante d’apaiser les hautes terres, je suis disposé à donner mon approbation au projet de milord d’Albany, et à laisser ces sauvages se couper les membres les uns aux autres, afin d’éviter aux barons et aux chevaliers la peine de les abattre. — Milord de Douglas, » dit le prince, qui semblait résolu à n’omettre aucune occasion de vexer son orgueilleux beau-père, » milord de Douglas ne voudrait pas nous laisser, à nous habitants des basses terres, les pauvres miettes d’honneur qu’on peut ramasser aux dépens des brigands montagnards, tandis que lui, avec sa chevalerie de la frontière, va recueillir une pleine moisson de victoires sur les Anglais. Mais Piercy a vu le dos de certains hommes aussi bien que Douglas, et j’ai ouï dire qu’il arrivait souvent que celui qui partait pour tondre s’en revenait tondu. — Phrase, dit Douglas, fort convenable à un prince qui parle d’honneur en portant à son bonnet la mallette d’une prostituée en signe de faveur ; — Excusez-moi, milord, dit Rothsay ; quand on a été marié malgré soi, on est peu délicat dans le choix de celles qu’on aime par amour. Le chien enchaîné doit happer l’os qui est le plus à sa portée. — Rothsay, mon malheureux fils ! s’écria le roi, es-tu fou ? ou voudrais-tu attirer sur ta tête tout le déplaisir d’un roi et d’un père ? — Je suis muet au moindre mot de Votre Grâce. — Eh bien ! donc, milord d’Albany, dit le roi, puisque tel est votre avis ; puisque le sang écossais doit couler, dites-moi comment nous déciderons ces hommes si fiers à vider leur querelle par le combat que vous proposez ? — Ceci, mon souverain, doit être le résultat d’une plus mûre délibération ; mais la tâche ne sera point difficile ; il faudra de l’or pour gagner quelques bardes, quelques conseillers et orateurs principaux. D’ailleurs, il faut donner à entendre aux deux Chieftains, que s’ils n’agréent point cet arrangement amical… — Amical, Robert ! » dit le roi expressivement.

« Oui, amical, mon souverain ; puisque mieux vaut rendre la paix au pays au risque de perdre deux ou trois douzaines de bandits montagnards, que de rester en guerre jusqu’à ce que deux ou trois milliers aient péri par le fer, le feu, la famine, et toutes les calamités d’une guerre dans les montagnes. Pour revenir à notre projet, je pense que le premier parti auquel on proposera l’arrangement l’adoptera avec ardeur ; que l’autre sera honteux d’hésiter un moment à remettre la cause aux épées de ses plus braves hommes. La vanité et la haine de clans à clans les empêcheront de voir dans quelle intention nous adoptons une telle manière de vider le différend ; et ils seront plus empressés de se mettre l’un et l’autre en pièces, que nous ne pourrons l’être à les y exciter. Et maintenant que nos délibérations sont finies, en tant que mon avis a pu servir, je me retirerai. — Restez encore un moment, dit le prieur ; car j’ai un grief à exposer d’une nature si noire et si horrible, que le cœur pieux de Votre Grâce aura peine à croire à sa réalité ; et je vous en informe avec douleur, parce que, aussi certainement que je suis un serviteur indigne de saint Dominique, il est la cause de la céleste colère contre ce pauvre pays, par laquelle nos victoires sont changées en défaites, nos joies en chagrin, nos conseils déchirés par la désunion, et notre pays dévoré par la guerre civile. — Parlez, révérend prieur, dit le roi ; assurément si la cause de ces malheurs réside en moi ou en ma maison, je prendrai soin de la faire disparaître. »

Il prononça ces mots d’une voix mal assurée, et attendit avec avidité la réponse du prieur, craignant sans doute qu’elle n’impliquât Rothsay dans une nouvelle accusation. Ses appréhensions le trompèrent peut-être quand il crut voir le religieux contempler un moment le prince avant de s’écrier d’un ton solennel : « L’hérésie, mon noble et gracieux souverain, l’hérésie est parmi nous ; elle attire toutes les âmes de la congrégation, les unes après les autres, comme des loups arrachent les agneaux de la bergerie. — « Il y a assez de bergers pour garder le bercail, répliqua le duc de Rothsay. Voici quatre couvents de moines réguliers seulement autour de ce pauvre bourg de Perth, et tout le clergé séculier en outre ; il me semble que, dans une ville où la garnison est si forte, l’ennemi ne peut pénétrer. — Un seul traître dans la garnison, milord, répliqua le prieur, peut détruire la sécurité d’une ville gardée par des légions ; et si ce traître est, soit par légèreté, soit par amour du changement, soit par tout autre motif, protégé et nourri par ceux qui devraient mettre le plus d’empressement à le chasser de la forteresse, il aura d’innombrables occasions pour mal faire. — Vos paroles semblent attaquer quelqu’un ici présent, père prieur, dit Douglas ; si c’est moi, elles me font gratuitement injure. Je n’ignore pas que l’abbé d’Aberbrothock a fait quelques plaintes hors de propos, parce que je ne laissais point ses bœufs devenir trop nombreux dans ses pâturages, ou ses récoltes de grains rompre les greniers du monastère quand mes gens avaient besoin de bœuf, et leurs chevaux d’avoine. Mais songez-y, les pâturages et les champs qui lui procurent cette abondance furent concédés à la maison d’Aberbrothock par mes ancêtres, et ce ne fut pas certainement avec l’intention que leur descendant mourût de faim au milieu de ces domaines. Et cela n’arrivera point, par sainte Brigitte ! Mais quant à l’hérésie et à la fausse doctrine, » ajouta-t-il en frappant de sa large main la table du conseil, « qui oserait en soupçonner Douglas ? Je ne voudrais pas voir brûler de pauvres gens pour de mauvaises pensées ; mais ma main et mon épée sont toujours prêtes à protéger la foi chrétienne. — Milord, je n’en doute pas, dit le prieur ; il en fut toujours de même dans votre noble famille. Quant aux plaintes de l’abbé, on peut les remettre à demain ; mais ce que nous demandons aujourd’hui, c’est qu’on charge quelqu’un des principaux seigneurs de l’État pour se joindre à d’autres seigneurs relevant de la sainte Église, afin de défendre en cas de besoin, par la force des armes, les perquisitions que vont faire le révérend official des frontières et d’autres graves prélats, dont je suis l’indigne collègue, pour découvrir la source des nouvelles doctrines qui égarent maintenant les simples et dépravent la pure et précieuse foi approuvée par le saint-père et par ses révérends prédécesseurs. — Que le comte de Douglas ait une commission royale à cet effet, dit Albany, et que tous soient soumis à sa juridiction sans exception aucune, hormis la personne du roi. Pour ma part, quoique ma conscience m’assure que je n’ai, ni par pensée ni par action, encouragé une doctrine que la sainte Église n’a point sanctionnée, je rougirais de réclamer un privilège en ma qualité de prince du sang, et de paraître chercher un refuge contre ce crime si abominable. — Cette affaire ne me regarde nullement, dit Douglas ; marcher contre les Anglais et le traître comte de Dunbar, est une tâche qui me suffit. D’ailleurs je suis un vrai Écossais, et je ne souffrirai aucune chose qui puisse faire courber la tête de l’Église d’Écosse sous le joug romain, ou faire baisser la couronne d’un baronnet devant la mitre et le capuchon. Mettez donc, très-noble duc d’Albany, votre propre nom dans la commission ; et je prie Votre Grâce de tempérer le zèle des membres de la sainte Église, afin qu’aucun acte ne soit entaché de fanatisme ; car l’odeur d’un fagot brûlé sur le Tay ramènerait Douglas des murs d’York. »

Le duc se hâta d’assurer au comte que la commission serait exercée avec douceur et modération.

« Sans contredit, dit le roi Robert, la commission doit beaucoup pouvoir, et si ce n’était compromettre la dignité de la couronne, je me soumettrais moi-même à la juridiction. Mais nous espérons que tandis que les foudres de l’Église seront lancées contre les vils auteurs de ces détestables hérésies, on usera de mesures douces et miséricordieuses à l’égard des malheureuses victimes qu’elles ont égarées. — Telle est toujours la conduite de la sainte Église, milord ! répondit le prieur de Saint-Dominique. — Eh ! bien, donc, que la commission soit expédiée avec les formalités voulues, au nom de notre frère Albany, et de tels autres qui en seront jugés dignes ; et maintenant levons la séance ; Rothsay, viens avec moi, et donne-moi le bras, j’ai certaines choses à te dire en particulier. — Ho, là ! » s’écria le prince du ton dont il aurait parlé à un cheval pour l’arrêter.

« Que signifie cette grossièreté ? mon fils, dit le roi ; n’auras-tu jamais ni raison ni politesse ? — Ne pensez pas que j’aie voulu vous offenser, mon souverain, dit le prince ; mais nous allions nous séparer sans convenir de ce qu’il fallait faire dans cette étrange histoire de la main morte, que le noble Douglas a si galamment relevée. Nous ne serons pas trop à notre aise à Perth, si nous sommes en brouillerie avec les citoyens. — Laissez-moi le soin d’y penser, répliqua Albany ; moyennant quelques petites concessions de terres et d’argent, et de belles paroles en quantité, on pourrait, cette fois, satisfaire les bourgeois. Mais il serait bien que les barons et leurs gens fussent avertis de ne point troubler la paix dans la ville. — Certainement, nous n’y manquerons pas, dit le roi ; que des ordres stricts soient donnés en conséquence. — C’est faire trop d’honneur à ces manants, dit Douglas ; mais qu’il soit fait selon le bon plaisir de Votre Altesse. Je prends la permission de me retirer. — Pas avant de goûter un flacon de vin de Gascogne, milord, dit le roi. — Pardon, répliqua le comte, je n’ai point soif, et je ne bois pas par mode, mais par besoin, ou par amitié. » À ces mots, il sortit.

Le roi, comme soulagé par son départ, se tourna vers Albany, et dit : « Maintenant, milord, nous devrions gronder notre espiègle de Rothsay. Pourtant il nous a si bien servis au conseil que nous devons agréer ses mérites en expiation de ses folies. — Je suis heureux de l’entendre dire, » répliqua Albany avec un air de pitié et d’incrédulité, comme s’il ne connaissait rien de ces services supposés.

« Oh ! frère, vous êtes lent à comprendre, dit le roi ; car je ne veux pas vous croire envieux. N’avez-vous pas remarqué que Rothsay fut le premier à proposer ce mode de maintenir la paix dans les montagnes, que votre expérience a présenté sous le meilleur jour, et qui a été généralement approuvé… et tout à l’heure même, ne nous serions-nous pas levés en oubliant une affaire capitale, s’il ne nous eût rappelé la querelle avec les citoyens ? — Je ne doute pas, mon souverain, » dit le duc d’Albany avec le ton d’approbation que le roi semblait demander, « que mon royal neveu ne rivalise bientôt de sagesse avec son père. — Ou, dit le duc de Rothsay, je puis trouver plus facile d’emprunter à un autre membre de ma famille cet heureux et commode manteau d’hypocrisie qui couvre tous les vices, et alors peu importe qu’on les ait ou non. — Milord prieur, » dit le duc s’adressant au dominicain, « nous prierons Votre Révérence de s’absenter un instant. Sa Majesté et moi, nous avons à dire au prince des choses que ne peut entendre personne, pas même vous. »

Le dominicain s’inclina et sortit.

Quand les deux royaux frères furent laissés seuls avec le prince, le roi parut extrêmement embarrassé et abattu, Albany, triste et recueilli, tandis que Rothsay lui-même s’efforçait de déguiser certaine inquiétude sous son air habituel de légèreté. Il y eut un silence d’une minute ; à la fin, Albany parla.

« Royal frère, dit-il, le prince mon neveu accueille si mal les remontrances qui sortent de ma bouche, que je prierai Votre Grâce de prendre elle-même la peine de lui dire ce qu’il est fort convenable qu’il sache. — Il faut, en effet, que cette communication soit peu agréable, si milord d’Albany ne peut l’entortiller de paroles meilleures, dit le prince. — Trêve d’effronterie, jeune homme, » répondit le roi avec colère. « Vous parliez à l’instant de la querelle avec les citoyens… Qui a occasionné cette querelle, David ?… Quels hommes ont escaladé la fenêtre d’un paisible citoyen, d’un fidèle sujet, alarmé de nuit la ville par des torches et des cris, et exposé nos vassaux au péril et à la frayeur. — Plus à la frayeur qu’au péril, j’imagine, répliqua le prince : comment puis-je dire quels hommes ont causé ce tumulte nocturne ? — Il y avait dans cette esclandre un homme de ta suite, continua le roi, un homme de Bélial, que j’aurai soin de punir comme il l’a mérité. — À ma connaissance, il n’y a personne parmi mes gens qui mérite le déplaisir de votre Altesse, répartit le prince. — Point de subterfuges, jeune homme… Où étais-tu la veille de la Saint-Valentin ? — Il faut espérer que j’adorais le bon saint aussi bien que peut le faire un homme d’argile, » répondit le jeune homme avec indifférence.

« Mon royal neveu nous veut-il dire à quoi son maître d’équitation employa son temps la veille de cette fête, dit le duc d’Albany. — Parle, David… je te commande de parler, dit le roi. — Ramorny était en service près de moi… Je pense que cette réponse satisfera mon oncle. — Mais elle ne me satisfait pas, moi, » dit le père irrité. « Dieu le sait, je n’ai jamais demandé le sang de personne, mais j’aurai la tête de ce Ramorny, si les lois peuvent me la donner. Il a encouragé, il a partagé tes vices nombreux, tes nombreuses folies. J’aurai soin qu’il n’en soit plus ainsi… Appelez Mac-Louis avec un garde ! — Ne faites point de mal à un innocent, » s’écria le prince, désirant, à tout prix, préserver son favori du danger qui le menaçait… « Je jure sur mon honneur que Ramorny était occupé pour moi, et qu’ainsi il n’a pu se mêler à cette bagarre. — Crois-tu donc m’en imposer ! » dit le roi, et il présenta au prince un anneau. « Regarde ! voici le cachet de Ramorny, perdu dans cette ignoble bagarre ! Tombé dans les mains d’un des gens de Douglas, il fut donné par le comte à mon frère. Ne parle pas en faveur de Ramorny, car il se meurt. Sors de ma présence, et va te repentir des conseils pervers qui ont pu te faire paraître devant moi le mensonge à la bouche… Oh ! honte, David, honte à toi ! comme fils, tu as menti à ton père ; comme chevalier, au chef de ton ordre. »

Le prince resta muet devant son père, frappé par sa conscience, abattu par le remords. Puis il s’abandonna aux sentiments honorables qui vivaient encore au fond de son cœur, et se jeta aux pieds de son père.

« Le faux chevalier, dit-il, mérite la dégradation, et le sujet déloyal, la mort ; mais permettez au fils d’implorer près du père la grâce du serviteur qui ne l’a point guidé vers le crime, mais qui s’y est plongé avec répugnance par ses ordres. Laissez-moi porter le poids de ma folie ; mais épargnez ceux qui furent mes instruments plutôt que mes complices. Songez-y, Ramorny fut attaché à mon service par ma pieuse mère. — Ne la nomme pas, David, je t’en conjure ! dit le roi ; elle est heureuse de n’avoir jamais vu l’enfant de son amour devant elle, doublement déshonoré par le crime et le mensonge. — Je suis indigne de la nommer, reprit le prince, et pourtant, mon cher père, je dois, en son nom, demander la vie de Ramorny. — Si je pouvais vous offrir mes conseils, » dit le duc d’Albany, qui s’aperçut qu’une réconciliation aurait bientôt lieu entre le père et le fils, « je voudrais qu’on renvoyât Ramorny de la maison et de la compagnie du prince, avec telle autre punition que son imprudence peut mériter. Le public sera satisfait par cette disgrâce, et l’affaire sera aisément arrangée ou étouffée, pourvu que Son Altesse ne cherche point à défendre son serviteur. — Le veux-tu pour l’amour de moi, David, » dit le roi d’une voix tremblante, et les yeux pleins de larmes, « veux-tu renvoyer cette homme dangereux, pour l’amour de moi, qui me laisserais pour toi arracher le cœur ? — Cela sera fait, mon père… et fait sur-le-champ, » répondit le prince ; et saisissant la plume, il écrivit quelques lignes par lesquelles il chassait Ramorny de son service, et mit le billet entre les mains d’Albany. « Je voudrais remplir tous vos souhaits aussi aisément, mon royal père, » ajouta-t-il en se jetant aux pieds du roi, qui le releva et le pressa tendrement dans ses bras.

Albany resta morne et muet ; et ce ne fut qu’après une ou deux minutes qu’il dit : « Puisque l’affaire s’est arrangée si heureusement, permettez-moi de vous demander si le plaisir de Votre Majesté est d’entendre les vêpres à la chapelle. — Certainement, dit le roi, n’ai-je pas des grâces à rendre à Dieu qui a rétabli l’union dans ma famille ? Viendrez-vous avec nous, mon frère ? — Non, Votre Grâce veut bien me le permettre… répondit le duc ; il faut que je me concerte avec Douglas et d’autres sur la manière dont nous pourrons amener ces vautours montagnards à notre leurre. »

Albany se retira pour songer à ses ambitieux projets, tandis que le père et le fils se rendirent au service divin pour remercier Dieu de cette heureuse réconciliation.


CHAPITRE XIV.

LE RELIGIEUX.


Veux-tu venir dans les montagnes, Lizzy Lindesay, veux-tu venir dans les montagnes avec moi ? Veux-tu venir dans les montagnes, Lizzy Lindesay, pour être ma fiancée et ma chérie ?
Vieille Ballade.


Un des chapitres précédents s’ouvre dans le confessionnal du roi ; nous allons maintenant introduire nos lecteurs dans une situation à peu près semblable, quoique la scène et les acteurs soient bien différents. Au lieu d’un appartement gothique et sombre dans un monastère, un des plus beaux paysages d’Écosse se déroule au bas de la montagne de Kinnoul ; et au pied d’un roc qui domine la campagne, est assise la Jolie Fille de Perth, écoutant dans l’attitude du recueillement les instructions d’un moine chartreux, revêtu de sa robe blanche et de son scapulaire : celui-ci termine son discours par une prière à laquelle sa prosélyte se joint ardemment.

Quand ils eurent fini leurs dévotions, le religieux resta quelque temps assis, les yeux fixés sur le magnifique paysage, dont la saison avancée et déjà froide ne pouvait altérer la beauté, et il se passa plusieurs minutes avant qu’il s’adressât à son attentive pénitente.

« Quand je vois, dit-il enfin, ce pays riche et varié, avec ses châteaux, ses églises, ses couvents et ses places fortes, ces plaines fertiles, ces bois si vastes et cette noble rivière, je ne sais, ma fille, s’il faut plus s’étonner de la bonté de Dieu que de l’ingratitude de l’homme. Il nous a donné une terre belle et fertile, et du théâtre de sa bonté nous avons fait un charnier et un champ de bataille. Il nous a donné le pouvoir sur les éléments, et l’adresse de construire des maisons pour notre commodité et notre défense, et nous les avons changées en des repaires de voleurs et des lieux de débauche. — Néanmoins, mon père, il existe à coup sûr des lieux où règne le bonheur, répliqua Catherine, et même dans la contrée que nous contemplons d’ici. Ces quatre pieux couvents avec leurs églises et leurs tours qui disent aux citoyens, avec leurs voix de bronze, de songer aux devoirs religieux ; ces quatre couvents dont les habitants ont quitté le monde, et renoncé à ses occupations et à ses plaisirs, pour se consacrer au service du ciel, doivent connaître la paix, et porter témoignage que si l’Écosse est une terre de sang et de péchés, elle est encore vivante et n’a point oublié entièrement les devoirs que la religion impose à la race humaine. — Ce que vous dites là, ma fille a quelque apparence de vérité ; et pourtant, vus de près, beaucoup de ces motifs de bonheur dont vous parlez paraîtront illusoires. Sans doute, il fut un temps dans le monde chrétien où d’excellents hommes, se soutenant par le travail de leurs mains, se réunissaient en congrégation, non pour vivre à leur aise, ou dormir tranquilles, mais pour se fortifier les uns les autres dans la foi chrétienne, et s’instruire à prêcher la parole divine aux hommes. Certainement on trouverait encore de ces religieux dans les saints édifices que nous apercevons, mais il est à craindre que le zèle du grand nombre ne soit refroidi. Nos ecclésiastiques sont devenus riches, aussi bien par les dons de pieuses personnes, que par les présents faits par de grands coupables qui s’imaginaient, dans leur ignorance, qu’on pouvait acheter, par la fondation de monastères, le pardon que le ciel n’accorde qu’à de sincères pénitents. À mesure que l’Église s’enrichissait, ses maximes devenaient malheureusement plus obscures, comme une lumière qui brille moins, placée dans une lampe d’or, que sous un globe de verre. Dieu sait que si j’aperçois et remarque cette corruption, ce n’est point par le désir de me singulariser, ni pour devenir un docteur dans Israël ; mais c’est que le feu brûle dans mon sein et ne me permet pas de garder le silence. J’obéis aux règles de mon ordre, et me soumets à toutes ses austérités. Qu’elles soient essentielles à notre salut, ou de pures formalités adoptées pour suppléer au manque de repentir réel et de sincère dévotion, j’ai promis, j’ai juré même de les observer : et elles seront respectées par moi, d’autant plus volontiers qu’autrement on pourrait m’accuser de songer au bien-être corporel, quand le ciel connaît combien je ferais peu de cas de ce qu’il me faudrait faire ou souffrir, si la pureté de l’Église était restaurée, et la discipline sacerdotale rétablie dans sa primitive simplicité. — Mais, mon père, dit Catherine, pour ces opinions même, on vous appelle un Lollard, un Wickleffite[46] ; on dit que votre désir est de détruire les églises et les cloîtres, et de restaurer le paganisme. — Aussi, ma fille suis-je obligé de chercher asile au milieu des montagnes et des rochers, et dois-je pour le présent diriger ma fuite parmi les montagnards grossiers qui sont encore dans un état plus agréable à Dieu que ceux que je laisse derrière moi ; car leurs crimes viennent de l’ignorance, non de la présomption. Je ne manquerai pas de prendre, pour me soustraire à leur cruauté, tels moyens que m’offrira le ciel ; car tant que ces moyens se présenteront, j’en conclurai que j’ai encore un devoir à remplir. Mais quand mon maître daignera m’appeler, il sait avec quelle soumission Clément Blair quittera cette vie mortelle, avec l’humble espoir de vivre là-haut. Mais pourquoi regarder vers le nord avec tant d’inquiétude, mon enfant ? Tes jeunes yeux sont plus perçants que les miens. Vois-tu quelqu’un venir ? — Je regarde, mon père, si je ne verrai pas le jeune montagnard Conachar, qui sera votre guide dans les montagnes où son père vous peut procurer un asile grossier, mais sur. Il l’a souvent promis quand nous parlions de vous et de vos instructions. Je crains qu’il ne soit à présent en compagnie à les bientôt oublier. — Ce jeune homme a en lui des étincelles de grâce, » dit père Clément, quoique les gens de sa race soient d’ordinaire trop dévoués à leurs fières et sauvages coutumes, pour endurer avec patience les entraves de la religion ou celles de la loi sociale. « Tu ne m’as jamais dit, fille, comment il s’est fait, contre tous les usages de la ville et de la montagne, que ce jeune garçon ait demeuré dans la maison de ton père ? — Tout ce que je sais à ce sujet, c’est que son père est un homme considéré parmi les montagnards, et qu’il a demandé comme une faveur à mon père, qui avait des rapports avec lui par suite de son commerce, de garder ce jeune homme quelque temps, et que Conachar nous a quittés il y a deux jours, pour retourner à sa hutte dans ses montagnes. — Et pourquoi, ma fille a-t-elle entretenu avec ce jeune montagnard une correspondance assez suivie pour savoir comment elle le pouvait avertir, quand elle souhaiterait employer ses services à me sauver ? Sûrement, c’est beaucoup pour une jeune fille que d’avoir une telle influence sur un poulain sauvage comme ce jeune Highlandais. »

Catherine rougit et répondit en hésitant : « Si j’ai pris quelque ascendant sur Conachar, le ciel m’est témoin que j’en ai seulement usé pour forcer son naturel sauvage à se plier aux règles de la vie civilisée. Je savais depuis long-temps, mon père, que vous seriez contraint de prendre la fuite, et en conséquence, je suis convenue avec lui qu’il me rejoindrait en ce lieu aussitôt qu’il recevrait de moi un messager avec un certain signe ; et je l’ai dépêché hier. Le messager était un jeune homme de son clan aux pieds agiles, et qu’il envoyait quelque fois en commission dans les montagnes. — Et me faut-il croire, jeune fille, que ce jeune homme si beau à voir ne vous était pas plus cher qu’il ne le fallait pour civiliser son esprit et réformer ses mœurs ? — Il en est ainsi, mon père, et non autrement, répondit Catherine ; peut-être n’ai-je pas bien fait de contracter avec lui cette intimité, même pour son instruction et pour la culture de son esprit ; toutefois à cela se sont bornés nos rapports. — Alors je m’étais trompé, ma fille ; car je pensais vous avoir depuis peu vue changer de résolution, et regarder avec quelque regret le monde dont vous étiez autrefois décidée à vous séparer. »

Catherine baissa la tête et rougit plus encore que la première fois, en répondant : « Vous-même, mon père, vous me conseillez d’ordinaire de ne point prendre le voile. — Et je ne vous y engage pas aujourd’hui, mon enfant ; le mariage est un état honorable, béni par le ciel comme un moyen régulier de perpétuer la race humaine ; et je ne lis point dans les Écritures ce que les livres, ouvrages des hommes, ont proclamé depuis, touchant la supériorité du célibat. Mais je crains pour vous, mon enfant, comme un père craindrait pour sa fille unique, que vous ne tombiez dans les bras d’un homme indigne de vous. Votre père, je sais, moins scrupuleux là-dessus que moi-même, approuve la recherche de ce tapageur, qu’on appelle Henri du Wynd. Il est riche, soit ; mais il hante la compagnie des fainéants et des débauchés ; c’est un spadassin qui verse le sang humain comme de l’eau. Un tel homme peut-il être le digne époux de Catherine ? et pourtant le bruit court qu’il est son fiancé. »

Les joues de la jeune fille de Perth, de rouges devinrent pâles, et de pâles redevinrent rouges ; tandis qu’elle se hâtait de répliquer : Je ne pense pas à lui ; ils est toutefois vrai que nous avons dernièrement échangé quelques politesses, d’abord parce qu’il est ami de mon père, et ensuite parce que, suivant la coutume de notre temps, il est mon Valentin. — Votre Valentin, mon enfant ! et votre modestie, votre prudence, se sont-elles évanouies avec la délicatesse naturelle de votre sexe, pour que vous osiez créer de semblables relations entre vous et un homme comme cet armurier ?… Croyez-vous que ce Valentin, un homme pieux, un évêque chrétien, ait approuvé jamais une inconvenante coutume, qui semble plutôt digne du temps où les païens adoraient Vénus ou Flore, alors que les mortels divinisaient leurs passions, et s’étudiaient à les exciter au lieu de les contenir ? — Mon père, » répondit Catherine d’un ton plus froid que celui dont elle avait parlé jusqu’alors au chartreux, « j’ignore pour quel motif vous me grondez aussi sévèrement de m’être conformée à l’usage autorisé par la coutume universelle et sanctionnée par mon père. Je ne puis que m’affliger de ce que vous pouviez à tel point vous méprendre sur mon compte. — Pardonnez-moi, ma fille, si je vous ai offensée, » répondit doucement le religieux ; « mais cet Henri Smith est un homme hardi, licencieux, à qui vous ne pouvez accorder aucune espèce d’intimité ou d’encouragement, sans vous exposer à être comprise plus mal encore… À moins pourtant que votre intention ne soit de l’épouser, et cela bientôt. — N’en parlez plus, mon père, dit Catherine, vous me faites plus de peine que vous ne voulez m’en faire, et vous pourriez ainsi me provoquer à répondre autrement qu’il ne convient ; peut-être ai-je déjà eu assez de motifs pour me repentir d’avoir acquiescé à une coutume ridicule. En tout cas, croyez que Henri Smith n’est rien pour moi, et que même la fragile union que nous avons contractée pour la fête de Saint-Valentin est maintenant entièrement rompue. — Je me réjouis de l’apprendre, ma fille, et il faut que je vous interroge sur un autre sujet qui m’inquiète davantage que vous. J’aurais souhaité qu’il ne fût pas nécessaire de parler d’une chose aussi dangereuse, même au milieu de ces rocs escarpés ; mais il faut que je parle, Catherine ; vous n’ignorez pas que vous avez un admirateur parmi les fils de la plus haute noblesse d’Écosse ? — Je le sais, mon père, » répondit Catherine avec calme, « je voudrais qu’il n’en fût point ainsi. — Je formerais un souhait pareil dit le religieux, si je voyais dans ma fille unique un enfant de la folie, comme dans la plupart des jeunes femmes de votre âge, surtout lorsqu’elles sont favorisées du don fatal de la beauté. Mais si vos charmes, pour parler le langage d’un vain monde, vous ont attiré un amant d’un si haut rang, je sais que votre vertu et votre sagesse conserveront sur l’esprit du prince l’ascendant né de votre beauté. — Mon père, le prince est un jeune libertin, et l’attention qu’il me donne peut causer mon déshonneur et ma ruine. Se peut-il que vous, qui tout à l’heure sembliez craindre que je n’eusse agi imprudemment en consentant à un échange ordinaire de politesse avec un homme de mon rang, vous parliez avec tant de patience de l’espèce de rapport que l’héritier d’Écosse veut entretenir avec moi. Sachez qu’il y a deux nuits seulement, avec l’aide d’une bande de ses compagnons de débauche, il m’eût enlevée de force de la maison de mon père, si je n’eusse été secourue par cet audacieux Henri Smith… qui, supposé qu’il soit trop prompt à s’exposer au péril à propos de rien, est toujours prêt à sacrifier sa vie pour défendre l’innocence ou résister à l’oppression ; c’est bien le moins de lui rendre cette justice. — J’en dois savoir quelque chose, puisque c’est ma voix qui l’a envoyé à votre secours. J’avais vu la troupe en passant devant votre porte, et je me hâtais d’aller avertir la force publique, quand j’ai aperçu une figure d’homme qui s’avançait lentement vers moi. Craignant qu’il ne fût du complot, je m’arrêtai derrière un des piliers de la chapelle de Saint-Jean, et reconnaissant alors Henri Smith, je me doutai du chemin qu’il suivait ; j’élevai donc la voix, et je lui adressai une exhortation qui lui fit doubler le pas. — Je vous en suis bien obligée, mon père ; mais tout cela et le langage que m’a tenu le duc de Rothsay, montrent que ce prince est un jeune débauché, qui ne se fera aucun scrupule d’en venir à toutes les extrémités qui pourront satisfaire une folle passion, aux dépens de l’objet de son amour. Son émissaire Ramorny a même eu l’insolence de me dire que si j’osais préférer l’état honorable de l’épouse d’un honnête homme à l’état infâme de la maîtresse d’un prince marié, mon père en supporterait la peine. Je ne vois donc d’autre alternative que de prendre le voile, ou de courir le risque de nous perdre, moi et mon pauvre père ! N’y eût-il pas d’autre raison, la frayeur que m’inspirent ces menaces d’un homme si malheureusement capable de tenir sa parole, doit autant m’empêcher de prendre un époux digne de lui, qu’elle m’empêcherait de déverrouiller sa porte pour faire entrer des assassins… Ô bon père ! quel sort est le mien ! et combien je puis devenir fatale à mon père chéri et à tous ceux que je puis allier à mon malheureux destin ! — Ne perdez pas encore courage, ma fille ; il vous reste une consolation dans votre détresse. Ramorny est un infâme, et trompe l’oreille de son maître. Le prince est malheureusement un jeune homme dissipé et fainéant ; mais, à moins qu’on n’en ait étrangement imposé à mes cheveux gris, son naturel commence à s’améliorer. Il s’est réveillé pour voir la bassesse de Ramorny, et il a regretté vivement d’avoir suivi ses mauvais conseils. Je suis même convaincu que sa passion pour vous a pris un caractère plus noble et plus pur, et que les leçons qu’il a reçues de moi sur la corruption de l’Église et du temps pénétreront, si vos lèvres les lui répètent, jusqu’au fond de son cœur, et peut-être produiront des fruits, au grand étonnement aussi bien qu’à la grande joie du monde. De vieilles prophéties disent que Rome tombera par les discours d’une femme. — Ce sont des rêves, mon père, des visions d’un homme dont les pensées sont trop absorbées par des choses meilleures, pour qu’il voie juste sur les affaires communes de la terre. Quand on a trop long-temps regardé le soleil, on ne peut plus rien voir qu’indistinctement. — Vous vous hâtez trop de parler, ma fille, et vous allez l’avouer vous-même. L’avenir que je vais ouvrir devant vous ne pourrait être présenté sans danger aux yeux d’une femme moins ferme dans la vertu ou d’un caractère plus ambitieux. Peut-être est-il mal à moi de le découvrir, même à vous ; mais j’ai pleine confiance en votre sagesse et en vos principes. Sachez donc qu’il est fort probable que l’Église de Rome cassera une union qu’elle a formée elle-même, et qu’elle affranchira le duc de Rothsay de son mariage avec Majory Douglas. »

Ici le moine s’arrêta.

« Et si l’Église a la volonté et le pouvoir d’en agir ainsi, demanda la jeune fille, quelle influence la rupture du mariage du duc peut-elle produire sur la destinée de Catherine Glover ? »

Elle regarda le religieux d’un air inquiet en parlant ainsi ; et il eut apparemment quelque peine à trouver une réponse, car il baissa les yeux vers la terre tout en lui répondant :

« Que fit la beauté pour Catherine Logie ? Si nous devons en croire nos pères, elle la conduisit à partager le trône de David Bruce. — Vécut-elle heureuse ? mourut-elle regrettée ? bon père, » demanda Catherine du même ton calme et ferme.

« Elle forma cette alliance par une ambition temporelle, et criminelle peut-être, répliqua père Clément, et trouva la récompense de sa vanité dans les tourments d’esprit. Mais si elle se fût mariée avec la persuasion que l’épouse qui croit doit convertir l’époux incrédule, ou affermir l’époux qui doute, quelle eût été alors sa récompense ! Amour et honneur sur la terre ; et après, place au ciel avec la reine Marguerite et ces héroïnes qui furent les mères nourricières de l’Église. »

Jusqu’à ce moment Catherine était restée assise sur une pierre aux pieds du religieux, et le regardait sans cesse pendant qu’elle parlait ou écoutait ; mais alors, comme animée par un sentiment de désapprobation calme mais inébranlable, elle se leva, et étendant la main vers le moine, elle lui parla d’un air et d’une voix qui eussent convenu à un chérubin plaignant et ménageant la faiblesse d’un mortel dont il vient redresser les erreurs.

« Est-il bien vrai ! dit-elle, se peut-il que les souhaits, les espérances, les préjugés de ce monde affectent autant celui qui peut, demain, être appelé à donner sa vie pour arrêter la corruption d’un siècle pervers et les progrès de l’apostasie ? Se peut-il que père Clément, si sévèrement vertueux, conseille à son enfant de désirer, ou même de penser à la possession d’un trône et d’une couche qui ne peuvent devenir vacants que par une injustice outrageante pour la femme qui les possède aujourd’hui ? Est-ce bien le sage réformateur de l’Église qui conçoit un projet si injuste en lui-même et l’appuie sur des fondements si précaires ? Depuis combien de temps, bon père, le royal libertin a-t-il tellement changé de caractère qu’il puisse courtiser honorablement la fille d’un artisan de Perth ? Il faudrait que deux jours eussent opéré ce changement, car c’est là le temps qui s’est écoulé depuis qu’il a forcé la maison de mon père à minuit, avec des intentions plus criminelles que celles d’un voleur ordinaire. Et croyez-vous d’ailleurs que si le cœur de Rothsay lui dictait un mariage si humble, il lui serait possible d’accomplir un tel projet sans exposer et ses intérêts et sa vie ? Il serait à la fois assailli par Douglas et par le comte de Dunbar pour une action qu’ils regarderaient comme un outrage envers leurs deux maisons ? Ô père Clément ! où étaient vos principes, où était votre prudence, quand vous vous laissiez abuser par un rêve si étrange, et quand vous donniez à la plus humble de vos disciples le droit de vous adresser de pareils reproches ? »

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes, lorsque Catherine, péniblement affectée de ce qu’elle venait de dire, se tut enfin.

« C’est par la bouche d’enfants à la mamelle, dit-il, que Dieu a réprimandé ceux qui voulaient paraître sages dans leur génération. Je rends grâces au ciel qui m’a envoyé par l’intermédiaire d’une personne si chère des pensées meilleures que ma propre vanité ne m’en suggérait… Oui, Catherine, je ne dois plus m’étonner désormais ni m’écrier, quand je verrai ceux que j’ai jusqu’à présent jugés trop sévèrement, courir après le pouvoir temporel en prenant néanmoins le langage d’un zèle religieux. Je vous remercie, ma fille, de votre salutaire admonition, et je remercie le ciel qui l’a fait sortir de vos lèvres plutôt que de celles d’un censeur plus sévère. »

Catherine avait levé la tête pour répondre et pour consoler le vieillard, dont l’humiliation la peinait, quand ses yeux s’arrêtèrent sur un objet qui se trouvait tout auprès d’elle. Parmi les pointes de rocs et les pierres aiguës qui environnaient ce lieu solitaire, il s’en trouvait deux qui semblaient avoir fait partie du même rocher, qui, fendu par la foudre ou par un tremblement de terre, offrait alors une ouverture large de quatre pieds. Hors de cette fente se projetait un chêne, par un de ces bizarres caprices que la végétation présente souvent en de pareils endroits. L’arbre rabougri et mal venu avait envoyé ses racines sur la surface du roc dans toutes les directions pour chercher sa nourriture, et ces racines s’étendaient comme des lignes militaires de communication : elles étaient tortillées, tressées, nouées comme les immenses serpents de l’archipel indien. Les regards de Catherine tombant par hasard sur cette curieuse complication de branches et de racines, elle s’aperçut tout à coup que deux grands yeux brillaient au milieu de l’ouverture, fixés tout étincelants sur elle, comme ceux d’une bête sauvage en embuscade… Elle se leva, et, sans parler, montra l’objet à son compagnon ; puis regardant elle-même avec plus d’attention, elle découvrit les cheveux rouges et mêlés ainsi que la barbe épaisse, qui jusque-là avaient été cachés par les branches pendantes et les racines entortillées de l’arbre.

Quand il se vit découvert, le montagnard sortit de sa cachette, et montra un corps colossal, vêtu d’un plaid violet, rouge et gris pâle, sous lequel on voyait une jaquette de cuir de taureau. Son arc et ses flèches étaient sur son dos, sa tête était nue, et une forêt de boucles mêlées comme les tresses d’un Irlandais lui couvrait la tête, et tenait parfaitement lieu d’un bonnet. À sa ceinture pendait un sabre et un poignard ; à la main il tenait une hache d’armes danoise. Par la même porte grossière sortirent encore, un à un, quatre hommes de taille pareille, habillés et armés de la même manière.

Catherine était trop habituée à voir de près dans Perth des habitants de la montagne pour s’abandonner à la frayeur qu’une autre fille des basses terres eût éprouvée à cet aspect. Elle vit avec assez de sang-froid ces hommes gigantesques se former en demi-cercle autour du moine et d’elle-même ; ils fixaient sur eux en silence leurs larges yeux immobiles, et semblaient éprouver une espèce d’admiration sauvage pour la beauté de la jeune fille. Elle les salua en inclinant la tête, et prononça en balbutiant la phrase ordinaire dont se servent les montagnards pour souhaiter la bienvenue. Le plus vieux, chef de la bande, lui rendit son salut, et ils restèrent de nouveau en silence et immobiles. Le moine disait son rosaire ; Catherine même commençait à ressentir d’étranges craintes pour sa sûreté personnelle, et surtout une vive inquiétude de savoir s’ils devaient se regarder comme personnellement libres ; elle résolut de s’en assurer et s’avança comme pour descendre la montagne ; mais quand elle voulut sortir du cercle des montagnards, ils étendirent leurs haches les unes contre les autres de manière à barrer toutes les ouvertures par où elle aurait pu passer.

Un peu déconcertée, mais non pas découragée, car elle ne pouvait croire qu’on lui voulût aucun mal, elle s’assit sur un des fragments de rochers épars près d’elle, et engagea le moine, son compagnon, à prendre bon courage.

« Si je crains, dit père Clément, ce n’est pas pour moi. Que je sois assommé par les haches de ces sauvages comme un bœuf usé par le travail, et condamné à la boucherie, ou garrotté avec les cordes de leurs arcs et livré à des gens qui m’arracheront la vie avec des cérémonies plus cruelles, peu m’importe, pourvu qu’ils vous laissent aller sans vous faire de mal, ma chère fille. — Nous n’avons rien à craindre ni l’un ni l’autre, répliqua la Jolie Fille de Perth, et voici Conachar qui vient nous en assurer. »

En parlant ainsi, elle doutait presque de ses yeux, tant étaient changés l’allure et le costume du beau, du vigoureux, du splendide jeune homme, qui, s’élançant comme un chevreuil de la pointe d’un roc d’une hauteur considérable, tomba juste en face d’elle. Son vêtement était du même tartan que le costume porté par les premiers venus, mais attachés au cou et aux coudes par un collier et des bracelets d’or. La cuirasse qui couvrait sa poitrine était d’acier, mais si soigneusement fourbie, qu’elle brillait comme de l’argent. Ses bras étaient surchargés d’ornements, et son bonnet qui portait la plume d’aigle, insigne particulier des chieftains, était en outre orné d’une chaîne d’or passée plusieurs fois autour, et retenue par une large agrafe enrichie de perles. La boucle qui attachait sur ses épaules son manteau de tartan était aussi d’or, large et délicatement travaillée. Il ne tenait à la main qu’une petite houssine de saule dont la tête était recourbée. Tout son extérieur et sa démarche, qui dénotaient ordinairement un triste sentiment de sa dégradation, étaient alors hardis, résolus et fiers ; et il se tenait devant Catherine avec un sourire de confiance, sachant bien qu’il était changé à son avantage, et attendant qu’elle le reconnût.

« Conachar, » dit Catherine voulant sortir de cet état d’incertitude, « sont-ce là des hommes de votre père ? — Non, belle Catherine, répondit le jeune homme. Conachar n’existe plus, sinon pour se souvenir des maux qu’il a soufferts et de la vengeance qu’ils demandent. Je suis Ian Éachin Mac-Jan, fils du chieftain du clan Quhele. Mes plumes ont mué, vous voyez, dès que j’ai changé de nom. Quant à ces hommes, ce ne sont pas les gens de mon père, mais les miens. Vous n’en voyez ici qu’une partie, ils forment une troupe qui se compose de mon père nourricier et de ses huit fils ; ils sont mes gardes du corps, les enfants de mon ceinturon[47], et ne respirent que pour exécuter ma volonté. Mais Conachar, » ajouta-t-il d’un ton de voix plus doux, « Conachar vit encore dès que Catherine désire le voir ; et tandis qu’il est pour tout le monde le jeune chef du clan Quhele, il est pour elle aussi humble, aussi obéissant que lorsqu’il était apprenti de Simon Glover. Regardez, voici la houssine que vous m’avez donnée un jour où nous fûmes ensemble cueillir des noisettes dans les broussailles de Lennoch, quand l’automne de l’année qui vient de finir était encore à ses premiers jours. Je ne m’en séparerais pas, Catherine, pour le bâton de commandement de ma tribu. »

Pendant qu’Éachin parlait ainsi, Catherine commençait à douter, dans son cœur, si elle avait prudemment agi en recourant à l’assistance d’un jeune homme audacieux, fier sans doute de cette élévation soudaine d’un état de servitude à une position qui lui donnait une autorité sans bornes sur une troupe de partisans à peine civilisés.

« Vous ne me craignez pas, belle Catherine ? » dit le jeune chef en lui prenant la main. « J’ai laissé mes gens se présenter quelques minutes avant moi, pour voir comment vous supporteriez leur présence ; il me semble que vous les regardiez comme si votre naissance vous destinait à être l’épouse d’un chef. — Je n’ai aucune raison de redouter des montagnards, » dit Catherine d’une voix ferme, « surtout quand je pensais que Conachar était avec eux. Conachar a bu dans notre coupe et mangé de notre pain ; mon père a souvent trafiqué avec les montagnards, et jamais il n’y eut querelle ni coups entre eux et lui. — Non, s’écria Hector (car tel est le nom saxon qui rend Éachin.) Quoi ! pas quand il prit le parti de Gow Chrom[48], contre Éachin Mac-Jan ?… Ne dites rien pour l’excuser, et croyez que ce sera votre faute, si je fais encore allusion à cette aventure. Mais vous avez quelque ordre à me donner… parlez, et vous serez obéie. »

Catherine se hâta de répondre, car il y avait quelque chose dans les manières et dans le langage du jeune chef qui lui faisait désirer d’abréger l’entrevue.

« Éachin, dit-elle, puisque Conachar n’est plus votre nom. vous devez sentir qu’en demandant honnêtement un service à mon égal, je me doutais peu que je m’adressais à un personnage d’une puissance et d’une qualité si supérieures. Vous, aussi bien que moi, nous sommes redevables à ce digne homme d’instructions religieuses… Il court à présent un grand danger ; des gens infâmes l’ont accusé de crimes qui n’existent pas, et il désire rester en sûreté, et dans une profonde retraite jusqu’à ce que la tempête soit passée. — Ah ! le bon religieux Clément ? Oui, le digne religieux fit beaucoup pour moi, et plus que mon sauvage naturel n’en pouvait profiter. Je serai charmé de voir des habitants de Perth persécuter un homme qui a tenu le manteau de Mac-Jan ! — Il pourrait n’être pas sûr de s’y fier trop, dit Catherine ; je ne doute pas des forces de votre tribu, mais Douglas le Noir se déclare votre ennemi, et les ondulations du plaid d’un montagnard ne l’effarouchent point. »

Le fils de la montagne déguisa par un sourire forcé le mécontentement que lui causèrent ces paroles.

« Le moineau, vu de près, dit-il semble plus grand que l’aigle perché sur Bengoile. Vous craignez beaucoup les Douglas parce qu’ils sont près de vous. Croyez ce que vous voudrez. Vous ne savez point combien nos collines, nos vallées, nos forêts, s’étendent loin derrière la sombre barrière de ces montagnes, et vous croyez que tout le monde est sur les bords du Tay. Mais ce bon religieux verra des cavernes qui pourront le cacher, quand tous les Douglas seraient à sa poursuite… Oui, et il verra aussi assez de guerriers pour les faire reculer encore une fois jusqu’au sud des monts Grampians… et pourquoi ne viendriez-vous pas aussi, Catherine, avec votre excellent père ? J’enverrai une troupe pour l’amener de Perth en sûreté, et nous continuerons le vieux commerce par delà le lac Tay… Seulement je ne taillerai plus de gants : je fournirai les peaux à votre père, mais je ne les couperai plus, sinon sur le dos de l’animal. — Mon père viendra un jour voir votre habitation, Conachar… je veux dire Hector… mais il faudra que le pays soit plus tranquille, car il règne quelque mésintelligence entre les citoyens de la ville et les gens des nobles ; et on parle d’une guerre au milieu des montagnes. — Oui, par Notre-Dame, Catherine ! et si ce n’était cette même guerre des montagnes, vous ne différeriez pas ainsi votre visite dans nos contrées, ma charmante mistress. Mais les clans ne vont plus former désormais deux nations distinctes ; ils vont combattre comme des hommes pour la suprématie, et le vainqueur traitera avec le roi d’Écosse comme d’égal à égal, et non comme vassal. Priez que la victoire favorise Mac-Jan, ma pieuse sainte Catherine, car vous prierez pour un homme qui vous aime passionnément. — Je prierai pour le bon droit, répondit Catherine, ou plutôt je prierai pour qu’il y ait paix des deux côtés… Adieu, bon et excellent père Clément ; croyez que je n’oublierai jamais vos leçons… songez à moi dans vos prières… Mais comment pourrez-vous supporter un voyage aussi fatigant ? — On le portera, s’il le faut, dit Éachin, et en cas que nous allions loin sans lui trouver un cheval ; mais vous, Catherine, il y a loin d’ici à Perth, permettez-moi de vous y accompagner comme autrefois. — Si vous étiez comme autrefois, je ne refuserais pas votre escorte, mais des colliers, des agrafes et des bracelets d’or sont une dangereuse compagnie, quand les lanciers de Liddesdale et d’Annandale galopent sur la grande route, aussi nombreux que les feuilles la veille de la Toussaint, et il n’y a point de rencontre pacifique possible entre le tartan montagnard et la jaquette d’acier. »

Elle hasarda cette remarque, soupçonnant quelque peu qu’en jetant le joug, le jeune Éachin n’avait pas entièrement perdu les habitudes qu’il avait contractées dans un état plus humble, et que, s’il faisait le brave en paroles, il n’était pas assez téméraire pour se jeter au milieu de nombreuses querelles qu’une descente dans le voisinage de la ville devait lui attirer. Il arriva qu’elle avait bien conjecturé ; car, après un adieu où elle procura une exemption à ses lèvres, en lui permettant de baiser sa main, elle revint à Perth, et put de temps à autre, en se retournant, apercevoir les montagnards, tandis qu’ils s’enfonçaient vers le nord en suivant les détours des sentiers les plus cachés et les moins praticables.

Elle se sentit de plus en plus tranquille, à mesure qu’il y eut une plus grande distance entre elle et ces hommes dont les actions n’étaient jamais dirigées que par la volonté de leur chef, et dont le chef était un capricieux et ardent jeune homme. Elle ne craignait point d’être insultée sur sa route par les soldats d’aucun parti ; les règles de la chevalerie étaient à cette époque une plus sûre protection pour une fille d’un extérieur décent qu’une escorte d’hommes armés, les gens d’un parti étant toujours mécontents qu’on eût des amis dans l’autre. Mais des périls plus éloignés entouraient son esprit de crainte. La poursuite du prince licencieux devenait plus formidable par les menaces que son infâme conseiller Ramorny n’avait pas rougi de proférer contre le gantier. De pareilles menaces, à une telle époque et partant d’aussi haut, étaient de justes motifs d’alarmes. Catherine n’envisageait pas non plus sans effroi les prétentions que Conachar avait à peine cachées durant son état de servitude, et qu’il semblait alors avouer hardiment. Il y avait eu de fréquentes incursions de montagnards dans la ville de Perth, et des citoyens, en plus d’une occasion, avaient été arrachés de leurs maisons et faits prisonniers, ou étaient tombés sous la claymore dans les rues même de leur cité. Elle redoutait aussi l’importunité de son père au sujet de l’armurier, sur la conduite duquel, pendant le jour de Saint-Valentin, de mauvais bruits étaient parvenus jusqu’à elle ; d’ailleurs, la réputation du forgeron eût-elle été sans tache, Catherine n’eût osé accueillir aucun amour, tant que les menaces de Ramorny retentissaient à son oreille. Elle songeait à ces différents périls avec les plus vives craintes et un ardent désir de s’y soustraire en se réfugiant dans un cloître, mais elle ne voyait pas possibilité d’obtenir le consentement de son père pour le seul asile où elle espérait trouver paix et protection.

Dans le cours de ces réflexions nous ne saurions dire si elle était fâchée que tous ces périls l’environnassent, parce qu’elle était la Jolie Fille de Perth ; c’était un signe qui montrait qu’elle n’était pas tout à fait un ange ; et peut-être en était-ce un autre, qu’en dépit des délits vrais ou faux d’Henri Smith, un soupir s’échappât de son sein quand elle pensait au commencement du jour de la Saint-Valentin.


CHAPITRE XV.

L’APOTHICAIRE.


Ô ! que se donnerais-je pas pour un breuvage qui pût remplir le sommeil de toutes les douleurs de l’agonie !
Bertha.


Nous avons montré les secrets du confessionnal ; ceux de l’alcôve du malade ne nous sont pas cachés. Dans un sombre appartement où des onguents et des médecines montraient que le docteur avait mis tout son savoir en réquisition, un grand corps maigre gisait étendu sur un lit et entortillé dans une robe de chambre attachée par une ceinture, la douleur sur le visage, et le sein agité par mille passions tumultueuses. Tout dans l’appartement annonçait un homme opulent et prodigue. Henbane Dwining, l’apothicaire, qui semblait veiller le patient, allait avec le pas léger d’un chat, d’un coin de la chambre à l’autre, s’occupant à mélanger des drogues, et préparant des bandages. Le malade poussa quelques gémissements ; aussitôt le médecin s’approcha du lit, et lui demanda si ces cris lui étaient arrachés par la souffrance de son corps ou par celle de l’esprit.

« Par l’une et l’autre, varlet empoisonneur, dit sir John Ramorny ; et par l’ennui que me cause ta maudite compagnie. — Si c’est là tout, sire chevalier, je puis vous soulager d’un de ces maux en me transportant ailleurs sur-le-champ. Grâce aux nombreuses querelles de ce siècle belliqueux, si j’avais vingt mains au lieu de ces pauvres serviteurs de mon art (et il étendit ses mains décharnées), j’aurais de quoi les employer, et les employer encore à bon profit en certains endroits où les remercîments et les couronnes rivaliseraient à payer mes services, tandis que vous, sir John, vous rejetez sur votre chirurgien la colère que vous devriez seulement ressentir contre l’auteur de votre blessure. — Vilain, il est au-dessous de moi de te répondre, dit le patient ; mais chaque mot de ta langue venimeuse cause une blessure qui défierait tous les onguents de l’Arabie. — Sir John, je ne vous comprends pas ; mais si vous vous abandonnez à ces furieux accès de rage, il est impossible que la fièvre et l’inflammation ne s’en suivent pas. — Alors pourquoi parler de manière à m’échauffer le sang ? Pourquoi faire la supposition qu’un être aussi indigne que toi ait besoin de plus de mains que ne lui en a donné la nature, lorsque moi, chevalier et gentilhomme, je suis mutilé comme un perclus ? — Sir John, répliqua le chirurgien, je ne suis pas théologien, ni surtout un bénévole croyant aux choses que les théologiens nous disent. Je puis pourtant vous rappeler que vous en avez été quitte à bon compte ; car si le coup vous eût aussi bien attrapé la tête, comme on y visait, il vous l’eût détachée des épaules au lieu d’amputer un membre moins considérable. — Je voudrais que cela fût, Dwining… Je voudrais qu’il fût arrivé à sa destination, je n’aurais pas alors vu une intrigue ourdie avec tant d’art, traversée par la force brute d’un manant ivre. Je n’aurais pas vu des chevaux que je ne puis plus monter… des lices où je ne puis plus entrer… des splendeurs que je ne puis avoir l’espérance de partager… des batailles où je ne saurais participer. Je ne serais pas, avec la passion d’un homme pour la puissance et les combats, destiné à prendre place parmi les femmes, méprisé par elles aussi comme un misérable perclus, incapable de mériter leurs faveurs. — Je suppose que tout cela soit vrai, » répondit Dwining en continuant de disposer un appareil. « Je vous prierai pourtant, sire chevalier, de remarquer que vos yeux, lesquels auraient été perdus avec votre tête, peuvent encore vous offrir une aussi riche perspective de plaisir, que l’ambition, que la victoire dans la lice ou sur le champ de bataille, et que l’amour même des femmes. — Mon esprit n’est pas assez pénétrant pour découvrir le sens de tes paroles, médecin, répliqua Ramorny ; quel est ce précieux spectacle à moi réservé dans un tel naufrage ? — Le plus cher au cœur de l’homme, » répondit Dwining, et puis du ton d’un amant qui prononce le nom de sa chère maîtresse, et qui exprime son amour pour elle par le seul accent de la voix, il ajouta le mot : « Vengeance ! »

Le patient s’était mis sur son séant pour écouter plus attentivement la solution de l’énigme du docteur : il se laissa retomber après en avoir entendu l’explication ; et après un court moment de silence, il reprit en ces termes : « Dans quel collège chrétien avez-vous appris cette moralité, bon maître Dwining ? — Dans aucun collège chrétien, sire chevalier ; car, bien que tacitement admise dans tous, pas un ne l’adopte ouvertement, ni en public. Mais j’ai étudié parmi les sages de Grenade où le Maure au cœur fier élève son poignard, lorsqu’il dégoutte encore du sang d’un ennemi, et proclame cette doctrine que pratique le timide chrétien, bien qu’en poltron véritable, il n’ose l’appeler de son vrai nom. — Tu as donc, vilain, plus d’élévation d’âme que je ne croyais, » dit Ramorny. — N’y faites pas attention, répondit Dwining ; les eaux les plus tranquilles sont aussi les plus profondes, et l’ennemi le plus à craindre est celui qui ne menace jamais avant de frapper. Vous autres chevaliers et hommes d’armes, vous allez droit au but l’épée à la main ; nous, pauvres clercs, nous avançons au petit pas, sans bruit, par une route détournée, mais nous n’arrivons pas moins sûrement à nos fins. — Et moi, » dit le chevalier, qui courait à la vengeance avec un pied armé et retentissant, « il me faut à présent chausser une pantoufle semblable à la tienne ? Ah… — Celui qui manque de force doit recourir à l’adresse. — Et dis-moi, sincèrement, médecin, pourquoi tu m’as donné cette leçon infernale. Dis-moi pourquoi tu voudrais me précipiter plus loin ou plus vite dans ma vengeance, que je ne le désirais peut-être. Je suis un vieux routier dans les voies du monde, l’ami ; et je sais que des gens comme toi ne lâchent pas des paroles en vain, et ne recherchent pas la dangereuse confiance d’hommes tels que moi, sans l’espoir de servir quelque projet pour leur compte. En quoi t’intéresse-t-il que dans cette occurrence je prenne la route pacifique ou la route sanglante ? — Pour parler sans détour, sire chevalier, quoique ce ne soit pas mon habitude, c’est parce que mon chemin pour arriver à la vengeance est le même que le vôtre. — Le même que le mien, homme, » répéta Ramorny du ton d’une surprise dédaigneuse : « Je pensais aller trop haut pour que tu pusses aller jusque-là. Tu vises à la même vengeance que Ramorny ? — Oui, vraiment, répondit Dwining ; car ce paysan d’armurier, qui vous a appliqué le coup fatal, m’a souvent fait à moi tort et injure. Il m’a dédaigné pour le conseil, méprisé pour l’action. Sa brutale et téméraire hardiesse est un reproche vivant de la subtilité dont m’a doué la nature. Je le crains et je le hais. — Et vous espérez trouver en moi un actif coadjuteur ? » dit Ramorny avec le même ton hautain ; « mais apprenez que cet artisan appartient à une classe trop basse pour m’être un objet de haine ou de crainte. Nous ne haïssons pas le reptile qui nous a piqués, quoique nous puissions l’arracher de notre blessure, et l’écraser. Je connais le drôle depuis long-temps pour un vigoureux ferrailleur, et comme un prétendant aux faveurs d’une dédaigneuse créature dont la beauté nous avait aiguillonnés dans notre sage et heureuse entreprise… Démons, qui gouvernez le monde d’ici-bas ! par quelle malice avez-vous décidé que la main qui a croisé une lance avec la lance d’un prince, serait coupée, comme une baguette de saule, par un rustre, et pendant le tumulte d’une querelle nocturne !… Oui, médecin, jusque-là nous faisons route ensemble, et je te prie de croire que j’écraserai ce reptile d’artisan. Mais ne pense pas m’échapper, quand sera accomplie cette partie de ma vengeance, qui sera la plus facile et la moins longue. — Pas tout à fait si facile, peut-être, dit l’apothicaire ; car, si Votre Honneur veut m’en croire, on verra qu’il n’est ni aisé, ni sûr d’avoir affaire à lui. Il est le plus vigoureux, le plus hardi, le plus habile des tireurs de Perth et de tous les alentours. — Ne crains rien ; il aura un digne adversaire, eût-il la force de Samson. Mais entends-moi bien, n’espère pas échapper à ma vengeance, à moins de devenir agent passif dans les événements qui suivront. Comprends bien ce que je vais te dire. Je n’ai pas étudié dans un collège de Maures, et n’ai pas un si vif appétit de vengeance que toi, mais pourtant j’en veux avoir ma part… Écoute-moi, médecin, pendant que je suis en train d’ouvrir mon cœur ; mais garde-toi de me trahir ! car, si puissant que soit ton démon, le mien est plus puissant encore. Écoute : le maître que j’ai servi dans ses vices et ses vertus, avec trop de zèle peut-être pour ma propre renommée, mais avec une fidélité inébranlable ; cet homme dont les folies insignes ont amené pour moi cette perte irréparable, à la prière d’un père tombé en enfance, va me sacrifier, me retirer sa faveur, m’abandonner à la merci de l’hypocrite parent avec qui il espère conclure, à mes dépens, une réconciliation précaire. S’il persiste dans cette ingrate résolution, tes Maures si féroces, quand leur teint serait noir comme l’enfer, rougiront de voir leur vengeance surpassée ! Néanmoins, je veux lui donner encore une chance pour conserver l’honneur et la vie, avant de laisser ma colère tomber sur lui avec une fureur que rien ne saura ralentir, ni modérer… Ici doivent s’arrêter mes confidences… serre ma main en signe de pacte conclu… serre ma main, ai-je dit ?… Où est la main qui devrait être la garantie et l’assurance de la parole de Ramorny ? Elle est clouée au pilori public, ou jetée comme un reste aux chiens sans maîtres, qui se battent maintenant à qui l’aura… Comment donc, sire médecin, vous êtes pâle ? Vous, qui dites à la mort, recule ou avance, pouvez-vous trembler en y songeant, et en l’entendant nommer ?… Je ne vous ai point parlé de récompense, car, quand on aime la vengeance pour elle-même, on ne demande rien de plus… Pourtant, si de vastes domaines et des sommes d’or considérables peuvent augmenter ton zèle dans une juste cause, crois-moi, tu en auras à foison. — Ces riches récompenses satisferont certains de mes humbles désirs, dit Dwining : le pauvre dans ce monde intrigant est jeté comme un nain dans la foule, et foulé aux pieds… Le riche et le puissant se lèvent comme des géants au-dessus de la presse, et sont à leur aise tandis que tout est tumulte autour d’eux. — Alors tu t’élèveras au-dessus de la foule, médecin, aussi haut que l’or pourra te hisser. Cette bourse est pesante, ce n’est pourtant que les arrhes de ta récompense. — Et ce Smith ? mon noble bienfaiteur… » dit le chirurgien en empochant la gratification, « cet Henri du Wynd, ou quel que soit son nom… La nouvelle qu’il a reçu le châtiment de son crime n’apaiserait-elle pas la douleur de cette blessure mieux que le baume de la Mecque dont je l’ai arrosée ? — Ceci est au-dessous des pensées de Ramorny ; et je n’ai pas plus de ressentiment contre lui que de mauvaise humeur contre l’arme insensible dont il m’a frappé ; mais il est juste de satisfaire la haine que tu ressens pour lui. Où le rencontre-t-on d’ordinaire ? — J’y ai déjà réfléchi ; essayer en plein jour dans sa propre maison serait trop visible et trop dangereux. Il y a cinq garçons qui travaillent avec lui à la forge, dont quatre sont de vigoureux gaillards, et sont tous fort attachés à leur maître. De nuit, la chose n’est guère plus faisable, car ses portes sont solidement fermées par des planches de chêne et des barres de fer, et avant de pouvoir forcer la serrure, tout le voisinage serait accouru à son secours, surtout aujourd’hui que la ville est encore en émoi de l’événement de la veille de la Saint-Valentin. — Oh ! oui, cela est vrai, médecin, dit Ramorny, quoique l’imposture te soit naturelle même avec moi… Tu as reconnu ma main et mon anneau, dis-tu, quand on trouva ma main gisante dans la rue, comme le rebut dégoûtant d’une boucherie ? Pourquoi, l’ayant reconnue, es-tu allé avec ces têtes folles de bourgeois consulter ce Patrick Charteris, aux talons duquel on arrachera les éperons pour l’intimité qu’il entretient avec ces pitoyables artisans, et l’as-tu amené ici avec ces imbéciles pour déshonorer une main sans vie qu’il n’aurait pas été digne de toucher en temps de paix, et de combattre en temps de guerre. — Mon noble patron, dès que j’ai pu reconnaître que c’était vous qu’on avait mutilé, je les ai pressés, de tout le pouvoir de mon éloquence, d’abandonner la poursuite de cette affaire ; mais Smith le rodomont, et deux ou trois autres têtes chaudes ont crié vengeance. Votre Seigneurie doit savoir que ce pourfendeur s’institue le cavalier de la Jolie Fille de Perth ; il tenait donc à honneur de venger la querelle de son père ; mais je lui ai fait manquer le but où il visait, et c’est quelque chose quand on a soif de vengeance. — Qu’entendez-vous par là, sire médecin ? — Votre Seigneurie apprendra que ce Smith ne mène pas une conduite irréprochable, que c’est un libertin, un joyeux compère. Je l’ai moi-même rencontré le jour de la Saint-Valentin, un peu après la bataille des bourgeois contre les gens de Douglas. Oui, je l’ai rencontré se faufilant par les ruelles et les passages avec une chanteuse ambulante, tenant d’un bras le paquet et la viole, de l’autre la demoiselle elle-même. Qu’en pense Votre Seigneurie ? N’est-ce pas un hardi personnage de rivaliser avec un prince pour l’amour de la plus Jolie Fille de Perth, de couper la main d’un chevalier et baron, et de se faire le chambellan d’une chanteuse vagabonde, tout cela dans l’espace des mêmes vingt-quatre heures ? — Ma foi, je lui en veux moins puisqu’il a tant de l’humeur d’un gentilhomme, tout manant qu’il est ; je souhaiterais qu’il eût été rigoriste plutôt que licencieux, et j’aurais eu meilleur cœur à t’aider dans ta vengeance… et quelle vengeance ! Vengeance sur un forgeron ! Vengeance à cause d’une querelle avec un misérable fabricant de mors et de chanfreins… et pourtant elle sera accomplie tout entière ; tu l’as déjà commencée, j’en suis sûr, par tes manœuvres. — Un peu ; j’ai eu soin seulement que deux ou trois des plus notables commères de Curfew-Street, qui n’aiment pas à entendre appeler Catherine la Jolie Fille de Perth, sussent cette histoire de son fidèle Valentin. Elles ont tellement donné dans le panneau, que, plutôt que de laisser un doute planer sur cette aventure, elles auraient juré l’avoir vue de leurs yeux. L’amant vint chez le père une heure après, et Votre Seigneurie peut imaginer quel accueil lui a fait le gantier en colère, car la demoiselle n’a pas daigné le voir. Ainsi Votre Honneur voit que j’ai pris un avant-goût de ma vengeance. Mais j’espère m’en rassasier, grâce à Votre Seigneurie, avec qui j’ai formé une ligue fraternelle et… — Fraternelle ! » dit le chevalier avec mépris ; « mais soit : les prêtres disent que nous sommes tous de la même boue. Je ne saurais m’expliquer… mais il me semble pourtant qu’il y a quelque différence. Néanmoins l’argile supérieure tiendra parole à l’argile commune, et tu auras ta vengeance. Appelle mon page. »

Un jeune homme arriva dans l’antichambre sur l’invitation du médecin.

« Éviot, dit le chevalier, Bonthron est-il éveillé ? n’est-il pas ivre ? — Il est aussi calme que l’a pu faire le sommeil, après une copieuse libation, répondit le page. — Alors fais-le venir ici, et ferme la porte. »

Un pas pesant retentit alors dans l’appartement, et un homme entra, dont la taille peu haute semblait compensée par la largeur des épaules et la vigueur des bras.

« Voici un homme qui te taillera de la besogne, Bonthron, » dit le chevalier.

L’homme adoucit ses traits rudes, et grimaça un sourire de satisfaction.

« Ce médecin te montrera l’individu. Prends tels avantages de lieu, de circonstances qui puissent assurer le résultat ; et songe à faire de ton mieux, car l’individu est le hardi Smith du Wynd. — La corvée sera dure, grogna l’assassin ; car, si je manque mon coup, je puis me regarder comme un homme mort. Tout Perth connaît l’adresse et la force du forgeron. — Prends deux aides avec toi. — Non pas ; si vous doublez quelque chose, que ce soit la récompense. — Elle l’est, répliqua le chevalier, mais tâche que ta besogne soit accomplie entièrement. — Fiez-vous-en à moi, sire chevalier… J’ai manqué rarement mon coup. — Suis les directions de cet homme sage, » dit le blessé en montrant l’apothicaire ; « et écoute… Attends qu’il t’aille trouver… et ne bois pas avant que l’affaire soit terminée. — Il suffit, répliqua le noir satellite ; ma vie en dépend : il faut un coup ferme et sûr. Je sais à qui j’ai affaire. — Sors donc jusqu’à ce qu’il l’avertisse, et tiens prêtes une hache et une dague. »

Bonthron s’inclina et disparut.

« Votre Seigneurie ose-t-elle charger une seule main d’une telle commission ? » demanda l’apothicaire quand l’assassin eut quitté l’appartement ; « puis-je vous prier de vous souvenir que notre ennemi battit, il y a deux nuits, six hommes armés ? — Ne me faites point de questions, sire médecin ; un homme tel que Bonthron, qui connaît le temps et le lieu, vaut une vingtaine de débauchés en désordre… Appelle Éviot… Tu exerceras d’abord ton art de guérir : et puis tu seras sans aucun doute aidé dans l’autre besogne, par un homme qui rivalise avec toi pour le talent d’envoyer la mort soudaine et inattendue. »

Le page Éviot entra de nouveau, et, sur un signe de son maître, il aida l’apothicaire à lever l’appareil du bras blessé de sir John Ramorny. Dwining considéra le moignon nu avec une espèce de satisfaction d’artiste, augmentée sans doute par le malin plaisir que son mauvais naturel trouvait dans la peine et la détresse de ses semblables. Les yeux du chevalier tombèrent justement sur ce hideux objet, et la douleur physique ou la souffrance morale lui arracha un gémissement qu’il aurait voulu retenir.

« Vous gémissez, sire chevalier, » dit le médecin de son ton de voix doux et insinuant, mais avec un sourire de joie mêlé de mépris sur les lèvres, que sa dissimulation habituelle avait peine à cacher ; « vous gémissez… mais consolez-vous : ce Henri Smith connaît son affaire… Son sabre frappe aussi sûrement là où il vise que son marteau sur l’enclume. Si un spadassin ordinaire eût appliqué ce coup fatal, il eût gâté l’os et endommagé les muscles, de telle façon qu’aucun art mortel n’eût pu les raccommoder ; mais l’entaille d’Henri Smith est nette, et aussi sûre que si j’avais fait l’amputation avec mon propre scalpel. Sous peu de jours vous pourrez vous lever et sortir, si vous suivez à la lettre et avec rigueur les ordonnances du docteur. — Mais ma main… la perte de ma main… — Cela peut rester secret quelque temps ; je suis parvenu à faire croire à deux ou trois imbéciles bavards que la main trouvée était celle de votre laquais, Black Quentin ; et Votre Seigneurie sait qu’il est parti pour Fife, dans un moment tout à fait propre à faire adopter ce conte généralement. — Je sais bien, dit Ramorny, que cette histoire peut déguiser quelque temps la vérité ; mais à quoi servira ce bref délai ? — On peut cacher la chose jusqu’à ce que Votre Seigneurie trouve une occasion de s’éloigner pour un temps de la cour, et puis, lorsque de nouveaux événements auront obscurci le souvenir de notre esclandre, on pourra dire que c’est une blessure provenant d’un ressort parti subitement, ou de la détente d’une arbalète. Votre esclave inventera une défaite convenable, et jurera que vous dites vrai. — Cette pensée me rend fou, » dit Ramorny avec un nouveau gémissement arraché à ses douleurs morales et physiques ; « pourtant je ne vois pas d’autre remède. — Il n’y en a point d’autre, » dit l’apothicaire, dont le naturel pervers trouvait un aliment délicieux dans la souffrance de son malade. » Cependant on croit que vous êtes retenu chez vous par suite de quelques meurtrissures, et surtout par le chagrin que vous cause le prince, en consentant à vous chasser de sa maison, pour obéir aux remontrances d’Albany ; ce qui, à cette heure, est connu de tout le monde. — Vilain ! tu me railles, dit le patient. » — En définitive, Votre Seigneurie l’a échappé belle, et si ce n’était la perte d’une main, malheur sans remède, vous auriez plutôt à vous féliciter qu’à vous plaindre ; car nul chirurgien-barbier de France ou d’Angleterre n’eût exécuté plus habilement l’opération que ce rustre avec un coup si bien appliqué. — Je comprends combien je lui en suis obligé, » dit Ramorny immobile de rage, et affectant cependant un air de calme ; « et si Bonthron ne le paie point comme il faut par un coup aussi bien appliqué, et rendant l’aide du médecin inutile, dis que John Ramorny ne sait pas s’acquitter d’une obligation. — Voilà une parole digne de vous, noble chevalier ; et permettez-moi d’ajouter que l’adresse de l’opérateur eût été vaine, que l’hémorragie aurait épuisé le sang de vos veines, sans les bandages, le cautère et les astringents appliqués par les bons moines, et sans les faibles services de votre humble vassal Henbane Dwining. — Paix ! s’écria le patient ; avec ta voix de mauvais augure encore !… Il me semblait, quand tu détaillais les tortures que j’ai endurées, que mes nerfs se tiraient et se contractaient, comme s’ils eussent remué encore les doigts qui pouvaient saisir un poignard. — Avec le bon plaisir de Votre Seigneurie, c’est un phénomène bien connu dans notre profession. Il y a eu, parmi les anciens sages, des hommes qui ont pensé qu’il restait encore une sympathie entre les nerfs coupés et ceux du membre amputé ; et que les doigts retranchés du poignet pouvaient encore remuer et frissonner, comme recevant l’impulsion qui provient de leur sympathie avec les énergies du système vital. Si nous pouvions détacher la main de la croix, ou la reprendre à Douglas le Noir, je me ferais un plaisir d’observer cette merveilleuse opération des sympathies occultes. Mais j’en ai peur ; on pourrait sûrement aller arracher la proie aux serres d’un aigle affamé. — Et tu oses lancer tes plaisanteries malignes sur un lion blessé, sur John Ramorny ! » dit le chevalier se jetant dans une épouvantable colère. « Scélérat ! fais ton devoir ; et songe que si ma main ne peut plus saisir un poignard, j’en puis dégainer cent. — La vue d’un seul poignard brandissant dans la main d’un homme en colère suffirait pour épuiser les forces vitales de votre chirurgien, repartit Dwining ; mais qui donc, » ajouta-t-il d’un ton partie insinuant, partie moqueur, « qui donc pourrait calmer la douleur vive et poignante que souffre à présent mon patron, et qui l’exaspère contre son pauvre serviteur, parce qu’il énonce les règles de la médecine, si méprisables sans doute comparées à l’art d’appliquer des blessures. »

Alors, comme s’il n’eût pas osé plaisanter plus long-temps avec son dangereux malade, l’apothicaire se mit sérieusement à panser la blessure, et l’arrosa d’un baume odoriférant, dont le parfum se répandit dans tout l’appartement, tandis qu’il communiquait une agréable fraîcheur, au lieu d’une chaleur brûlante. Le changement fut si doux pour le patient dévoré par la fièvre, qu’après avoir, une minute auparavant, gémi de souffrance, il ne put alors réprimer un soupir de satisfaction, en se laissant retomber sur son lit pour jouir du repos occasionné par le pansement.

« Votre Seigneurie connaît maintenant qui est son ami, continua Dwining ; si, cédant à un accès de colère, vous eussiez dit : « Tuez-moi cet indigne charlatan, » où auriez-vous trouvé, entre les quatre mers de la Grande-Bretagne, un homme capable de vous procurer un tel soulagement ? — Oublie mes menaces, bon médecin, dit Ramorny ; et tâche de ne plus me fâcher. Un homme tel que moi peut souffrir qu’on le plaisante sur ses maux. Garde tes quolibets pour les lancer aux misérables de l’hôpital. »

Dwining n’osa plus rien dire ; il versa quelques gouttes d’une fiole qu’il tira de sa poche, dans une petite coupe de vin mélangé d’eau.

« Cette boisson, dit-il, est préparée de façon à produire un sommeil que rien ne peut troubler. — Combien de temps durera-t-il ? demanda le chevalier. — La durée de son opération est incertaine… peut-être jusqu’au matin. — Peut-être toujours, dit le patient : sire médecin, goûtez sur-le-champ ce breuvage, autrement il ne mouillera point mes lèvres.

L’apothicaire obéit avec un sourire dédaigneux : « Je boirais tout très-volontiers ; mais le jus de cette gomme indienne endort l’homme bien portant tout comme le malade, et l’exercice de mon art exige que je reste éveillé. — Je vous demande pardon, sire médecin, » dit Ramorny les yeux baissés, comme honteux d’avoir manifesté un tel soupçon. — Il n’y a point de pardon à donner quand il n’y a point d’offense reçue, répondit le médecin ; un insecte doit remercier le géant qui ne l’écrase pas. Néanmoins, noble chevalier, les insectes ont leur pouvoir de nuire aussi bien que les médecins. Que m’en eût-il coûté, sinon un instant de peine, pour manipuler ce baume de telle sorte, qu’il eût fait gangrener votre bras jusqu’à l’épaule, et lait cailler le sang pur qui coule dans nos veines, après l’avoir changé en virus ? Pourquoi n’aurais-je pu employer des moyens encore plus subtils, et arroser votre appartement d’essences, au milieu desquelles la lumière de la vie scintille de plus en plus faible, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne comme une torche à travers les vapeurs fétides d’un cachot souterrain ? Vous connaissez bien mal mon pouvoir, si vous ignorez que ces modes de destruction, et de plus actifs encore, sont aux ordres de mon art. Mais un médecin ne tue pas le patient à la générosité duquel il doit la vie ; et un homme qui ne respire que dans l’espoir de la vengeance, détruira moins encore l’allié dévoué qui doit l’aider à l’obtenir.. Encore un mot… Si vous avez besoin de vous lever… car, qui, en Écosse, peut se promettre huit heures de repos paisible ?… en bien ! respirez l’essence forte renfermée dans cette petite boîte… Maintenant, adieu, sire chevalier ; et si vous ne pouvez voir en moi un homme à conscience nette, avouez du moins que je ne manque ni de raison ni de jugement. »

À ces mots le médecin sortit ; sa démarche ordinairement humble et gauche prenait quelque chose de plus hardi et de plus noble, comme s’il eût été enorgueilli de la victoire qu’il avait remportée sur son impétueux malade.

Sir John Ramorny resta plongé dans de poignantes réflexions, jusqu’à ce qu’il commençât à ressentir les premiers effets du breuvage soporifique ; il s’éveilla alors pour un instant, et appela son page.

« Éviot, holà ! ho, Éviot !… j’ai mal fait d’accorder tant de confiance à cet empoisonneur… Éviot ? »

Le page entra.

« Le médecin est-il parti ? — Oui, s’il plaît à Votre Seigneurie. — Seul ou accompagné ? — Bonthron a causé bas avec lui et l’a suivi presque immédiatement… par ordre de Votre Seigneurie, je pense. — Ventrebleu, oui !… Il va chercher quelque drogue… Il reviendra tout à l’heure. S’il est ivre, veille à ce qu’il n’approche pas de mon appartement, et ne le laisse entamer de conversation avec personne. Il extravague quand le vin lui porte au cerveau. C’était un précieux gaillard avant qu’une hache anglaise lui eut découvert le crâne ; mais, depuis ce temps, il dit des sottises dès que la coupe lui a touché les lèvres… Le médecin vous a-t-il parlé, Éviot ? — Non, si ce n’est pour réitérer l’ordre qu’on ne troublât point Votre Seigneurie. — Et tu dois obéir à la lettre ; je me sens surpris par le sommeil, dont j’ai été privé depuis cette malheureuse blessure, ou du moins si j’ai dormi, c’était pour un instant. Aide-moi à quitter ma robe, Éviot. — Puissent Dieu et les saints vous envoyer un bon sommeil, milord, » dit le page en se retirant, après avoir rendu à son maître blessé le service qu’il demandait.

Pendant que le jeune homme sortait de l’appartement, le chevalier, dont le cerveau devenait de plus en plus embrouillé, murmura à propos des dernières paroles du page :

« Dieu… les saints… J’ai dormi profondément sous une telle bénédiction. Mais à présent… Il me semble que si je ne puis m’éveiller pour l’accomplissement de mes vastes projets de pouvoir et de vengeance, le meilleur souhait que j’aie à former, est que le sommeil qui appesantit ma tête en ce moment soit le précurseur de cet éternel repos qui rendra ma puissance empruntée à son néant primitif… Je ne puis raisonner davantage. »

En parlant ainsi il tomba dans un profond sommeil.


CHAPITRE XVI.

LE MARDI GRAS.


Un soir de carnaval quand nous avions bien bu.
Chants écossais.


La nuit qui tombait sur le lit du malade n’était pas destinée à être tranquille. Deux heures s’étaient écoulées depuis le couvre-feu, qu’on sonnait alors à sept heures du soir ; et tout, dans cet ancien temps, s’allait coucher, excepté les gens que la dévotion, des devoirs ou des parties de débauche tenaient éveillés. De ces trois occupations, comme on était au soir du mardi gras, ou comme on dit en Écosse, à la veille du jeûne, le plaisir attirait le plus de monde.

Le menu peuple s’était, tout le jour, fatigué, harassé au ballon ; les nobles et les seigneurs avaient assisté à des combats de coqs et écouté les chansons grivoises des ménestrels ; les bourgeois s’étaient gorgés de crêpes frites à la graisse, ou de pain trempé dans le bouillon d’un potage gras, fait avec du bœuf salé et saupoudré de farine d’avoine grillée ; ragoût qui, même aujourd’hui, flatte encore le palais peu difficile des Écossais du vieux temps. Tels étaient les exercices et les régals de la fête. C’était aussi une chose reçue que, dans la soirée, le catholique dévot devait boire autant de bon vin et de bonne ale qu’il avait le moyen de s’en procurer, et s’il était jeune et agile, qu’il dansât au son des grelots, ou figurât parmi les danseurs mauresques, qui portaient un accoutrement d’une excessive bizarrerie, et se distinguaient par leur adresse et leur activité. Toute cette gaieté, on s’y livrait sous le prudent motif que la longue période du carême, qui s’approchait avec ses jeûnes et ses privations, rendait sage que les hommes prissent autant de plaisirs et de jouissances qu’il était possible, durant le court espace de temps qui les séparait du jour des Cendres.

À ces réjouissances annuelles avait succédé dans presque toute la ville le repos accoutumé. La noblesse avait pris un soin particulier pour éviter toute nouvelle dispute entre leurs gens et les citoyens de la ville, de sorte que les fêtes s’étaient passées sans plus de malheurs que de coutume, c’est-à-dire trois morts et un certain nombre de membres brisés, accidents qui arrivèrent à des individus si peu marquants qu’on ne crut pas devoir prendre la peine d’en rechercher les auteurs. Le carnaval se terminait paisiblement en général, mais, en quelques endroits, les amusements continuaient encore.

Une compagnie de masques, qui avaient été particulièrement remarqués et applaudis, semblaient peu disposés à finir leurs folies. Le cortège se composait de treize personnes, habillées de la même manière, portant des pourpoints en peau de chamois, artistement tailladés et chargés de broderies, qui dessinaient parfaitement leurs formes. Ils avaient des bonnets verts avec des bordures d’argent, des rubans rouges et des souliers blancs… des grelots aux genoux et aux pieds, et des épées nues à la main. Cette élégante mascarade, après avoir exécuté une danse à l’épée devant le roi, avec force cliquetis d’armes et postures bizarres, alla galamment répéter ses pas à la porte de Simon Glover, et là, après avoir donné une brillante preuve de leur savoir-faire, ils firent apporter du vin pour eux et pour les spectateurs ; puis, avec une acclamation unanime, ils burent à la santé de la Jolie Fille de Perth. Ces cris attirèrent le vieux Simon à la porte de la maison, et pour reconnaître la courtoisie de ses concitoyens, il fit à son tour circuler les flacons en l’honneur des joyeux danseurs mauresques de Perth.

« Nous te remercions, père Simon, » dit une voix qui s’efforçait de donner un accent artificiel au ton vif et résolu d’Olivier Proudfute. « Mais la vue de ta charmante fille serait plus douce à nous autres jeunes lurons, que tout un poinçon de malvoisie. — Je vous remercie, voisins, de votre politesse, répliqua le gantier. Ma fille est indisposée et ne peut sortir à l’air froid de la nuit… mais si l’aimable galant, dont je crois reconnaître la voix, veut entrer dans ma pauvre maison, Catherine le chargera de compliments pour tous les autres. — Apporte-les-nous à l’auberge du Griffon, » cria le reste des danseurs à leur compagnon favorisé, « car c’est là que nous sonnerons en carême, et que nous boirons un second coup à la santé de la charmante Catherine. — Je vous rejoins dans une demi-heure, dit Olivier, et on verra qui avalera le plus large flacon ou chantera son couplet le plus haut. Oui, je veux me donner de la joie le reste de la veille du jeûne, dût le carême me fermer la bouche à jamais ! — Adieu donc, » lui crièrent ses camarades de la danse mauresque ; « adieu, bonnetier fendant, jusqu’au revoir. »

Les danseurs mauresques continuèrent donc leur route, dansant et gambadant le long du chemin, au son de quatre musiciens qui conduisaient la bande joyeuse, tandis que Simon Glover entraînait leur coryphée dans sa maison, et le plaçait dans un fauteuil au coin du feu de son salon. — Mais, où est donc votre fille ? dit Olivier, c’est un appât pour nous autres bonnes lames. — Je vous assure qu’elle garde la chambre, voisin Olivier ; et pour parler franchement, elle garde le lit. — Eh bien ! je monterai la voir… vous m’avez arrêté dans ma course, Gaffer Glover, et vous devez une réparation… À une rude lame comme moi… je ne veux pas perdre à la fois la jeune fille et le coup de vin… Elle est au lit, n’est-ce pas ?

Mon chien et moi toujours allons,
Remplis d’une heureuse folie,
Visiter, dans leur maladie,
Les fillettes de nos vallons ;
Et prêtes à rendre la vie,
Recueillant leur âme assoupie,
Mon chien et moi les consolons.

Quand la mort viendra me surprendre,
Et me montrera mon tombeau,
Avec mon chien j’y veux descendre,
Enveloppé dans un tonneau
Dont l’ale échauffe mon cerveau.
Les bras croisés, que je sommeille.
Et près de moi que mon chien veille !

— Ne pouvez-vous être sérieux un moment, voisin Proudfute ? dit le gantier ; j’ai un mot à vous dire. — Sérieux ! répéta le visiteur. Ma foi, j’ai été sérieux toute la journée… Je puis à peine ouvrir la bouche sans que mes discours roulent sur la mort, les enterrements, etc. les sujets les plus sérieux que je connaisse. — Par saint Jean ! l’ami, êtes-vous fey[49] ? — Pas le moins du monde… Ce n’est pas ma propre mort qu’annoncent ces sombres caprices d’imagination… J’ai un excellent horoscope, et j’ai encore cinquante ans à vivre ; mais c’est le cas de ce pauvre diable… l’homme de la suite de Douglas que j’ai terrassé dans la bataille de Saint-Valentin… il est mort la nuit dernière… Voilà ce qui me pèse sur la conscience et réveille en moi ces sinistres pensées. Ah ! père Simon, nous autres guerriers, qui avons versé le sang dans notre colère, nous avons de noires idées parfois… De temps à autre, je souhaiterais que mon couteau n’eût jamais coupé que des écheveaux de fil. — Et je souhaiterais, dit Simon, que le mien n’eût jamais coupé que de la peau de daim, car il m’a quelquefois coupé les doigts. Mais en cette occasion, tu peux te dispenser de remords ; il n’y eut qu’un homme dangereusement blessé dans le combat, celui dont Henri avait abattu la main, et il se porte à merveille. Il se nomme Black Quentin, un des gens de sir Ramorny. On l’a renvoyé en secret à son comté de Fife. — Comment, Black Quentin ? mais c’est précisément l’homme que Henri et moi, car nous ne nous quittons pas, nous avons frappé en même temps ; seulement, mon coup est arrivé un peu trop tard. Je crains que nouvelle dispute ne s’ensuive, et le prévôt le craint aussi… Et il se porte à merveille ? Eh bien ! vive la joie ! Et puisque tu ne veux pas me laisser voir comment la camisole de nuit sied à Catherine, je retourne au Griffon, rejoindre mes danseurs mauresques. — Voyons ; reste un moment. Tu es camarade d’Henri du Wynd, et tu lui as rendu le service de prendre sur ton compte deux ou trois de ses actions, la main coupée entre autres ; je voudrais que tu pusses le décharger des autres accusations que la renommée met sur son compte. — Oh ! je jurerais par la garde de mon épée qu’elles sont aussi fausses que l’enfer, père Simon. Quoi !… lames et boucliers ! les hommes d’épée ne se soutiendraient pas mutuellement ? — Allons, voisin bonnetier, de la patience ; tu rendras un bon service à l’armurier, si tu accommodes cette affaire comme il faut. Je t’ai choisi pour te consulter sur ce sujet, non que je te croie la plus sage tête de Perth, car si je le disais, je mentirais. — Oui, oui, » répondit le bonnetier d’un air satisfait ; « je sais pourquoi vous voyez des défauts en moi… vous, têtes froides, vous pensez que nous, têtes chaudes, nous sommes fous… C’est ce que j’ai vingt fois entendu dire d’Henri du Wynd. — Têtes folles ou têtes froides, que m’importe à moi ! dit le gantier ; mais tu as un bon caractère, et je pense que tu aimes ton vieil ami. Nous venons de nous brouiller ensemble, continua Simon. Sais-tu qu’il a été question de mariage entre ma fille Catherine et Henri Gow ? — Je l’ai ouï dire depuis le matin de la Saint-Valentin… Ah ! celui qui obtiendra la Jolie Fille de Perth sera un homme heureux… Et pourtant le mariage a gâté plus d’un jeune luron… Moi-même, je regrette un peu… — Je t’en prie, trêve de regrets pour cette fois, l’ami, » dit le gantier en l’interrompant avec quelque aigreur ; « vous devez savoir, Olivier, que certaines de ces commères qui font, je crois, leurs affaires des affaires de tout le monde, ont accusé Henri de fréquenter mauvaise compagnie ; des chanteuses et d’autres filles du même genre. Catherine a pris la chose à cœur, j’ai cru mon enfant insultée de ce qu’au lieu de remplir près d’elle les devoirs d’un Valentin, il s’était jeté dans une société inconvenante un jour même où il avait belle occasion d’avancer ses affaires auprès de ma fille… Aussi, lorsqu’il est venu tard, dans la soirée de la Saint-Valentin, moi, comme un vieux brutal, je l’ai prié d’aller rejoindre la compagnie qu’il avait laissée chez lui, et je n’ai point voulu le recevoir. Je ne l’ai pas vu depuis, et je commence à croire que j’ai agi avec trop d’emportement. Elle est ma fille unique, et le tombeau l’aura plutôt qu’un débauché. Mais j’ai cru jusqu’à présent connaître Henri Gow comme s’il était mon fils ; je ne puis penser qu’il nous ait voulu tromper ainsi, et peut-être y a-t-il moyen d’expliquer la conduite qu’on lui reproche. Je suis allé aux informations près de Dwining, qui a, dit-on, salué l’armurier pendant qu’il se promenait avec cette honorable compagnie. Si j’en crois ses paroles, cette fille était la cousine d’Henri, Jeanne Letham. Mais tu sais que ce vendeur de drogues parle toujours d’une manière avec son visage, d’une autre avec sa langue… Or, toi, Olivier, tu as trop peu d’esprit… je veux dire beaucoup trop d’honnêteté… pour mentir. Et comme Dwining m’a lâché que tu l’avais vue aussi… — Moi, je l’ai vue, Simon Glover ! Will Dwining dit que je l’ai vue ? — Non pas précisément… Mais il dit que vous lui avez dit avoir rencontré le forgeron en pareille compagnie. — Il ment, et je le pilerai dans son mortier ! s’écria Olivier Proudfute. — Comment ! ne lui avez-vous donc jamais parlé d’une telle rencontre ? — Le diable m’enlève si je lui en ai parlé ! répliqua le bonnetier ; ne m’a-t-il pas juré qu’il ne répéterait point à âme qui vive ce que je lui ai communiqué ? Ainsi en vous contant l’aventure, il a commis un mensonge. — Tu n’as donc pas rencontré le forgeron, dit Simon, avec une chanteuse, comme le bruit en court ? — Ventrebleu, que sais-je, moi ! Peut-être oui, peut-être non. Songez-y, père Simon… Me voilà marié depuis quatre ans, pouvez-vous attendre de moi que je me rappelle la tournure de la cheville d’une chanteuse, la façon de ses souliers, la broderie de ses cotillons, et d’autres babioles pareilles ? Non, je laisse ce soin aux drôles sans femmes comme mon compère Henri. — Enfin donc, » dit le gantier en colère, « vous l’avez rencontré le jour de la Saint-Valentin, battant le pavé des places publiques… — Non pas, voisin ; je l’ai rencontré dans la ruelle la moins fréquentée et la plus sombre de Perth, galopant vers sa maison avec sacs et bagages, qu’en galant homme il tenait sur ses bras, avec le petit chien d’un côté, et la jeune fille, qui m’a semblé charmante… pendue de l’autre. — Oh ! par saint Jean ! s’écria Simon Glover, cette infamie ferait renoncer un chrétien à la croyance, et adorer Mahomet de colère ! Mais il a vu ma fille pour la dernière fois. J’aimerais mieux qu’elle allât rejoindre son moine à jambes nues, pour vivre parmi les sauvages montagnards, que de lui voir pour époux un homme qui en un pareil jour oublie si complètement l’honneur et la décence… Que le diable l’emporte ! — Bah ! bah ! père Simon, dit l’accommodant bonnetier, vous ne considérez pas la nature du jeune sang. Mais ils ne sont pas long-temps demeurés ensemble car (je l’ai un peu guetté, à vrai dire) je l’ai rencontré, avant le lever du soleil, conduisant la demoiselle errante aux escaliers de Notre-Dame, pour qu’elle s’embarquât sur le Tay et s’éloignât de Perth, et je sais d’une manière certaine… car j’ai pris des informations… qu’elle partit sur un bateau pour Dundee. Ainsi vous voyez que c’est une escapade de jeunesse. — Et il vint ici, » répliqua Simon amèrement, « demander à voir ma fille, tandis qu’il avait sa catin qui l’attendait chez lui ! J’aimerais mieux qu’il eût tué vingt hommes… Ce serait un crime plus pardonnable, à ton avis surtout, Olivier Proudfute, puisque, si tu es moins ferrailleur que l’armurier, tu voudrais sembler l’être autant ; mais… — Allons, ne parlez pas si sérieusement, » dit Oliver, qui commençait à réfléchir au tort que son babillage ferait à son ami, et aux conséquences de la colère d’Henri quand il apprendrait les révélations que le bonnetier avait faites, plutôt par vanité que par mauvaise intention. « Considérez, continua-t-il, que ce sont des folies de jeunesse. L’occasion entraîne à de telles fredaines, et la confession efface tout. J’irai jusqu’à vous dire que, quoique ma femme soit aussi bonne épouse que toute autre de la ville, pourtant j’ai moi-même… — Silence, sot rodomont ! » dit le gantier furieux ; « tes amours et tes combats sont également apocryphes. Si tu as besoin de mentir, ce qui est, je crois, dans ta nature, ne peux-tu inventer des mensonges qui du moins ajoutent à ta réputation. Ne vois-je pas au fond de ton âme, comme je verrais la lumière au travers de la corne d’une sale lanterne ? Ne sais-je pas, misérable tisserand de chanvre pourri, que tu n’oserais pas plus passer le seuil de ta porte si ta femme savait la vanterie que tu viens de faire, que tu n’oserais croiser ta lance avec celle d’un enfant de douze ans qui manie une épée pour la première fois ? Par saint Jean ! ce serait payer à leur prix tes importuns caquetages que de rapporter à ta Madeleine un mot de tes fanfaronnades. »

Le bonnetier, à cette menace, tressaillit comme si le trait d’une arbalète eût sifflé soudain au-dessus de sa tête. Et ce fut d’une voix tremblante qu’il répondit : « Allons, bon père Glover, vous parlez trop haut pour vos cheveux gris. Considérez, bon voisin, que vous êtes trop vieux pour lutter avec un jeune guerrier. Et quant à ma chère Madeleine, je puis me fier à vous ; car je sais que personne n’est moins disposé que vous à troubler la paix des ménages. — Que ta lâcheté ne se fie plus long-temps à moi, » dit le gantier qui ne se contenait plus ; « mais tâche que toute ta personne, et surtout ce que tu appelles ta tête, ne se trouve pas sous ma main ; car si j’emprunte cinq minutes de ma jeunesse, je te casserai cette caboche. — Vous avez eu un joyeux mardi gras, voisin, dit le bonnetier, et je vous souhaite un sommeil paisible ; nous nous retrouverons meilleurs amis demain matin. — Sors de chez moi à l’instant ! je suis honteux qu’une langue aussi stupide que la tienne ait le pouvoir de me fâcher ainsi.

« Idiot… bête… langue de vipère ! » s’écria-t-il en rejetant une chaise, tandis que le bonnetier décampait ; « dire qu’un drôle, qui n’ouvre la bouche que pour mentir, n’a pas eu l’esprit de forger un mensonge, quand il pouvait voiler ainsi la honte d’un ami ! Et moi, qui suis-je donc, pour souhaiter au fond de mon cœur qu’on enlumine de belles paroles l’insulte grossière faite à moi et à ma fille ? Pourtant, telle était mon opinion sur Henri, que j’aurais gobé avec joie les plus énormes menteries que cet âne rodomont eût inventées. Bien ! il n’y faut donc plus songer ; notre nom honnête nous demeurera du moins, dût tout le reste nous manquer ! »

Pendant que le gantier moralisait ainsi sur la malheureuse confirmation de l’aventure qu’il souhaitait trouver fausse, le danseur mauresque expulsé avait le loisir, à l’air rafraîchissant d’une nuit froide et noire de février, de songer aux conséquences de la terrible colère du gantier.

« Mais ce n’est rien, pensait-il, en comparaison de la fureur d’Henri Wynd, qui a tué un homme pour quelque chose de beaucoup moindre que de le brouiller avec Catherine et le père de Catherine. Certainement j’eusse mieux fait de tout nier ; mais l’envie de paraître un galant qui s’y connaît, et c’est mon fait, à moi, m’a entraîné trop loin. N’aurais-je pas mieux fait d’aller au Griffon achever nos réjouissances ; mais Madeleine tempêtera à mon retour. Cependant, comme c’est jour de fête, je puis réclamer un privilège… J’y suis, je n’irai point au Griffon… Je cours de ce pas chez l’armurier, qui doit être chez lui, puisque personne ne l’a vu d’aujourd’hui aux réjouissances. Je tâcherai de faire la paix avec lui, et lui offrirai mon intercession auprès du gantier. Henri est un simple et franc garçon, et quoiqu’il puisse se tirer mieux que moi d’une bagarre, je puis, par mon éloquence, le mener où je veux. Les rues sont à présent tranquilles… la nuit est noire, et je peux passer sans être vu si je rencontre des tapageurs. Je vais donc chez l’armurier, et, sûr de son amitié, je ne m’inquiète plus du vieux Simon. Saint Ringan me défend cette nuit, et je rognerai plutôt ma langue que de m’exposer encore à un pareil danger ! Ce vieux drôle, quand le sang lui montait à la tête, avait plutôt l’air prêt à pourfendre des justaucorps de buffle qu’à tailler des gants de chevreau. »

Tout en faisant ces réflexions, le redoutable Olivier marchait vite et avec aussi peu de bruit que possible, se dirigeant vers le passage, où, comme nos lecteurs le savent, demeurait l’armurier ; mais sa mauvaise fortune n’avait pas cessé de le poursuivre. Au détour de la rue principale, High-Street, il entendit une symphonie de musique tout près de lui, suivie de grandes clameurs.

« Mes joyeux camarades les danseurs mauresques, pensa-t-il ; je reconnaîtrais le violon du vieux Jérémie entre cent autres ; je m’aventurerai à traverser la rue avant qu’ils passent ; et si je suis aperçu, j’aurai l’honneur de paraître chercher des aventures, ce qui ne nuira point à ma renommée de bonne lame. »

Avec ce désir d’être compté au rang des plus braves et des plus galants, que combattaient toutefois intérieurement des considérations plus prudentes, le bonnetier tenta de traverser la rue ; mais les masques étaient accompagnés de torches dont la lumière tombait sur Olivier, qu’on reconnut aisément à son habit de couleur claire ; un cri général de : « Une prise ! une prise ! » couvrit les accords des instruments ; et avant que le fabricant de bonnets eût pu décider s’il ferait mieux de s’arrêter ou de fuir, deux agiles jeunes gens vêtus d’un bizarre costume de carnaval, qui semblait imiter le costume des sauvages, et tenant de grandes massues, le saisirent en disant d’un ton tragique : « Rends-toi, homme à grelots et à marotte, rends-toi à merci et sans condition, ou tu es un danseur mauresque mort. — À qui faut-il me rendre ? » dit le bonnetier d’une voix tremblante ; car, quoiqu’il vît bien qu’il avait affaire à une bande de masques sur pied pour le plaisir, il remarqua en même temps qu’ils étaient bien au-dessus de sa classe, et perdit l’audace nécessaire pour faire sa partie dans un jeu où l’inférieur pouvait être en butte à de mauvais traitements. — Oses-tu parler, esclave ? dit un des masques ; et ai-je besoin de te montrer que tu es captif, en te donnant sur-le-champ la bastonnade ? — Oh ! nullement, puissant homme de l’Inde, répondit le fabricant de bonnets ; tenez, je me soumets à votre bon plaisir. — Avance donc, dit un de ceux qui l’avaient arrêté ; avance, et rends hommage à l’empereur des mimes, au roi des cabrioleurs, et au grand-duc des heures ténébreuses. Explique-nous aussi de quel droit tu es assez présomptueux pour gambader, pour regimber, pour user tes souliers de peau dans ses domaines sans lui payer tribut. Ne sais-tu pas que tu as encouru la peine de haute trahison ? — Ce serait une grande cruauté, dit le pauvre Olivier, puisque j’ignorais que Sa Grâce régnât ce soir. Mais je suis tout disposé à racheter cette forfaiture, si la bourse d’un pauvre bonnetier est assez riche, par une amende de quatre litres de vin, ou quelque autre bonne chose. — Menez-le devant l’empereur ! » fut le cri universel, et le danseur mauresque fut conduit devant un jeune homme frêle, mais gracieux et beau, splendidement habillé, portant une ceinture et une tiare en plumes de paon, alors apportées d’Orient comme une merveilleuse rareté ; une jaquette courte et un gilet en peau de léopard lui couvraient élégamment le reste du corps, qui était couvert en dessus d’un vêtement de soie couleur de chair, de manière à réaliser l’idée qu’on se forme d’un prince indien. Il portait des sandales attachées avec des rubans de soie écarlate, et tenait à la main une espèce d’éventail, comme les dames en portaient alors, formé de mêmes plumes disposées en huppe.

« Quel individu tenez-vous là ? dit le chef indien. Qui ose attacher les grelots d’un maure aux talons d’un âne stupide ?… Écoutez, l’ami, votre costume vous fait un de nos sujets, puisque notre empire s’étend sur toute la joyeuse terre, et particulièrement sur les mines et les ménestrels de tout genre… Quoi ! la langue bée au palais ?… Il veut du vin, servez-lui notre coquille de noix pleine de vin sec. »

Une vaste calebasse pleine de vin fut offerte aux lèvres du suppliant, tandis que le roi de la bande joyeuse l’exhortait à l’avaler.

« Casse-moi cette noisette, et fais-le gentiment, sans grimace surtout. »

Mais Olivier, quoiqu’il eût volontiers bu un coup modéré de ce bon vin, était épouvanté de la quantité qu’il lui fallait expédier. Il but une gorgée, et puis demanda merci.

« S’il plaît à Votre Majesté, j’ai encore loin à aller, et si j’avalais tout entier le cadeau que Votre Grâce veut que j’accepte, et dont je la remercie, il me serait impossible de me traîner jusqu’au premier chenil. — Es-tu au moins dans le cas d’agir en gaillard ? Voyons, saute-moi une cabriole… Ah ! une… deux… trois… admirable !… Encore… Donnez-lui de l’éperon… (ici un satellite de l’Indien piqua Olivier avec son épée). Ah ! c’est la meilleure de toutes ; il saute comme un chat dans une gouttière !… Approchez-lui encore la noisette… Bien ! pas de violence, il a payé son délit, et mérite non-seulement sa mise en liberté, mais encore une récompense. À genoux, à genoux donc, et relève-toi, sire chevalier de la Calebasse. Quel est ton nom ? Et qu’un de vous me passe une rapière. — Olivier, s’il plaît à Votre Honneur… je voulais dire à Votre Majesté. — Olivier, l’ami, tu es donc maintenant un des douze pairs, et le destin a avancé la promotion que nous voulions faire. Mais lève-toi, vaillant sire Olivier Thatchpate, chevalier de l’ordre honorable de la Citrouille… lève-toi, au nom de l’Absurdité, et va-t’en à ta besogne au nom du diable. »

Ainsi parlant, le prince des mascarades frappa un bon coup du plat de l’épée sur les épaules du bonnetier, qui se remit sur ses pieds avec plus d’agilité qu’il n’en avait encore montré, et les rires, les cris qui le poursuivaient doublant sa course, il arriva à la porte du forgeron tout d’une haleine, courant aussi fort qu’un renard traqué se sauve vers sa tanière.

Ce ne fut qu’après avoir frappé un coup à la porte que le bonnetier, toujours épouvanté, se ressouvint qu’il aurait dû réfléchir à la manière dont il pouvait se présenter devant Henri, et obtenir son pardon pour les fâcheuses communications qu’il avait faites à Simon Glover. On ne répondit pas au premier coup de marteau, et peut-être, lorsque ces réflexions vinrent à son esprit dans le court espace de temps que les circonstances lui donnaient, peut-être l’inquiet fabricant eût-il renoncé à son dessein, et battu en retraite vers l’auberge où il voulait d’abord se rendre. Mais un bruit lointain de musique lui fit craindre de tomber encore entre les mains des joyeux masques auxquels il avait échappé, et il se mit à battre le marteau de plus belle contre la porte de l’armurier, précipitant les coups, tout en tremblant toujours. Il fut enfin effrayé par la voix forte d’Henri Gow, qui disait de l’intérieur : « Qui frappe à cette heure, et que demandez-vous ? — C’est moi, Olivier Proudfute, dit le bonnetier ; j’ai une excellente plaisanterie à vous raconter, compère Henri. — Porte ta sottise à quelque autre endroit ; je ne suis pas d’humeur à plaisanter, dit Henri ; décampe… je ne reçois personne cette nuit. — Mais, compère, bon compère, reprit le guerrier du dehors, je suis assailli par des vilains, et vous prie de me donner asile sous votre toit ! — Sot que tu es, répliqua Henri, le coq le plus lâche de tous ceux qui ont combattu pendant le carnaval ne voudrait pas déranger ses plumes pour lutter contre un poltron comme toi

En ce moment, une autre symphonie de musique qui, comme le bonnetier put s’en apercevoir, approchait de plus en plus, porta sa frayeur au comble ; et d’une voix qui ne chercha plus à déguiser son excessive terreur, il s’écria :

« Par égard pour notre ancien compérage, pour l’amour de Notre-Dame bienheureuse, recevez-moi, Henri, si vous ne voulez pas, en place d’un être vivant, trouver demain un cadavre sanglant à votre porte, tombé sous les coups des sanguinaires Douglas. — Ce serait une honte pour moi, » pensa l’armurier au bon cœur ; « et à vrai dire, son péril peut être réel. Il est des faucons en chasse qui attaqueraient un moineau aussi bien qu’un héron.

Après ces réflexions qu’il murmura en partie, qu’en partie il fit à voix haute, Henri alla ouvrir sa porte bien fermée pour reconnaître la réalité du péril avant d’admettre dans sa maison son hôte importun. Mais tandis qu’il regardait dehors pour voir où en étaient les choses, Olivier s’élança dans la maison, comme un cerf effarouché dans un taillis, et se campa au coin du feu dans la cuisine de l’armurier, avant qu’Henri eût parcouru la ruelle des yeux depuis le haut jusqu’en bas, et reconnu qu’il n’y avait point d’ennemis à la poursuite du fugitif épouvanté ; il referma donc sa porte, et revint à la cuisine, mécontent d’avoir troublé sa sombre solitude, en sympathisant à des appréhensions qu’il aurait dû, pensait-il, reconnaître pour fausses, comme toutes celles de son timide concitoyen.

« Comment donc ? » dit-il assez froidement quand il vit le bonnetier tranquillement assis dans sa maison. « Quelle sotte farce est-ce là, maître Olivier ?… Je n’aperçois personne aux environs qui vous veuille du mal. — Donne-moi à boire, cher compère, répondit Olivier ; j’étouffe de la course que j’ai faite pour venir ici. — J’ai juré, dit Henri, que la nuit se passerait sans réjouissance dans cette demeure… je suis dans mon costume des jours ouvriers, comme vous voyez, et je jeûne pour de bonnes raisons, au lieu de me livrer à la fête. Vous avez déjà assez bu ce soir, car votre langue bredouille… S’il vous faut encore de l’ale ou du vin, allez en chercher ailleurs. — Oh, oui ! j’ai déjà trop riboté, dit le pauvre Olivier ; et l’on m’a presque noyé dans le vin… Cette maudite calebasse !… une gorgée d’eau, bon compère… vous ne me laisserez sûrement pas vous demander si peu en vain, ou, s’il vous plaît, un coup de petite ale fraîche ? — Eh bien ! si c’est là tout, répliqua Henri, vous allez l’avoir. Mais il faut que vous ayez terriblement bu pour en être à demander autre chose que du vin ou de la bière.

Ainsi parlant, il remplit un flacon d’une pinte à un poinçon qui était là près, et le présenta à son hôte. Olivier l’accepta avec empressement, le leva jusqu’à sa bouche d’une main tremblante, y plongea ses lèvres avec un frissonnement d’émotion, et, quoique ce fut le simple breuvage qu’il avait demandé, il était tellement épuisé par l’excès de sa frayeur et par ses fredaines du matin, qu’en replaçant le flacon sur la table de chêne, il laissa échapper un grand soupir de satisfaction, et resta muet.

« Eh bien ! maintenant que vous avez bu votre soûl, compère, dit l’armurier, que vous faut-il encore ? Où sont ceux qui vous menaçaient ? Je n’ai aperçu personne… — Non, mais vingt bandits m’ont chassé jusque dans votre passage, dit Olivier ; mais quand ils nous voient ensemble, vous savez qu’ils perdent bien vite le courage qui les pousse à se mesurer avec un seul d’entre nous. — Allons, ne plaisantez pas, ami Olivier, répliqua son hôte ; je ne suis pas gai aujourd’hui. — Je ne plaisante pas, par saint Jean de Perth ; j’ai été arrêté et indignement outragé, » dit-il en passant avec un air de souffrance sa main sur le membre meurtri… « C’est ce fou de David de Rothsay, avec le tapageur de Ramorny et le reste de la bande ; ils m’ont forcé à boire un quartant de malvoisie. — Tu déraisonnes, l’ami… Ramorny est malade, presque mort, à ce que l’apothicaire répète partout ; ils ne pourront sûrement pas, eux et lui, se lever à minuit pour faire de telles sottises. — Je ne sais, répliqua Olivier ; mais j’ai vu la troupe à la lueur des torches, et je le puis hardiment jurer d’après les bonnets que je leur ai vendus depuis la dernière fête des Innocents ; ils sont joliment travaillés, et je dois reconnaître mon faire. — Eh bien ! on a pu se tromper à votre détriment, répliqua Henri ; si vous courez un danger réel, je vais ordonner qu’on vous prépare un lit ici. Mais vous vous y camperez sur-le-champ, car je ne suis point en humeur de jaser. — Je voudrais pouvoir accepter ; seulement… ma chère Madeleine se mettra en colère… cela me serait fort égal… mais la vérité est que son inquiétude serait extrême dans une nuit de réjouissances comme celle-ci : car elle sait qu’avec une humeur comme la nôtre un mot amène un coup. — Eh bien ! alors allez-vous-en chez vous, et montrez-lui que son trésor est en sûreté, maître Olivier… Les rues sont tranquilles…. Et, pour parler sans façon, je voudrais être seul.

— Soit ; mais j’ai à causer un instant avec toi, » répliqua Olivier, qui, effrayé de rester, n’était pourtant guère disposé à partir. « Il y a eu tapage dans notre conseil de ville pour l’affaire de la veille de la Saint-Valentin ; le prévôt m’a dit, il n’y a pas quatre heures, que Douglas et lui étaient convenus de faire vider la querelle par un seul combattant de part et d’autre. Notre connaissance, Dick du Diable, passant par-dessus sa gentilhommerie, soutiendrait la cause de Douglas et des nobles, et vous ou moi nous combattrions pour la jolie ville. Or, quoique je sois doyen des bourgeois, je veux bien pourtant, vu l’amitié et la tendresse que nous eûmes toujours l’un pour l’autre, te laisser la préséance, et me contenter du rôle plus humble de second[50]. »

Henri, malgré sa tristesse, put à peine s’empêcher de rire.

« Si c’est là, dit-il, ce qui trouble ton repos et te retient hors du lit à minuit, j’aurai bientôt accommodé l’affaire. Tu ne perdras point l’honneur qu’on te propose. J’ai eu des vingtaines de duels… J’en ai eu beaucoup, beaucoup trop. Quant à toi, jusqu’à présent tu ne t’es mesuré, je pense, qu’avec ton soudan de bois… Il serait injuste à moi… inconvenant… infâme d’accepter ton offre amicale. Retourne chez toi, brave gaillard, et que la crainte de perdre un tel honneur ne trouble point ton sommeil. Sois sûr que c’est toi qui combattras, comme cela est juste, puisque c’est toi que ce fier cavalier a insulté. — Grand merci, merci de tout mon cœur, » dit Olivier très-embarrassé de la déférence inattendue de son ami ; « tu es bien le bon compère que j’ai toujours cru trouver en toi ; mais j’ai autant d’amitié pour Henri Smith qu’il en a pour Olivier Proudfute. J’en jure par saint Jean ! je ne combattrai pas dans cette querelle à ton préjudice. Après ce serment, je suis sûr de ne point succomber à la tentation ; car tu ne voudrais pas me faire manquer à ma parole, quand il s’agirait de vingt duels. — Allons, dit l’armurier, avoue que tu as peur, Olivier ; dis l’honnête vérité une fois dans ta vie, autrement je te laisse le soin de vider ta querelle. — Mais, mon compère, tu sais que je n’ai jamais peur. Cependant c’est un bandit bien résolu ; et comme j’ai une femme… la pauvre Madeleine, tu sais… et une petite famille, et que toi… — Et que moi, » interrompit Smith brusquement, « je n’en ai pas, et je n’en aurai jamais. — Bah ! vraiment ?… En ce cas… j’aimerais mieux que ce fût toi qui combattisses en cette occasion. — Par la sainte Vierge, compère ! on t’en fait accroire de belles. Apprends donc, mon pauvre sot, que sir Patrick Charteris, qui a toujours le mot pour rire, s’est tout à fait moqué de toi. Crois-tu qu’il exposerait l’honneur de la cité en te chargeant de la défendre ? ou que je te céderais la préséance s’il s’agissait de combattre pour une cause semblable ? Ventrebleu ! retourne chez toi, dis à Madeleine de te mettre un bonnet de nuit bien chaud : mange ton souper ; avale une coupe d’eau-de-vie, et tu seras en état demain matin de rosser ton dromond, ton soudan de bois, la seule chose sur laquelle tes coups aient jamais été rudement appliqués. — Ah ! c’est ainsi que tu parles, camarade ! » répondit Olivier reprenant courage, et croyant nécessaire de paraître offensé ; « je m’inquiète peu de ton humeur grondeuse ; il est heureux pour toi que tu ne puisses user ma patience au point de me fâcher. En voilà assez… Nous sommes compères, et cette maison est la tienne. Pourquoi les deux meilleures lames de Perth se croiseraient-elles l’une contre l’autre ?… Va ! je sais la cause de ta mauvaise humeur, et je peux te la pardonner… Mais la dispute est-elle réellement arrangée ? — Aussi solidement que jamais marteau enfonça une pointe de fer ; la ville a donné au Johnton une bourse d’or pour ne les avoir pas délivrés d’un drôle importun, appelé Olivier Proudfute, lorsqu’il l’avait à sa disposition, et cette bourse d’or achète pour le prévôt l’île de Slerpess, que le roi lui concède ; car le roi paie tout avec le temps. Ainsi, sir Patrick acquiert la charmante prairie qui est devant son château, et l’honneur est sauvé de part et d’autre, car, comme tu peux le comprendre, ce qui est donné au prévôt est donné à la ville. En outre, Douglas a quitté Perth pour marcher contre les Anglais, qui sont, dit-on, appelés dans les Marches par le comte de Marck qui nous trahit. La jolie ville est donc débarrassée de ce terrible personnage. — Mais, au nom de saint Jean ! qu’est-ce que cela signifie ? personne n’en a dit mot. — C’est que, vois-tu, ami Olivier, voici comment la chose s’est faite : le drôle à qui j’ai abattu la main est, dit-on, un domestique de sir John Ramorny, et il s’est sauvé vers son comté natal de Perth, où sir John lui-même doit être exilé à la grande satisfaction de tout honnête homme. Or, tout ce qui concerne sir Ramorny touche un plus haut personnage… Je crois que Simon Glover en a dit autant à sir Patrick Charteris. Si je devine juste, j’ai des grâces à rendre au ciel et à tous les saints de ne pas avoir tué celui que j’avais fait prisonnier sur l’échelle. — Et j’en rends aussi grâce au ciel et à tous les saints, très-dévotement ; j’étais derrière toi, tu sais, et… — N’en parle plus, si tu es sage… La loi punit ceux qui frappent des princes ; il faut laisser refroidir le fer avant d’y mettre la main. Tout est arrangé maintenant. — En ce cas, » dit Olivier un peu confus, mais encore plus soulagé par les renseignements que lui avait donnés son ami, « j’ai raison de me plaindre de sir Patrick Charteris, qui croit pouvoir plaisanter, parce qu’il est prévôt, avec l’honneur d’un honnête bourgeois de notre ville. — Soit, Olivier ; appelle sir Patrick en champ-clos, et il commandera à ses valets de lancer ses chiens sur toi. Mais voyons, la nuit se passe, ne partiras-tu pas ? — Ah ! j’ai encore un mot à te dire, bon compère ; mais d’abord un autre verre de ton ale. — La peste soit de toi, imbécile ! je souhaiterais que tu fusses dans un endroit où l’on trouve peu de liqueurs fraîches… Voilà, vide la barrique à ton gré. »

Olivier remplit une seconde coupe, et but ou sembla boire très-lentement, afin de gagner du temps pour réfléchir à la manière dont il pouvait entamer son second sujet de conversation, qui semblait fort délicat dans l’état d’irritabilité où se trouvait le forgeron. À la fin il ne trouva rien de mieux que d’entrer d’un seul coup en matière, en disant : « J’ai vu Simon Glover aujourd’hui, compère. — Eh bien ! dit l’armurier d’une voix lente, grave et triste ; si tu l’as vu, que m’importe à moi ? — Rien, rien, » répondit Proudfute déconcerté, « seulement je pensais que vous seriez bien aise de savoir qu’il m’a pris à part pour me demander si je t’avais vu le jour de la Saint-Valentin, après la bagarre du couvent des dominicains, et en quelle compagnie tu étais. — Et je parie que tu lui as répondu que tu m’avais rencontré avec une chanteuse, dans ce noir passage ? — Tu sais, Henri, que je n’ai pas le don de mentir ; mais j’ai tout accommodé avec lui. — Et comment cela, je te prie ? — Père Simon, ai-je dit, vous êtes vieux et vous avez oublié que, dans les veines de jeunes gens comme nous, le sang est comme du vif-argent. Vous croyez donc, ai-je dit, qu’il s’occupe encore de cette fillette, et que peut-être il la cache dans quelque coin de Perth ? Cela n’est point, ai-je dit, et je suis prêt à jurer qu’elle est sortie de la maison le matin suivant pour se rendre à Dundee. Heim ! n’était-ce pas bien plaider ta cause ? — Oui vraiment ! c’est ce qu’il me semble ; et si quelque chose peut ajouter à ma peine en ce moment, c’est, quand je suis enfoncé profondément dans la boue, de sentir un âne comme toi me mettre son gros pied sur la tête pour m’y plonger tout à fait. Allons, décampe, et puisses-tu rencontrer le sort que mérite ton adresse à servir les gens ! Alors on te trouverait demain matin avec le cou cassé dans l’égout le plus proche… Allons, déguerpis ou je te jette à la porte, la tête la première. — Ah, ah ! » s’écria Olivier en riant aussi bien qu’il pouvait ; « rien que cela ! Mais triste comme tu es, compère Henri, ne veux-tu pas venir faire un tour avec moi jusqu’à ma maison dans le Meal Venall ? — Que le diable t’emporte, non. — Je te donnerai de fameux vin, si tu veux venir. — Je te donnerai du gourdin, si tu restes. — Eh bien ! alors je vais endosser ton bulletin et ton bonnet d’acier, taper du talon comme toi et siffler ton air : « Os brisés à Loncarty ; » si on me prend pour toi, on n’osera pas passer auprès de moi, fût-on à quatre. — Prends tout ce que tu veux, au nom du diable ! Mais va-t’en. — Bien, bien Henri ; nous nous retrouverons quand tu seras de meilleure humeur, » dit Olivier qui avait revêtu son nouvel accoutrement.

« Pars… et puissé-je ne jamais voir ta stupide figure. » Olivier débarrassa enfin son hôte de sa présence. Dès qu’il fut dans la rue, il se mit à imiter autant que possible la démarche brusque et les gestes décidés de son redoutable compagnon ; en même temps il se mit à siffler un pibrock composé sur la déroute des Danois à Loncarty, qu’il avait appris parce que c’était l’air favori du forgeron, et qu’il se faisait fort de l’imiter en tout point. Mais lorsque le bourgeois inoffensif en dépit de ses rodomontades se trouva au bout du passage qui communiquait avec High-Street, il reçut par derrière un coup que son casque ne pouvait parer, et tomba mort sur la place ; un effort pour murmurer le nom de Henri, auquel il avait toujours soin de recourir pour être défendu, expira sur sa langue mourante.


CHAPITRE XVII.

CONFÉRENCE NOCTURNE.


Oui, je ferai de vous un bon jeune prince.
Faltsaff. Personnage de la tragédie d’Henri IV de Shakspeare.


Nous revenons aux masques qui, une demi-heure auparavant, avaient honoré d’un tonnerre d’applaudissements les prouesses d’agilité de Proudfute (les dernières que le pauvre bonnetier dût jamais faire), et qui avaient précipité sa course par leurs joyeuses clameurs lorsqu’il avait battu en retraite. Après avoir ri tout à leur aise, ils continuèrent gaiement leur route, arrêtant et épouvantant les gens qu’ils rencontraient, mais, il faut le dire, sans outrager personne d’une manière sérieuse. Enfin, las de cabrioles, le chef donna ordre à ses joyeux sujets de s’assembler autour de lui.

« Mes braves amis et sages conseillers, nous sommes véritablement roi de tout ce qui mérite d’être commandé en Écosse. Nous régnons pendant les heures où la coupe circule, où la beauté devient facile, où la folie est éveillée, où la sagesse ronfle sur son lit de repos. Nous laissons à notre vice-régent, le roi Robert, l’ennuyeuse tâche de réprimer de nobles ambitieux, de satisfaire un avide clergé, de soumettre de sauvages montagnards, et de réconcilier des haines mortelles. Puisque notre empire est celui de la joie et du plaisir, c’est justice que nous secourions nos sujets de toutes nos forces quand, par leur mauvaise fortune, ils sont devenus prisonniers du souci et d’une maladie hypocondriaque. Je parle principalement pour sir John, que le vulgaire appelle Ramorny. Nous ne l’avons pas vu depuis la bagarre de Curfew-Street, et, quoique nous sachions qu’il a attrapé quelque mal en cette affaire, nous ne voyons pas pourquoi il ne nous rendrait pas hommage dûment et révérencieusement. Venez ici, vous, notre roi d’armes de la calebasse. Avez-vous légalement invité sir John à participer aux réjouissances de cette soirée ? — Oui, milord. — Et l’avez-vous informé que nous suspendions pour cette nuit sa sentence de bannissement, afin que nous pussions du moins prendre un joyeux congé d’un vieil ami, puisque l’autorité supérieure a ordonné cet exil ? — J’ai eu soin de l’en avertir, milord, » répondit le héraut fantastique. — Et n’a-t-il pas envoyé un mot d’écrit, lui qui se pique d’être si habile clerc ? — Il était au lit, milord, et je n’ai pu le voir. À ce que j’ai entendu dire, il vit fort retiré, souffrant des contusions qu’il a reçues, affligé d’avoir perdu la faveur de Votre Altesse, et craignant d’être insulté dans les rues, parce qu’il n’a échappé qu’à grand’peine aux manants qui le poursuivirent, lui et ses deux domestiques, jusqu’au couvent des dominicains. En outre quelques domestiques ont été renvoyés dans le comté de Fife, de peur d’indiscrétion. — Ma foi, c’est sagement fait, » dit le prince, qui, on l’a sans doute deviné, avait à porter ce titre un meilleur droit que celui qu’il devait aux amusements de la soirée… « Il est fort prudent d’écarter ces drôles à la langue légère. Mais l’absence de sir John lui-même à notre fête solennelle, depuis si long-temps annoncée, n’en est pas moins une mutinerie, une déclaration de désobéissance. Si, néanmoins, le chevalier est réellement empêché par la maladie et le chagrin, nous sommes tenus à lui rendre visite ; car il ne peut y avoir de meilleur remède pour lui que notre présence et un gentil baiser de la calebasse… En avant, écuyers, ménestrels, gardes et seigneurs ! Portez haut le grand emblème de notre dignité… Levez la calebasse, vous dis-je ! et que les joyeux lurons qui portent ces quartaut dont le contenu doit remplir la coupe, soient des drôles capables de se tenir encore sur leurs pieds. Leur fardeau est lourd et précieux, et, si nos yeux ne nous trompent pas, ils nous paraissent pencher et chanceler plus qu’il n’est permis. Allons, en marche, messieurs, et que nos musiciens nous donnent quelque chose de gai et de bruyant. »

Ils partirent donc enivrés par la gaieté et par de fréquentes libations ; les nombreuses torches lançaient leur lumière rougeâtre contre les petites fenêtres par où les bourgeois en bonnets de nuit, et quelquefois leurs épouses passaient la tête à la dérobée pour connaître la cause du tumulte qui troublait les rues paisibles à cette heure indue. À la fin, la joyeuse bande s’arrêta devant la porte de sir John Ramorny : une petite cour séparait la maison de la rue.

Là ils frappèrent, crièrent et hurlèrent, avec mille menaces de vengeance contre les rebelles qui refusaient d’ouvrir. La dernière punition dont ils les menacèrent, fut un emprisonnement sous un muid vide dans le cachot du palais féodal du prince de Passe-Temps, c’est-à-dire la cave à l’ale. Éviot, le page de Ramorny, entendait fort bien tout cela, et reconnaissait parfaitement les intrus qui frappaient si fort ; mais il pensait que dans l’état où se trouvait son maître, il valait mieux ne pas répondre du tout, et laisser la compagnie se lasser d’elle-même, que d’essayer de changer ses résolutions, ce qu’il savait être absolument impossible. La chambre à coucher de Ramorny donnant sur un petit jardin, le page se flattait qu’il ne serait pas éveillé par le bruit, et il se fiait assez à la solidité de la porte extérieure pour croire qu’avant de la briser ils auraient eu le temps de cuver leur vin et leur ivresse. La bande semblait donc devoir bientôt s’épuiser, au milieu du tapage qu’ils faisaient en criant et en frappant à la porte, quand leur prince pour rire (qui ne méritait que trop cette épithète)se moqua d’eux, en les appelant prêtres fainéants et stupides du dieu du vin et de la joie.

« Approchez notre clef… que voilà, dit-il, et appliquez-la à cette porte rebelle… »

La clef qu’il désignait était un grand morceau de bois, laissé dans la rue avec ce manque d’ordre caractéristique d’une petite ville d’Écosse à cette époque.

Tout en hurlant de joie, les Indiens prirent aussitôt la poutre dans leurs bras, et la soutenant par leurs forces réunies, s’élancèrent contre la porte avec une telle vigueur que serrures, gonds et verrous retentirent, en promettant de bientôt céder. Éviot pensa ne devoir pas attendre qu’on enfonçât la porte ; il descendit dans la cour, et après quelques questions dilatoires pour la forme, ordonna au portier d’ouvrir comme s’il ne reconnaissait qu’à l’instant les visiteurs nocturnes.

« Esclave menteur d’un maître rebelle, dit le prince, où est notre déloyal sujet, sir John Ramorny qui a refusé de se rendre à notre invitation ? — Milord, » répondit Éviot en s’inclinant, devant la dignité à la fois réelle et supposée du chef ; « mon maître est en cet instant même fort indisposé… il a pris une potion soporifique… et Votre Altesse m’excusera, je ne fais que remplir mon devoir en lui disant qu’on ne peut parler à sir John sans mettre sa vie en péril. — Bah ! ne me parle pas de péril, maître Teviot… Cheviot… Éviot… comment diable t’appelle-t-on ?… mais indique-moi la chambre de ton maître ; ou plutôt ouvre-moi la porte de la maison, et je saurai bien la trouver moi-même… Levez la calebasse, mes braves amis, et tâchez de ne pas répandre une goutte de la liqueur que Bacchus a envoyée pour guérir toutes les maladies du corps et tous les maux de l’esprit. Approchez-la, dis-je, que nous voyions la coupe sacrée qui contient cette précieuse liqueur. »

Le prince entra donc dans la maison, et connaissant bien l’intérieur, il monta les escaliers, suivi d’Éviot qui demandait en vain du silence, et de toute la bande joyeuse ; puis il s’élança dans la chambre du propriétaire malade.

Celui qui a éprouvé la sensation causée par un soporifique amenant le sommeil en dépit d’affreuses souffrances, et qui en a été violemment tiré par le bruit et le tumulte, celui-là peut seul imaginer l’alarme et la confusion d’esprit où se trouva John Ramorny, et les atroces douleurs, tant physiques que morales, qui, en lui, réagissaient les unes sur les autres. Si l’on ajoute à cela que le malade se réveillait avec la conscience d’avoir ordonné un crime qui devait s’exécuter à ce même moment, on conviendra que l’éternel sommeil lui eût semblé préférable à un si affreux réveil. Le gémissement qu’il poussa, premier symptôme de la sensibilité qu’il recouvrait, eut quelque chose de si terrible, que les tapageurs effrayés se turent un instant. Ramorny, à demi soulevé sur son lit, parcourait des yeux l’appartement rempli de figures bizarres que le trouble de ses sens lui faisait voir encore plus bizarres, tandis qu’il se disait à lui-même :

« Il en est donc ainsi, et la légende est vraie. Voici les démons, et je suis condamné pour toujours ! Le feu n’est pas externe, mais je le sens… je sens mon cœur brûlant comme si la fournaise sept fois chauffée le travaillait intérieurement. »

Tandis qu’il promenait d’affreux regards autour de lui et tâchait de retrouver quelque souvenir, Éviot s’approcha du prince, et tombant à genoux le supplia de faire évacuer l’appartement.

« Cela, disait-il, coûtera la vie à mon maître. — N’aie pas peur, Cheviot, répliqua le duc de Rothsay ; fût-il aux portes de la mort, voilà qui ferait lâcher prise aux démons… Avancez la calebasse, mes amis. — Il est mort s’il y goûte à présent, dit Éviot. S’il boit du vin, il est mort. — Alors quelqu’un va boire pour lui, et il sera guéri par intermédiaire… Puisse notre grand dieu Bacchus accorder à sir John Ramorny la consolation et la paix du cœur ; lubrifier ses poumons, et lui rendre l’imagination légère ! dons les plus précieux que le ciel nous ait faits, tandis que le fidèle sujet qui boira à sa place aura les maux de cœur, les attaques de nerfs, les vacillements de la vue, les battements du cerveau ; souffrances par lesquelles notre souverain maître modifie des attributs qui, autrement, nous rendraient trop semblables aux dieux !… Qu’en dites-vous, Éviot ? Voulez-vous être le fidèle serviteur qui boira pour la guérison de votre seigneur et comme son représentant ?… Consentez-y, et nous nous tiendrons obligés à partir, car il me semble que notre sujet a l’air d’un mort. — Je suis prêt à faire tout ce qui est en mon faible pouvoir pour empêcher mon maître d’accomplir une chose qui peut causer sa mort, et détourner de Votre Grâce les remords de l’avoir ordonnée. Mais voici un homme qui fera la prouesse de bonne volonté, et remerciera en outre Votre Altesse. — Qui avons-nous là ? dit le prince ; un boucher, et un boucher arrivant de l’abattoir ! Les bouchers travaillent-ils la veille du jeûne ? Ah ! comme il pue le sang ! »

Ces mots s’adressaient à Bonthron qui, stupéfait du tumulte qui retentissait dans la maison où il s’était attendu à trouver tout sombre et silencieux, et à moitié hébété par le vin qu’il avait bu, se tenait debout, sur le seuil de la porte, contemplant cette scène singulière. Son buffetin taché de sang et sa hache sanglante offraient un spectacle dégoûtant et horrible aux yeux des jeunes seigneurs débauchés, et sans pouvoir bien s’en rendre compte, la troupe entière éprouvait à la vue de cet homme une terreur inexprimable.

Lorsqu’on approcha la calebasse des lèvres de ce sauvage à mine hideuse et repoussante, et lorsque, pour la saisir, il étendit une main souillée de sang, le prince s’écria :

« À la cour ! Ne laissez pas ce misérable boire en ma présence ! Trouvez-lui quelque autre vase que notre sainte calebasse, emblème de nos réjouissances… Une auge à cochon conviendrait mieux, si on pouvait s’en procurer une. À la cour ! et noyez-le dans la liqueur, en expiation de la sobriété de son maître… Laissez-moi seul avec sir John Ramorny et son page ; sur mon honneur, les regards du chevalier m’épouvantent. »

L’escorte du prince sortit de l’appartement, et Éviot resta seul.

« Je crains, » dit le prince, s’approchant du lit avec des manières bien différentes de celles qu’il avait eues jusqu’alors, « je crains, mon cher sir John, que cette visite ne soit mal venue ; mais c’est votre faute. Quoique vous connaissiez notre vieille coutume, et quoique vous approuviez nos projets pour cette soirée, on ne vous a point vu depuis la Saint-Valentin… C’est aujourd’hui la veille du jeûne, et cette désertion est une vraie désobéissance ; une trahison envers notre royaume de joie et les statuts de la Calebasse. »

Ramorny leva la tête, fixa sur le prince un œil hagard, et fit signe à Éviot de lui donner à boire ; une large coupe de tisane fut apportée par le page. Le malade l’avala avec une avidité qui faisait trembler la coupe dans sa main. Il se servit ensuite, à plusieurs reprises, de l’essence stimulante recommandée par l’apothicaire, et parut recouvrer ses sens.

« Permettez-moi de vous tâter le pouls, mon cher Ramorny, reprit le prince ; je connais quelque chose à ce métier-là… Comment ? vous me présentez la main gauche, sir John ?… Ceci n’est conforme ni aux règles de la médecine ni à celles de la courtoisie. — La droite a fait son dernier acte au service de Votre Altesse, » murmura le patient d’une voix basse et entrecoupée. — Que voulez-vous dire ? J’ai été informé qu’un de vos gens, Black Quentin, a perdu une main, mais il peut voler avec l’autre assez pour gagner les galères : sa destinée n’en sera donc pas beaucoup changée. — Ce n’est pas cet homme qui a perdu la main au service de Votre Grâce… c’est moi… John de Ramorny. — Vous ! vous plaisantez, ou l’opium que vous avez pris trouble votre raison. — Quand le jus de tous les pavots d’Égypte serait mêlé dans une même potion, il perdrait son influence sur moi quand je regarde ceci : » il tira son bras droit de dessous les couvertures de son lit, et, l’étendant vers le prince, enveloppé dans ses appareils… « Si ces linges étaient enlevés, dit-il, Votre Altesse verrait qu’un tronc sanglant est tout ce qui reste d’une main jadis toujours prête à tirer l’épée au moindre signe de Votre Grâce. »

Rothsay recula d’horreur. « Ceci mérite vengeance, dit-il. — La vengeance est déjà commencée, répondit Ramorny ; il me semble que j’ai vu Bonthron il n’y a qu’un instant, ou le rêve infernal dont mon esprit était troublé au moment de mon réveil avait-il évoqué cette image ? Éviot, appelez le mécréant… si toutefois il n’est pas trop ivre pour paraître devant moi. »

Éviot sortit, et revint avec Bonthron, qu’il avait sauvé d’une seconde calebasse de vin ; le misérable avait avalé la première sans qu’aucun changement notable parût dans son maintien.

« Éviot, dit le prince, ne laisse pas cette brute m’approcher ; à son aspect mon âme est saisie d’horreur et de dégoût. Il y a dans ses regards quelque chose d’antipathique à ma nature, et je sens une répulsion instinctive semblable à celle qu’on éprouve en face d’un serpent. — Écoutez-le, milord, dit Ramorny, à moins qu’une outre de vin ne parlât, rien au monde ne saurait s’exprimer en moins de mots… en as-tu fini avec lui, Bonthron ? »

Le scélérat leva sa hache qu’il portait encore à la main, et la baissa du côté du tranchant.

« Bien, comment as-tu reconnu ton homme ?… La nuit est obscure, à ce qu’on m’a dit. — Par la vue et par l’ouïe ; sa démarche, ses vêtements, sa voix. — C’est assez, sors… Éviot, qu’on lui donne de l’or et du vin, de quoi satisfaire sa soif d’ivrogne… Sors, et toi, Éviot, sors avec lui. — Et qui a été mis à mort ? » dit le prince, délivré des sentiments de dégoût et d’horreur qu’il avait éprouvés en présence de l’assassin : « ceci n’est qu’un jeu sans doute, car autrement ce serait une action atroce. Qui a eu le malheur d’être égorgé par ce scélérat brutal ? — Un homme qui ne valait guère mieux que lui, répliqua le malade ; un misérable artisan, à qui pourtant le sort a donné le pouvoir de réduire Ramorny à l’état d’un pauvre estropié… Que la malédiction accompagne son âme infâme !… Sa misérable vie ne saurait pas plus satisfaire ma vengeance qu’une goutte d’eau n’éteindrait une fournaise. Mais il faut que je sois bref, car mes idées commencent encore à se troubler ; la nécessité du moment les tient seules assemblées comme une courroie réunit une botte de flèches. Vous êtes en danger, milord… Je vous le dis avec certitude… Vous avez bravé Douglas et offensé votre oncle… Vous avez aussi mécontenté votre père ; mais ceci ne serait qu’une bagatelle sans le reste. — Je suis fâché d’avoir mécontenté mon père, » répondit le prince (entièrement distrait d’une chose aussi insignifiante que le meurtre d’un artisan, par des objets plus importants), oui, j’en suis fâché, si en effet je l’ai mécontenté. Mais si je vis, la puissance de Douglas sera renversée, et la politique d’Albany ne le sauvera pas. — Oui… Si… si… milord, continua Ramorny ; avec des ennemis comme les vôtres, vous ne devez pas vous reposer sur des si ou des mais… Il faut vous résoudre à donner la mort ou à la recevoir. — Qu’entendez-vous par là, Ramorny ? La fièvre vous fait extravaguer. — Non, milord, quoique les pensées qui traversent maintenant mon esprit soient propres à donner des mouvements frénétiques. Il se peut que ma blessure me dispose à voir les choses sous un aspect favorable, que mon inquiétude pour le salut de Votre Altesse m’ait suggéré des desseins trop hardis ; mais je possède tout le jugement que le ciel m’a donné quand je vous dis que, si vous voulez porter un jour la couronne d’Écosse, si vous voulez même voir un autre anniversaire de la Saint-Valentin, vous devez… — Et que dois-je faire, Ramorny ? » dit le prince avec un air de dignité ; « rien d’indigne de moi, j’espère. — Rien assurément qui soit indigne ou mal séant à un prince d’Écosse, si les sanglantes annales de notre patrie disent la vérité, mais quelque chose qui pourrait agiter les nerfs du prince des mimes et des bouffons. — Vous êtes sévère, sir John Ramorny, » répondit le duc de Rothsay d’un air mécontent ; « mais vous avez chèrement payé le droit de nous censurer, par la perte que vous avez faite à notre service. — Milord de Rothsay, reprit le chevalier, le chirurgien qui a pansé ce bras mutilé m’a dit que, plus je ressentais la douleur causée par le bistouri et le fer à cautériser, plus ma guérison était probable ; je n’hésiterai donc pas à blesser vos sentiments, si je puis de cette façon vous faire comprendre ce qui est nécessaire à votre sûreté. Votre Grâce a été trop longtemps le fils de la Folie et des Plaisirs ; elle doit à présent se conduire en homme et en politique, ou le duc de Rothsay sera écrasé comme un papillon au sein des fleurs sur lesquelles il aime à folâtrer. — Je crois savoir où tend votre morale, sir John, vous êtes las de ces joyeuses folies… que les gens d’Église appellent des vices… vous prétendez à des crimes un peu plus sérieux. Un meurtre ou un massacre rehaussera-t-il la saveur de la débauche, comme le goût de l’olive rehausse la saveur du vin ? Mes pires erreurs, à moi, ne sont que de joyeux traits de malice ; je n’ai pas de goût pour le sang, et j’abhorre même d’entendre parler d’actions sanglantes, n’eussent-elles été commises que sur les plus misérables gens. Si jamais j’occupe le trône (je suppose d’abord qu’à l’exemple de mon père je changerai mon nom contre celui de Robert, en l’honneur de Bruce), alors chaque jeune Écossais aura son flacon dans une main, et l’autre autour du cou de sa maîtresse : les hommes seront conduits par les baisers et les rasades, et non par les dagues et les chaînes : on écrira sur mon tombeau : « Ci gît Robert, quatrième du nom : il ne gagna pas de bataille, comme Robert Ier ; il ne s’éleva pas du rang de comte à celui de roi, comme Robert II ; il ne fonda pas d’église, comme Robert III ; il se contenta de vivre et de mourir roi des joyeux garçons. » Parmi mes ancêtres qui ont régné deux siècles, je n’envie d’autre gloire

Que celle du bon vieux roi Côte
Qui vidait si bien un grand bôle.

— Mon gracieux seigneur, dit Ramorny, permettez-moi de vous rappeler que vos joyeuses orgies entraînent des maux sérieux. Si j’avais perdu cette main en combattant pour assurer à Votre Grâce quelques importants avantages sur ses trop puissants ennemis, je ne l’aurais jamais regrettée ; mais du casque et de la cotte de mailles être réduit au béguin et à la jupe, dans une partie de débauche nocturne… — Comment, encore, sir John, interrompit le jeune étourdi ; comment pouvez-vous avoir l’indignité de me mettre sans cesse votre main sanglante sur le visage, comme le fantôme de Gask-Hatl jetait sa tête à sir William Wallace ? Mais vous êtes plus déraisonnable que Fawdyon lui-même, car Wallace lui avait coupé la tête dans un accès d’emportement, tandis que je serais charmé de vous rendre votre main, si cela se pouvait. Comme, par malheur, cela ne se peut, je veux vous en donner une autre à la place, semblable à la main d’acier du vieux chevalier de Carselogie, avec laquelle il serrait la main de ses amis, caressait sa femme, défiait ses antagonistes, et faisait tout ce qui peut être fait par une main de chair et de sang. Croyez-moi, John Ramorny, nous avons dans notre personne beaucoup de choses superflues ; l’homme peut voir avec un œil, entendre avec une oreille, toucher avec une main, sentir avec une narine, pourquoi donc avons-nous une paire de chacune de ces choses, si ce n’est pour suppléer à la perte ou à la maladie de l’une d’elles ? Je ne puis le concevoir autrement. »

Sir John Ramorny se détourna du prince en laissant échapper un sourd gémissement.

« Sir John, reprit le duc, je parle très-sérieusement : vous connaissez la légende de Carselogie à la main d’acier, mieux que moi-même, car il habitait dans votre voisinage. À cette époque, ce mécanisme curieux ne pouvait être fabriqué qu’à Rome ; mais je gagerais cent marcs avec vous, que si l’armurier de Perth l’avait pour modèle, notre Henri du Wynd en ferait une imitation aussi parfaite que pourraient le faire tous les forgerons de Rome, avec tous les cardinaux pour bénir leur ouvrage. — Je pourrais à coup sûr accepter la gageure, » répliqua Ramorny amèrement, « mais ce n’est pas le temps des plaisanteries. Vous m’avez renvoyé de votre service sur l’ordre de votre oncle. — Sur l’ordre de mon père. — Auquel votre oncle commande absolument. Je suis un homme disgracié, jeté à l’écart comme une chose inutile, ainsi que j’y puis jeter maintenant le gant de ma main droite. Mais, si ma main est perdue, ma tête peut encore vous servir. Votre Grâce est-elle disposée à entendre un mot sur un sujet sérieux ?… car je suis extrêmement faible, et je sens mes forces qui s’affaiblissent. — Parle tant que tu voudras, dit le prince ; la perte que tu as faite m’oblige à t’écouter, ton bras mutilé est un spectre qui me poursuit. Parle donc, mais use avec modération de ton important privilège. — Je serai bref dans mon intérêt comme dans le vôtre ; d’ailleurs, j’ai peu de chose à dire.

Douglas, en ce moment, se met à la tête de ses vassaux ; il va rassembler, au nom du roi Robert, trente mille habitants des frontières, qu’il amènera bientôt après dans l’intérieur du royaume, pour demander que le duc de Rothsay accorde ou plutôt restitue à Marjory Douglas le rang et les privilèges de duchesse de Rothsay ; le roi Robert accédera à toutes les conditions qui pourront assurer la paix… Que fera le duc ? — Le duc de Rothsay aime la paix, » répondit le prince avec hauteur, « mais il n’a jamais craint la guerre. Avant qu’il reçoive de nouveau cette fille orgueilleuse à sa table et dans sa couche, par ordre de Douglas, Douglas sera roi d’Écosse. — Soit ; mais ce n’est là que le danger le moins pressant, car il ne vous menace que d’une violence ouverte : Douglas ne travaille point en secret. — Quel est donc ce péril pressant, et qui nous tient éveillés si tard ? Je suis fatigué, tu es blessé, et les flambeaux pâlissent, comme s’ils étaient las de notre conférence. — Dites-moi donc quel est l’homme qui gouverne le royaume d’Écosse, demanda Ramorny. — Robert III du nom, » répondit le prince, qui ôta son bonnet en prononçant ces mots ; « et puisse-t-il long-temps tenir le sceptre. — Amen, cela est vrai, répondit Ramorny. Mais qui gouverne le roi Robert, qui décide de toutes les mesures que prend le bon roi ? — Milord d’Albany, voulez-vous dire ? Oui il est vrai que mon père se laisse guider entièrement par les conseils de son frère, et en conscience, sir John Ramorny, nous ne pouvons le blâmer, car il tire peu d’aide de son fils. — Aidons-le maintenant, milord, dit Ramorny ; je possède un terrible secret… Albany m’a fait des propositions pour me joindre à lui, afin d’attenter à la vie de Votre Altesse ; il m’offre un pardon entier pour le passé, et une haute faveur pour l’avenir. — Comment, ma vie ? Je pense que vous voulez parler seulement de mon royaume ? Ce serait une affreuse impiété ; c’est le frère de mon père, ils se sont assis sur les genoux du même père, ont reposé sur le sein de la même mère… Tais-toi, Ramorny ; quelle folie on te fait croire, grâce à ta maladie ! — Croire, dit Ramorny ; c’est la première fois qu’on m’appelle crédule ; mais l’homme par qui Albany m’a fait apporter ces propositions, sera cru de tout le monde, chaque fois qu’il parlera d’une mauvaise action… les médicaments mêmes préparés par lui ont un amer goût de poison. — Fi donc ! un tel scélérat calomnierait un saint. Ramorny, tu t’es laissé tromper une fois, malgré toute ta finesse. Mon oncle d’Albany est ambitieux ; il voudrait assurer à lui et à sa maison une portion d’autorité et de richesses plus considérables que cela n’est juste ; mais supposer qu’il pense à détrôner ou à assassiner son frère… Fi, Ramorny ! ne me force pas à te citer le vieux proverbe : « Que ceux qui font le mal, craignent le mal… » Tu exprimes des soupçons ; tu ne sais rien de positif. — Votre Grâce est dans une fatale erreur… Je vais achever : le duc d’Albany est généralement haï pour son avarice et sa cupidité… Votre Altesse est peut-être plus aimée que… »

Ramorny s’arrêta ; le prince continua d’un ton calme : « Plus aimée qu’honorée, c’est ce que je désire, Ramorny. — Au moins, vous êtes plus aimé que craint, et c’est une condition peu sûre pour un prince. Mais engagez-moi votre honneur et votre parole de chevalier que vous ne m’en voudrez pas pour les bons services que je vous rendrai ; prêtez-moi votre sceau pour engager vos amis en votre nom, et le duc d’Albany n’aura plus d’autorité dans cette cour, avant que la main qui terminait jadis ce bras mutilé se réunisse de nouveau à mon corps, et exécute les ordres de ma volonté. — Vous n’oseriez pas tremper vos mains dans le sang royal, » dit le prince d’une voix sévère. — Que dites-vous… En aucune façon… Le sang n’a pas besoin d’être répandu ; la vie peut s’éteindre d’elle-même. Faute de la nourrir d’huile nouvelle, de la protéger contre le souffle du vent, la lumière ne peut manquer de s’éteindre dans la lampe. Laisser un homme mourir ce n’est pas le tuer. — C’est vrai… J’avais oublié cette distinction… Supposez donc que mon oncle Albany cesse de vivre… Je pense que c’est comme cela qu’il faut dire… Qui alors gouvernera la cour d’Écosse ? — Robert III, avec le consentement, sous l’autorité et par les conseils du très-puissant David, duc de Rothsay, lieutenant du royaume, et alter ego ; en faveur de qui le bon roi, las des fatigues et des tourments de la souveraineté, sera bientôt disposé à abdiquer la couronne. Ainsi, longue vie à notre brave et jeune monarque, le roi Robert IV.

Ille manu fortis,
Anglis ludet in hortis[51].

— Et notre père et prédécesseur, dit Rothsay, continuera à vivre pour prier pour nous comme notre chapelain, en reconnaissance du privilège que nous lui accorderons de ne reposer sa tête grise dans le tombeau que lorsque le cours de la nature le permettra… Ou bien aura-t-il à supporter quelques-unes de ces négligences par suites desquelles les hommes cessent de vivre, et échangent les limites d’une prison, ou d’un couvent, ce qui n’en diffère guère, contre la noire et paisible demeure, où le méchant cesse de faire le mal, et l’homme fatigué se repose. — Vous plaisantez, milord, répliqua Ramorny ; faire au bon vieux roi le moindre mal, serait à la fois barbare et impolitique. — Pourquoi reculeriez-vous, » répondit le prince avec un sombre mécontentement ; « votre plan est une leçon de scélératesse surnaturelle guidée par une ambition imprévoyante ?… Si le roi d’Écosse peut à peine tenir tête à ses nobles, maintenant qu’il peut lever contre eux une bannière honorable et sans tache, qui voudra suivre un prince souillé de la mort de son oncle et de l’emprisonnement de son père ? Ta politique révolterait un divan d’infidèles, pour ne rien dire du conseil d’un peuple chrétien… Tu as été mon maître, Ramorny, et j’ai le droit peut-être de m’excuser sur tes leçons et ton exemple de quelques-unes des folies qu’on me reproche. Peut-être sans toi ne serais-je pas à minuit sous ce déguisement insensé, » ajouta-t-il en jetant un regard sur ses habits, « occupé à entendre un débauché ambitieux qui me propose d’assassiner mon oncle et de détrôner le meilleur des pères. Cependant puisque c’est ma faute aussi bien que la tienne qui m’a entraîné si avant dans le gouffre de l’infamie, il ne serait pas juste que toi seul en portasses la peine. Mais n’aie pas l’audace de me proposer une seconde fois ce projet, au péril de ta vie. Je te dénoncerais à mon père… À Albany… À l’Écosse… Dans sa longueur et dans sa largeur, à chaque croix sur les places publiques de notre pays, serait attaché un morceau du corps du traître qui conseilla de telles horreurs à l’héritier d’Écosse ! Mais j’espère que la fièvre de ta blessure et l’influence enivrante de ton soporifique t’ont inspiré ce soir, plutôt que tes propres réflexions. — Sûrement, milord, répondit Ramorny ; si j’ai dit quelque chose qui puisse si fort déplaire à Votre Altesse, ce doit avoir été par un excès de zèle, mêlé à la faiblesse de mon esprit. Sans doute, de tous les hommes, aucun n’est moins capable que moi de proposer des projets ambitieux, dans l’intention d’en tirer avantage pour lui-même. Hélas ! ma seule perspective, dans l’avenir, doit être d’échanger la lance et la selle pour le bréviaire et le confessionnal. Le couvent de Lindores recevra le chevalier de Ramorny, estropié et appauvri, qui aura dans ce lieu tout le loisir de méditer sur ce texte : « Ne mets pas ta confiance dans les princes. » — C’est une pieuse résolution, dit le prince, et nous ne manquerons pas de l’encourager. Notre séparation ne devait être que momentanée… maintenant elle doit être éternelle. Assurément, après le discours que vous m’avez tenu, il est à propos que nous vivions loin l’un de l’autre ; mais le couvent de Lindores, ou toute autre maison qui vous recevra, sera richement doté et hautement favorisé par nous… Et maintenant, sir John de Ramorny, bonsoir… Dormez… et oubliez cette conversation fatale dans laquelle la fièvre de la maladie et la fièvre de l’ivresse se sont entretenues plutôt que nos esprits… Éclairez-moi, Éviot. »

À la voix d’Éviot arrivèrent les gens du prince qui s’étaient endormis dans l’antichambre et sur l’escalier, épuisés par les orgies de la soirée.

« N’y a-t-il personne parmi vous qui ne soit pas ivre ? » demanda le duc de Rothsay, dégoûté à l’aspect des gens de sa suite.

« Personne, » lui répondirent plusieurs voix d’ivrognes ; « nul de nous n’a été traître à l’empereur des joyeux garçons. — Et vous êtes donc tous changés en brutes ? dit le prince. — Pour obéir aux ordres de Votre Grâce et suivre son exemple, répondit quelqu’un ; et si vous nous trouvez en arrière, nous ferons une visite à la calebasse. — Paix ! ignoble créature, reprit Rothsay ; n’y a-t-il personne entre vous qui ne soit pas ivre, vous dis-je ? — Si, mon noble maître ; il y a un faux frère, Watkins l’Anglais. — Viens donc ici, Watkins, et éclaire-moi… Donne-moi un manteau et un bonnet. Emporte cette friperie, » ajouta-t-il en jetant à terre sa couronne de plumes. « Plût à Dieu que je pusse aussi aisément me débarrasser de toutes mes folies… Wat l’Anglais, accompagne moi seul, et vous autres, finissez vos extravagances, quittez vos habits de mascarade. Le carnaval est fini et le carême a commencé. — Notre monarque a abdiqué ce soir plus tôt que de coutume, » dit un des individus de la bande joyeuse. Mais comme le prince n’encouragea pas cette plaisanterie, ses gens qui, pour l’instant, ne brillaient pas pour la sobriété, tâchèrent d’en prendre l’apparence, et toute la bande imita l’extérieur de personnes décentes, qui, surprises dans une partie de débauche, essaient de cacher leur état présent sous une double dose de gravité et de décorum. Le prince ayant à la hâte changé ses habits, fut conduit dehors, éclairé par le seul homme sobre de la compagnie ; mais, chemin faisant, il faillit tomber sur le corps endormi du sauvage Bonthron. — Comment !… cette vile brute est-elle encore sur notre passage ? » s’écria-t-il avec colère et dégoût. « Ici, quelqu’un ! jetez ce scélérat dans le bac aux chevaux pour qu’il prenne un bain une fois en sa vie. »

Pendant qu’on exécutait ses ordres, au moyen d’une fontaine placée dans la cour intérieure, et que Bonthron essuyait un châtiment auquel il était incapable de résister autrement que par quelques gémissements inarticulés et par des grognements semblables à ceux d’un sanglier mourant, le prince se rendit à ses appartements dans une maison appartenant aux comtes d’Errol, et qu’on nommait le logement du connétable. Chemin faisant, pour se distraire de pensées affligeantes, il demanda à son compagnon comment il possédait encore sa raison quand tous ses camarades l’avaient depuis si long-temps perdue par l’effet des liqueurs. — Avec la permission de Votre Grâce, répondit l’Anglais Wat, je vous confesse qu’il m’arrive souvent de garder ma tête quand il plaît à Votre Grâce d’ordonner à notre troupe de s’enivrer : comme ils sont tous Écossais, excepté moi, j’ai pensé qu’il ne serait pas sage de me trouver ivre dans leur compagnie, car ils m’endurent à peine quand nous sommes tous à jeun ; et si quand leurs esprits sont exaltés par le vin, je venais débiter un conte de ma façon, je pourrais bien en être payé par autant de coups de poignard qu’il y a d’hommes dans la troupe. — Ainsi, c’est un parti arrêté chez toi de ne prendre part à aucune des orgies qui se célèbrent dans notre maison ? — Oui, avec votre permission, à moins qu’il ne plaise à Votre Grâce d’ordonner à ses gens de passer un jour sans boire, afin que Will Watkins puisse s’enivrer sans crainte. — Cela pourra se faire… Où sers-tu, Watkins ? — Dans l’écurie, avec votre permission. — Nous dirons à notre chambellan de l’admettre dans notre maison en qualité de garde de nuit. Tu me plais, et c’est quelque chose d’avoir à la maison un domestique sobre, bien qu’il ne le soit que par crainte de la mort. Trouve-toi donc auprès de notre personne, et tu éprouveras que la sobriété n’est pas une vertu inutile. »

Pendant ce temps, un surcroît de crainte et d’inquiétude aggravait les douleurs de l’infortuné sir John Ramorny. Son esprit troublé par l’opium, dont il avait maîtrisé les effets en présence du prince, commença à s’égarer aussitôt que Rothsay eut quitté l’appartement. Ramorny sentait confusément qu’il avait attiré sur lui un grand danger, qu’il avait rendu le prince son ennemi, et qu’il lui avait révélé un secret qui pouvait mettre en péril sa propre vie. Dans cet état de corps et d’esprit, il n’est pas étonnant que le sommeil du chevalier fût troublé par des rêves, ou que son cerveau fatigué fût en proie à cette espèce de fantasmagorie qu’excite l’opium. Il lui sembla que l’ombre de la reine Annabella se tenait à côté de son lit, et lui demandait compte du jeune homme qu’elle lui avait confié, plein de simplicité, de vertu, de candeur et d’innocence.

« Tu en as fait un étourdi, un débauché, un homme vicieux, disait l’ombre pâle de la reine ; et pourtant, John Ramorny, je te remercie d’avoir été ingrat envers moi, infidèle à ta parole, traître à mes plus chères espérances. Ta haine effacera le mal que ton amitié a fait à mon fils. J’espère que, maintenant que tu n’es plus son conseiller, un châtiment rigoureux sur la terre achètera à mon malheureux enfant son pardon en cette vie et son entrée dans un monde meilleur. »

Ramorny tendit ses bras vers sa bienfaitrice, et s’efforça de lui exprimer son repentir et ses regrets ; mais le visage du fantôme devint plus sombre et plus menaçant, jusqu’à ce que, au lieu des traits de la feue reine, il offrit les traits hautains et sombres de Douglas le Noir… puis le visage timide et mélancolique du roi Robert, qui semblait se lamenter sur la ruine prochaine de sa royale maison… puis enfin un groupe de figures fantastiques, les unes hideuses, les autres grotesques. Elles grimaçaient, parlaient, s’agitaient d’une manière surnaturelle et extravagante, pour se moquer des efforts qu’il faisait afin d’obtenir une idée exacte de leurs traits.


CHAPITRE XVIII.

ÉMEUTE POPULAIRE.


Une terre sanglante où les lois ne protègent pas la vie.
Byron.


Le matin du mercredi des Cendres se leva pâle et glacé, comme cela arrive souvent en Écosse, où le temps le plus triste et le plus rigoureux se fait souvent sentir dans les premiers mois du printemps. Le froid était vif, et les bourgeois avaient à réparer par le sommeil les fatigues occasionnées par les débauches de la veille. Le soleil était donc levé sur l’horizon depuis plus d’une demi-heure, avant qu’aucun mouvement se manifestât dans la ville de Perth. Ce fut quelque temps après le point du jour qu’un citoyen matinal, se rendant à la messe, rencontra le cadavre du malheureux Olivier Proudfute, couché sur la face, au milieu du ruisseau, dans la position où il était tombé, ainsi que le lecteur le sait, sous les coups d’Antoine Bonthron « l’enfant du baudrier » c’est-à-dire l’exécuteur des volontés de John Ramorny.

Ce citoyen matinal était Allan Griffon, ainsi nommé parce qu’il était le maître de l’hôtel du Griffon ; à l’alarme qu’il donna, accoururent d’abord les voisins réveillés en sursaut, et ensuite une nombreuse foule de bourgeois. D’abord, à la vue du justaucorps de buffle si bien connu, et de la plume cramoisie sur le bonnet, le bruit se répandit que c’était Henri Smith qui était là étendu mort. Cette fausse nouvelle se propagea pendant quelque temps ; car l’hôte du Griffon, qui avait été magistrat, ne permit pas qu’on touchât au cadavre, ou qu’on l’emportât avant l’arrivée du bailli Craigdallie ; de sorte qu’on ne vit pas la figure.

« Ceci intéresse la belle ville, mes amis, dit-il. Si c’est le brave Smith du Wynd qui est ici étendu, il n’y a pas un homme dans Perth qui ne soit prêt à exposer sa fortune et sa vie pour le venger. Regardez ; les scélérats l’ont frappé derrière le cou ; car il n’y a pas un homme à dix mille écossais autour de Perth, noble ou routier, habitant de la plaine ou des montagnes, qui se serait hasardé à le rencontrer face à face avec un tel dessein. Oh ! braves bourgeois de Perth, la fleur de nos braves a été moissonnée par une main lâche et perfide !

Un cri de rage s’éleva parmi le peuple, qui s’était assemblé en toute hâte.

« Nous le prendrons sur nos épaules, » dit un vigoureux boucher ; « nous le porterons en présence du roi, au couvent des dominicains. — Oui, oui, répondit un forgeron ; ni verrou ni barre de fer ne nous empêchera de pénétrer jusqu’à lui ; ni moine ni messe ne nous fera renoncer à notre entreprise ; jamais meilleur armurier ne frappa sur l’enclume. — Aux dominicains, aux dominicains ! » s’écria le peuple assemblé.

« Pensez, bourgeois, ajouta un autre citoyen, que notre roi est un bon roi, et qu’il nous aime comme ses enfants. C’est Douglas et le duc d’Albany qui ne permettent pas au bon roi d’entendre les doléances de son peuple. — Devons-nous être assassinés dans nos rues à cause de la faiblesse d’âme de notre roi ? reprit le boucher. Bruce se conduisait autrement. Si le roi ne veut pas nous défendre, nous nous défendrons nous-mêmes. Sonnez les cloches à rebours, toutes les cloches faites de métal ; criez, n’épargnez rien ; la chasse de Saint-Johnston est commencée ! — Oui, s’écria un autre citoyen, allons à la maison d’Albany, à celle des Douglas, et brûlons-les jusqu’aux fondements. Que l’incendie apprenne, et auprès et au loin, que Perth a su venger son brave Henri Gow. Il s’est battu vingt fois pour soutenir les droits de la belle ville ; montrons que nous pouvons nous battre une fois pour venger son malheur. Hallo ! ho ! citoyens, la chasse de Saint-Johnston est commencée ! »

Ce cri, mot de ralliement bien connu parmi les habitants de Perth, et qui ne se faisait entendre que dans les occasions d’émeute générale, fut répété par toutes les voix. Un ou deux clochers voisins, dont les citoyens furieux s’emparèrent, soit du consentement des prêtres, soit en dépit de leur résistance, commencèrent à faire retentir le tocsin d’alarme ; et comme la succession ordinaire des cloches de différent timbre était renversée, on disait que les cloches sonnaient à rebours.

Quoique la foule grossît à chaque instant et que les clameurs devinssent plus générales et plus bruyantes, Allan Griffon, gros homme dont la voix sonore était bien connue et respectée des grands comme des petits, n’en resta pas moins à son poste, comme à cheval sur le cadavre, criant à haute voix à la multitude de se retirer et d’attendre l’arrivée des magistrats.

« Nous devons procéder avec ordre dans cette affaire, mes maîtres ; il faut que nous ayons nos magistrats à notre tête. Ils ont été bien légitimement choisis et élus dans notre Hôtel-de-Ville, tous gens de bien et de probité certaine. Nous ne voulons pas être appelés séditieux, ou vagabonds perturbateurs de la paix du roi. Retirez-vous, faites place, car voilà le bailli Craigdallie, et avec lui Simon Glover, à qui la ville a tant d’obligations : hélas ! hélas ! mes chers concitoyens ! hier au soir, sa fille avait un fiancé, et ce matin, la Jolie Fille de Perth est veuve avant d’avoir été mariée ! »

Ce nouveau sujet de sympathie excita encore davantage la colère et la douleur de la multitude ; en ce moment un grand nombre de femmes étaient mêlées à la foule, et elles répétaient le cri d’alarme poussé par les hommes.

« Oui, oui, la chasse de Saint-Johnston est commencée pour la Jolie Fille de Perth et le brave Henri Gow ! Allons, allons, ne vous épargnez pas pour votre brave coupeur de peaux. Aux écuries ! aux écuries ! « Quand il n’a plus son cheval, l’homme d’armes n’est bon à rien. » Taillez en pièces les yeomen et les palefreniers, blessez, estropiez tous les chevaux ; à mort les lâches écuyers et les pages ! Que ces orgueilleux chevaliers nous attaquent à pied, s’ils l’osent. — Ils n’oseront pas ! ils n’oseront pas ! répondirent les bourgeois ; leur force est dans leurs chevaux et dans leurs armures. Et pourtant, les orgueilleux et ingrats coquins, ils ont assassiné un homme dont le talent n’eut jamais d’égal, ni à Milan, ni à Venise. Aux armes ! braves bourgeois ! la chasse de Saint-Johnston est commencée ! »

Au milieu de ces clameurs, les magistrats et les habitants les plus considérables de la ville se firent ouvrir un passage non sans peine, afin d’examiner le cadavre ; ils avaient avec eux le clerc de la ville pour dresser un procès-verbal régulier de l’état où il avait été trouvé. La multitude se soumit à tous ces délais, avec une patience et un ordre qui faisaient bien paraître le caractère national d’un peuple dont le ressentiment fut toujours d’autant plus redoutable que, sans renoncer jamais à ses projets de vengeance, il se soumet patiemment à tous les retards nécessaires pour en assurer le succès. La multitude accueillit donc ses magistrats par de grands cris, qui exprimaient en même temps la soif de la vengeance et une déférence respectueuse pour les patrons par l’assistance desquels on espérait l’obtenir légalement et dans les formes régulières.

Pendant que ces clameurs s’élevaient au-dessus de la multitude, qui remplissait en ce moment les rues adjacentes, recevant et répétant mille bruits contradictoires, les pères de la cité ordonnaient qu’on levât le corps, et qu’on l’examinât de plus près ; à l’instant on reconnut, et on annonça publiquement que ce n’était pas l’armurier du Wynd, dont les qualités en harmonie avec les idées de l’époque avaient fait un homme si hautement et si justement populaire parmi ses concitoyens, qui était étendu mort par terre, mais un homme beaucoup moins considéré, quoiqu’il eût un rang assez distingué dans la ville… le joyeux marchand de bonnets, Olivier Proudfute. Le ressentiment du peuple s’était tellement fondé sur l’opinion générale que l’homme assassiné était leur franc et brave champion, Henri Gow, que, ce bruit démenti, la fureur générale se calma ; néanmoins il n’est guère douteux que les cris de vengeance eussent été aussi unanimes que pour Henri Smith, si le pauvre Olivier eût été reconnu d’abord. La nouvelle inattendue excita même d’abord des rires parmi la multitude : tant les limites du terrible sont voisines du ridicule.

« Les assassins l’ont sans doute pris pour Henri Smith, dit Griffon, ce qui doit avoir été une grande consolation pour lui dans cette circonstance. »

Mais l’arrivée de nouveaux personnages rendit bientôt à la scène son caractère profondément tragique.


CHAPITRE XIX.

LES SURPRISES.


Qui sonne la cloche ? diable ! la ville va se soulever.
Shakspeare. Othello.


Les clameurs furieuses qui retentirent dans toute la ville, et qui furent bientôt suivies du carillon de la cloche d’alarme, y répandirent une consternation générale. Les chevaliers et les gens de leur suite s’assemblèrent dans différents lieux de rendez-vous, où il leur était plus facile de se défendre. L’alarme se propagea jusqu’à la résidence royale, où le jeune prince parut l’un des premiers, pour concourir, s’il était nécessaire, à la défense du vieux roi. La scène de la soirée de la veille se présenta à son souvenir, et se rappelant la figure sanglante de Bonthron, il concevait instinctivement que cette affaire avait rapport avec le tumulte actuel. Mais la conversation, beaucoup plus intéressante, qu’il avait eue ensuite avec sir John Ramorny, avait été d’une nature si attachante pour lui, qu’elle avait détruit toutes les traces de ce qu’il avait appris confusément de l’action sanguinaire de l’assassin ; il ne lui restait que la réminiscence vague qu’un homme, dont il ne savait pas le nom, avait été massacré. C’était surtout pour son père qu’il avait pris les armes avec les gens de sa maison, qui, maintenant revêtus d’armures brillantes, une lance à la main, faisaient une toute autre figure que la nuit précédente, où on aurait pu les prendre pour des adorateurs de Bacchus célébrant leurs orgies. Le bon vieux roi reçut cette marque d’attachement filial avec des larmes de reconnaissance ; il présenta avec orgueil son fils à son frère Albany qui arriva un moment après, et les prit tous deux par la main.

« Nous sommes trois Stuarts, dit-il, inséparables comme le saint Trèfle, et de même que ceux qui portent cette herbe sainte sont, à ce qu’on assure, à l’abri des charmes et des enchantements, ainsi, tant que nous serons fidèles les uns aux autres, nous pourrons défier la malice de nos ennemis. »

Le fils et le frère du monarque baisèrent chacun la main amicale qui pressait la leur. Le baiser du jeune homme était sincère ; celui du frère était le baiser du traître Judas.

Pendant ce temps-là, la cloche de Saint-Johnston alarmait les habitants de Curfew-Street, comme tous les autres. Dans la maison de Simon Glover, la vieille Dorothée Glover (car elle aussi tirait son nom du commerce de son maître,) fut la première à entendre le bruit. Quoiqu’un peu sourde dans les circonstances ordinaires, son oreille pour les mauvaises nouvelles était aussi fine que l’odorat d’un milan pour démêler l’odeur d’un cadavre. Dorothée, d’ailleurs industrieuse, fidèle et dévouée créature, avait un goût extraordinaire pour ramasser et répandre, après les avoir convenablement augmentées, les nouvelles fâcheuses : ce qui se voit souvent chez les gens de la dernière classe. Peu accoutumés à être écoutés, ils sont jaloux de l’attention qu’un récit tragique assure au narrateur, et jouissent peut-être de l’égalité momentanée que l’infortune donne à ceux qui passent ordinairement pour leurs supérieurs. Dorothée n’eut pas plus tôt fait une petite provision des bruits sinistres qui circulaient dans les rues, qu’elle s’élança dans la chambre à coucher de son maître, qui avait profité du privilège de son âge et du temps du carnaval pour dormir plus tard qu’à l’ordinaire.

« Le voilà qui dort, l’honnête homme, » dit Dorothée d’une voix moitié criarde, moitié compatissante ; « le voilà qui dort, et son meilleur ami est assassiné ! et il ne s’en doute pas plus que l’enfant nouveau-né qui ne sait pas encore distinguer la vie de la mort. — Comment ! qu’y a-t-il ? » dit le gantier s’élançant hors de son lit, « qu’y a-t-il vieille femme ? Ma fille est-elle malade ? — Vieille femme ! » dit Dorothée qui, tenant le poisson à l’hameçon, aimait à le faire attendre un peu. « Je ne suis pas assez vieille, » continua-t-elle en s’élançant hors de la chambre, « pour voir un homme sortir du lit. »

Et le moment d’après, on l’entendit en bas, chantant mélodieusement dans le parloir pour accompagner les mouvements de son balai.

« Dorothée, vieille folle ! diablesse !… Dites-moi seulement comment se porte ma fille. — Très-bien, mon père, » répondit la Jolie Fille de Perth de sa chambre à coucher, « parfaitement bien. Mais par Notre-Dame ! qu’y a-t-il ? Les cloches sonnent à rebours, l’on entend des cris et du tumulte dans les rues. — Je vais en savoir la cause dans un instant. Ici, Conachar, venez vite attacher mes lacets… Mais j’oubliais… ce polisson des montagnes est bien au delà de Fortingall… Patience, ma fille, je vous apporterai des nouvelles dans un moment. — Vous n’avez pas besoin de vous déranger pour cela, Simon Glover, dit la vieille femme opiniâtre : le bien ou le mal peut être raconté avant que vous soyez arrivé à la porte de la rue. J’ai appris toute l’histoire dehors ; car, pensai-je en moi-même, notre brave homme de maître est si entêté qu’il voudra courir à la bagarre, quelle qu’en sort la cause ; c’est donc à moi de remuer les jambes et d’apprendre le sujet de tout cela, ou bien il ira fourrer son vieux nez là-dedans et il se le fera couper avant de savoir seulement de quoi il s’agit. — Eh ! qu’y a-t-il donc, vieille femme ? » dit Glover impatienté, en continuant à nouer les cent aiguillettes à l’aide desquelles on attachait le haut-de-chausse au pourpoint.

Dorothée le laissa continuer cette tâche jusqu’au moment où elle conjectura qu’elle était presque finie ; alors elle comprit que, si elle tardait à dire le secret elle-même, son maître irait l’apprendre dans la rue. « Eh bien ! s’écria-t-elle, vous ne pourrez pas dire que c’est de ma faute si vous apprenez de mauvaises nouvelles avant d’avoir été à la messe du matin ; je vous les aurais cachées jusqu’à ce que vous eussiez entendu les paroles du prêtre ; mais puisque vous voulez le savoir, vous avez perdu le meilleur ami qui donna jamais la main à un autre, et la ville de Perth pleure maintenant le plus brave bourgeois qui ait jamais manié une lame. — Henri Smith ! Henri Smith ! » s’écrièrent en même temps le père et la fille.

« Oui, vous l’avez deviné, dit Dorothée. Et à qui la faute, si ce n’est à vous ? Vous avez fait un tel bruit parce qu’il avait accompagné une fille de joie, comme si c’eût été une juive. »

Dorothée eût continué ses réflexions pendant long-temps encore ; mais son maître cria à sa fille, qui n’était pas encore sortie de son appartement : « C’est une absurdité, Catherine… un radotage de vieille femme. Rien de pareil ne peut être arrivé. Je vous apporterai de véritables nouvelles dans un moment. » Et saisissant sa canne, le vieillard passa brusquement devant Dorothée, et s’élança dans la rue où le peuple courait en foule pour se rendre à High-Street. Dorothée, pendant ce temps là, murmurait en elle-même : « Oui ! ton père est une sage personne, rapporte-t’en à lui ; il va revenir avec quelque horion reçu dans la bagarre, et puis ce sera : Dorothée, de la charpie ; Dorothée, un emplâtre. Mais maintenant ce ne sont qu’absurdités, mensonges, extravagances qui sortent de la bouche de Dorothée… Impossible !… Le vieux Simon pense-t-il que la tête de Henri Smith était aussi dure que son enclume ? et d’ailleurs tout un clan d’Highlanders a frappé sur lui. »

Elle fut interrompue en ce moment par une figure angélique, qui venait d’un pas tremblant vers elle, l’œil hagard, les joues pâles comme la mort, les cheveux en désordre avec un air d’égarement qui épouvantèrent la vieille femme au point de lui faire oublier sa mauvaise humeur. — Notre-Dame vous bénisse, mon enfant ! dit-elle, pourquoi avez-vous l’air si trouble ? — N’avez-vous pas dit que quelqu’un avait été tué ? » répondit Catherine, d’une voix tremblante et à peine articulée, comme si les organes de la parole et de l’ouïe ne lui obéissaient qu’imparfaitement.

« Mort ! oui, oui, bien mort ! il ne lancera plus de regards sombres à personne. — Mort ! » répéta Catherine avec le même trouble. « Mort… assassiné… et par les Highlanders ? — Oui, par les Highlanders… les infâmes brigands. Quels autres qu’eux tuent la plupart du monde, si ce n’est par-ci par-là, quand les bourgeois se querellent et se tuent l’un l’autre… ou quand les chevaliers et les nobles répandent le sang ? Mais je vous le garantis, ce sont les Highlanders qui ont fait le coup. Il n’y a pas d’homme dans Perth, seigneur ou manant, qui eût osé attaquer Henri Smith seul à seul. Il y a eu bien des complots contre lui : vous le verrez, quand on éclaircira l’affaire. — Les Highlanders ! » répéta Catherine comme assaillie par une idée soudaine et terrible. « Les Highlanders !… Oh, Conachar, Conachar ! — Oui, oui ; et j’ose le dire, vous avez nommé l’homme, Catherine. Ils se sont querellés, comme vous savez, la veille de la Saint-Valentin et ils ont échangé quelques coups. Un Highlander a bonne mémoire pour ses sortes de choses. Donnez-lui un soufflet à la Saint-Martin, il en sentira encore la place à la Pentecôte. Mais qui peut avoir amené ces brigands aux longues jambes dans la ville pour faire un pareil coup ? — Malheur à moi ! s’écria Catherine, c’est moi qui ai appelé les Highlanders, c’est moi qui ai envoyé chercher Conachar… Oui, ils se sont cachés en embuscade ; mais c’est moi qui les ai amenés à portée de leur proie. Je veux voir de mes propres yeux… et ensuite je prendrai un parti. Dites à mon père que je reviendrai bientôt. — Êtes-vous folle, ma chère enfant ? » s’écria Dorothée pendant que Catherine se dirigeait vers la porte. « Vous ne voudriez pas aller dans les rues avec les cheveux pendant sur vos joues, vous qui êtes connue pour la Jolie Fille de Perth ? Par la messe, la voilà partie ! advienne que pourra. Le vieux Glover criera après moi comme si je la pouvais retenir malgré elle… Voilà une belle matinée pour un mercredi des Cendres !… que faire ? si j’allais chercher mon maître parmi la foule ? je me ferais écraser sous les pieds, et l’on ne pleurerait guère la pauvre vieille femme. Faut-il courir après Catherine ? la voilà déjà bien loin d’ici ; elle est un peu plus agile que moi. Oh ! bien, j’irai jusqu’à la porte de Nicolas le barbier, et je lui raconterai tout cela. »

Pendant que la fidèle Dorothée exécutait sa prudente résolution, Catherine parcourait les rues de Perth d’une manière qui, dans un autre moment, aurait attiré sur elle l’attention de toute la ville. Elle courait d’un pas chancelant avec une impétuosité désordonnée, bien différente de la décence et de la gravité ordinaires de sa démarche, et elle n’avait pris ni le plaid ni le mantelet que les femmes de bien, d’une bonne réputation et d’un rang distingué, avaient coutume de porter quand elles sortaient. Mais dans la foule distraite, où chacun demandait ou expliquait la cause de ce violent tumulte, le désordre de sa toilette, l’agitation qui se voyait dans toute sa personne, ne furent remarqués de personne. On la laissa poursuivre son chemin sans lui accorder plus d’attention qu’aux autres femmes, qui, attirées par la curiosité ou par la crainte, venaient s’informer de la cause d’une alarme si générale… et peut-être chercher des amis.

Catherine éprouvait l’influence de la scène tumultueuse qu’elle avait sous les yeux ; elle résista avec peine à la tentation de répéter les cris de désespoir ou d’alarme qui retentissaient autour d’elle. Cependant elle poursuivait rapidement sa course, troublée, comme on l’est dans un rêve, par le sentiment d’une calamité terrible. Elle n’aurait su définir la nature précise de l’anxiété qui la tourmentait, mais elle avait une sorte de conviction instinctive, que l’homme dont elle était si tendrement aimée, que cet Henri dont elle avait toujours apprécié les excellentes qualités, que cet amant pour lequel elle éprouvait maintenant une affection beaucoup plus vive qu’elle n’avait cru en éprouver jusqu’alors, que cet homme enfin avait péri par son imprudence à elle. La relation que, dans le premier moment d’une émotion terrible, elle avait cru apercevoir entre la mort de Henri et l’arrivée de Conachar et de ses montagnards, était assez frappante pour qu’elle l’eût admise comme une vérité, quand même sa raison aurait eu le loisir d’en examiner la vraisemblance. Sans savoir ce qu’elle cherchait, poussée seulement par un désir vague de s’assurer de la réalité de cet affreux malheur, elle se précipitait vers l’endroit que, d’après les événements de la veille, elle aurait dû éviter le plus soigneusement.

Qui aurait pensé, dans la soirée du mardi gras, que Catherine Glover, cette jeune fille si fière et si réservée, parcourrait les rues de Perth au milieu d’une foule tumultueuse, les cheveux détachés, les vêtements en désordre, pour se rendre à la maison de l’amant dont elle devait se croire lâchement abandonnée pour de licencieux plaisirs ? Qui aurait pensé, dis-je, que tout cela arriverait avant la messe du jour des Cendres ? Dans son empressement, elle choisit, comme par instinct, le chemin le plus libre, et évitant High-Street, encombré par la foule, elle se dirigea vers le Wynd[52], par les ruelles étroites, situées à l’extrémité de la ville du côté du nord, à travers lesquelles Henri Smith avait précédemment escorté Louise. Mais ces ruelles, ordinairement solitaires, étaient alors remplies de monde : tant l’alarme avait été générale ! Cependant Catherine Glover parvint à se frayer un passage, mais tous ceux qui la remarquaient se regardaient l’un l’autre et secouaient la tête en signe de compassion. Enfin, sans se rendre bien compte de ce qu’elle faisait, elle s’arrêta devant la porte de son amant et frappa.

Le silence qui succéda au bruit redoublé du marteau accrut l’inquiétude qui l’avait poussée à cette démarche désespérée.

« Ouvrez, ouvrez Henri ! s’écria-t-elle, ouvrez si vous vivez encore ! ouvrez, si vous ne voulez pas trouver Catherine Glover morte sur le seuil de votre porte. »

Pendant qu’elle poussait ces cris frénétiques, adressés à des oreilles qu’elle croyait fermées par la mort, son amant en personne ouvrit la porte juste à temps pour l’empêcher de tomber à terre. L’excès de la joie de Catherine à une apparition si inattendue ne peut se comparer qu’à la surprise qui l’empêchait de la croire réelle, et à l’effroi que Henri éprouva en voyant les yeux fermés de son amante, ses lèvres pâles, l’absence de sa respiration et son teint décoloré.

Henri était resté au logis en dépit des cris d’alarme qui, depuis long-temps, étaient parvenus jusqu’à lui, bien déterminé à ne se mêler d’aucune querelle qu’il pourrait éviter. Ce n’était que pour se conformer aux ordres exprès des magistrats à qui, en sa qualité de bourgeois, il devait obéissance, que prenant son épée et son bouclier, il se préparait, à contre-cœur pour la première fois, à remplir le service qu’on exigeait de lui.

« Il est cruel, se disait-il, d’être mis en avant dans toutes les émeutes de la ville, quand les combats sont si en horreur à Catherine. Il y a, j’en suis sûr, assez de filles dans Perth qui disent à leur galant : « Va… fais ton devoir bravement, et gagne les bonnes grâces de ta maîtresse, » et ce ne sont pas ces amants-là qu’on envoie chercher, c’est moi, qui ne puis remplir mon devoir d’homme en protégeant une fille malheureuse, ni mon devoir de bourgeois en combattant pour l’honneur de ma ville sans que cette capricieuse Catherine me traite comme si j’étais un tapageur et un habitué de mauvais lieux. »

Telles étaient les pensées qui occupaient son esprit, lorsqu’ouvrant la porte pour sortir, la personne la plus chère à son cœur, mais celle qu’il s’attendait le moins à voir, parut et se précipita dans ses bras.

La surprise, la joie et l’inquiétude qui se disputèrent son âme ne le privèrent pas de la présence d’esprit nécessaire en cette occasion. Transporter Catherine Glover dans un lieu sûr, la rappeler à elle-même, voilà ce qu’il fallait faire avant de se rendre aux ordres des magistrats, quelque pressants qu’ils fussent. Il porta son léger fardeau, plus précieux pour lui que le même poids de l’or le plus pur, dans une petite chambre qui avait été celle de sa mère ; elle convenait à un malade, car elle donnait sur un jardin et était hors de portée des bruits de la rue.

« Viens ici, nourrice… nourrice Shoolbred… viens vite… viens, il y va de la vie et de la mort… Il y a ici quelqu’un qui a besoin de ton secours. »

La vieille dame accourut. « Si ce quelqu’un pouvait t’empêcher d’aller te mêler dans la bagarre ! » se disait-elle, car elle aussi avait été réveillée par le tumulte. Mais quelle fut sa surprise quand elle aperçut la Jolie Fille de Perth qui paraissait sans vie, placée avec amour et respect sur le lit de sa défunte maîtresse, et soutenue par le bras vigoureux de son cher fils. « Catherine Glover ! s’écria-t-elle ; et, sainte mère de Dieu ! Catherine Glover qui paraît morte ! — Non, non, vieille femme, répondit Henri… ce cœur chéri bat encore… cette douce haleine va et revient ! Accours, tu pourras la secourir mieux que moi… Apporte de l’eau, des essences… tout ce que ta vieille expérience pourra imaginer. Le ciel ne l’a pas mise dans mes bras pour mourir, mais afin de vivre pour elle et pour moi. »

Avec plus d’activité qu’on n’en pouvait attendre de son âge, la nourrice Shoolbred réunit ce qui était nécessaire pour faire cesser un évanouissement : car, comme beaucoup de femmes, à cette époque, elle connaissait les remèdes les plus efficaces pour des accidents semblables. Elle savait même traiter les blessures ordinaires, science que les inclinations guerrières de son cher fils lui donnaient souvent occasion de mettre en usage.

« Allons, dit-elle, mon fils Henri, ôtez vos bras d’autour de ma malade… Je conçois le plaisir que vous avez à la presser ainsi, mais mettez vos bras en liberté pour me donner ce dont j’ai besoin. Cependant je n’exigerai pas que vous quittiez sa main si vous voulez en frapper la paume doucement à mesure que ses doigts se détendront. — Moi, frapper dans sa main si jolie et si délicate ! répondit Henri ; je ferais aussi bien de frapper un verre avec un marteau d’enclume, que de taper sur cette main charmante avec mes doigts durs comme la corne… Mais les doigts se détendent, et nous trouverons un meilleur remède que le vôtre. » En parlant ainsi, il appliqua ses lèvres sur la jolie main, dont le mouvement indiquait le retour de la sensibilité. Un ou deux profonds soupirs succédèrent, et la Jolie Fille de Perth ouvrit les yeux, regarda son amant, à genoux à côté de son lit, et retomba sur l’oreiller. Comme elle ne retira pas sa main, nous devons, par charité, croire qu’elle n’avait pas recouvré sa connaissance assez complètement pour s’apercevoir qu’il abusait de ses avantages, en la pressant alternativement sur ses lèvres et sur son cœur. D’un autre côté, nous sommes forcés de reconnaître que, pendant une minute ou deux après cette rechute, ses joues se colorèrent d’un vif incarnat, et que sa respiration fut profonde et régulière.

Le bruit qui se faisait à la porte commença à devenir plus fort, et on appelait Henri par tous ses noms, de Smith, de Gow, de Hall, de Wynd, comme les païens invoquaient leur divinité par différentes épithètes. Enfin, comme les Portugais catholiques, quand ils sont las de supplier leurs saints, la multitude qui était au dehors eut recours aux exclamations injurieuses.

« Fi, Henri ! Vous êtes un homme déshonoré, un parjure à votre serment de bourgeois, un traître envers la belle ville, si vous ne venez à l’instant même. »

Il paraît que les remèdes de la nourrice Shoolbred opéraient heureusement, et rappelaient Catherine à elle-même ; car tournant la tête vers son amant plus que sa première position ne le lui permettait, elle laissa tomber sa main droite sur son épaule, lui abandonnant toujours sa gauche, et semblant même le retenir légèrement pendant qu’elle lui disait à voix basse :

« N’y va pas, Henri… reste avec moi ; ils te tueraient, ces hommes sanguinaires. »

Cette douce prière, qu’il faut attribuer à la joie d’avoir retrouvé en vie l’amant dont elle ne comptait plus revoir que le cadavre, quoiqu’elle fût prononcée d’une voix basse et à peine intelligible, avait plus de puissance pour retenir Henri Wynd à sa place que les cris de la multitude rassemblée devant la porte n’en avaient pour le faire descendre.

« Par la messe, mes amis, » dit enfin un hardi bourgeois à ses compagnons, « l’arrogant Smith se moque de nous ! entrons dans la maison et emportons-le par les pieds et par la tête. — Prenez garde à ce que vous ferez, » répondit un assaillant plus prudent ; « celui qui va troubler Henri Gow dans sa retraite peut entrer chez lui avec les os en bon état, mais il n’en sortira que pour donner de la besogne au chirurgien. Mais voici quelqu’un qui pourra se charger de notre message pour lui, et qui fera entrer la raison par les deux oreilles de ce traître. »

La personne dont on parlait n’était autre que Simon Glover lui-même ; il était arrivé à l’endroit fatal où était étendu le corps du malheureux bonnetier, au moment même où le bailli Craigdallie ayant donné l’ordre de découvrir le visage de l’homme assassiné, la foule reconnut, à son grand étonnement, que ce n’était point Henri du Wynd, le champion de la jolie ville, mais le pauvre Olivier Proudfute. Un sourire échappa d’abord à ceux qui se rappelaient combien Olivier s’était donné de mal pour se faire une réputation de brave, quoique son caractère et ses inclinations ne fussent point militaires. On remarquait qu’il avait rencontré un genre de mort plus conforme à ses prétentions qu’à son caractère. Mais cette tendance à une gaieté qui n’était pas de saison, et qu’on doit attribuer à la grossièreté des temps, fut réprimée tout à coup par la voix et les exclamations d’une femme qui se faisait passage à travers la foule, en s’écriant : « mon mari !… mon mari ! »

La foule fit place à cette malheureuse et à deux ou trois femmes de ses amies qui la suivaient. Madeleine Proudfute n’avait été remarquée jusque-là que comme une femme de bonne mine, aux cheveux noirs, un peu dédaigneuse à l’égard de ceux qu’elle regardait comme d’un rang ou d’une fortune inférieure à la sienne ; elle passait aussi pour gouverner son mari en souveraine absolue, et pour lui faire baisser la crête lorsqu’il chantait trop haut ; mais maintenant, inspirée par un sentiment énergique, elle prenait un caractère plus imposant.

« Riez-vous, dit-elle, indignes citoyens de Perth, parce que le sang d’un de vos concitoyens a été répandu dans le ruisseau ?… ou bien riez-vous parce que ce malheureux sort est tombé sur mon mari ?… Ne soutenait-il pas une honnête maison par son industrie ? Le malade n’était-il pas bien accueilli chez lui et le pauvre soulagé ? Ne prêtait-il pas à ceux qui avaient besoin d’argent ?… N’assistait-il pas ses voisins en bon ami ? Ne donnait-il pas des conseils, ne rendait-il pas la justice en magistrat intègre ? — C’est vrai, c’est vrai ! répondit l’assemblée : son sang est notre sang, comme celui de Henri Gow. — Vous parlez bien, mes voisins, dit le bailli Craigdaillie, et cette émeute ne peut pas se terminer comme la précédente. Nous ne pouvons laisser répandre le sang de nos concitoyens dans les ruisseaux, comme si c’était de l’eau pure… car bientôt la rivière de Tay en serait rougie. Mais ce coup ne s’adressait pas au pauvre homme sur lequel il est malheureusement tombé. Vous vous rappelez tous ce qu’était Olivier Proudfute ; il parlait beaucoup et n’agissait guère. Il porte le justaucorps, le bouclier et le casque d’Henri Smith, toute la ville les connaît aussi bien que moi, il n’y a pas de doute à ce sujet. Il avait, comme vous savez, la manie d’imiter Smith en beaucoup de choses ; quelqu’un, aveuglé par la rage, ou peut-être par l’ivresse, a frappé le malheureux bonnetier, que personne ne haïssait ni ne craignait, et dont, à vrai dire, on ne se souciait guère, à la place du brave Smith, qui a vingt querelles sur les bras. — Que faut-il donc faire, bailli ? s’écria la multitude. — Mes amis, ce que vos magistrats décideront pour vous ; et ils vont se réunir aussitôt que sir Patrick Charteris sera arrivé : ce qui ne saurait tarder long-temps. En attendant, que le chirurgien Dwining examine ce cadavre, afin de pouvoir nous dire ce qui a causé cette mort fatale. Ensuite, on enveloppera décemment le corps dans un linceul propre, comme il convient à un honnête citoyen, et on le déposera devant le maître-autel dans l’église de Saint-John, patron de la belle ville. Cessez toute espèce de cris et de tumulte ; que chaque homme en état de se défendre, s’il veut du bien à la belle ville, tienne ses armes prêtes, et soit préparé à se réunir dans High-Street aussitôt que sonnera le beffroi de l’Hôtel-de-Ville. Nous vengerons la mort de notre concitoyen, ou nous ne le pourrons. En attendant, évitez toute querelle avec les chevaliers et les gens de leur suite, jusqu’à ce que nous ayons distingué l’innocent du coupable… Mais qui retarde ce coquin de Smith ? il est toujours prêt à se mêler au tumulte quand sa présence n’est pas nécessaire, et il se fait attendre maintenant qu’il pourrait être utile à la belle ville. Quelqu’un sait-il ce qui le retient ? Aurait-il fait quelques farces pendant la dernière fête ? — Il est plutôt malade ou de mauvaise humeur, maître bailli, » répondit un des maires ou sergents de la ville ; « car, quoiqu’il soit chez lui, comme l’assurent ces drôles-ci, il n’a voulu ni nous répondre, ni nous ouvrir la porte. — Avec la permission de Votre Honneur, maître bailli, dit Simon Glover, j’irai moi-même chercher Henri Smith. J’ai quelques petits différends à régler avec lui. Bénie soit Notre-Dame, qui fait que je le retrouve en vie, quand, il y a un quart d’heure, je m’attendais à ne le revoir jamais ! — Amenez donc le brave Smith au conseil de ville, » dit le bailli ; car un garde à cheval, accouru précipitamment à travers la foule, venait de lui dire à l’oreille : « Il y a ici un brave homme qui dit que le chevalier de Kinfauns entre dans la ville. »

Tel était le motif pour lequel Simon Glover se présentait en ce moment à la maison de Henri Gow.

Sans être arrêté par l’incertitude ou l’hésitation qui retenait les autres, il pénétra dans le parloir, et ayant entendu en haut la voix criarde de dame Shoolbred qui se démenait beaucoup, il se prévalut de son intimité avec Henri pour monter à la chambre à coucher, et après cette courte excuse : « Je vous demande pardon, mon bon voisin, » il ouvrit la porte, et entra dans l’appartement où un spectacle aussi étrange qu’imprévu l’attendait. Le son de sa voix fit plus d’effet sur Catherine que les cordiaux de dame Shoolbred, et la pâleur de son visage fit place au plus vif et au plus charmant incarnat. Elle repoussa son amant de ses deux mains, que jusqu’à ce moment, soit faute de connaissance, soit par suite de l’affection que les événements de la matinée avaient éveillée dans son cœur, elle avait presque entièrement abandonnées à ses caresses. Henri Smith, timide comme nous le connaissons, chancela en se relevant. Chacune des personnes présentes avait sa part de confusion, excepté dame Shoolbred, qui saisit avec joie un prétexte pour tourner le dos aux autres, afin de satisfaire une envie de rire à leurs dépens qu’elle ne pouvait contenir, et à laquelle le gantier, déjà revenu de sa surprise, prit part de bon cœur.

« Ah ! dit-il, par Saint-Jean ! je croyais avoir vu ce matin une chose qui me ferait passer l’envie de rire au moins jusqu’à la fin du carême, mais ceci me dériderait, quand je serais à l’agonie. Comment, voilà l’honnête Henri Smith qu’on a pleuré comme mort, dont toutes les cloches ont sonné le glas, le voilà bien portant, joyeux, et, à en juger à son teint fleuri, disposé à vivre aussi long-temps qu’aucun bourgeois de Perth. Voilà de plus ma précieuse fille, qui, hier ne parlait que de l’impiété des débauchés qui fréquentent les lieux profanes, et protègent les filles de joie… oui, elle qui défiait à la fois saint Valentin et saint Cupidon… la voilà devenue à son tour fille de joie, à ce qu’il me paraît ! En vérité, je suis charmé que vous, ma bonne dame Shoolbred, qui êtes si sévère sur le décorum, vous ayez assisté à ce tête-à-tête amoureux. — Vous me faites tort, mon très-cher père, » dit Catherine qui paraissait toute prête à pleurer, « je suis venue ici avec des intentions bien différentes de celles que vous me supposez. Je suis venue seulement parce que… parce que… — Parce que vous vous attendiez à trouver un amant mort, et vous l’avez prouvé en vie, et bien en état de recevoir de tendres œillades et d’y répondre. En vérité, si ce n’était pas un péché, je remercierais le ciel de vous avoir vu une fois contrainte d’avouer que vous étiez femme… Simon Glover, ne mérite pas d’avoir une sainte pour fille… Allons, ne me regardez pas piteusement, et n’attendez pas de moi des consolations ! Seulement, je tâcherai de modérer ma joie si vous voulez bien essuyer vos pleurs, ou confesser que ce sont des pleurs de joie. — Quand je devrais mourir pour cela, dit la pauvre Catherine, je ne saurais comment les nommer. Mais croyez, mon cher père, et croyez bien aussi, Henri, que jamais je ne serais venue dans cette maison, si… si… — Si vous n’aviez pensé que Henri ne pouvait venir chez nous, interrompit le père ; maintenant donnez-vous la main en signe de paix et de concorde, et traitez-vous comme il convient à de bons Valentins. C’était hier le carnaval, Henri… Nous supposerons que tu as confessé tes folies, que tu as obtenu l’absolution, et que tu es purifié de tous les crimes qui t’étaient imputés. — Ah ! sur cet article, père Simon, dit Henri, maintenant que vous êtes assez calme pour m’écouter, je vous jure sur les saints Évangiles, et je prends ma nourrice, dame Shoolbred, à témoin… — Allons, allons, dit le gantier, à quoi bon chercher des sujets de querelles qui doivent maintenant être oubliés ? — Holà, Simon !… Simon Glover ! » crièrent plusieurs voix d’en-bas.

« Sur ma foi, mon fils Smith, » dit le gantier d’un ton sérieux, « nous avons d’autres affaires sur les bras ; vous et moi nous devons nous rendre sur-le-champ au conseil. Catherine restera ici avec dame Shoolbred, qui prendra soin d’elle jusqu’à notre retour ; et alors comme la ville est en désordre, nous la reconduirons tous deux à la maison, et ils seront bien hardis ceux qui nous ouvrirons le passage. — Eh bien, mon cher père, » dit Catherine avec un sourire, « vous usurpez sur les droits d’Olivier Proudfute, ce valeureux bourgeois, le frère d’armes d’Henri. »

Le visage de Glover se rembrunit.

« Vous avez dit là une parole affligeante, ma fille : mais vous ne savez pas ce qui est arrivé. Embrassez Henri, Catherine, en signe de pardon. — Non pas, je ne lui ai déjà fait que trop de grâces ; quand il aura reconduit la demoiselle errante chez elle, il sera temps pour lui de réclamer sa récompense. — Eh bien, dit Henri, je réclame comme votre hôte ce que vous me refusez à d’autres titres. » Il serra la Jolie Fille dans ses bras, et on lui laissa prendre le baiser qu’on n’avait pas voulu lui accorder.

Comme ils descendaient tous deux l’escalier, le vieillard mit la main sur l’épaule de l’armurier, et lui dit : « Henri, mes plus chers désirs sont accomplis ; mais il a plu aux saints que ce fût dans un moment de trouble et de terreur. — Il est vrai, répondit l’armurier ; mais vous savez, mon père, que si les émeutes sont fréquentes à Perth, au moins d’ordinaire elles ne durent pas longtemps. »

Alors, ouvrant la porte qui conduisait de la maison à la forge : « Holà, camarades ! cria-t-il, Anton, Cuthbert, Dingwell et Ringan ! que pas un de vous ne bouge d’ici jusqu’à mon retour. Soyez fidèles comme les épées que je vous ai appris à forger ; une couronne française et un joyeux repas écossais seront votre récompense si vous exécutez mes ordres. Je confie un précieux trésor à votre garde… Défendez bien les portes… Que le petit Jannekin se promène de long en large dans l’allée ; et vous, ayez vos armes sous la main, dans le cas où il approcherait quelqu’un de la maison. N’ouvrez les portes à personne, jusqu’à ce que mon père et moi soyons de retour ; de cela dépendent ma vie et mon bonheur. »

Les noirs et vigoureux géants auxquels il parlait répondirent en chœur : « Mort à celui qui tenterait d’entrer ! — Ma Catherine est maintenant en sûreté, dit-il au gantier, aussi bien que si elle était dans un château fort gardé par vingt hommes. Nous arriverons plus facilement à l’Hôtel-de-Ville en passant par le jardin. »

En conséquence, ils prirent leur chemin à travers un petit verger, où les oiseaux auxquels le bon artisan avait donné, pendant l’hiver, asile et nourriture, aux premières approches du printemps saluaient le sourire précaire d’un soleil de février, par des préludes faibles et souvent interrompus.

« Écoutez ces musiciens, mon père, dit l’armurier : ce matin je les raillais, dans l’amertume de mon cœur, parce qu’ils chantaient ayant encore tant d’hiver à passer ; mais maintenant je ferais volontiers avec eux un joyeux chorus, car moi aussi j’ai une Valentine ; et quoi qu’il doive m’advenir demain, je suis aujourd’hui le plus heureux homme de Perth, de la cité et du comté, bourg ou campagne. — Il faut que je trouble votre joie, bien que le ciel sache que je la partage… Le pauvre Olivier Proudfute, ce fou innocent que vous et moi connaissions si bien, a été trouvé, ce matin, mort dans la rue. — Rien qu’ivre mort, sans doute ? dit l’armurier ; en bien ! un chaudeau et une dose d’avertissements matrimoniaux le rappelleront à la vie. — Non, Henri, non… il a été assassiné… assassiné avec une hache ou quelque autre arme de cette espèce. — Impossible ! répliqua l’armurier ; il avait les pieds légers ; et pour toute la ville de Perth, il ne se serait pas fié à ses mains quand il pouvait faire usage de ses jambes. — On ne lui a pas laissé la liberté du choix ; le coup lui a été assené sur le derrière de la tête par un homme plus petit que lui, avec une hache de cavalier ; car une hache de Lochaber aurait fendu la partie supérieure de la tête… Quoi qu’il en soit, il est étendu mort, tué par la blessure la plus terrible. — Voilà qui est inconcevable ! il était chez moi à minuit, en habit de danseur mauresque ; il paraissait avoir bu ; cependant il avait encore sa raison. Il me raconta qu’il avait été poursuivi par des tapageurs, et qu’il courait du danger ; mais hélas ! vous connaissiez l’homme. J’ai cru que c’était une fanfaronnade, comme il lui arrivait souvent d’en faire ; et Notre-Dame de Merci me pardonne ! je le laissai partir seul, ce qui fut un acte d’inhumanité de ma part. Saint John m’en est témoin, j’aurais accompagné toute créature qui aurait eu besoin d’assistance, et à plus forte raison Olivier, qui s’était souvent assis à la même table que moi : quel homme a pu penser à faire du mal à un être aussi simple, aussi inoffensif, en dépit de ses forfanteries ? — Henri, il portait ton bonnet, ton justaucorps, ton bouclier… Comment les avait-il eus ? — Il m’avait demandé de les lui prêter pour la nuit ; j’étais mal à mon aise et empressé de me débarrasser de sa compagnie. Je n’avais vu personne le jour de la fête, et j’étais déterminé à rester seul à cause de notre mésintelligence. — C’est l’opinion du bailli Craigdallie et de tous nos plus sages conseillers que le coup s’adressait à toi, et que c’est à toi qu’il appartient de venger celui de nos concitoyens qui a reçu la mort à ta place. »

L’armurier garda quelque temps le silence. Ils étaient sortis du jardin et suivaient une rue solitaire par laquelle ils espéraient arriver à l’Hôtel-de-Ville sans être exposés aux observations et aux vaines questions des passants.

« Vous êtes silencieux, mon fils, et cependant nous avons beaucoup de choses à nous dire, reprit Simon Glover. Pensez que si la veuve d’Olivier peut trouver des indices suffisants pour appeler quelqu’un au combat à cause du tort fait à elle et à ses enfants orphelins, elle devra faire soutenir son droit par un champion, conformément aux lois et à la coutume. Quel que soit le rang du meurtrier, nous connaissons assez les gens attachés au service des nobles pour être assurés que le coupable demandera le combat en champ clos, ne fût-ce que pour avoir occasion de se railler de ceux qu’ils appellent de lâches bourgeois ; et tant que nous aurons du sang dans les veines, il ne faut pas leur donner cette occasion, Henri Wynd. — Je vois où vous voulez en venir, mon père, » répondit Henri d’un air abattu, « et saint John sait que j’ai toujours entendu une invitation à combattre avec autant de plaisir que le cheval de guerre entend la trompette ; mais rappelez-vous, mon père, combien de fois j’ai perdu les bonnes grâces de Catherine, et comment je désespérais souvent de les jamais regagner, pour avoir été trop prompt à tirer l’épée ; et maintenant que toutes nos querelles sont terminées, que les espérances de bonheur, qui ce matin semblaient perdues pour toujours, sont venues plus prochaines et plus brillantes que jamais, faut-il, quand son baiser de pardon est encore sur mes lèvres, faut-il me mêler à de nouvelles scènes de violence et l’offenser de nouveau ? — Il est pénible pour moi de vous donner ces conseils, Henri, dit Simon ; mais je dois vous faire une question : Avez-vous ou n’avez-vous pas de raisons pour croire que ce malheureux Olivier a été pris pour vous ? — Je ne le crains que trop, répondit Henri ; il me ressemblait un peu, à ce qu’on trouvait, et le pauvre fou s’était étudié à imiter mes gestes, ma démarche, et les airs mêmes que j’ai la manie de siffler, afin de rendre plus parfaite une ressemblance qui devait lui coûter cher. Je ne manque pas d’ennemis dans la ville ou dans la campagne, qui désirent me jouer un mauvais tour, et lui, je pense, n’en avait pas un. — Henri, je ne puis vous dire que ma fille ne sera pas offensée ; elle a passé beaucoup de temps avec le père Clément, et elle en a reçu des principes sur la paix et le pardon des injures qui, ce me semble, conviennent mal à un pays où les lois ne peuvent nous protéger quand nous n’avons pas assez de cœur pour nous protéger nous-mêmes. Si vous vous déterminez à combattre, je ferai de mon mieux pour la décider à envisager la chose comme le feraient toutes les femmes de bien de la ville. Si vous vous décidez à laisser l’affaire s’assoupir… à laisser l’homme qui a perdu la vie pour vous sans vengeance… sa veuve et ses orphelins sans réparation pour la perte d’un mari et d’un père… je saurai me rappeler que, moi au moins, je n’en dois pas penser plus mal de vous, puisque vous n’aurez pris le parti de la patience que par amour pour mon enfant. Mais, Henri, dans ce cas nous devons nous éloigner de la ville de Saint-Johnston, car nous n’y serions plus qu’une famille déshonorée. »

Henri poussa un profond soupir, et, après un moment de silence, il répondit : « J’aimerais mieux être mort que déshonoré, quand je devrais ne jamais la revoir ! Si c’eût été hier au soir, j’aurais été attaquer le plus brave de ces hommes d’armes aussi joyeusement que j’ai jamais dansé autour de l’arbre de mai ; mais aujourd’hui, quand pour la première fois elle m’a presque dit : « Henri Smith, je t’aime ! » mon père Glover, c’est bien dur. Oui, je suis cause de cette mort fatale ; j’aurais dû lui accorder l’hospitalité dans ma maison quand il me la demandait dans l’excès de son effroi ; et, au moins, si je l’avais accompagné, j’aurais empêché sa mort ou je l’aurais partagée. Au lieu de cela, je l’accablai de railleries, de sarcasmes, de malédictions, quoique les saints connaissent que je ne parlais que par impatience et de mauvaise humeur. Je le chassai de ma maison, lui que je connaissais si incapable de se défendre, et pour qu’il allât subir le sort qui peut-être m’était réservé. Je dois le venger ou être déshonoré pour toujours. Vous voyez, mon père ; on a dit que j’étais dur comme l’acier que je travaille : l’acier répand-il des larmes comme celles-ci ? Honte à moi, qui les répands ! — Il n’y pas de honte, mon cher fils, dit Simon ; tu es aussi bon que tu es brave ; je l’ai toujours pensé. Nous avons encore une chance de salut. Peut-être ne découvrira-t-on pas le meurtrier, et dans ce cas, le combat ne peut avoir lieu. Il est dur d’être réduit à souhaiter que le sang innocent ne soit point vengé ; mais si l’auteur de cet horrible meurtre se dérobe aux recherches pour le moment, tu seras affranchi de la tâche d’en tirer la vengeance que le ciel aura réservée pour d’autres temps. »

Pendant que le gantier parlait ainsi, ils arrivèrent à l’endroit de High-Street, où se trouvait la salle du conseil. En se dirigeant vers la porte, à travers la multitude qui encombrait la rue, ils virent que les avenues étaient gardées par un détachement choisi de bourgeois armés, et par environ cinquante lances appartenant au chevalier de Kinfauns. Sir Patrick Charteris avait amené ses alliés les Gray, les Blair, les Moncrieff et d’autres, et chacun d’eux s’était fait suivre d’un corps considérable de cavalerie. Aussitôt que Glover et Smith se présentèrent, ils furent admis dans l’appartement où les magistrats étaient assemblés.


CHAPITRE XX.

LE CONSEIL.


Une femme pleure à la porte pour demander justice, une femme veuve, pâle et désolée.
Bertha.


La salle du conseil de Perth présentait un singulier spectacle. Dans un appartement sombre, mal éclairé par deux fenêtres de formes différentes et de dimensions inégales, un certain nombre d’hommes étaient réunis autour d’une large table de chêne ; ceux qui occupaient les sièges les plus élevés étaient des marchands, c’est-à-dire des membres de corporations et de confréries, proprement vêtus, comme il convenait à leur état, et portant pour la plupart, ainsi que le régent York,

Signe de guerre autour de leur vieux col[53],


c’est-à-dire des hausse-cols, et des baudriers qui soutenaient leurs armes. Les places inférieures étaient remplies par des ouvriers et des artisans, présidents, ou diacres des classes ouvrières, portant leurs habits de tous les jours, un peu mieux arrangés qu’à l’ordinaire ; ils portaient aussi des armes de différentes espèces. Quelques-uns avaient la jaquette, ou doublet garni de petites plaques de fer en forme de losange, qui, attachées par la partie supérieure, pendaient en rangs les uns sur les autres ; espèce d’armure qui, sans gêner les mouvements de celui qui la portait, formait une excellente cuirasse ; d’autres avaient des justaucorps de buffle, qui pouvaient parer un coup d’épée et même un coup de lance, à moins qu’il ne fût porté avec une vigueur extraordinaire. Au bas bout de la table, entourée comme on vient de le voir, siégeait sir Louis Lundin : ce n’était point un homme de guerre, mais un prêtre, le curé de Saint-John ; il était revêtu de ses habits ecclésiastiques, et devant lui il avait une plume et de l’encre. Il était clerc de la ville, et, comme tous les prêtres de cette époque (qu’on appelait pour cette raison chevaliers du pape), il recevait le titre honorable de dominus, qui se contractait en Dom ou Dan, et se traduisait par Sir, titre de respect qui appartenait aux chevaliers séculiers.

Sur un siège élevé, au haut bout de la table du conseil, était placé sir Patrick Charteris, portant une armure complète, fourbie avec un grand soin, et qui faisait un singulier contraste avec l’habillement moitié militaire et moitié pacifique des bourgeois, qui n’étaient appelés aux armes qu’accidentellement. Les manières du prévôt, tout en exprimant la complète intimité que des intérêts communs avaient établie entre les bourgeois et leur magistrat, étaient pourtant calculées de façon à maintenir la supériorité que son rang de chevalier lui accordait sur les membres de l’assemblée. Derrière lui étaient deux écuyers, l’un tenant le pennon du chevalier, l’autre son bouclier où étaient gravées ses armoiries : c’était une main tenant une dague, avec cette fière devise : Ceci est ma charte. Un beau page portait la longue épée de son maître, et un second sa lance : tous les emblèmes et tous les insignes de la chevalerie étaient déployés avec d’autant plus de soin que le personnage auquel ils appartenaient remplissait en ce moment l’office d’un magistrat populaire. Le chevalier de Kinfauns semblait affecter dans son maintien un air de roideur et de morgue qui n’était pas naturel à son caractère franc et jovial.

« Enfin vous voilà arrivés, Henri Smith et Simon Glover, dit-il ; sachez que nous vous avons attendus ; si pareille chose se renouvelle pendant que nous occupons cette place, nous vous imposerons une telle amende que vous aurez peu de plaisir à la payer. Il suffit… Supprimez vos excuses. On n’en a pas besoin pour cette fois, et une autre fois elles ne seront pas admises. Sachez, messieurs, que votre révérend clerc a mis par écrit, et tout au long, ce que je vais vous dire en peu de mots, pour que vous appreniez ce qu’on requiert de vous particulièrement, Henri Smith. Feu Olivier Proudfute, notre concitoyen, a été trouvé mort dans High-Street, près de l’entrée du Wynd ; il paraît qu’il a été tué d’un coup violent assené avec une courte hache, par derrière et traîtreusement ; l’action qui a causé la mort ne peut être appelée qu’un meurtre horrible et prémédité ; en voilà assez pour le crime. Quant au criminel, on n’a contre lui que des indices : le révérend sir Louis Lundin a consigné dans son procès-verbal que plusieurs témoins dignes de foi ont vu notre défunt concitoyen Olivier Proudfute, jusqu’à une heure fort avancée, figurant dans la troupe des danseurs mauresques, jusqu’à la maison de Simon Glover, dans Curfew-Street, où ils exécutèrent encore une fois leur divertissement. Il est aussi attesté par témoins qu’en cet endroit il se sépara du reste de la troupe, après avoir parlé à Simon Glover, et donna rendez-vous à ses compagnons, à l’auberge du Griffon, pour y terminer la fête… Maintenant, Simon Glover, je vous demande si ce récit est exact en ce qui vous concerne, et de plus quel était le sujet de la conversation de feu Olivier Proudfute avec vous ? — Milord prévôt et très-honorable sir Patrick, vous et cette respectable assemblée, vous saurez que par suite de certains bruits qui avaient couru sur la conduite de Henri Smith, quelques mésintelligences s’étaient élevées entre moi, une autre personne de ma famille et ledit Smith, ici présent. Or, notre pauvre concitoyen défunt, Olivier Proudfute, s’étant employé activement à répandre ces bruits, car il n’était bon qu’à ces sortes de commérages, quelques mots furent échangés entre lui et moi sur ce sujet ; et, à ce que je pense, il me quitta dans l’intention d’aller visiter Henri Smith. Il avait dit adieu aux danseurs mauresques, en leur promettant de les retrouver à l’enseigne du Griffon, comme Votre Honneur l’a dit, pour y terminer la soirée. Mais ce qu’il fit en effet, je ne puis le dire, car je ne l’ai pas revu depuis ce moment. — Il suffit, dit sir Patrick : cela s’accorde avec tout ce que nous avons entendu… Après ce moment, dignes messieurs, nous trouvons notre pauvre concitoyen assailli par une bande de tapageurs et de masques, qui s’étaient assemblés dans High-Street. Il fut indignement maltraité par eux, contraint de se mettre à genoux dans la rue, et dans cette attitude, obligé à boire une quantité considérable de liqueur, jusqu’à ce qu’il se dérobât par la fuite. Cet acte de violence fut accompli par des hommes qui portaient des épées nues, et qui poussaient des cris et des imprécations si bruyantes qu’elles attirèrent l’attention de différentes personnes ; celles-ci, alarmées par le tumulte, se mirent à leurs fenêtres ; deux passants aussi qui se tinrent à l’abri de la lumière des torches, de peur d’être maltraités comme Olivier, furent témoins des outrages qu’il essuya dans la grande rue de cette ville. Quoique ces mauvais sujets fussent déguisés et portassent des masques, cependant leurs déguisements sont bien connus : ce sont d’élégants habits de mascarade, confectionnés, il y a quelques mois, par l’ordre de sir John Ramorny, écuyer de Son Altesse royale le duc de Rothsay, prince royal d’Écosse. »

Un murmure sourd parcourut l’assemblée.

« Oui, il en est ainsi, braves bourgeois, continua sir Patrick ; nos recherches ont abouti à cette découverte triste et terrible ; mais de même que personne ne regrette plus que moi le résultat auquel cette découverte semble devoir nous conduire, personne n’en appréhende moins les conséquences. Plusieurs artisans qui ont travaillé aux habits préparés pour sir John Ramorny les ont décrits comme exactement semblables aux costumes des personnes qui maltraitèrent Olivier Proudfute. Un ouvrier, Wingfield, le plumassier, qui a vu ces libertins quand ils avaient notre concitoyen en leur pouvoir, remarqua qu’ils portaient les ceintures et les couronnes de plumes peintes qu’il avait faites lui-même par ordre de l’écuyer du prince.

« Lorsque le malheureux s’échappa des mains de ses persécuteurs, nous perdons la trace d’Olivier ; mais nous pouvons prouver que ces hommes masqués se rendirent à la maison de sir Ramorny, où ils furent admis après quelque délai. On dit, Henri Smith, que vous avez vu notre malheureux concitoyen après qu’il eut échappé aux masques… Qu’y a-t-il de vrai dans ce bruit ? — Il vint chez moi, dans le Wynd, environ une heure avant minuit. Je le reçus un peu à contre-cœur, parce qu’il avait fait le carnaval tandis que j’étais resté à la maison, et que, comme dit le proverbe, la conversation ne va guère entre un homme qui a bu et un homme à jeun. — Et dans quel état semblait-il être quand vous le reçûtes chez vous ? — Il paraissait hors d’haleine ; il me parla plusieurs fois des dangers que lui avait fait courir une troupe d’hommes masqués. Je fis peu d’attention à ce qu’il disait ; car il fut toujours timide et même poltron, quoique excellent homme, et je supposais que ses dangers n’étaient qu’imaginaires. Mais je me reprocherai toujours, comme une grande faute, de ne l’avoir point accompagné comme il me le demandait, et si je vis, je fonderai des messes pour le repos de son âme, en expiation de mon crime. — Vous dépeignit-il ceux qui l’avaient attaqué ? — C’étaient des tapageurs, en habits de masques. — Vous exprima-t-il la crainte d’être arrêté par eux en s’en retournant ? — Il me dit particulièrement qu’on l’attendait au retour ; ce que je traitai de vision, n’ayant aperçu personne dans le passage. — Il n’a donc reçu de vous de secours d’aucune espèce ? — Pardonnez-moi, respectables seigneurs ; il échangea son habit de danseur contre mon bonnet garni d’acier, mon justaucorps et mon bouclier, qu’on a retrouvés, m’a-t-on dit, sur son cadavre ; et j’ai chez moi son bonnet mauresque, ses grelots et le reste du costume. Il devait me renvoyer mon armure et faire reprendre son déguisement aujourd’hui, si les saints l’eussent permis. — Vous ne l’avez pas vu depuis ? — Jamais, milord. — Encore un mot dit le prévôt ; avez-vous quelque raison de croire que le coup qui donna la mort à Olivier Proudfute s’adressait à un autre ? — Oui, répondit l’armurier ; mais ce ne sont que des doutes, de simples suppositions, et il pourrait être dangereux de s’y arrêter. — Parlez toujours, sur votre foi d’homme libre et de bourgeois… À qui pensez-vous que ce coup s’adressait ? — Puisque je suis obligé de parler, répondit Henri, je crois qu’Olivier Proudfute reçut la mort qui m’était destinée, d’autant plus qu’Olivier avait la manie de copier ma démarche et qu’il avait revêtu mon habillement. — Aviez-vous eu récemment quelque querelle pour former une pareille conjecture ? — Je l’avoue à ma honte, j’ai eu des querelles avec l’habitant des hautes terres et l’habitant des basses terres ; avec l’Écossais et l’Anglais ; dans le comté de Perth et dans celui d’Angus. Le pauvre Olivier n’avait pas plus de querelles sur les bras que le poulet nouveau-né… Hélas ! il n’en était que mieux préparé à comparaître si subitement devant le grand Juge. — Écoutez-moi, Smith, et répondez-moi sincèrement… Existait-il quelque sujet de querelle entre les gens de sir John Ramorny et vous ? — Oui, milord ; cela est certain ; on dit généralement que c’est à Black-Quentin, qui passa le Tay, il y a quelques jours, pour aller dans le comté de Fife, qu’appartenait la main qui fut trouvée dans Curfew-Street, la veille de la Saint-Valentin. Or c’est moi qui ai coupé cette main d’un coup de mon épée. Comme ce Black-Quentin était valet de chambre de sir John, et fort avant dans sa confiance, il est vraisemblable que le reste des gens de ce seigneur conserve du ressentiment contre moi. — Tout cela me semble fort probable, dit sir Patrick Charteris. Et maintenant, chers confrères et sages magistrats, il y a deux manières d’expliquer les faits, qui mènent toutes deux à la même conclusion. Les hommes masqués qui arrêtèrent notre concitoyen, et qui lui firent éprouver des mauvais traitements dont son cadavre conserve encore quelques traces, peuvent avoir rencontré le prisonnier qui leur avait échappé, au moment où il s’en retournait chez lui, et avoir mis le comble à leurs violences en lui donnant la mort. Lui-même exprima à Henri Gow la crainte que cela ne lui arrivât. Si les choses se sont ainsi passées, un ou plusieurs des gens de sir John Ramorny ont commis le meurtre. Mais à mon avis il est plus probable qu’un ou deux hommes de la bande restèrent dans la rue, ou qu’ils revinrent, peut-être, après avoir changé de déguisement, et là ils rencontrèrent Olivier Proudfute. Dans son costume ordinaire, Olivier n’aurait eu à craindre que de nouvelles plaisanteries ; mais, revêtu du costume de Henri Smith, il trompa malheureusement les yeux des malintentionnés : ceux-ci crurent voir l’armurier seul, et saisirent avec empressement l’occasion de se défaire d’un homme redoutable à tous ceux qui ne sont point de ses amis. Cette seconde manière de raisonner fait encore peser les soupçons du crime sur les gens appartenant à sir John Ramorny. Qu’en pensez-vous, messieurs ? n’avons-nous pas le droit de le leur imputer ? »

Ici les magistrats conférèrent un moment à voix basse, et répondirent en ces termes par l’organe du bailli Craigdaillie : « Noble chevalier et digne prévôt, nous approuvons sans réserve ce que votre sagesse a dit touchant cette horrible et sanglante affaire… Nous sommes convaincus par les judicieux raisonnements qui vous ont conduit à attribuer aux serviteurs ou compagnons de sir John l’action atroce qui a été accomplie sur notre concitoyen, soit pour son compte, soit par suite d’une méprise qui l’a fait confondre avec Henri du Wynd. Mais sir John entretient une nombreuse maison pour sa défense personnelle et comme écuyer du prince ; sans doute l’accusation sera repoussée par un démenti formel : nous demandons comment nous devons procéder dans ce cas. Il est vrai que si nous pouvions trouver une loi qui nous autorisât à mettre le feu à la maison, et à passer au fil de l’épée ceux qui l’habitent, le vieux proverbe, « Bien fait, qui tôt fait, » trouverait, dans ce cas, son entière application ; car jamais on ne vit réunis dans une maison plus de contempteurs de Dieu, de destructeurs d’hommes et de séducteurs de femmes, que dans celle de Ramorny. Mais je doute que ce mode d’exécution sommaire fût autorisé par les lois, surtout le peu de lumière résultant de ce que nous avons entendu n’établissant pas la culpabilité d’un ou de plusieurs individus. »

Avant que le prévôt répondît, le clerc de la ville se leva, et, caressant sa barbe vénérable, il demanda la permission de parler, ce qui lui fut accordé sur-le-champ. « Mes frères, dit-il, du temps de nos pères comme du nôtre, Dieu, quand on l’a invoqué avec ardeur, a daigné rendre manifestes les crimes des coupables, et l’innocence des gens de bien injustement accusés. Demandons à notre maître et seigneur, le roi Robert, qui, lorsque des méchants n’interviennent pas pour pervertir ses bonnes intentions, est aussi juste et clément que le meilleur de nos rois, demandons-lui, selon la coutume de nos ancêtres, au nom de la belle ville et de toutes les communes d’Écosse, la permission d’en appeler au ciel pour dissiper les ténèbres qui enveloppent cet assassinat. Demandons-lui l’épreuve par le droit du cercueil, souvent accordée par les ancêtres de notre souverain, approuvée par les bulbes et les décrétales, établie par le grand empereur Charlemagne en France, par le roi Arthur en Bretagne, par Grégoire le Grand, et par le puissant Achaïus[54] dans notre pays d’Écosse. — J’ai entendu parler de l’épreuve par le droit du cercueil, sir Louis, répondit le prévôt, et je sais qu’il en est question dans les chartes de la belle ville ; mais je ne suis pas parfaitement au fait des anciennes lois, et je vous prierais de nous apprendre plus précisément en quoi cette épreuve consistait. — Si mon avis est adopté, reprit sir Louis, nous demanderons au roi que le corps de notre concitoyen assassiné soit transporté dans la grande église de Saint-John, et qu’un certain nombre de messes soient dites pour le repos de son âme, et pour la découverte des auteurs de ce meurtre abominable. Pendant ce temps-là, nous obtiendrons un ordre qui obligera sir John Ramorny à donner la liste de tous les gens de sa maison qui se trouvaient à Perth pendant la nuit du mardi gras à ce jourd’hui mercredi des Cendres, et par lequel il sera tenu de les faire comparaître, à un jour et à une heure fixés, dans l’église de Saint-John. Là on les appellera chacun par son nom, et ils passeront, l’un après l’autre, devant la bière de notre concitoyen assassiné, et prendront à témoin, dans la forme prescrite, Dieu et ses saints qu’ils sont innocents de toute participation directe et indirecte à cet assassinat. Croyez-moi, et mille exemples l’ont prouvé : si le meurtrier tente de se mettre à couvert en faisant cet appel à Dieu, l’antipathie qui existe entre le corps mort et la main qui a porté le coup fatal éveillera une vie imparfaite, et les veines du défunt porteront à la blessure un sang depuis long-temps glacé. Pour parler d’une manière plus exacte, c’est le bon plaisir du ciel, que souvent, par des moyens incompréhensibles pour nous, on découvre le criminel qui a défiguré l’image de son Créateur. — J’ai entendu parler de cette loi, reprit sir Patrick ; elle fut exécutée du temps de Bruce. Assurément l’occasion est convenable pour chercher par les voies mystérieuses ce qu’il est impossible de découvrir par les moyens ordinaires, puisqu’une accusation générale contre toute la maison de sir John serait repoussée sans aucun doute par un démenti général. Mais je dois demander à sir Louis, le révérend clerc de la ville, comment nous pourrons empêcher le coupable de s’échapper dans l’intervalle. — Les bourgeois feront une garde vigilante sur les remparts de la ville, les ponts-levis seront levés, et les herses abaissées depuis le coucher jusqu’au lever du soleil, et de fortes patrouilles parcourront la ville pendant la nuit. Les bourgeois s’acquitteront volontiers de ce service, pour prévenir l’évasion de l’assassin de leur concitoyen. »

Le reste du conseil exprima de la voix et du geste son adhésion à cette proposition.

« Encore une question, dit le prévôt : que ferons-nous si l’un des suspects refuse de se soumettre à l’épreuve du droit du cercueil ? — Il pourra en appeler à l’épreuve du combat, répondit le révérend greffier de la ville, avec un adversaire d’un rang égal au sien ; car toute personne accusée, quand on en appelle au jugement de Dieu, doit avoir le choix de l’épreuve par laquelle elle sera jugée. Mais s’il refuse les deux épreuves, il sera tenu pour coupable, et puni comme tel. »

Les sages du conseil adoptèrent à l’unanimité l’avis de leur prévôt et de leur clerc, et résolurent de présenter au roi une pétition dans les formes, pour lui demander que l’enquête sur la mort de leur concitoyen se fît conformément à cette ancienne coutume, qu’on regardait comme un moyen de découvrir la vérité, et qui fut mise en pratique jusqu’à la fin du dix-septième siècle. Mais avant que l’assemblée se séparât, le bailli Craigdallie jugea à propos de demander qui servirait de champion à Madeleine Proudfute et à ses deux enfants.

« Question superflue, dit sir Patrick Charteris ; nous sommes des hommes et portons des épées, et nous les briserions sur la tête de celui qui refuserait de s’armer en faveur de la veuve et des orphelins de notre concitoyen assassiné, pour venger honorablement sa mort. Si John Ramorny lui-même accepte le défi, Patrick Charteris de Kinfauns combattra contre lui à outrance, aussi long-temps que le cavalier et la monture seront debout, aussi long-temps que la poignée et la lame resteront unies. Mais, dans le cas où l’adversaire serait un simple cavalier de la garde, je propose que Madeleine Proudfute ait la liberté de choisir son champion parmi les plus braves bourgeois de Perth : honte et déshonneur à jamais sur la ville, si elle désignait un homme assez traître et assez lâche pour lui dire non. Amenez la veuve ici, afin qu’elle fasse son choix. »

Henri Smith entendit ces paroles avec le triste pressentiment que la pauvre veuve le demanderait pour son champion. Ainsi la bonne intelligence rétablie depuis peu entre lui et sa maîtresse allait être déjà troublée ; et il se trouvait forcé de s’engager dans une querelle dont il n’apercevait aucun moyen de se tirer honorablement. Dans toute autre circonstance il aurait regardé cette affaire comme une glorieuse occasion de se distinguer sous les yeux de la cour et de la ville. Mais il savait qu’instruite par les leçons du père Clément, Catherine regarderait l’épreuve du combat plutôt comme un outrage à la religion que comme un appel à la divinité ; qu’elle trouverait déraisonnable de considérer la force du bras, ou l’adresse à manier les armes, comme une preuve de la culpabilité ou de l’innocence. Il avait donc beaucoup à craindre des opinions de Catherine, opinions plus éclairées que celles du temps où elle vivait.

Pendant qu’il était en proie à ces sentiments opposés, Madeleine, la veuve de la victime, entra dans la cour, enveloppée d’un grand voile de deuil, accompagnée et soutenue par cinq ou six femmes de bien (c’est-à-dire respectables), portant le même costume lugubre. Une de ces dernières portait un enfant dans ses bras, le dernier gage de la tendresse conjugale du pauvre Olivier. Une autre conduisait par la main une petite créature d’environ deux ou trois ans, qui regardait avec surprise et effroi, tantôt les habits noirs dont on l’avait revêtue, tantôt la scène qui se passait autour d’elle.

L’assemblée se leva pour recevoir ce triste cortège, et le salua avec l’expression de la plus vive pitié. Madeleine, quoiqu’elle ne fût que la femme du pauvre Olivier, rendit le salut avec un air de dignité que lui inspirait peut-être l’excès de son malheur. Sir Patrick Charteris s’avança à sa rencontre, et avec la courtoisie d’un chevalier pour une femme, et d’un protecteur pour une veuve outragée, il prit la main de la pauvre femme, et lui expliqua en peu de mots de quelle manière la ville avait résolu de poursuivre la vengeance du meurtre de son mari.

S’étant assuré, avec une douceur et une affabilité qui n’appartenaient pas à ses manières habituelles, que la pauvre veuve avait bien compris ce dont il s’agissait, il dit tout haut à l’assemblée : « Bons citoyens de Perth, hommes libres des corps de métiers, soyez attentifs à ce qui va se passer : cela intéresse vos droits et privilèges. Voici Madeleine Proudfute, qui veut poursuivre la vengeance qui lui est due pour la mort de son mari, traîtreusement assassiné, dit-elle, par sir John Ramorny, chevalier du même nom, ce qu’elle offre de prouver par l’épreuve du droit du cercueil, ou par le combat en champ clos. En conséquence, moi, Patrick Charteris, chevalier portant baudrier, homme libre et gentilhomme par droit de naissance, j’offre de combattre pour sa juste querelle, tant que le cheval et le cavalier seront debout, si un homme de mon rang ramasse mon gant… Madeleine Proudfute, voulez-vous m’accepter pour votre champion ? »

La veuve, troublée par cette scène, répondit en hésitant. « Je n’en puis désirer un plus noble. »

Alors, sir Patrick prit sa main droite dans la sienne, et, après l’avoir baisée sur le front, il dit solennellement : « Que Dieu et saint John me soient en aide quand j’aurai besoin de leur assistance, en faisant mon devoir comme votre champion, en chevalier, en chrétien, en homme ! Maintenant, Madeleine, choisissez parmi les bourgeois de la belle ville, présents ou absents, celui à qui vous désirez confier la défense de votre cause, si l’homme contre lequel vous portez plainte se trouve d’un rang inférieur au mien. »

Tous les regards se tournèrent vers Henri Smith, que la voix générale avait déjà désigné comme le plus capable, sous tous les rapports, de remplir en cette circonstance le rôle de champion. Mais la veuve ne se donna pas le temps de consulter les regards de l’assemblée. À peine sir Patrick avait-il parlé, qu’elle s’avança vers l’endroit où l’armurier se tenait parmi les gens de sa classe, au bas bout de la table, et le prenant par la main :

« Henri Gow ou Smith, dit-elle, fidèle bourgeois et artisan, mon, mon… » Elle eût voulu dire mon mari : mais le mot ne put sortir de sa bouche, elle fut obligée de prendre une autre tournure.

« Le défunt vous aimait et vous estimait par-dessus tous les hommes : il est donc convenable que vous souteniez la querelle de sa veuve et de ses enfants. »

S’il eût été possible qu’Henri rejetât sans se déshonorer une marque de confiance que tout le monde semblait lui destiner, ou qu’il s’y dérobât par quelques faux-fuyants, tout désir de retraite eût été banni de son esprit quand la veuve s’adressa à lui : un ordre du ciel eût à peine fait plus d’impression sur lui que la sommation de l’infortunée Madeleine. L’allusion qu’elle avait faite à son intimité avec le défunt le toucha jusqu’au fond de l’âme. Sans doute il y avait quelque chose de ridicule dans l’excessive prédilection d’Olivier pour Henri, et l’extrême diversité de leur caractère pouvait la faire paraître bizarre ; mais tout cela était oublié maintenant, et Henri, s’abandonnant à sa bonté naturelle, se rappelait seulement qu’Olivier avait été son ami et son compagnon ; qu’il l’avait aimé et honoré autant qu’il pouvait aimer et honorer un homme, et qu’enfin le bonnetier était vraisemblablement tombé sous un coup dirigé contre Henri lui-même.

Ce fut donc avec un empressement, qu’une minute auparavant il aurait à peine pu feindre, et qui semblait maintenant provenir d’un dévouement sincère, qu’il posa ses lèvres sur le front glacé de la malheureuse Madeleine, et qu’il répliqua :

« Moi, Henri Smith, demeurant dans le Wynd de Perth, homme de bien et fidèle, libre par naissance, j’accepte l’office du champion de cette veuve, Madeleine, et de ces enfants orphelins, et combattrai dans leur querelle jusqu’à la mort, avec quelque homme que ce soit de mon rang, et cela aussi long-temps qu’il me restera souffle de vie. Ainsi me soient en aide, quand j’aurai besoin de leur assistance, Dieu et saint John ! »

Il s’éleva dans l’auditoire un cri à demi étouffé qui exprimait l’intérêt que chacun prenait à l’issue de cette affaire, et la confiance qu’inspiraient les champions de la veuve.

Sir Patrick Charteris prit des mesures pour se présenter devant le roi et lui demander la permission de procéder à l’enquête relativement au meurtre d’Olivier Proudfute, par l’épreuve du droit du cercueil, et, s’il était nécessaire, par le combat.

Aussitôt que le conseil de ville se fut séparé, il s’acquitta de ce soin dans une audience particulière qu’il obtint du roi. Ce prince apprit avec beaucoup de chagrin cette nouvelle catastrophe. Il ordonna à sir Patrick et aux parties intéressées de revenir le lendemain, après la messe, pour apprendre ce qu’il aurait décidé en son conseil. En attendant, un messager royal fut dépêché vers le logement du connétable pour demander un état des gens de sir John Ramorny, et lui ordonner, ainsi qu’à sa suite, sous les peines les plus rigoureuses, de ne point quitter Perth avant que le roi eût fait connaître son bon plaisir.


CHAPITRE XXI.

LE DROIT DU CERCUEIL.


Au nom du ciel, voyez si l’on prépare la lice et tout ce qui est nécessaire ; qu’ils vident ensuite leur querelle… Dieu protège le bon droit !
Shakspeare. Henry IV. part. II.


Dans la même salle de conseil du palais des dominicains, le roi Robert était assis avec son frère Albany, qui, en affectant une vertu austère et en mettant en œuvre tous les ressorts de l’intrigue et de la dissimulation, exerçait la plus haute influence sur le faible esprit du monarque. En effet, il était naturel qu’un prince qui voyait rarement les choses dans leur forme et sous leurs couleurs véritables, les envisageât sous le jour où elles lui étaient présentées par un homme hardi et astucieux qui se pouvait prévaloir auprès de lui d’une si proche parenté.

Toujours inquiet au sujet de son malheureux fils égaré par de mauvais conseils, le roi s’efforçait en ce moment de faire partager à Albany son opinion que Rothsay était innocent de toute participation à la mort du bonnetier, dont le procès-verbal avait été remis entre les mains du roi par sir Patrick Charteris.

« Voilà une malheureuse affaire, mon frère Robin, disait-il, une très-mauvaise affaire ; elle pourrait bien mettre en querelle la noblesse et les communes, qui se sont fait la guerre dans tant de provinces éloignées. Je ne vois qu’un sujet de consolation dans tout ceci, c’est que sir John Ramorny ayant été congédié de la maison du duc de Rothsay, on ne pourra dire que lui, ou ceux de ses gens qui sont les auteurs de ce meurtre (si on les en accuse avec raison) ont été encouragés ou excités à cette affreuse action par mon pauvre enfant. Certainement, mon frère, vous vous souvenez comme moi, qu’à ma prière il a consenti sans hésiter à renvoyer de son service sir John Ramorny, la cause première de cette échauffourée dans Curfew-Street. — Cela est vrai, dit Albany, et j’espère que le prince n’a pas renoué ses relations avec Ramorny depuis qu’il a paru se conformer aux désirs de Votre Grâce. — Paru se conformer ?… renouer ses relations ? répéta le roi ; que voulez-vous dire par ces mots, mon frère ? Sûrement quand David m’a promis que, si cette malheureuse affaire de Curfew-Street était étouffée, il se séparerait de sir John Ramorny, qu’on croyait capable de l’entraîner à de pareilles extravagances, et qu’il ne s’opposerait point à l’exil de sir John ou à tout autre châtiment qu’il nous plairait de lui infliger… Assurément vous ne doutez pas que notre fils ne fût sincère et décidé à tenir sa parole ? Ne vous rappelez-vous pas que, quand vous donnâtes l’avis de lever une forte amende sur les domaines de Ramorny, dans le comté de Fife, au lieu de le bannir, le prince sembla dire que l’exil serait une mesure plus convenable pour Ramorny et pour lui-même ? — Je me le rappelle parfaitement, mon royal frère. Certainement je n’aurais pas supposé à Ramorny tant d’influence sur le prince, après avoir contribué à le mettre dans une situation si périlleuse, sans la déclaration de mon noble neveu que vous venez de rappeler ; déclaration d’où il résulte que, si Ramorny demeurait à la cour, il continuerait à diriger la conduite du duc de Rothsay. Je regrettai, à ce moment, d’avoir conseillé une amende au lieu du bannissement ; mais cela est passé, et maintenant il a été commis un nouveau désordre qui compromet Votre Majesté, l’héritier de la couronne et tout le royaume. — Que voulez-vous dire ? Robin, » s’écria le timide prince. « Par la tombe de mes parents ! Par l’âme de Bruce, notre immortel aïeul ! je vous supplie, mon cher frère, d’avoir pitié de moi. Dites-moi quel danger menace mon fils ou mon royaume. »

Le visage du roi agité par l’inquiétude, et ses yeux obscurcis par les larmes étaient fixés sur son frère qui sembla se recueillir en lui-même avant de répondre.

« Milord, dit-il, voici quel est ce danger. Votre Grâce croit que le prince n’a pris aucune part à cette seconde agression contre les citoyens de Perth… au meurtre de ce bonnetier, sur la mort duquel ils crient comme une troupe de mouettes, quand un de ces animaux criards a été percé par la flèche d’un enfant. — Leurs vies, dit le roi, leur sont chères, ainsi qu’à leurs amis. — Oui, en vérité, milord, et ils savent nous les rendre chères quand il faut nous entendre avec ces drôles pour une goutte de leur sang répandu… Mais, comme je l’ai dit, Votre Majesté pense que le prince n’a été pour rien dans ce dernier attentat. Je ne veux point essayer d’ébranler votre conviction sur ce point délicat ; je m’efforcerai plutôt de la partager. Votre opinion est toujours la mienne ; Robert d’Albany ne pensera jamais autrement que Robert de la puissante Écosse. — Je vous remercie, Robert, je vous remercie, » dit le roi en serrant la main de son frère ; « je savais que je pouvais compter sur votre affection pour rendre justice à ce pauvre fou de Rothsay qui s’expose à tant de mauvaises interprétations de sa conduite, qu’il mérite à peine les sentiments que vous avez pour lui. »

Albany était si impassible et si ferme dans ses résolutions, qu’il eut le courage de serrer amicalement la main de son frère pendant qu’il combinait les moyens de détruire les espérances du bon et indulgent vieillard. »

« Mais, hélas ! » reprit le duc avec un soupir, « cet intraitable chevalier de Kinfauns et son troupeau de bourgeois querelleurs ne verront pas la chose comme vous et moi ; ils ont l’audace de dire que le bonnetier avait été maltraité par Rothsay et les gens de sa suite qui parcouraient les rues masqués, arrêtant pour se divertir les hommes et les femmes, les forçant de danser ou de boire une énorme quantité de vin, sans parler de bien d’autres folies qu’il est inutile de rapporter. Ils disent que la bande se dirigea vers la maison de sir John Ramorny, que tous s’y précipitèrent confusément, afin d’y terminer leur partie de plaisir. Ils prétendent trouver dans ce fait de bonnes raisons pour croire que le renvoi de sir John Ramorny du service du prince n’était qu’un stratagème, afin de tromper le public. Et ils en concluent que, si des excès ont été commis pendant cette nuit par sir John Ramorny ou ses gens, on est en droit de penser que le duc de Rothsay en a eu pour le moins connaissance, si même il ne les a pas autorisés. — Albany, cela est terrible ! voudraient-ils faire passer mon fils pour un meurtrier ? Prétendraient-ils qu’il a trempé ses mains dans le sang écossais, sans provocation et sans motifs ? Non, non, ils n’inventeront point des calomnies si monstrueuses, car elles sont trop grossières et elles ne seraient pas crues. — Pardonnez-moi, milord ; ils disent que le sujet de querelle qui occasionna l’échauffourée de Curfew-Street concernait plus le prince que sir John ; car personne ne croit, personne même ne soupçonne que cette expédition ait été entreprise au profit du chevalier de Ramorny. — Tu me feras tourner la tête, Robin. — Je n’ajouterai pas un mot ; je n’ai fait qu’exprimer mes pauvres réflexions, d’après l’ordre que m’en a donné Votre Majesté. — Je sais que tu as de bonnes intentions ; mais au lieu de me déchirer le cœur par le tableau détaillé de calamités inévitables, un bon frère, Robin, ne devrait-il pas plutôt m’indiquer les moyens d’éviter ces malheurs ? — Votre Grâce a raison ; mais, comme le seul remède qui existe est douloureux et cruel, il est nécessaire que Votre Majesté soit bien convaincue de l’absolue nécessité d’en faire usage avant qu’on le lui fasse connaître. Le chirurgien doit fortement persuader à son malade que le membre gangrené est incurable, avant de prononcer le mot d’amputation, quoiqu’il ne reste pas d’autres moyens de salut. »

Robert, à ces mots, s’abandonna à un violent mouvement d’inquiétude et d’indignation que son frère était loin de prévoir.

« Un membre malade et gangrené ! l’amputation, le seul moyen de salut !… Milord d’Albany, ce sont là des mots inintelligibles ! Si vous les appliquez à notre fils Rothsay, il faut que vous démontriez rigoureusement qu’ils sont exacts, autrement je pourrais vous donner lieu de vous repentir de les avoir prononcés. — Vous prenez mes paroles trop à la lettre, mon auguste seigneur, dit Albany, ces termes rigoureux ne s’appliquaient point au prince ; car je puis prendre le ciel à témoin que ce fils d’un frère bien-aimé m’est plus cher que s’il était mon propre fils. Je ne parlais que de l’éloigner des folies et des vanités du monde, qui, selon le langage des saints, ressemblent à des membres gangrenés, et qu’il faut, pour cette raison, retrancher et jeter loin de nous, comme des choses qui interrompent notre marche dans la bonne voie. — Je comprends… » dit le prince soulagé ; « tu voudrais que ce Ramorny, qu’on regarde comme l’instrument des folles de mon fils, fût exilé de la cour jusqu’à ce que ces malheureux scandales fussent oubliés, et nos sujets habitués à voir notre fils avec des yeux mieux disposés et plus confiants. — Ce serait là un excellent parti, monseigneur, mais j’allais un peu plus loin : je voulais que le prince lui-même fût, pour un peu de temps, éloigné de la cour. — Comment, Albany ! me séparer de mon enfant, de mon premier-né ! de lui, la lumière de mes yeux, et… malgré ses folies… le fils chéri de mon cœur… Oh, Robin ! je ne le puis, ni ne le veux. — Ce n’était, milord, qu’une proposition… Je sens la blessure qu’une telle résolution ferait au cœur d’un père, car ne suis-je pas père, moi aussi ? » et il inclina la tête comme dans un morne désespoir.

« Je n’y pourrai survivre, Albany. Quand je pense que notre influence, qui est nulle lorsqu’il est loin de nous, et qui suffit toujours pour le contenir lorsque nous sommes près de lui, se trouverait entièrement paralysée par votre projet ! À quel péril ne serait-il pas exposé ? Je ne pourrai goûter un moment de sommeil en son absence… Je croirai entendre son dernier soupir dans chaque souffle du vent ; et vous, Albany, peut-être dissimuleriez-vous mieux votre inquiétude, mais vous ne seriez pas plus tranquille. »

Ainsi parla le facile monarque : voulant plaire à son frère et s’abuser lui-même, il supposait, entre l’oncle et le neveu, une affection dont il n’existait pas la moindre trace.

« Votre cœur de père s’alarme trop aisément, milord, répondit Albany ; je ne vous propose pas de laisser le prince abandonné au mouvement de son fougueux caractère… je parlais de soumettre, pendant quelque temps, le prince à une surveillance convenable… de le confier à la garde d’un conseiller sage, qui répondrait de sa conduite et de sa vie comme un tuteur de celles de son pupille. — Comment ! un tuteur ! à l’âge de Rothsay ? s’écria le roi ; il a dépassé de deux années l’âge que nos lois fixent pour la majorité. — Les Romains, plus sages que nous, fixaient cet âge quatre ans plus tard ; et, à ne consulter que le bon sens, le droit de surveillance doit durer aussi long-temps qu’il est nécessaire, et par conséquent il doit varier selon le caractère des individus. Voici le jeune Lindsay, comte de Crawford, qui, dit-on, accorde son appui à sir Ramorny pour le combat… C’est un jeune homme de quinze ans, mais qui a déjà les passions ardentes et la constance d’un homme de trente ; tandis que mon royal neveu, avec de plus nobles et plus aimables qualités d’esprit et de cœur, montre souvent, à vingt-trois ans, l’humeur capricieuse d’un enfant, envers qui la contrainte peut n’être qu’une tendresse bien entendue… Ne vous désolez point de cela, mon noble seigneur ; ne sachez pas mauvais gré à votre frère parce qu’il vous dit la vérité : les meilleurs fruits sont ceux qui mûrissent le plus lentement, et les meilleurs chevaux, ceux qui donnent le plus de peine à dresser pour les combats ou pour la lice. »

Le duc s’arrêta, et après avoir laissé le roi se livrer, pendant deux ou trois minutes, à une rêverie qu’il n’essaya pas d’interrompre, il ajouta d’un ton plus aimable : « Mais ayez bonne espérance, mon noble seigneur ; peut-être cette querelle pourra-t-elle s’arranger sans de nouvelles difficultés et de nouveaux combats. La veuve est pauvre, car son mari, quoique bien connu dans sa profession, avait des habitudes de fainéantise et de dépense. L’affaire pourra sans doute s’arranger avec de l’argent, et la valeur de l’assythment[55] sera payée par Ramorny sur ses biens. — Ah ! nous la payerons nous-même, » s’écria le roi Robert, saisissant avec empressement l’espérance que cet affligeant débat se terminerait d’une manière pacifique ; « l’avenir de Ramorny sera détruit par son bannissement de la cour et la perte de sa charge dans la maison de Rothsay, il serait peu généreux d’accabler un homme dans la disgrâce… Mais voici notre secrétaire le prieur, qui vient nous dire que l’heure du conseil approche… Bonjour, mon digne père. — Soyez béni ! mon royal maître, répondit l’abbé. — Mon bon père, dit le roi, sans attendre Rothsay qui viendra au conseil, nous vous le garantissons nous-même, occupons-nous des affaires de notre royaume. Quelles nouvelles avez-vous reçues de Douglas ? — Il est arrivé à son château de Tantallon, monseigneur, et il a envoyé un courrier peur annoncer que, quoique le comte de March demeure enfermé dans la forteresse de Dunbar, ses partisans et ses amis se rassemblent, et forment un camp dans le voisinage de Coldingham, où, à ce qu’on suppose, ils comptent attendre l’arrivée de l’armée anglaise que Hotspur et sir Ralph Percy réunissent sur la frontière de l’Angleterre. — Voilà de mauvaises nouvelles, dit le roi ; que Dieu pardonne à George de Dunbar ! » Le prince entra au moment où il prononçait ces mots : « Ah ! te voilà enfin, Rothsay… je ne t’ai pas vu à la messe. — Je me suis levé trop tard ce matin ; j’ai passé la nuit sans repos et avec la fièvre. — Ah, jeune fou ! reprit le roi ; si tu avais pris un peu plus de repos le mardi gras, tu n’aurais pas passé la nuit du mercredi des Cendres avec la fièvre. — Que je n’interrompe pas vos prières, Sire, » reprit le prince d’un ton léger ; Votre Grâce invoquait le ciel en faveur de quelqu’un… d’un ennemi sans doute, car vos ennemis ont souvent part à vos oraisons. — Assieds-toi, et tiens-toi tranquille, jeune extravagant, » répondit son père ; et en même temps ses yeux se reposaient avec plaisir sur la belle figure et la tournure gracieuse de son enfant chéri. Rothsay fit glisser un coussin aux pieds de son père, et s’y jeta nonchalamment pendant que le roi reprenait :

« Je regrettais que le comte de March, qui m’avait quitté amicalement et avec les plus fortes assurances de se contenter d’une satisfaction convenable pour tous les griefs dont il avait à se plaindre, eût été capable de se liguer avec Northumberland contre son pays… Est-il possible qu’il ait douté que nous eussions l’intention de tenir notre promesse ? — Je répondrai que non pour lui, dit le prince ; March n’a jamais douté de la parole de Votre Altesse ; mais il peut très-bien s’être demandé si vos doctes conseillers laissant à Votre Majesté le pouvoir de la tenir. »

Robert III poussait aussi loin que possible cette politique timide, qui consiste à ne pas entendre les expressions, qu’on ne peut écouter décemment sans en témoigner quelque déplaisir. Il continua donc son discours sans faire attention à l’interruption de son fils ; mais au fond de son cœur, l’audace de Rothsay aigrissait le mécontentement que son père commençait à nourrir contre lui.

« Heureusement, reprit le roi, que Douglas est sur les frontières ; sa poitrine, comme celle de ses ancêtres, a toujours été le meilleur boulevard de l’Écosse. — Alors, c’en est fait de nous, s’il s’avise de tourner le dos, » dit l’incorrigible Rothsay.

« Osez-vous révoquer en doute le courage de Douglas, » dit le roi vivement piqué.

« Personne ne conteste le courage du comte, répondit Rothsay ; il est aussi incontestable que son orgueil ; mais il est permis de douter de son bonheur ; car les annales de sa maison ne l’ont pas surnommé pour rien Tin-man (Malencontreux). — Par saint André, David ! s’écria le roi, tu es comme un chat-huant… tu ne dis pas un mot qui ne soit un pronostic de trouble et de malheur — Je me tais, mon père, répondit le jeune homme. — Et quelles nouvelles avez-vous reçues des Highlands ? » continua le roi, s’adressant au prieur.

« Je crois, répondit l’abbé, que les choses, de ce côté, prennent une tournure satisfaisante. L’incendie qui menaçait d’embraser tout le pays s’éteindra dans le sang de quarante ou cinquante de ces mutins. Les deux grandes confédérations sont convenues par un traité solennel de décider leurs querelles avec telles armes qu’il plaira à Votre Altesse de désigner, en votre royale présence, dans le lieu qui leur sera indiqué, le 30 mars prochain, qui est le dimanche des Rameaux. Le nombre des combattants est fixé à trente de chaque côté. Le combat sera à outrance, car ils supplient humblement et conjurent Votre Majesté que, par grâce spéciale, vous vouliez bien renoncer, pour ce jour-là, à votre royal privilège, d’interrompre le combat, en jetant votre sceptre ou en criant : « C’est assez ! » avant que le combat soit entièrement terminé. — Les barbares sauvages, s’écria le roi, veulent-ils limiter le meilleur et le plus précieux de nos droits royaux, celui de mettre un terme à un combat, et de crier aux combattants : « Trêve ? » Veulent-ils détruire le seul motif qui pourrait me décider à assister au spectacle de leur sanglante boucherie ?… Prétendent-ils combattre comme des hommes ou comme les loups de leurs montagnes ? — Milord, dit Albany, le comte de Crawford et moi, nous avons pris sur nous, sans consulter Votre Majesté, d’accorder cette requête ; et cela, pour beaucoup de raisons très-pressantes. — Comment ! reprit le roi, le comte de Crawford ? C’est un bien jeune conseiller dans une si grave affaire. — Malgré sa jeunesse, reprit Albany, il est si considéré parmi ses voisins les Highlanders, que je n’aurais rien pu auprès d’eux sans son aide et le secours de son influence. — L’entendez-vous, jeune Rothsay ? » dit le roi à son fils d’un ton de reproche.

« Je plains Crawford, Sire, répondit le prince ; il a perdu trop tôt un père dont les conseils auraient mieux convenu à une époque comme celle-ci. »

Le roi tourna la tête vers Albany, d’un air charmé de l’affection filiale qui éclatait dans cette réponse.

Albany reprit sans se déconcerter : « Ce n’est pas la vie de ces Highlanders, c’est leur mort qui est à souhaiter pour le bien du royaume d’Écosse ; et il a paru très-désirable au comte de Crawford et à moi que ce combat fût un combat d’extermination. — Juste ciel ! s’écria le prince ; si telle est la politique du jeune Lindsay, ce sera un homme d’État plein d’humanité dans dix ou douze ans d’ici ! C’est un jeune homme qui a le cœur endurci avant d’avoir du poil au menton ! Il eût mieux fait d’assister aux combats de coqs, le jour du mardi gras, que de combiner des plans pour faire massacrer des hommes le dimanche des Rameaux, comme s’il était chargé d’organiser des mêlées où chacun doit combattre jusqu’à la mort. — Rothsay a raison, Albany, dit le roi. Il ne convenait pas à un monarque chrétien d’accorder une telle demande. Je ne puis consentir à voir des hommes se battre jusqu’à ce qu’ils soient tous assommés comme des bestiaux à la boucherie. Un tel spectacle suffirait pour me rendre malade, et le bâton s’échapperait de ma main, faute de pouvoir le retenir. — Il tomberait sans qu’on y fît attention, dit Albany. Permettez-moi de représenter à Votre Grâce qu’elle renonce seulement à un privilège qui ne saurait être respecté dans cette occasion. Si Votre Majesté jetait son bâton royal dans le fort de l’action, quand le sang de ces hommes est échauffé, on n’y aurait pas plus d’égard que si un aigle laissait tomber, au milieu d’un troupeau de loups acharnés les uns contre les autres, le brin de paille qu’il porte à son nid : rien ne peut les séparer que l’épuisement complet de leur sang ; et il vaut mieux qu’il soit répandu par les mains les uns des autres, que par les troupes qui tâcheraient de faire la paix par l’ordre de Votre Majesté. Une tentative pour les contraindre à la paix par la force serait considérée par eux comme une embûche ; les deux partis s’uniraient pour résister… le carnage ne serait pas moindre, et les espérances de paix que nous avons pour l’avenir seraient entièrement détruites. — Il n’y a que trop de vérité dans ce que vous dites, mon frère, répliqua le docile monarque. À quoi bon ordonner ce que je ne puis faire exécuter ; et, quoique j’aie le malheur d’endurer cet affront chaque jour de ma vie, cependant il est inutile de donner un si public exemple de mon impuissance royale en présence de la foule rassemblée pour être témoin de ce spectacle. Que ces hommes sauvages assouvissent donc leur passion sanguinaire les uns sur les autres, je n’essayerai point de défendre ce que je ne pourrais empêcher. Que le ciel prenne pitié de ce malheureux pays ! je vais me retirer dans mon oratoire et prier pour lui, puisqu’il ne m’est permis de l’aider ni par ma prudence ni par la force de mes armes. Père prieur, accordez-moi l’appui de votre bras. — Mon frère, dit Albany, pardonnez-moi si je vous rappelle que nous devons nous occuper de l’affaire entre les citoyens de Perth et Ramorny, au sujet de la mort d’un bourgeois. — Cela est vrai, » dit le monarque se rasseyant ; « encore des querelles… encore des batailles… belle Écosse ! si le sang de tes plus généreux enfants fertilisait ton sol stérile, quel pays sur la terre l’emporterait sur toi en fécondité ! Quand verra-t-on un Écossais porter une barbe blanche, à moins que ce ne soit quelque misérable comme ton souverain, que sa faiblesse protège contre le meurtre, et qui devient témoin involontaire des scènes de carnage qu’il ne peut abréger ?… Faites-les entrer… Ne les faites pas attendre, ils ont hâte de se tuer, de se disputer l’un l’autre chaque souffle de l’air que leur a donné leur Créateur. Le démon des combats et du carnage s’est emparé de tout ce pays ! »

Le monarque débonnaire se jeta en arrière sur son fauteuil avec un air d’impatience et de mauvaise humeur qui ne lui était pas ordinaire. En ce moment la porte qui se trouvait à l’extrémité inférieure de l’appartement s’ouvrit, et, de la galerie, où l’on apercevait en perspective une garde des Brandanes sous les armes, s’avança la veuve du pauvre Olivier, conduite par sir Patrick Charteris, avec autant de respect que si c’eût été une dame du premier rang. Derrière eux marchaient deux femmes, épouses des magistrats de la cité, l’une et l’autre vêtues de deuil, la première portant le plus jeune enfant d’Olivier, et la seconde conduisant l’aîné. Derrière eux venait l’armurier paré de ses plus beaux habits, et portant une écharpe de crêpe noir par-dessus son justaucorps de buffle. Le bailli Craigdallie, et un magistrat son confrère, vêtus de deuil comme les autres, terminaient ce funèbre cortège.

La mauvaise humeur du roi s’évanouit quand il fixa les yeux sur la figure pâle de la veuve désolée, et qu’il considéra l’air insouciant des innocents orphelins qui avaient éprouvé une si irréparable perte. Et lorsque sir Patrick Charteris, après avoir aidé Madeleine Proudfute à s’agenouiller, mit lui-même un genou en terre en tenant toujours la main de la veuve, ce fut avec un ton de pitié que le roi Robert demanda à l’infortunée son nom et ce qu’elle voulait. Elle ne répondit pas, mais se retourna en murmurant quelques mots vers son conducteur. — Parlez pour la pauvre femme, sir Patrick Charteris, dit le roi ; et dites-nous ce qui l’amène en notre présence. — Sous votre bon plaisir, monseigneur, » répondit sir Patrick en se levant, « cette femme et ces malheureux orphelins portent plainte à Votre Altesse contre sir John Ramorny, chevalier de Ramorny, attendu que de son fait ou de celui des gens de sa maison, Olivier Proudfute son mari, homme libre, et bourgeois de Perth, a été tué dans les rues de la ville, le soir du mardi gras ou le matin du mercredi des Cendres. — Femme, » répliqua le roi avec bonté, « ton sexe doit inspirer de la douceur, et ton affection même peut t’apprendre à être miséricordieuse ; car nos malheurs personnels doivent nous rendre… et nous rendent en effet compatissants pour les autres. Ton mari n’a fait que franchir le passage qu’il nous faudra tous franchir. — Votre Majesté voudra bien se rappeler que pour lui le passage a été court et sanglant, dit la veuve. — J’avoue que son sort est digne de pitié ; mais puisque je n’ai pu le protéger, comme je reconnais que c’était mon devoir de roi, je consens, en réparation, à pourvoir à vos besoins et à ceux de ces orphelins, sur le même pied, ou mieux encore que du temps de votre mari, mais à condition que vous vous désisterez de cette plainte et que vous ne donnerez pas lieu à une nouvelle effusion de sang. Faites-y attention, je vous laisse le choix entre accorder merci ou poursuivre vengeance ; entre l’abondance dans le premier cas, et la misère dans l’autre. — Il est vrai, Sire, que nous sommes pauvres, » répondit la veuve avec une fermeté inébranlable ; « mais, moi et mes enfants, nous chercherons notre nourriture comme les animaux des bois, avant que de vivre du prix du sang de mon mari ; je vous demande le combat par mon champion, comme vous êtes chevalier portant le ceinturon et roi portant la couronne. — Je m’en doutais, » dit à voix basse le roi à Albany. « En Écosse les premiers mots que balbutie un enfant, et les derniers que répète le vieillard à l’agonie sont : « Le combat… du sang… vengeance. » Il serait inutile de résister plus long-temps. Faites entrer les défendants. »

Sir John Ramorny entra ; il était vêtu d’une longue robe fourrée, selon la coutume des hommes de qualité lorsqu’ils étaient désarmés. Caché sous les plis de l’étoffe, son bras blessé était soutenu par une écharpe de soie cramoisie, et de l’autre il s’appuyait sur un jeune homme qui, paraissant à peine sorti de l’enfance, portait déjà sur le front les traces profondes de passions prématurées, et d’une méditation au-dessus de son âge. C’était le célèbre Lindsay, comte de Crawford, qui dans la suite fut connu sous le nom du comte Tigre, et qui gouverna la grande et riche vallée de Strathmore, avec le pouvoir absolu et la cruauté effrénée d’un tyran féodal. Deux ou trois gentilshommes, amis du comte ou les siens, assistaient sir John de Ramorny de leur présence en cette occasion. L’accusation fut répétée une seconde fois, et repoussée par un démenti formel de la part des accusés : les demandeurs répliquèrent en proposant de prouver leur dire par un appel au droit du cercueil.

« Je ne suis pas obligé de me soumettre à cette épreuve, répondit sir John Ramorny, puisque je puis prouver par le témoignage du prince, qui était naguère mon royal maître, que j’étais chez moi, couché dans mon lit et malade, à l’heure où le prévôt et le bailli prétendent que je commettais ce meurtre, dont je n’eus jamais la pensée. Il n’y a donc aucun sujet raisonnable de soupçon contre moi. — Je puis certifier, dit le duc de Rothsay, que j’ai vu sir John Ramorny, et me suis entretenu avec lui de différents sujets, relatifs à ma maison, la nuit même où cet attentat fut commis. Je suis donc personnellement instruit qu’il était malade et hors d’état de le commettre lui-même. Mais j’ignore où étaient ses gens, et je ne puis prendre sur moi d’affirmer qu’un ou plusieurs d’entre eux ne sont pas coupables du crime qui leur est imputé. »

Sir John Ramorny, au commencement de ce discours, avait regardé autour de lui avec un air de bravade, qui fut un peu déconcerté par la fin du discours de Rothsay. « Je remercie Votre Altesse, » dit-il avec un sourire, « du témoignage circonspect et restreint qu’elle a porté en ma faveur. Il était sage celui qui a écrit : « Ne placez pas votre confiance dans les princes. » — Si vous n’avez pas d’autres preuves de votre innocence, sir John Ramorny, dit le roi, nous ne pouvons, en ce qui concerne les gens de votre maison, refuser à la veuve outragée et aux orphelins l’épreuve par le droit du cercueil, à moins que l’un d’eux ne préfère celle du combat. Pour vous, vous êtes, par la déposition du prince, déchargé de tout soupçon. — Monseigneur, répondit sir John, je puis me porter caution de l’innocence des gens de ma maison et de ma suite. — C’est ainsi que pourrait parler un moine ou une femme, dit Patrick Charteris ; mais, pour parler en chevalier, sir John de Ramorny, voulez-vous combattre avec moi en faveur des gens de votre maison ? — Le prévôt de Perth, répondit sir John, n’aurait pas le temps de prononcer le mot de combat, que j’aurais déjà accepté. Mais je ne suis pas en ce moment en état de tenir la lance. — J’en suis charmé pour vous, sir John ; il y aura moins de sang répandu, dit le roi. Vous présenterez donc les gens de votre maison, conformément au rôle dressé par votre sénéchal, dans la grande église de Saint-John, afin qu’en présence de toutes les parties intéressées ils se disculpent de cette accusation. Faites en sorte que chacun d’eux paraisse à l’heure de la grand’messe, autrement votre honneur en serait souillé.

« Ils y seront tous, » répliqua John Ramorny. Alors, après avoir salué profondément le roi, il se dirigea vers le jeune duc de Rothsay, s’inclina respectueusement devant lui, et lui dit de manière à n’être entendu d’aucun autre : « Vous en avez usé généreusement avec moi, milord. Un mot de votre bouche aurait terminé ce débat, et vous avez refusé de le prononcer. — Sur ma vie ! » répondit le prince à voix basse, « j’ai dit tout ce que la vérité et ma conscience me permettaient de dire. Je pense que vous ne deviez pas supposer que j’inventerais des mensonges pour vous servir ; et d’ailleurs, John, dans mes souvenirs imparfaits de cette nuit, je me rappelle un sauvage, à la tournure de boucher, avec une hache courte, qui ressemblait beaucoup à celui qui a commis cet attentat nocturne. Ah ! je vous ai touché au cœur, sire chevalier. »

Sir John ne répondit pas ; mais il se détourna précipitamment, comme si quelqu’un eût pressé son bras malade, et il regagna sa demeure avec le comte de Crawford. Quoiqu’il fût disposée tout autre sentiment qu’à la joie, il fut obligé d’offrir à ce jeune seigneur une splendide collation pour lui témoigner sa reconnaissance de l’appui qu’il en avait reçu.


CHAPITRE XXII.

LE MÉDECIN.


À l’aide de la pharmacie il a fait beaucoup de maux ; il a tué beaucoup de monde par la médecine.
Dunbar.


Après un festin dont la prolongation était un supplice pour le chevalier de Ramorny, le comte de Crawford remonta enfin à cheval pour regagner le château de Dupplin, où il recevait l’hospitalité. Sir John se retira dans sa chambre à coucher, en proie aux douleurs du corps et aux peines de l’esprit. Il y trouva Henbane Dwining, de qui, pour son malheur, il devait attendre le soulagement des uns et des autres. Le médecin, en affectant une extrême humilité, exprima l’espoir que son illustre malade était heureux et satisfait.

« Satisfait comme un chien enragé, dit Ramorny, et heureux comme le malheureux que l’animal a mordu, et qui commence à sentir l’approche de l’horrible maladie. Ce méchant enfant, Crayford, a vu mon supplice, et il ne m’a pas épargné une goutte de la coupe amère. Il faut que je lui rende justice, en vérité ! Si j’avais rendu justice à lui et à tout le monde, je l’aurais jeté par la fenêtre, et j’aurais mis fin à une vie qui, si elle continue ainsi, sera une source de malheurs pour toute l’Écosse, mais spécialement pour ce côté-ci du Tay. Faites attention en levant les appareils, chirurgien. L’attouchement de l’aile d’une mouche sur le tronc brûlant me ferait souffrir comme un coup de dague. — Ne craignez rien, mon noble patron, » dit l’apothicaire avec un rire de contentement qu’il s’efforçait vainement de déguiser sous un air de sensibilité affecté, « nous appliquerons un baume rafraîchissant, et… Ah, ah, ah !… nous soulagerons Votre Seigneurie de l’irritation qu’elle supporte avec tant de fermeté. — Avec fermeté, » dit Ramorny, à qui l’excès de la souffrance faisait grincer les dents ; « je supporte cela comme je supporterais les flammes du purgatoire… L’os me semble être de fer rouge… Ton onguent onctueux sifflera en tombant sur la blessure… Et encore, c’est le froid de décembre auprès de la fièvre brûlante de mon esprit ! — Nous ferons d’abord usage de nos remèdes adoucissants pour le corps, mon noble patron, et ensuite, avec votre permission, le serviteur de Votre Seigneurie emploiera son art pour calmer l’esprit… mais j’ai l’espérance que les souffrances de l’esprit dépendent, jusqu’à un certain point, de l’irritation de la blessure, et que les douleurs du corps, une fois calmées, comme j’espère qu’elles le seront bientôt, les orages de l’âme se dissiperont d’eux-mêmes. — Henbane, » dit le patient quand il sentit en effet la douleur de sa blessure un peu calmée, « tu es un précieux et incomparable médecin ; mais il y a des choses au-dessus de ton art ; tu peux endormir la sensation corporelle de ces souffrances infernales, mais tu ne peux m’apprendre à endurer les dédains de ce jeune homme que j’ai élevé, que j’aimais, Dwining… car je l’aimais… je l’aimais tendrement ! Les pires de mes mauvaises actions ont été commises pour flatter ses vices, et il m’a refusé un mot de sa bouche, quand ce mot aurait dissipé mes embarras. Il souriait, oui… Je l’ai vu sourire, quand ce misérable prévôt, le compagnon et le patron de ces misérables bourgeois, me défiait ! moi, que ce prince sans cœur savait hors d’état de porter les armes : avant que j’oublie une telle ingratitude ou que je la pardonne, toi-même, tu prêcheras le pardon des injures !… Mais pensons à demain… Penses-tu, Henbane Dwining, qu’il soit vrai que les blessures de ce corps sans vie s’ouvriront et verseront du sang, à l’approche du meurtrier ? — Je ne puis en parler, milord, que d’après la tradition qui garantit le fait. — Cette brute de Bonthron s’effraye à l’idée d’un tel prodige ; il dit qu’il aimerait mieux s’exposer à l’épreuve du combat, qu’en penses-tu ?… C’est un homme qui sait manier le fer. — C’est le métier de l’armurier, de manier le fer, » répliqua Dwining.

« Si Bonthron périssait dans ce combat, je ne le regretterais guère, quoique j’y perdisse une main utile. — Je crois fort que Votre Honneur la regretterait moins que celle qu’elle a perdue hier… Excusez cette plaisanterie, hé… hé… hé ! Mais quelles sont donc les qualités si utiles de ce Bonthron ? — Celles d’un bouledogue, il déchire sans aboyer. — Vous ne craignez pas une confession de sa part ? — Qui peut dire ce que peut la crainte d’une mort prochaine, répliqua le malade ; il a déjà montré une pusillanimité tout à fait étrangère à la dureté habituelle de son caractère ; lui, qui aurait à peine lavé ses mains après avoir égorgé un homme, craint de voir un corps mort saigner. — Eh bien ! je ferai quelque chose pour lui, si je peux, puisque ce fut pour servir ma vengeance qu’il frappa ce coup malencontreux, bien qu’il ne soit pas tombé où il était destiné. — Et à qui la faute, misérable lâche, si ce n’est à toi, qui désigna un daim chétif à la place d’un cerf dix cors. — Que le ciel vous bénisse, noble sire ! Voudriez-vous que moi qui ne m’entends guère qu’au service de la chambre, je fusse aussi habile dans l’art de la vénerie que Votre Seigneurie elle-même, et que je distinguasse un lapin d’un chevreau dans l’obscurité ? J’eus quelque doute quand je vis le fantôme passer auprès de nous, se dirigeant vers la demeure de Smith, dans le Wynd, habillé comme un danseur mauresque ; je me demandai si c’était bien notre homme, car il me semblait un peu plus petit de stature. Mais quand il ressortit, après autant de temps qu’il en faut pour changer d’habit, et qu’il s’avança en justaucorps de buffle et le bonnet d’acier en tête, sifflant, selon la coutume de l’armurier, j’avoue que j’y fus trompé et que je lâchai sur lui le boule-dogue, qui fit son devoir bravement, quoiqu’il ait abattu un gibier pour l’autre. Aussi, à moins que ce maudit Smith n’étende notre pauvre ami roide mort sur la place, je suis déterminé, si l’art en est capable, à tirer d’affaire ce chien de Bonthron. — Ce sera une difficile épreuve pour ton art, suppôt de la médecine. Car, sache que si notre champion est vaincu, mais qu’il ne soit pas tué dans le combat, il sera tiré hors de la lice par les talons, et, sans plus de cérémonie, pendu au gibet, comme convaincu de meurtre ; et quand il y sera resté une heure ou deux, comme un gland de soie, je doute que tu veuilles te charger de guérir son cou disloqué. — Je pense autrement, sous le bon plaisir de Votre Honneur, répondit humblement Dwining ; je le transporterai du pied de la potence dans le pays de la féerie, comme le roi Arthur, sir Huon de Bordeaux ou Ogier le Danois, ou bien, si c’est mon plaisir, je le laisserai gigoter à la potence un certain nombre de minutes ou d’heures, et je le déroberai à la vue de tout le monde, aussi facilement que le vent emporte les feuilles desséchées. — Voilà des fanfaronnades ridicules, sir apothicaire, répliqua Ramorny ; toute la populace de Perth le suivra à la potence, ils seront tous plus curieux les uns que les autres de voir le partisan d’un gentilhomme mis à mort pour le meurtre d’un citoyen. Un millier de ces gens-là se pressera autour de la potence. — Et quand ils seraient dix mille, répondit Dwining, ne pourrais-je, moi qui suis versé dans les sciences, qui ai étudié en Espagne et en Arabie même, tromper les yeux d’un troupeau de citoyens ignares, quand le plus mince jongleur qui se soit jamais exercé au tour de main trompe l’observation attentive de vous autres très-clairvoyants chevaliers ? Je vous dis que je leur donnerai le change comme si je possédais l’anneau de Reddie[56]. — Si tu dis la vérité, et je pense que tu n oserais pas plaisanter avec moi sur un tel sujet, il faut que tu aies l’assistance de Satan, et je ne veux rien avoir à démêler avec lui : je le désavoue et je le défie. »

Dwining s’abandonna à son rire étouffé en entendant son patron protester de sa haine contre l’esprit malin, et lorsqu’il le vit en même temps faire le signe de la croix ; mais il reprit son sérieux en remarquant que la figure de Ramorny se rembrunissait, et il ajouta avec un air à moitié grave, quoiqu’il fît ses efforts pour comprimer son humeur joyeuse : « Le compérage, très-dévôt seigneur, le compérage est l’âme de la sorcellerie ; mais, eh… eh… eh !… je n’ai pas l’honneur d’être, eh !… eh !… un allié du personnage dont vous parlez, à l’existence duquel, eh !… eh !… je ne crois pas bien fermement, quoique sans aucun doute Votre Honneur ait plus d’occasions que moi de le connaître. — Continue, drôle, et laisse là cette bouffonnerie, qu’autrement tu payerais cher. — Volontiers, invincible chevalier ; sachez que j’ai aussi mes compères, autrement mon art serait peu de chose. — Et quels sont-ils, s’il vous plaît ? — Étienne Smotherwell[57] ! avec la permission de Votre Honneur, lockman[58] de cette belle ville ; je m’étonne que Votre Seigneurie ne le connaisse pas. — Et moi, je m’étonne que tu n’aies pas fait avec lui une connaissance plus personnelle ; mais je vois que ton nez n’est pas fendu, tes oreilles ne sont pas rognées, et si tes épaules sont marquées au fer rouge, tu es assez sage pour porter un pourpoint à collet montant. — Eh… eh ! Votre Honneur plaisante : ce n’est pas pour mon compte personnel que j’ai fait connaissance intime avec Étienne Smotherwell, mais au moyen d’un certain trafic entre nous deux, par suite duquel j’échange certaines sommes d’argent contre le corps, la tête ou les jambes de ceux qui meurent avec l’aide de l’ami Étienne. — Scélérat ! » s’écria le chevalier avec horreur, « c’est pour composer tes charmes et préparer des sortilèges, que tu trafiques de ces tristes restes de l’humanité ! — Eh !… non pas, sous le bon plaisir de Votre Honneur, » répondit le médecin, que divertissait beaucoup l’ignorance de son patron ; « mais nous autres chevaliers du scalpel, nous avons l’habitude de découper avec soin les membres des personnes défuntes : c’est ce que nous appelons dissection. C’est ainsi que, par l’examen d’un membre mort, nous apprenons à guérir celui qui appartient à un homme vivant, lorsqu’il est atteint d’une maladie, ou de quelque autre accident. Ah ! si Votre Honneur venait visiter mon pauvre laboratoire, je pourrais lui montrer des têtes et des mains, des pieds et des poumons qu’on croit depuis long-temps convertis en poussière. Le crâne de Wallace dérobé sur le pont de Londres, le cœur de Simon Fraser, qui ne connut jamais la crainte ; le charmant crâne de la belle Jeanne Logie[59]. Oh ! que n’ai-je été assez heureux pour conserver pareillement la main de mon très-honoré patron ! — Malédiction sur toi, scélérat !… veux-tu donc me dégoûter avec ton catalogue d’horreurs ? Dis-moi sur-le-champ où tu veux en venir. Comment ton trafic avec un infâme bourreau peut-il te mettre en état de me servir, ou de secourir mon serviteur Bonthron ? — C’est une ressource que je ne recommande à Votre Honneur que pour la dernière extrémité, et seulement dans le cas où le combat se terminerait par la défaite de notre champion. Maintenant nous n’avons qu’à lui assurer que, s’il ne remporte pas l’avantage, nous saurons néanmoins le sauver de la potence, pourvu qu’il ne confesse rien qui puisse porter atteinte à l’honneur de Votre Seigneurie. — Ah ! oui !… il me vient une idée, nous pouvons faire plus encore ; nous pouvons faire prononcer par Bonthron un mot qui donnera du souci à celui que je dois maudire, car il est la cause de mon infortune. Allons au chenil du boule-dogue, expliquons-lui ce qu’il aura à faire dans chaque circonstance qui pourra se présenter. Si nous pouvons le décider à soutenir l’épreuve par le droit du cercueil, ce ne sera plus qu’une vaine parade, et nous sommes sauvés. S’il veut le combat, il est farouche comme l’ours harcelé par les chiens, et il pourra peut-être triompher de son adversaire ; dans ce cas, nous sommes encore sauvés, et de plus nous sommes vengés. Si Bonthron est vaincu, nous aurons recours à ton expédient ; et si tu prends habilement tes mesures, nous en profiterons, comme je te l’expliquerai plus tard, pour faire un pas de géant vers la vengeance de mes injures. Mais il me reste toujours une chance à craindre. Supposons que notre mâtin soit blessé à mort dans la lice, qui l’empêchera de murmurer quelque espèce de confession différente de celle que nous lui aurons recommandée ? — Et par Dieu, ce sera son médecin ! que je sois auprès de lui, et que je puisse seulement mettre un doigt sur sa blessure, croyez-m’en, il ne trahira pas vos secrets. — Allons, voici un démon de bonne volonté, qu’on n’a pas besoin d’exciter ni de pousser en avant. — Non, sans doute, quand il s’agit du service de Votre Seigneurie. — Nous allons donc faire la leçon à notre homme. Nous le trouverons docile, car, tout chien qu’il est, il distingue ceux qui le nourrissent de ceux qui le maltraitent, et il déteste notre ancien maître du fond du cœur pour quelques injurieux traitements qu’il a reçus de sa main. Nous nous concerterons ensuite sur l’exécution de ton projet, afin d’arracher le boule-dogue à la fureur de cette tourbe de bourgeois. »

Nous laisserons ce digne couple d’amis occupé de leur machination secrète, dont nous verrons plus tard les résultats. Quoique doués de qualités différentes, ils étaient aussi bien accouplés pour concevoir et exécuter des projets criminels, que le chien courant qui attrape le gibier, à l’aide du chien quêteur qui le fait lever, ou le chien quêteur qui dépiste le gibier à l’aide du lévrier aux regards perçants, qui le découvre à l’aide des yeux. L’orgueil et l’égoïsme étaient le fond de leurs caractères ; mais par suite de la différence de rang, d’éducation et d’esprit, ces vices avaient revêtu chez eux des formes différentes.

Rien ne ressemblait moins à l’ambition audacieuse du courtisan favori, du galant toujours heureux auprès des dames, du guerrier intrépide, que l’humilité rampante de l’apothicaire, qui semblait rechercher les affronts et y prendre plaisir. Cependant, dans le secret de son âme, celui-ci se sentait possesseur de connaissances peu ordinaires, d’un pouvoir né de sa science et de son intelligence qui le mettait bien au-dessus des gentilshommes ordinaires de cette époque : Henri Dwining était si convaincu de cela que, comme les gardiens des bêtes sauvages, il osait quelquefois, pour son amusement, exciter les passions furieuses d’hommes tels que Ramorny, s’en reposant sur l’humilité de ses manières pour éviter l’orage qu’il soulevait : c’est ainsi qu’un jeune Indien lance son léger canot, dont la fragilité même fait la sûreté, sur des brisans où un vaisseau plus solide serait mis en pièces. Que le baron féodal méprisât le modeste apothicaire, rien de plus naturel ; mais Ramorny n’en sentait pas moins l’influence que Dwining exerçait sur lui, et dans la lutte de leurs esprits, le chevalier était presque toujours dompté, comme les plus fougueux mouvements d’un fier coursier sont dominés par un enfant de douze ans s’il a été formé à l’art du manège. Mais le mépris de Dwining pour Ramorny était plus réel. Il regardait le chevalier, comparé à lui-même, comme s’élevant à peine au-dessus de la brute, capable de détruire, comme le taureau peut détruire avec ses cornes, ou le loup avec ses griffes, mais dominé par de honteux préjugés, esclave des momeries sacerdotales : mot sous lequel Dwining comprenait toute espèce de religion. Au total, il considérait Ramorny comme un homme que la nature lui avait assigné pour esclave, et comme un instrument propre à extraire de la mine cet or qu’Henbane adorait : car l’amour effréné des richesses était une des faiblesses du médecin, mais non pas le plus grand de ses vices ; il justifiait à ses yeux cette passion sordide en se persuadant qu’elle avait sa source dans l’amour du pouvoir.

« Henbane Dwining, » se disait-il en contemplant d’un œil ravi l’or qu’il avait amassé en secret, et qu’il visitait de temps à autre ; « Henbane n’est pas un avare stupide, qui n’estime ces pièces d’or qu’à cause de l’éclat de leur métal ; c’est le pouvoir qu’elles assurent à leur possesseur qui le porte à les adorer ainsi. Qu’y a-t-il au monde que l’or ne soumette à nos ordres ? Aimez-vous la beauté, et êtes-vous laid, défiguré, infirme et vieux ?… voici un appât qui séduira la plus belle. Êtes-vous faible, exposé à l’oppression d’un puissant voisin ? Voilà qui armera pour vous des défenseurs plus puissants que le petit tyran que vous redoutez. Êtes-vous magnifique dans vos goûts, souhaitez-vous l’appareil de l’opulence ? cette cassette noircie renferme une vaste étendue de vallées et de collines, de belles forêts pleines de gibier, l’allégeance de mille vassaux. Désirez-vous la faveur des cours temporelles ou spirituelles, le sourire des rois, le pardon des papes et des prêtres pour d’anciens crimes, et l’indulgence qui encourage les fous gouvernés par les gens d’église à en commettre de nouveaux ?… tous ces pieux stimulants qui excitent au vice, vous pourrez les acheter avec de l’or. La vengeance elle-même que les dieux, dit-on, se sont réservée sans doute parce qu’ils enviaient à l’humanité un morceau si friand, la vengeance elle-même s’achète. Mais on peut aussi se la procurer par les ressources d’un génie supérieur, et c’est là le plus noble moyen de l’obtenir ; aussi je réserverai mes trésors pour un autre usage, et j’accomplirai ma vengeance gratuitement ; ou plutôt, je réunirai le plaisir d’augmenter mes trésors à la joie triomphante d’abaisser mes ennemis. »

C’est ainsi que pensait Dwining lorsque, revenu de chez sir John Ramorny, il déposait dans ses coffres l’or qu’il avait reçu pour ses différents services. Après avoir contemplé le tout une minute ou deux, il tourna la clef de son coffre et se mit en route pour visiter ses malades, cédant le haut du pavé à tous ceux qu’il rencontrait, ôtant respectueusement son bonnet au plus mince bourgeois qui tenait une petite boutique, et même aux artisans qui soutenaient leur existence précaire par le travail de leurs mains.

« Misérables ! » se disait-il en lui-même pendant qu’il leur adressait ces marques de respect, mécaniques stupides ! si vous saviez ce que cette clef renferme, quel temps serait assez mauvais pour vous empêcher de m’ôter votre bonnet ? Est-il un ruisseau assez fangeux dans votre bourgade enfumée pour vous empêcher de tomber à genoux dans la rue, et d’adorer le propriétaire de tant de richesses ? Mais je veux vous faire sentir mon pouvoir, quoiqu’il me plaise de le cacher. Je serai comme un cauchemar pour votre ville, puisque vous n’avez pas voulu de moi pour magistrat. Comme le cauchemar, je pèserai sur votre poitrine, et cependant je resterai invisible. Ce misérable Ramorny aussi ; lui qui, en perdant sa main comme s’il était un misérable artisan, a perdu la seule partie précieuse de son corps ! il entasse sur moi les paroles outrageantes, comme si ce que dit un être tel que lui avait le pouvoir d’ébranler une âme aussi ferme que la mienne ! Cependant lorsqu’il m’appelle drôle, coquin, misérable, il est aussi sage que s’il s’amusait à m’arracher les cheveux de la tête pendant que ma main tiendrait les fibres de son cœur. Je puis me venger de chacune de ses insultes à l’instant même, par une douleur corporelle ou un tourment moral… Eh… eh… eh !… je ne suis pas longtemps à régler les comptes avec Son Honneur, il faut en convenir. »

Pendant que le médecin se livrait ainsi à ces idées et à ces méditations diaboliques tout en glissant le long des rues, des cris de femme se firent entendre derrière lui.

« Oui, c’est lui, Notre-Dame en soit bénie !… C’est l’homme le plus secourable de Perth, dit une voix. — Que d’autres parlent des chevaliers et des rois pour redresser les torts, comme on dit : parlez-moi du digne maître Dwining Commires, » répliqua une autre voix.

Au même moment l’apothicaire fut entouré et entraîné par celles qui parlaient ainsi, bonnes femmes de la belle ville.

« Comment donc, qu’y a-t-il ? dit Dwining ; y a-t-il quelque vache qui ait vêlé ? — Il ne s’agit pas de cela, dit une des vieilles femmes, mais d’un pauvre enfant qui se meurt. Venez donc avec nous ; car notre confiance est inébranlable en vous, comme Bruce le disait à Donald-des-Îles. — Opiferque per orhem dicor, dit Dwining ; et de quoi l’enfant se meurt-il ? — Du croup… du croup, dit une des commères ; le pauvre petit croasse comme un corbeau, — Cynanche trachealis… Cette maladie va vite en besogne ; montrez-moi sur-le-champ la maison, » continua le médecin qui avait l’habitude d’exercer sa profession libéralement, malgré son avarice naturelle, et humainement en dépit de sa méchanceté innée… Ne pouvant lui prêter de meilleurs principes, nous supposerons que ces motifs étaient la vanité et l’amour de son art. Cependant il aurait refusé ses secours dans cette occasion, s’il eût deviné où les bonnes femmes le conduisaient assez à temps pour inventer une excuse. Mais avant qu’il eût le temps de se reconnaître, il fut entraîné dans la maison de feu Olivier Proudfute, d’où sortait le chant des femmes qui ensevelissaient le corps du bonnetier pour la cérémonie du lendemain matin. Les vers suivants peuvent être considérés comme une imitation moderne de ce chant :

Esprit pur, invisible essence.
Prés de le fondre au sein de l’air,
Sur ce séjour qui te fut cher
Plane encore avec complaisance.

Un moment suspends ton essor,
Quel que soit le vœu qui l’anime,
Vers l’empyrée ou vers l’abîme ;
Jusqu’à demain attends encor.

À l’aspect de la main perfide,
Cette main qui pesa sur toi.
Au bruit des pas de l’homicide,
Ce bruit qui te glaça d’effroi ;

Qu’on voie, étrange sympathie !
Les chairs s’ouvrir en frémissant,
Et qu’une voix terrible crie :
« Meurtrier, le sang veut du sang ! »

Tout endurci qu’il était, le médecin éprouva quelque répugnance à franchir le seuil d’un homme, à la mort duquel il avait si directement pris part, quoique ce fût par suite d’une méprise.

« Laissez-moi passer mon chemin, femme, dit-il ; mon art ne peut secourir que les vivants… les morts sont hors de notre pouvoir. — Notre malade est en haut… C’est le plus jeune des orphelins. »

Dwining fut forcé d’entrer dans la maison ; mais il fut saisi d’effroi au moment où il mettait le pied sur le seuil de la porte : les femmes occupées à ensevelir le corps mort interrompirent subitement leur chant, tandis que l’une disait à l’autre :

« Au nom de Dieu, qui est entré ?… Voilà une grosse goutte de sang. — Vous vous trompez, répondit l’autre, c’est une goutte de baume liquide. — Non pas, commère, c’est bien du sang ; encore une fois, qui vient d’entrer dans la maison ? »

L’une d’elles regarda de la chambre où elles étaient dans le petit vestibule où Dwining, sous prétexte de ne pas voir distinctement l’escalier, s’était arrêté à dessein, épouvanté par les mots qu’il venait d’entendre.

« Eh ! c’est le digne maître Henbane Dwining, s’écria une des sibylles. — Maître Dwining, » répliqua celle qui avait parlé la première d’un ton de conviction, « notre ange secourable dans nos maladies : alors, c’était à coup sûr une goutte de baume. — Mais, dit l’autre, ce peut bien néanmoins avoir été du sang… car, voyez-vous, quand le corps fut trouvé, les magistrats ordonnèrent à l’apothicaire de sonder ses blessures avec ses instruments ; et comment le pauvre corps pouvait-il distinguer ce qui n’a été fait qu’avec de bonnes intentions ? — Vous dites vrai, commère, et comme ce pauvre Olivier Proudfute prenait souvent ses amis pour ses ennemis durant sa vie, on peut croire que son jugement n’est pas meilleur maintenant. « 

Dwining n’en entendit pas davantage, étant forcé de monter l’escalier qui le conduisit à une sorte de grenier, où Madeleine était assise sur son lit de veuve, serrant sur son sein l’enfant qui, le visage déjà noir, et poussant ce croassement inarticulé, d’où est venu à cette maladie son nom populaire, semblait au moment de terminer sa courte existence. Un moine dominicain était assis près du lit, tenant l’autre enfant dans ses bras, et paraissait dire de temps à autre quelques mots de consolation à la mère, ou faire quelque observation sur la maladie de l’enfant.

Le médecin lança sur le bon père un seul regard rempli de ce dédain ineffable que les hommes de l’art portent à ceux qui usurpent leurs fonctions. Ses secours furent prompts et efficaces ; il prit l’enfant des bras de sa mère désespérée, lui découvrit la gorge, lui ouvrit une veine, et le sang coulant en liberté, le jeune malade fut soulagé à l’instant même. En quelques minutes tout symptôme alarmant eut disparu. Dwining, après avoir bandé la blessure, replaça l’enfant dans les bras de la mère éperdue.

La douleur de la veuve avait été distraite un moment par les angoisses de la mère, mais alors le torrent reprit son cours plus impétueux que jamais.

« Oh ! savant docteur, dit Madeleine, vous voyez maintenant pauvre celle que vous avez vue autrefois plus riche… Mais les mains qui ont remis mon enfant dans mes bras ne sortiront pas vides de cette maison. Bon et généreux maître Dwining ! acceptez son chapelet… il est d’ivoire et d’argent… Il aimait à avoir ces choses-là aussi belles qu’aucun gentilhomme… et dans toutes ses manières, il ressemblait à un gentilhomme plus qu’aucun de nous… et voilà ce qu’il lui en est arrivé ! »

Puis, dans l’accès d’une muette douleur, elle pressa sur son cœur et sur ses lèvres le chapelet de son défunt mari, et le mit dans les mains de Dwining.

« Prenez-le, reprit-elle, pour l’amour de celui qui vous aimait bien… Ah ! il avait coutume de dire que si un homme pouvait être ramené des bords du tombeau, ce devait être par maître Dwining. Et son enfant est rappelé aujourd’hui à la vie, tandis qu’il est là étendu roide et immobile, sans se douter de la maladie et de la guérison de son fils ! Ah ! malheur à moi ! malheur ! malheur ! mais prenez le chapelet, et pensez à sa pauvre âme quand vous le tiendrez entre vos doigts. Il sortira plus vite du purgatoire si les bonnes âmes prient pour obtenir sa rédemption.

— Gardez votre chapelet, brave femme… je ne connais rien aux jongleries, ni aux évocations, » répondit le médecin, qui, se sentant plus ému qu’il ne s’en croyait capable, voulait éviter de recevoir ce sinistre présent ; mais ses dernières paroles avaient offensé le moine, auquel il ne songeait plus en les prononçant.

« Comment, seigneur apothicaire ! dit le dominicain, nommez-vous les prières pour les morts des jongleries ? je sais que Chaucer, l’écrivain anglais, dit, sur vous autres médecins, que vous n’étudiez guère la Bible. Notre sainte mère l’Église a sommeillé quelque temps, mais maintenant ses yeux sont ouverts pour distinguer ses ennemis de ses amis, et soyez bien assuré… — Mais, mon révérend père, dit Dwining, vous êtes trop sévère envers moi : je voulais dire que je ne pouvais faire des miracles, et j’allais ajouter que, l’Église étant assurément capable d’en opérer, il fallait déposer en vos mains ce riche chapelet, afin qu’il en fût fait usage pour le plus grand bien de l’âme du défunt. »

Il déposa le chapelet dans les mains du dominicain, et s’échappa de cette maison de deuil.

« Voilà une étrange visite, » se dit-il à lui-même quand il fut sorti : « je me moque de toutes ces misères autant qu’homme du monde, mais quoique ce ne soit qu’une imagination ridicule, cependant je m’applaudis d’avoir sauvé la vie à cet enfant criard… Mais il faut que j’aille trouver mon ami Smotherwell, j’en obtiendrai, sans aucun doute, ce que je désire au sujet de Bonthron, et ainsi j’aurai sauvé deux vies, et n’en aurai détruit qu’une.


CHAPITRE XXIII.

LA POTENCE.


Hélas ! le voilà couché comme embaumé dans son propre sang, sa blessure crie vers le ciel ; les flots qui en jaillissent implorent la vengeance divine.
Uranus et Psyché.


La grande église de Saint-Jean, portant le nom du patron de Perth, avait été choisie par les magistrats, comme celle où la commune serait le plus favorisée du ciel pour l’épreuve par le droit du cercueil. Les églises et couvents des dominicains, des chartreux et autres du clergé régulier, ayant été richement dotées par le roi et les nobles, le conseil de la ville s’était écrié d’une voix unanime que « leur bon vieux saint Jean, » des bonnes grâces duquel ils se croyaient sùrs, « devait leur inspirer pleine confiance, et être préféré aux nouveaux patrons, » pour lesquels les dominicains, les chartreux, les carmélites et autres avaient fondé de nouvelles demeures autour de la belle ville. La rivalité entre le clergé régulier et le séculier se joignait à la jalousie, et avait dicté le choix de ce lieu, où le ciel devait opérer une espèce de miracle en répondant à un appel direct et en faisant connaître la vérité dans cette affaire douteuse. Le clerc de la ville tenait à ce que l’église de Saint-Jean fût préférée, comme s’il y avait eu dans le corps des saints une faction contre, et une faction pour les intérêts de la belle ville.

Beaucoup de petites intrigues furent donc tramées et déconcertées relativement au choix de l’église ; mais les magistrats, considérant l’affaire comme touchant de près l’honneur de la ville, et se confiant dans la justice et l’impartialité de leur patron, avaient résolu d’en remettre la décision à l’influence de saint Jean.

Ce fut donc après que la grand’messe eut été célébrée avec toute la solennité possible, et après que les plus ferventes prières eurent été à plusieurs reprises offertes au ciel par la nombreuse assemblée des fidèles, que les préparatifs furent faits pour en appeler au jugement immédiat du ciel sur le meurtre mystérieux de l’infortuné bonnetier.

La scène présentait cette solennité imposante que l’on attribue avec raison aux cérémonies de l’Église catholique. La fenêtre de l’est, ornée de vitraux peints de couleurs brillantes et variées, répandait un torrent de lumière sur le maître-autel ; sur le cercueil placé en face, étaient étendus les restes mortels de l’homme assassiné, les bras ramenés sur la poitrine, et les mains appliquées l’une contre l’autre avec les doigts levés en l’air, comme si cette chair insensible demandait elle-même au ciel vengeance contre celui qui avait violemment chassé l’esprit immortel de son enveloppe mutilée. Auprès du cercueil était le trône où était assis Robert d’Écosse et son frère Albany. Le prince était assis sur un siège moins élevé, à côté de son père, arrangement qui excita quelques observations ; car le siège d’Albany ne différant guère de celui du roi, l’héritier présomptif, quoique majeur, semblait rabaissé au-dessous de son oncle en présence de tout le peuple de Perth assemblé. Le cercueil était placé de manière que la majorité des individus réunis dans l’église pussent voir le cadavre.

Près de la tête du mort se tenait debout le chevalier de Kinfauns, poursuivant ; et à l’autre extrémité le jeune comte Crawford, représentant le défendeur. Le témoignage du duc de Rothsay avait affranchi sir John Ramorny de la nécessité de comparaître pour se soumettre à l’épreuve, et il s’était prévalu de sa maladie pour rester chez lui. Sa maison, y compris ceux qui, bien qu’attachés à sir John, étaient considérés comme au service du prince, et qui n’avaient point encore été congédiés, se composait de huit ou dix personnes. La plupart de ces serviteurs étaient regardés comme des hommes de mœurs extrêmement licencieuses, et que par conséquent on pouvait croire capables d’avoir assassiné le bonnetier dans la débauche d’une soirée de fête. Ils étaient rangés sur une ligne du côté gauche de l’église, et portaient une espèce de casaque blanche, semblable à l’habit d’un pénitent. Tous les yeux étaient fixés sur eux ; et plusieurs paraissaient si déconcertés que les spectateurs y voyaient de fortes preuves de leur culpabilité. Le visage du véritable meurtrier ne pouvait le trahir ; ce visage impassible et sombre que ni la joie d’une fête, ni celle d’un festin ne pouvait dérider, et que la crainte d’être découvert et de perdre la vie ne pouvait rendre plus sombre. Nous avons déjà expliqué la position du cadavre ; sa figure était découverte, ainsi que sa poitrine et ses bras : le reste du corps était enveloppé dans un linceul blanc et fin, de sorte que si le sang coulait d’une des parties couvertes, on ne pouvait manquer de s’en apercevoir à l’instant.

La grand’messe ayant été célébrée, et après qu’on eut récité une invocation solennelle à Dieu pour qu’il lui plût de protéger l’innocent et de punir le coupable, Éviot, page de sir John Ramorny, fut appelé pour soutenir l’épreuve. Il s’avança d’un pas mal assuré : peut-être pensait-il que sa conviction intérieure que Bonthron était l’assassin suffisait pour l’en rendre complice, quoiqu’il n’y eût pas directement pris part. Il s’arrêta devant la bière ; sa voix trembla quand il fit serment par tout ce qui a été créé en sept jours et sept nuits, par le ciel, par l’enfer, par sa part dans le paradis, par Dieu, auteur de toutes choses, qu’il était pur et innocent de l’attentat sanguinaire commis sur le corps qui était placé devant lui, sur la poitrine duquel il fit le signe de la croix pour certifier la vérité de sa déclaration. Nul prodige ne s’opéra : le corps resta immobile comme auparavant ; le sang caillé dans la blessure ne coula pas.

Les citoyens se regardèrent l’un l’autre d’un air de morne désappointement. Ils s’étaient persuadés qu’Éviot était le coupable, et l’irrésolution de ses manières avait confirmé leur soupçon : leur surprise fut donc extrême quand ils le virent sortir pur de l’épreuve. Les autres partisans de Ramorny prirent courage et s’avancèrent pour prêter serment, avec une assurance qui augmentait à mesure que l’un après l’autre ils étaient déclarés, par la voix des juges, libres et déchargés des soupçons qui avaient plané sur eux relativement à la mort d’Olivier Proudfute.

Mais il y avait un individu qui ne partageait pas cette confiance croissante. Le nom « Bonthron… Bonthron, » résonna trois fois dans les nefs de l’église ; et celui qui le portait ne répondit à cet appel que par une sorte de mouvement convulsif des pieds, comme s’il eût été soudainement frappé d’une attaque de paralysie. — Parle donc, chien, » lui dit Éviot à voix basse, « ou prépare-toi à mourir comme un chien. »

Mais l’esprit du meurtrier était si troublé par le spectacle qu’il avait sous les yeux, que les juges, considérant sa contenance, hésitaient s’ils ordonneraient qu’on l’entraînât de force devant la la bière, ou s’ils prononceraient le jugement par défaut. Ce ne fut que quand on lui demanda pour la dernière fois s’il voulait se soumettre à l’épreuve, qu’il répondit avec sa brièveté accoutumée.

« Je ne veux pas… Est-ce que je sais quelle jonglerie on peut pratiquer pour faire périr un pauvre homme. J’offre le combat à quiconque dit que j’ai fait le moindre mal à ce corps mort… » Conformément à l’usage, il jeta son gant sur le pavé de l’église.

Henri Smith s’avança au milieu des murmures approbateurs que la présence même du roi ne pouvait comprimer. Il ramassa le gant qu’il plaça dans son bonnet, et selon la coutume, jeta le sien pour gage de la bataille. Mais Bonthron ne le releva pas.

« Il n’est pas mon égal, murmura le brigand, il n’est pas digne de relever mon gant, je suis au service du prince d’Écosse, étant de la maison de son écuyer : cet homme n’est qu’un misérable artisan. »

Le prince l’interrompit dans ce moment : « Tu es à mon service, drôle ! s’écria-t-il ; je te chasse à l’instant… Prends-le, Smith, et frappe sur lui, comme tu n’as jamais frappé sur l’enclume… Ce drôle est un scélérat et un lâche. Sa vue seule me dégoûte, et si mon royal père veut m’en croire, il donnera à chacun des champions une belle hache d’Écosse, et nous verrons lequel des deux l’emportera avant que le jour soit plus vieux d’une heure. »

Cette proposition fut acceptée par le comte de Crawford et sir Patrick Charteris, parrains des parties qui, eu égard à ce que les adversaires étaient d’un rang inférieur, convinrent qu’ils combattraient, un casque d’acier sur la tête, en jaquette de buffle et avec des haches, et qu’ils se prépareraient au combat à l’instant même.

On choisit pour la lice le champ des Pelletiers : c’était un terrain dans le voisinage, occupé par la corporation dont il portait le nom, et qui pouvait fournir aux combattants un espace d’environ trente pieds de long sur vingt-cinq de large. Là, se portèrent en foule les nobles, les prêtres, les bourgeois… tous, excepté le vieux roi, qui ayant en horreur ces scènes de sang, se retira dans son palais et remit le soin de présider au combat au comte d’Errol, lord grand connétable, à l’office duquel cette commission se rattachait plus particulièrement. Le duc d’Albany observait tout d’un œil attentif et circonspect. Son neveu regardait cette scène avec l’étourderie qui distinguait son caractère.

Quand les combattants parurent dans la lice, tout le monde fut frappé du contraste que formait le visage joyeux de l’armurier, dont les yeux étincelants semblaient déjà rayonner de triomphe, avec l’air morne et abattu du sauvage Bonthron, qui ressemblait à un oiseau de nuit, arraché de son noir réduit et forcé de paraître au grand jour. Tous deux prêtèrent serment de la justice de leur cause ; Henri Gow s’acquitta de cette formalité avec une assurance noble et tranquille… Bonthron, avec une résolution farouche, ce qui fit dire au duc de Rothsay en s’adressant au connétable : « Avez-vous jamais vu, mon cher Errol, un aussi repoussant mélange de cruauté et de peur, que sur le visage de ce scélérat ? — Il n’est pas beau, répondit Errol, mais c’est un redoutable coquin, à ce que j’ai vu. — Je gagerais un muid de vin avec vous, mon cher lord, qu’il sera vaincu. Henri l’armurier est aussi vigoureux et plus leste. Et voyez son air d’assurance !… Il y a dans son adversaire quelque chose d’odieux. Donnez le signal, mon cher connétable, car je souffre de voir cet homme. »

Le grand connétable s’adressa alors à la veuve qui, vêtue de deuil et ayant toujours ses enfants auprès d’elle, occupait un siège dans la lice : « Femme, lui dit-il, consentez-vous à ce que cet homme, Henri l’armurier, combatte comme votre champion dans cette querelle ? — Oui, j’y consens et de grand cœur, répondit Madeleine Proudfute, et puissent les bénédictions de Dieu et de saint Jean lui donner vigueur et bonne fortune, puisqu’il tire l’épée pour la veuve et les orphelins ! — Je déclare donc que ceci est un champ clos, » dit le connétable à haute voix ; « que personne, au péril de sa vie, n’interrompe ce combat par parole, discours, regards ou par gestes… Sonnez, trompettes, et en avant, combattants. »

Les trompettes sonnèrent, et les combattants, s’avançant des extrémités opposées de la lice, d’un pas ferme et égal, se considéraient l’un l’autre attentivement, habiles à juger, d’après le mouvement d’œil, la direction dans laquelle le coup serait porté. Ils s’arrêtèrent en face et à portée, ils essayèrent tour à tour de plus d’une feinte, chacun afin de reconnaître l’activité et la vigilance de son adversaire. À la fin, soit que ces manœuvres l’ennuyassent, soit qu’il craignît que dans cette lutte prolongée la légèreté de Smith n’eût l’avantage sur sa force brutale, Bonthron leva sa hache pour en décharger un coup perpendiculaire, ajoutant ainsi au poids de l’arme toute la force de ses bras vigoureux. L’armurier évita le coup en se jetant de côté, car il était trop violemment assené pour qu’il fût possible de le parer ; avant que Bonthron se fût remis en garde, Henri lui porta un coup si rude sur son casque d’acier, qu’il l’étendit à terre.

« Confesse ton crime ou meurs ! » dit le vainqueur en plaçant son pied sur le corps de son ennemi vaincu, et en lui appuyant sur la gorge la pointe de sa hache qui se terminait par une espèce de poignard.

« Je le confesserai, » dit le scélérat en jetant un sauvage regard vers le ciel ; « laisse-moi lever. — Pas avant que tu te sois rendu, répliqua Henri Smith. — Je me rends, » murmura Bonthron, et Henri proclama à haute voix la défaite de son adversaire.

Les ducs de Rothsay et d’Albany, le grand connétable et le prieur des dominicains, entrèrent alors dans la lice, et s’adressant à Bonthron, lui demandèrent s’il se reconnaissait vaincu ? — Oui, répondit le mécréant. — Et coupable du meurtre d’Olivier Proudfute ? — Oui… mais je l’ai pris pour un autre. — Et qui comptais-tu frapper, dit le prieur ; confesse-toi, mon fils, et mérite ton pardon dans un autre monde, car tu n’as guère à en attendre dans celui-ci. — J’ai pris l’homme assassiné pour celui dont la main m’a terrassé, et dont le pied presse en ce moment ma poitrine. — Bénis soient les saints ! dit le prieur, maintenant tous ceux qui doutaient de la vertu de cette sainte épreuve peuvent ouvrir les yeux sur leur erreur. Voyez, il s’est pris au piège qu’il avait tendu à l’innocent. — Je ne l’avais jamais vu auparavant, dit Smith ; jamais je n’avais fait de mal à lui ni aux siens… Que Votre Révérence daigne lui demander comment il eut la pensée de m’assassiner par trahison ? — C’est une question convenable, répondit le prieur. Rends gloire à qui elle est due, mon fils, quoique par elle se manifeste ta honte. Pour quelle raison voulais-tu assassiner cet armurier qui dit ne t’avoir jamais fait de mal ? — Il en avait fait à celui que je servais, répondit Bonthron, et je méditai ce coup par son ordre. — Par l’ordre de qui ? » demanda le prieur.

Bonthron garda un moment le silence, et il ajouta en grommelant : « Il est trop puissant pour que je le nomme. — Écoute-moi, mon fils, dit le prêtre ; encore un instant, et les puissants et les faibles de cette terre seront pour toi comme de vains sons. On prépare en ce moment même la charrette qui doit te conduire au lieu de l’exécution ; je te conjure donc encore une fois, mon fils, d’avoir égard au salut de ton âme en rendant gloire à Dieu et en disant la vérité : était-ce ton maître, sir John Ramorny, qui t’avait excité à une si abominable action ? — Non, répondit l’infâme scélérat, c’était un personnage plus grand que lui, » et en même temps il désigna le prince du doigt.

« Misérable ! » s’écria le duc de Rothsay étonné, « oses-tu faire entendre que c’est moi qui fus ton instigateur ? — Vous-même, » répondit le brigand endurci.

« Meurs dans ton mensonge, esclave maudit, » dit le prince ; et tirant son épée, il en aurait percé le calomniateur si le lord grand connétable ne se fût interposé.

« Votre Grâce doit me pardonner si j’accomplis ma charge. Ce scélérat doit être remis entre les mains du bourreau, il est indigne de recevoir la mort d’aucun autre, et à plus forte raison de Votre Altesse. — Quoi ! noble comte, » s’écria Albany avec une émotion très-vive, qu’elle fût véritable ou affectée, « voulez-vous laisser ce coquin sortir d’ici vivant, pour qu’il empoisonne les oreilles du peuple de calomnieuses accusations contre le prince d’Écosse ?… Coupez-le en pièces, vous dis-je, et sur la place même ! — Votre Altesse me pardonnera, dit le comte d’Errol, je dois le protéger jusqu’à ce que sa sentence soit exécutée. — Alors qu’on le bâillonne sur-le-champ, dit Albany… Et vous, mon royal neveu, pourquoi demeurez-vous immobile d’étonnement ? Rappelez votre présence d’esprit… parlez au prisonnier… jurez… protestez, par tout ce qu’il y a de sacré, que vous n’aviez aucune connaissance de cet abominable attentat. Voyez le peuple ; on se regarde l’un l’autre, on chuchote à voix basse ! Sur ma vie ! ce mensonge se répandra plus vite que si c’était une vérité de l’Évangile… Parlez-leur, mon noble parent ; n’importe ce que vous direz, pourvu que vous niiez formellement. — Comment, monsieur, » dit Rothsay, sortant de son attitude de surprise et de confusion, et regardant son oncle avec hauteur, « voudriez-vous que j’engageasse ma royale parole contre celle de cet abject mécréant ? Que ceux qui peuvent croire le fils de leur souverain, le descendant de Bruce, capable de tendre une embûche pour assassiner un pauvre artisan, jouissent du plaisir de croire que ce scélérat a dit la vérité ! — Ce n’est pas moi au moins qui le croirai, » dit hardiment l’armurier ; « je n’ai jamais rien fait à Sa Grâce le duc de Rothsay qui n’eût pour but de l’honorer ; jamais je n’ai reçu de lui de mauvais traitements en paroles, ou en actions, et je ne puis penser qu’il eût autorisé une si basse trahison. — Était-ce pour l’honorer que vous avez jeté son altesse du haut d’une échelle dans Curfew-Street, le soir du mardi gras, dit Bonthron, et pensez-vous que cette faveur fût reçue avec grande reconnaissance ? »

Ceci fut dit avec tant d’assurance, et paraissait si plausible, que l’opinion de Smith sur l’innocence du prince en fut ébranlée.

« Hélas ! milord, » dit-il en jetant sur Rothsay un regard mélancolique, « Votre Altesse a-t-elle pu vouloir arracher la vie à un homme, parce qu’il avait fait son devoir en protégeant une pauvre jeune fille ?… J’aurais préféré mourir dans cette lice plutôt que d’entendre parler ainsi de l’héritier de Bruce. — Tu es un brave homme, Smith, dit le prince ; mais je ne puis m’attendre que tu juges plus sagement que les autres… Allons, conduisez ce misérable au gibet, et pendez-le vivant, comme il vous plaira, pour qu’il puisse débiter des mensonges et répandre des calomnies contre nous jusqu’au dernier moment de son existence. »

En parlant ainsi, le prince s’éloigna de la lice, dédaignant les regards sombres que la foule jetait sur lui, en lui livrant passage lentement et à contre cœur ; il s’avançait sans exprimer ni surprise, ni colère, du murmure sourd ou de l’espèce de rugissement qui accompagnait sa retraite. Quelques personnes de sa suite l’accompagnèrent seules, quoique plusieurs personnages de distinction fussent venus avec lui. Les citoyens de la classe inférieure cessèrent même de faire cortège au malheureux prince, que sa réputation d’étourderie et de légèreté avait exposé à tant d’accusations, et autour duquel semblaient se presser en ce moment des soupçons de la nature la plus atroce.

Il se retira pensif et à pas lents à l’église des dominicains. Mais les mauvaises nouvelles, qui ont des ailes, comme dit le proverbe, étaient parvenues jusqu’à son père avant son arrivée. Lorsqu’il entra dans le palais et qu’il demanda à voir le roi, il apprit, non sans étonnement, que le monarque était en grande conférence avec Albany ; le frère du roi étant monté à cheval au moment où le prince sortait de la lice, était arrivé avant lui au palais. Rothsay, usant du privilège de son rang, de sa naissance, allait entrer dans l’appartement royal, quand Mac-Louis, le commandant de la garde des Brandanes, lui donna à entendre qu’il avait des instructions spéciales pour ne pas l’introduire.

« Au moins, dit le prince, allez leur dire, Mac-Louis, que j’attends ici leur bon plaisir ; si mon oncle ambitionne la puissance de fermer au fils l’appartement du père, je lui procurerai la satisfaction de savoir que j’attends dans l’antichambre comme un laquais. — Avec votre permission, » dit Mac-Louis en hésitant, « si Votre Altesse consentait à se retirer pour le moment, et si elle voulait avoir la patience d’attendre un peu, je l’enverrais prévenir quand le duc d’Albany sera sorti. Je ne doute pas que le roi n’admette alors Votre Grâce ; pour le moment, que Votre Altesse me pardonne… il m’est impossible de la laisser entrer. — Je te comprends, Mac-Louis ; mais néanmoins, entre et acquitte-toi de ma commission. »

L’officier entra et rapporta pour réponse que le roi était indisposé et sur le point de se retirer dans ses appartements particuliers, mais que le duc d’Albany allait se rendre auprès du prince d’Écosse. Cependant une grande demi-heure s’écoula avant que le duc d’Albany parût. Rothsay passa ce temps-là, tantôt dans un sombre silence, tantôt dans un entretien vague avec Mac-Louis et les Brandanes, selon que la légèreté ou l’irritabilité de son caractère prenait le dessus.

Enfin le duc arriva, et avec lui le grand connétable, dont la figure portait une expression frappante de tristesse et d’embarras.

« Beau neveu, dit le duc d’Albany, je suis fâché d’avoir à vous dire que mon royal frère a pensé qu’il serait utile pour l’honneur de la famille royale que Votre Altesse se retirât pour un temps dans le logement du grand connétable, et acceptât le noble comte, ici présent, pour son principal, sinon pour son seul compagnon, jusqu’à ce que les calomnies qui ont été répandues aujourd’hui soient réfutées ou oubliées. — Comment, lord Errol ! » dit le prince étonné, « votre maison doit-elle être ma prison, et Votre Seigneurie mon geôlier ? — À Dieu ne plaise, milord, dit le comte d’Errol ; mais c’est mon devoir, quelque douloureux qu’il puisse être, d’obéir aux ordres de votre père, en considérant Votre Altesse royale comme placée momentanément sous ma garde. — Le prince ! l’héritier d’Écosse sous la garde du grand connétable ! Quelle raison peut-on donner pour prendre une telle mesure ? Les paroles empoisonnées d’un meurtrier sont-elles assez puissantes pour ternir mon écusson royal ? — De telles accusations, tant qu’elles ne sont ni réfutées ni démenties, mon neveu, reprit le duc d’Albany, souilleraient un monarque. — Démenties ! milord, s’écria le prince, et par qui sont-elles avancées ? sinon par un misérable trop infâme, même de son propre aveu, pour être crues un moment, quand il s’agirait de la réputation, je ne dis pas d’un prince, mais d’un mendiant. Qu’on l’amène ici, qu’on lui fasse voir les instruments de torture, et vous l’entendrez bientôt démentir la calomnie qu’il a osé proférer. — La potence a trop bien fait sa besogne pour laisser Bonthron sensible à la torture, dit le duc d’Albany ; il a été exécuté il y a une heure. — Et pourquoi cette précipitation, milord ? Savez-vous que cela a l’air d’un complot pour souiller mon honneur ? — C’est l’usage ordinaire. Le combattant vaincu dans l’épreuve du combat est à l’instant même transporté de la lice à la potence ; et cependant, beau neveu, continua le duc d’Albany, si vous aviez repoussé l’accusation par un démenti hardi et formel, j’aurais pris sur moi de ne pas faire exécuter sur-le-champ ce misérable afin qu’il pût être interrogé ; mais comme Votre Honneur a gardé le silence, j’ai cru qu’il valait mieux étouffer le scandale dans la gorge de celui qui l’avait répandu. — Par sainte Marie ! milord, ceci est trop insultant ; pensez-vous, mon oncle et parent, que je me sois rendu coupable d’une action si inutile et si indigne que celle dont m’accuse ce scélérat ? — Il ne m’appartient pas d’échanger des questions avec Votre Altesse ; autrement je vous demanderais si vous entendez aussi dénier l’attaque, à peine moins indigne, quoique moins sanglante, de la maison dans Curfew-Street ? Ne vous fâchez pas, mon neveu ; mais votre éloignement de la cour pour quelque temps est absolument nécessaire, ne fût-ce que pendant le séjour du roi dans cette ville, dont les habitants ont déjà tant eu à se plaindre. »

Rothsay écouta cette exhortation en silence ; et regardant le duc d’un air très-significatif, il répondit : « Mon oncle, vous êtes un bon chasseur, vous avez tendu vos toiles très-habilement ; néanmoins vous auriez été désappointé si le gibier ne fût venu se jeter lui-même dans vos filets. Dieu vous bénisse, et puissiez-vous retirer de cette affaire le profit que vos mesures méritent ! Dites à mon père que je me conforme à son arrêt. Milord connétable, je suis prêt à vous accompagner à votre logement ; puisque je dois avoir un gardien, je n’en pouvais souhaiter un plus bienveillant et plus courtois que vous. »

L’entrevue entre l’oncle et le neveu étant ainsi terminée, le prince se retira avec le comte d’Errol. Les citoyens qu’il rencontrait dans les rues, en apercevant le duc de Rothsay, passaient de l’autre côté pour éviter de saluer le prince, qu’ils considéraient maintenant comme un libertin féroce et sans frein.

Le connétable et son hôte entrèrent dans leur habitation, joyeux l’un et l’autre de quitter les rues, et cependant peu charmés de se trouver en tête-à-tête dans une pareille circonstance.

Il faut que nous revenions maintenant à la lice, au moment où le combat avait cessé et où les nobles s’étaient retirés. La multitude était alors séparée en deux corps distincts ; le moins nombreux, et en même temps le plus distingué et le plus respectable, se composait des bourgeois de la première classe, qui félicitaient leur champion vainqueur, et se félicitaient les uns les autres de l’heureuse issue de leur démêlé avec les courtisans.

Les magistrats étaient si transportés de joie qu’ils prièrent sir Patrick Charteris d’accepter une collation dans la maison de ville. Henri, le héros de la journée, reçut l’invitation, ou plutôt l’ordre de s’y rendre, ce qui ne lui causa pas peu d’embarras, car on croira aisément que son cœur était déjà auprès de Catherine Glover ; mais l’avis de Simon le décida à ne point refuser. Ce citoyen vétéran avait naturellement une respectueuse déférence pour les magistrats de la belle ville et une profonde estime pour toutes les distinctions décernées par eux.

« Tu ne peux refuser d’assister à une cérémonie si solennelle, mon fils Henri, dit-il ; sir Patrick Charteris s’y trouvera, et tu ne rencontreras pas aisément une si bonne occasion de gagner sa faveur. Il est possible qu’il te commande une nouvelle armure, et j’ai moi-même entendu dire au bailli Craigdallie qu’il était question de fourbir les armes de la ville. Tu ne dois pas négliger les bonnes pratiques maintenant que tu penses à prendre les charges coûteuses d’un ménage. — Taisez-vous, je vous en supplie, mon père Glover, répondit le vainqueur confus, je ne manque point de pratiques, et vous savez qu’il y a chez moi Catherine qui s’étonnera de mon absence, et qui se laissera encore tromper par des contes sur quelque fille de joie, et c’est ce que je ne veux point. — Ne crains rien, dit le gantier, mais, comme un bourgeois docile, rends-toi où tes magistrats t’appellent. Je ne nie pas qu’il t’en coûtera quelque peine pour faire ta paix avec Catherine ; car, sur ces matières-là, elle se croit plus sage que le roi et le conseil, l’Église et les canons, le prévôt et les baillis. Mais j’entreprendrai moi-même la discussion avec elle, et je travaillerai si bien pour toi que, si elle le reçoit demain avec un peu de mauvaise humeur, cette humeur se convertira en rires et en larmes, comme une matinée d’avril qui commence par une pluie douce. Va, mon fils, et ne te fais pas attendre, demain après la grand’messe. »

L’armurier, quoique avec répugnance, fut obligé de se conformer aux raisonnements de son futur beau-père ; et une fois résolu à accepter l’honneur qui lui était décerné par les pères de la ville, il se tira de la foule, et courut chez lui pour se revêtir de ses plus beaux habits. Il reparut bientôt dans la salle du conseil, dont la table de chêne massif semblait fléchir sous le poids d’énormes plats remplis des meilleurs saumons du Tay, de délicieux poissons de mer de Dundee, les seuls mets que la saison du carême permît ; ni le vin, ni l’ale, ni l’hydromel, ne manquaient pour les arroser. Les waits, ou ménestrels de la ville, jouèrent pendant le repas ; et dans les intervalles de la musique, l’un d’eux débitait avec emphase un long récit poétique de la bataille de Blackearn-Side, livrée par sir William Wallace, et son redouté capitaine et ami, sir Thomas de Longueville, contre le général anglais Stevard ; sujet très-familier à tous les hôtes qui, plus tolérants que leurs descendants, ne l’écoutaient pas moins, comme s’il eût eu tout le charme de la nouveauté. Les passages qui contenaient l’éloge des ancêtres du chevalier de Kinfauns et d’autres familles du Perthshire furent applaudis par l’auditoire avec un enthousiasme très-bruyant, tandis que les convives portaient de nombreux toasts à la mémoire de ceux qui avaient combattu aux côtés du champion de l’Écosse. La santé de Henri Smith fut ensuite portée au milieu d’acclamations répétées, et le prévôt annonça publiquement que les magistrats délibéreraient sur les moyens de lui conférer quelque privilège éclatant, ou récompense honorifique, afin de montrer quelle haute estime ses concitoyens avaient conçue pour sa valeur dans les combats.

« Que Vos Honneurs ne fassent rien de semblable, » dit l’armurier avec sa brusquerie ordinaire, « de peur qu’on ne dise que la valeur doit être rare dans la jolie ville, puisqu’on récompense un homme qui a combattu pour le bon droit d’une pauvre veuve. Je suis sûr qu’il y a à Perth plusieurs vingtaines de bourgeois qui se seraient comportés, dans cette journée, tout aussi bien que moi ; car, pour dire la vérité, j’aurais dû briser son casque comme une cruche de terre !… Oui, et je l’aurais fait si ce n’eût été un casque que j’avais forgé moi-même pour sir John Ramorny. Mais si la jolie ville attache à mes services quelque valeur, je m’en croirai plus que payé si vous voulez accorder sur les dîmes de la commune quelque secours à la veuve Madeleine et à ses pauvres orphelins. — C’est ce qu’on pourra faire, dit sir Patrick Charteris ; mais la belle ville est assez riche pour payer sa dette à Henri Wynd ; dette que nous sommes plus en état d’apprécier que Henri lui-même ; aveuglé qu’il est par cette délicatesse inopportune, qu’on appelle modestie… Et si la ville est trop pauvre, le prévôt contribuera pour sa part. Les charges d’or du corsaire n’ont pas encore pris la fuite.

Les verres circulèrent alors sous le nom de consolations à la veuve, et se vidèrent de nouveau à la mémoire du défunt Olivier Proudfute, qui venait d’être si bravement vengé. En un mot la fête fut si joyeuse que tout le monde convint qu’il ne manquait, pour la rendre parfaite, que la présence du bonnetier lui-même, dont le malheur avait occasionné cette réunion, et qui, dans de pareilles fêtes, était ordinairement le point de mire de toutes les plaisanteries. S’il eût pu assister à celle-là, comme le remarqua malicieusement le bailli Craigdallie, il aurait certainement réclamé pour lui l’honneur de la journée, et se serait proclamé lui-même son propre vengeur.

Au son de la cloche des vêpres la compagnie se sépara ; les personnages les plus braves se rendirent à l’office du soir, où, les les yeux à demi fermés, le visage animé, ils firent une très-orthodoxe et très-édifiante figure dans une congrégation maigrie par les abstinences du carême. Les autres s’en retournèrent chez eux raconter tous les détails du combat et du banquet, pour l’instruction de leur famille. Quelques autres enfin se retirèrent dans des tavernes, jouissant d’un privilège pour laisser leurs portes moins rigoureusement fermées que les règlements de l’Église ne le requéraient. Henri s’en revint dans le Wynd, échauffé par le bon vin et les applaudissements de ses concitoyens, et s’endormit pour rêver à sa félicité parfaite et à Catherine.

Nous avons dit que le combat terminé, les spectateurs se divisèrent en deux corps. Pendant que la plus respectable portion des citoyens accompagnait le vainqueur en joyeux cortège, un nombre beaucoup plus considérable, ce qu’on peut appeler la populace, se pressait autour de Bonthron, vaincu et condamné, qui se retirait dans une autre direction et pour un motif fort différent. Quelle que puisse être l’attraction relative d’une maison mortuaire, et d’un festin de noce en d’autres circonstances, lorsqu’il s’agit seulement de jouir du spectacle des douleurs ou des joies d’autrui sans les partager, il n’est pas douteux que les scènes tragiques auront de beaucoup la préférence. En conséquence, le tombereau qui conduisait le criminel au lieu de l’exécution fut suivi par la plus nombreuse portion des habitants de Perth.

Le meurtrier Bonthron n’hésita point à répéter, sous le sceau de la confession, au religieux qui l’accompagnait dans la charrette la déclaration qu’il avait faite sur le lieu du combat, et qui accusait le duc de Rothsay d’avoir dirigé le guet-apens dont l’infortuné bonnetier avait été victime. Il répandit le même mensonge parmi la foule, affirmant, avec une infernale effronterie à ceux qui entouraient la charrette, qu’il mourait pour avoir exécuté les ordres du duc de Rothsay. Pendant quelque temps il répéta ces paroles d’un air morne et d’une voix brève, comme quelqu’un qui récite une leçon, ou comme un menteur qui s’efforce, en répétant ses mensonges, d’obtenir un crédit dont il se sent indigne ; mais quand il leva les yeux, et qu’il aperçut dans le lointain la potence peinte en noir, haute de quarante pieds au moins, se dessinant sur l’horizon avec son échelle et la corde fatale, il devint silencieux, et le religieux remarqua qu’il était agité d’un violent tremblement.

« Rassurez-vous, mon fils, lui dit le bon prêtre, vous avez confessé la vérité et reçu l’absolution. Votre pénitence sera acceptée en raison de votre sincérité, et quoique vous ayez été un homme au cœur cruel et aux mains sanglantes, cependant, par les prières de l’Église, vous serez en temps convenable délivré des feux expiatoires du purgatoire. »

Ces assurances étaient de nature à augmenter plutôt qu’à diminuer les terreurs du coupable, qui doutait si le moyen imaginé pour le sauver de la mort réussirait, et même si l’on avait réellement l’intention d’essayer de les mettre en œuvre ; car il connaissait assez bien son maître pour être convaincu qu’il sacrifierait sans remords un homme qui pouvait à l’avenir être un témoin dangereux.

Quoi qu’il en soit, sa sentence était portée, et il n’était pas possible d’y échapper ; le cortège approchait lentement de l’arbre fatal qui était élevé sur une éminence à côté de la rivière, environ à un mille des remparts de la ville, position choisie pour que le corps du misérable, qui devait servir de pâture aux oiseaux de proie, fût vu de loin dans toutes les directions. Le prêtre remit Bonthron à l’exécuteur qui l’aida à monter l’échelle, et qui, selon toutes les apparences, le dépêcha dans les formes ordinaires et prescrites par la loi. Le meurtrier parut se débattre un moment, mais bientôt après son corps pendit immobile et inanimé. L’exécuteur, après être resté, comme cela se pratiquait, plus d’une demi-heure au pied de la potence, comme pour donner le temps à la dernière étincelle de vie de s’éteindre, annonça aux admirateurs de pareils spectacles que les fers pour la suspension permanente du cadavre n’étant pas encore prêts, la dernière cérémonie de vider le corps et de l’attacher définitivement au gibet, serait différée jusqu’au lendemain au lever du soleil.

Malgré l’heure matinale qu’il avait indiquée, maître Smotherwell trouva sur le lieu de l’exécution une foule assez nombreuse, réunie pour voir ses dernières opérations. Mais la surprise et le ressentiment de ces amateurs furent grands quand ils s’aperçurent que le cadavre avait été détaché du gibet ; toutefois ils n’attendirent pas long-temps pour en savoir la cause. Bonthron avait été au service d’un baron dont les domaines étaient situés dans le comté de Fife, et lui-même était natif de cette province. N’était-il pas vraisemblable que des hommes de Fife, dont les barques traversaient continuellement la rivière, avaient enlevé clandestinement le corps de leur concitoyen, pour le soustraire à l’infamie d’une exposition publique ? La multitude tourna sa colère contre Smotherwell, qui n’avait pas achevé la besogne dans la soirée de la veille ; et si lui et son valet ne se fussent jetés dans une barque, et n’eussent traversé le Tay, ils eussent couru quelque danger d’être mis en pièces. Quoi qu’il en fût, cet enlèvement était trop conforme à l’esprit du temps pour causer beaucoup de surprise ; nous expliquerons dans le chapitre suivant qu’elle en était la véritable cause.


CHAPITRE XXIV.

LE PENDU.


Que la potence attende les chiens, et que les hommes soient libres.
Shakspeare. Henri V.


Les incidents d’une histoire du genre de celle-ci doivent s’adapter les uns aux autres, comme les gardes d’une clef doivent répondre exactement à celles de la serrure. Le lecteur, quelque bienveillant qu’il soit, n’est point obligé de se contenter de ce simple fait que telles et telles choses sont arrivées : ce qui, dans le cours ordinaire de la vie, est tout ce qu’il peut savoir de ce qui se passe autour de lui ; mais quand il fait une lecture pour son plaisir, il désire connaître les causes antérieures qui amènent les événements. C’est une curiosité légitime et raisonnable ; car chacun a droit d’ouvrir sa propre montre, faite pour son usage particulier, et d’en examiner les ressorts, quoiqu’il ne soit point permis de regarder ainsi l’intérieur de l’horloge placée sur le clocher de la ville pour l’utilité de tous.

Il serait donc peu poli de ma part de laisser quelque doute à mes lecteurs sur la manière dont l’assassin Bonthron fut enlevé du gibet ; événement que quelques citoyens de Perth imputèrent au diable lui-même, tandis que d’autres l’attribuèrent tout simplement aux habitants du comté de Fife, qui devaient naturellement voir avec répugnance leur compatriote Bonthron pendu sur le bord de la rivière, et regarder ce spectacle comme déshonorant pour leur pays.

À minuit environ, le jour même de l’exécution, quand les habitants de Perth étaient plongés dans un profond sommeil, trois hommes, enveloppés dans leurs manteaux et portant une lanterne sourde, descendirent les allées d’un jardin qui conduisait de la maison de sir John Ramorny au bord du Tay, où on petit bateau était amarré dans une étroite baie. Le vent produisait un bruit mélancolique en sifflant entre les arbrisseaux et les buissons dépouillés de feuilles ; et une lune pâle nageait, comme on dit en Écosse, au milieu de lourds nuages chassés par le vent. Les trois individus entrèrent dans le bateau avec beaucoup de précaution de peur d’être vus. Un d’entre était grand et fort ; un autre petit et courbé ; le troisième était de moyenne taille, et paraissait agile, actif et plus jeune que ses compagnons. C’était tout ce qu’une clarté douteuse permettait d’apercevoir. Ils s’assirent dans le bateau et le détachèrent.

« Il faut le laisser suivre le courant jusqu’à ce que nous ayons passé le pont où les bourgeois montent encore la garde ; car vous connaissez le proverbe « Flèche de Perth ne manque pas le but, » dit le plus jeune des trois qui se chargea des fonctions de pilote et repoussa le bateau de la jetée, tandis que les autres prirent les rames qui étaient entourées de linge, et les firent mouvoir avec beaucoup de précaution jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le milieu de l’eau, alors ils cessèrent de ramer, s’appuyèrent sur leurs rames, et se reposèrent sur le pilote du soin de maintenir la barque au milieu du courant.

Ils arrivèrent ainsi sans être remarqués dans les vastes arches gothiques du vieux pont, construit par la munificence de Robert de Bruce, en 1329, et emporté par une inondation en 1621. Bien qu’ils entendissent la voix d’un garde de la ville qui, depuis le commencement des troubles, surveillait la nuit ce passage important, aucune question ne leur fut adressée ; et quand ils furent assez loin pour n’être plus entendus par ces sentinelles nocturnes, ils recommencèrent à ramer, quoique encore avec précaution, et à s’entretenir à voix basse.

« Vous avez trouvé un nouveau métier, camarade, depuis que je vous ai quitté, dit un des rameurs à l’autre ; quand je vous ai quitté vous soigniez un chevalier blessé, et maintenant vous vous employez à enlever un corps mort à la potence. — Un corps vivant, s’il vous plaît, maître Buncle, ou bien mon art aurait mal servi mes desseins. — À ce que vous dites, maître apothicaire ; mais, n’en déplaise à votre science, jusqu’à ce que vous m’ayez dit votre secret, je me permettrai de douter du succès. — C’est un moyen fort simple, maître Buncle, et qui sans doute ne plaira point à un esprit aussi subtil que celui de votre vaillance. Le voici : Cette suspension du corps humain, qu’on appelle vulgairement pendaison, produit la mort par apoplexie, c’est-à-dire que les veines se trouvant comprimées, le sang ne peut plus retourner au cœur, se précipite vers la tête, et que l’homme meurt. De plus, et comme cause additionnelle de dissolution, les poumons ne reçoivent plus la quantité nécessaire d’air vital, attendu la ligature de la corde autour du thorax, et il faut que le patient périsse. — Je comprends fort bien tout cela ; mais comment l’empêcher, sire médecin ? » dit le troisième individu, qui n’était autre qu’Éviot, le page de Ramorny.

« Eh ! pendez-moi le patient de telle façon, répondit Dwining, que les artères carotides ne soient point comprimées, le sang ne se portera pas au cerveau et l’apoplexie n’aura pas lieu ; et s’il n’y a pas de ligature autour du thorax, les poumons ne manqueront pas plus d’air que si le pendu avait les pieds sur la terre ferme. — Je conçois cela encore, dit Éviot ; mais comment ces précautions peuvent-elles se concilier avec l’exécution de la sentence de pendaison, voilà ce que ma faible intelligence ne saurait comprendre. — Ah ! bon jeune homme, ta vaillance a gâté un excellent esprit. Si tu avais étudié sous moi, tu aurais appris des choses bien plus difficiles. Au reste, voici mon secret. Je me procure certains bandages faits de la même substance que les sangles des chevaux de Votre Vaillance, ayant un soin tout particulier qu’ils ne puissent faiblir ni s’étendre, car mon expérience manquerait. Sous chacun des pieds du patient est placé un nœud de ces bandages, qui remontent ensuite de chaque côté des jambes jusqu’à une ceinture à laquelle ils s’attachent. À cette ceinture tiennent diverses courroies qui montent le long de la poitrine et du dos pour diviser le poids, puis quelques autres moyens pour mettre le patient plus à l’aise. Mais voici le point le plus important. Ces courroies ou bandages sont attachés à un large collier d’acier recourbé en dehors, avec quelques crochets pour mieux assurer la corde ; l’exécuteur, dont on est sûr, place la corde fatale autour de ce collier au lieu de la mettre au cou nu du condamné. Et ainsi, quand on retire l’échelle, le patient se trouve suspendu, non par le cou, s’il vous plaît, mais par le collier d’acier qui supporte les bandages placés sous les bras. Ainsi ni les veines, ni la trachée-artère n’étant comprimées, l’homme, sauf l’effet de la frayeur et la nouveauté de la situation, respirera aussi librement, son sang coulera aussi tranquillement que le vôtre quand vous êtes appuyé sur vos étriers en parcourant un champ de bataille. — Par ma foi ! c’est une belle invention, dit Buncle. — N’est-ce pas ? reprit l’apothicaire, et bien digne d’être connue d’esprits aussi ambitieux que les vôtres, car on ne sait jusqu’à quelle hauteur peuvent s’élever les hommes de la suite de sir John Ramorny. Et s’il arrivait qu’il fût nécessaire de vous faire descendre au bout d’une corde, vous trouveriez mon invention plus commode que la manière ordinaire. Mais il faudrait vous pourvoir d’un pourpoint à haut collet d’acier, et surtout d’un aussi bon compagnon que Smotherwell pour ajuster la corde. — Vil marchand de poison, dit Éviot, les gens de notre profession meurent sur le champ de bataille ! — Toutefois, je veux me souvenir de la leçon, reprit Buncle, pour quelque occasion pressante. Mais quelle nuit ce chien de pendu, ce féroce Bonthron doit avoir passée, dansant un branle en l’air au son de ses chaînes, et poussé à droite et à gauche par le vent. — Ce serait une bonne œuvre de le laisser là, dit Éviot ; car le sauver du gibet, ce sera l’encourager à commettre de nouveaux meurtres. Il ne connaît que deux éléments, le vin et le sang. — Peut-être sir John Ramorny aurait-il été de notre avis, répondit Dwining ; mais alors il aurait fallu couper la langue à ce coquin, de peur que du haut du gibet il ne racontât d’étranges histoires. Il y a encore pour le ménager d’autres raisons qui intéresseraient peu Votre Vaillance… En vérité, j’ai montré de la générosité à le servir ainsi ; car le drôle est bâti aussi solidement que le château d’Édimbourg, et son squelette ne l’aurait cédé à aucun de ceux qui sont dans la salle de chirurgie à Padoue. Mais dites-moi, maître Buncle, quelles nouvelles avez-vous apportées de l’illustre Douglas ? — Ceux qui les savent peuvent les dire, reprit Buncle ; je suis comme l’âne qui porte le message et ne voit rien de ce qu’il renferme. C’est peut-être le plus sûr pour moi. J’ai porté des lettres du duc d’Albany et de sir John Ramorny à Douglas, et en les ouvrant, il avait l’air aussi sombre qu’une tempête du nord. Je leur ai rapporté la réponse du comte, et ils ont souri comme quand le soleil sort des nuages après un orage d’été. Allez consulter vos éphémérides, médecin, et dites-nous ce que cela signifie. — Je crois pouvoir le deviner sans beaucoup de frais d’esprit, dit le chirurgien ; mais j’aperçois là-bas, au clair de lune, notre mort vivant. S’il avait crié pour appeler quelque passant, c’eût été une singulière chose pour un voyageur de nuit d’être hélé du haut d’un gibet. Écoutez, il me semble que j’entends ses gémissements au milieu du sifflement du vent et du cliquetis de ses chaînes. Bien, doucement, sans bruit ; amarrez le bateau avec le grappin ; apportez ma cassette et mes instruments. Il serait mieux d’avoir un peu de feu, mais la lumière pourrait nous faire remarquer. Avançons, mes braves, et marchez avec précaution, car nous allons au gibet. Suivez-moi avec la lanterne : j’espère qu’on aura laissé l’échelle. »

Chantons, trois joyeux hommes et trois joyeux hommes, trois joyeux hommes sont ici, toi sur la terre, moi sur le sable, et Jack suspendu à la potence.

En approchant du gibet, ils purent entendre distinctement des gémissements étouffés. Dwining se hasarda à tousser deux ou trois fois par manière de signal ; mais ne recevant point de réponse : « Nous aurions dû nous hâter davantage, dit-il à ses compagnons, car notre ami doit être à l’extrémité, puisqu’il ne répond pas au signal qui lui annonce du secours. Allons, mettons la main à l’œuvre ; je vais monter le premier au haut de l’échelle et couper la corde. Suivez-moi tous deux, et tenez fortement le corps afin qu’il ne tombe pas quand le licou sera coupé. Saisissez-le bien ; les bandages vous serviront à le soutenir. Songez que s’il joue cette nuit le rôle d’un hibou, il n’en a pas les ailes, et qu’il peut être aussi dangereux de tomber d’une potence que d’y être accroché. »

En parlant ainsi il montait l’échelle, et s’étant assuré que les deux hommes d’armes qui le suivaient tenaient le corps, il coupa la corde, et les aida lui-même à soutenir le criminel presque sans vie.

Avec beaucoup d’adresse et de force, le corps de Bonthron fut déposé à terre, et quand on se fut assuré qu’il y avait encore en lui un reste de vie, quoique bien faible, on le transporta au bord de l’eau ; là nos trois compagnons purent éviter toute observation à la faveur de la hauteur de la rive, tandis que Dwining cherchait à ramener le meurtrier à la vie par les secours dont il s’était muni.

Le médecin commença par débarrasser le patient de ses fers que l’exécuteur avait laissés ouverts à dessein, et en même temps il enleva les nombreux bandages par lesquels il avait été suspendu. Les efforts de Dwining ne réussirent pas sur-le-champ ; car, malgré toute l’adresse avec laquelle l’appareil avait été construit, les sangles destinées à soutenir le corps avaient cédé considérablement, et la suffocation était imminente. Mais l’habileté du médecin triompha de tous les obstacles ; et, après avoir éternué et s’être étendu avec deux ou trois convulsions, Bonthron donna une preuve certaine de son retour à la vie ; il saisit la main de l’opérateur qui lui versait un cordial sur la poitrine et le cou, et dirigeant la bouteille vers ses lèvres, il en avala, presque de force, une assez forte dose.

« C’est une essence spiritueuse deux fois distillée, » dit le médecin étonné, « elle déchirerait le gosier et brûlerait l’estomac de tout autre homme. Mais cette brute extraordinaire ressemble si peu aux autres créatures humaines, que je ne serais pas étonné qu’elle lui rendît l’usage complet de ses facultés. »

Bonthron, comme pour confirmer ceci, se leva sur son séant, regarda autour de lui d’un air égaré, et donna quelques signes de connaissance.

« Du vin, du vin ! » furent les premiers mots qu’il fit entendre.

Le médecin lui donna un verre de vin médicamenté et mêlé d’eau. Bonthron le rejeta en lui donnant l’épithète peu honorable de lavage de ruisseau, et répéta ces mots : « Du vin, du vin ! — Prends-en donc, au nom du diable, s’écria Dwining, puisque lui seul peut juger de ta constitution ! »

Un coup assez copieux pour déranger les facultés de tout autre rendit à Bonthron le complet usage des siennes. Cependant, il paraissait ne pas se rappeler où il était, et ce qui lui était arrivé ; il demanda de son ton brusque et bref pourquoi on l’avait apporté sur le bord d’une rivière, à une pareille heure de la nuit.

« Autre folie de ce maudit prince, pour me jeter dedans, comme il a déjà fait. Ongles et sang, je voudrais !… — Tais-toi, dit Éviot, et s’il est en toi quelque reconnaissance, remercie-nous d’avoir sauvé ton corps du bec des corbeaux, et ton âme, d’un lieu où l’eau est trop rare pour tu puisses t’y noyer. — Je commence à me rappeler, » dit le scélérat ; et portant le flacon à sa bouche, il lui donna une longue et cordiale accolade, puis posant à terre la bouteille vide, il baissa la tête sur sa poitrine, et sembla s’occuper à mettre en ordre ses souvenirs confus.

« Nous ne pouvons pas attendre plus long-temps la fin de ses méditations, dit alors Dwining ; il sera mieux après avoir dormi. Allons, levez-vous ; vous avez voyagé en l’air pendant quelques heures ; essayez si l’eau n’est pas un moyen de transport plus commode. Allons, vous autres, aidez-moi. Je ne puis pas plus remuer cette masse que je ne pourrais soulever un bœuf mort. — Tiens-toi debout, Bonthron, maintenant que nous t’avons mis sur tes pieds, dit Éviot. — Je ne peux pas ; chaque goutte de mon sang coule dans mes veines comme si elle avait une pointe d’épingle, et mes genoux refusent de porter leur fardeau. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est quelqu’un de tes tours, chien de médecin. — Oui, oui, honnête Bonthron, dit Dwining, un tour dont tu me remercieras quand tu le connaîtras. En attendant, étends-toi à la poupe de cette barque, et laisse-moi te couvrir de ce manteau. »

Ils portèrent Bonthron dans la barque et l’y placèrent aussi commodément qu’il se pouvait. Il répondit à leurs soins par quelques murmures semblables au grognement d’un sanglier qui trouve une nourriture qu’il aime.

« Et maintenant, Buncle, dit le médecin, vous savez ce que vous avez à faire. Vous allez transporter par eau cette masse vivante à Newbourg, où vous en disposerez selon que vous savez. En attendant, voici ses fers et les bandages, marques de sa détention et de sa délivrance. Attachez-les ensemble et jetez-les dans l’endroit le plus profond où vous passerez ; car s’ils étaient trouvés en notre possession, ils pourraient parler contre nous. Ce léger souffle de vent d’est vous permettra de vous servir d’une voile dès qu’il fera jour et quand vous serez fatigués de ramer. Pour vous, maître page Éviot, vous voudrez bien retourner à pied avec moi à Perth, car ici doit se séparer notre belle compagnie. Prenez votre lanterne avec vous, Buncle, car vous en avez plus besoin que nous. Vous me renverrez ma cassette. »

Pendant que les deux piétons retournaient à Perth, Éviot exprima la persuasion où il était que l’intelligence de Bonthron ne se relèverait jamais du choc que la terreur lui avait fait éprouver, terreur qui paraissait avoir dérangé toutes les facultés de son esprit et surtout sa mémoire.

« Il n’en sera point ainsi, ne vous en déplaise, beau page, dit le médecin ; l’intelligence de Bonthron, telle qu’elle est, a un caractère solide. Elle vacillera d’un côté et d’un autre, comme un pendule mis en mouvement, puis s’arrêtera sur son centre de gravité. Notre mémoire est de toutes nos facultés celle dont l’exercice est le plus sujet à être suspendu. Une profonde ivresse, le sommeil, la font perdre, et cependant elle revient quand l’ivresse et le sommeil sont passés. La terreur produit souvent les mêmes effets. J’ai connu à Paris un criminel qui avait été condamné à être pendu : il subit sa sentence sans montrer un degré de crainte extraordinaire sur l’échafaud, parlant et agissant comme font tous les autres dans une pareille position. Un accident fit pour lui ce qu’un artifice ingénieux a fait pour notre charmant ami que nous venons de quitter. La corde fut coupée, et on le rendit à ses parents avant qu’il fût complètement privé de vie, et j’eus le bonheur de le ranimer entièrement. Mais bien qu’il eût recouvré toutes les autres facultés, il ne se souvenait que fort peu de son procès et de sa sentence. De sa confession, le matin de son exécution… hé, hé, hé ! (en disant cela Dwining riait à sa manière ordinaire), il ne s’en rappelait pas un mot ; de sa sortie de la prison, de son arrivée sur la place de Grève où il avait été pendu, de ses paroles pieuses qui, hé, hé, hé ! avaient édifié… hé, hé, hé ! tant de bons chrétiens, au saut fatal, mon revenant n’en avait pas la plus légère idée. Mais voici l’endroit où nous devons nous séparer ; car il ne faut pas que quelque patrouille nous rencontre ensemble ; il serait même prudent d’entrer dans la ville par des portes différentes. Ma profession me fournit des prétextes pour aller et venir à toute heure : Votre Vaillance donnera quelque explication suffisante. — Ma volonté sera une justification suffisante si l’on me questionne, » répondit le hautain jeune homme ; « cependant j’éviterai d’être rencontré, si cela est possible. La lune est tout à fait cachée, et la route est aussi noire que la gueule d’un loup. — Bien ! dit Dwining ; ne vous inquiétez pas de cela ; avant peu nous marcherons par des chemins encore plus noirs. »

Sans demander le sens de ces paroles de mauvais augure, et même après les avoir à peine écoutées, dans son humeur hautaine et insouciante, le page de Ramorny quitta son artificieux et dangereux compagnon, et chacun d’eux s’en alla de son côté.


CHAPITRE XXV.

L’ENTRETIEN.


Le cours du véritable amour n’est jamais tranquille.
Anonyme.


Les craintes de notre armurier ne l’avaient point trompé. Quand le bon gantier se fut séparé de son futur gendre, après que l’événement du combat judiciaire eut été décidé, il trouva, comme il s’y attendait, que la Jolie Fille n’était pas dans des dispositions favorables à son amant. Mais, quoiqu’il s’aperçût que Catherine était froide et réservée, qu’elle paraissait avoir banni toute passion humaine, et n’écouter qu’avec une froideur méprisante la description la plus brillante qu’il put faire du combat de Skinners’yards, il résolut de n’avoir point l’air de remarquer son changement, et de lui parler de son mariage avec Henri comme d’une chose qui ne pouvait manquer d’avoir lieu. Enfin, quand elle commença de nouveau à lui déclarer que son attachement pour l’armurier ne passait pas les limites de l’amitié, qu’elle était décidée à ne jamais se marier, que ce prétendu combat judiciaire était un outrage à la volonté divine et aux lois humaines, le gantier conçut naturellement de l’humeur.

« Je ne puis lire dans votre pensée, ma fille, ni deviner d’après quelle malheureuse illusion vous embrassez un amant déclaré, vous permettez qu’il vous embrasse, vous courez à sa maison quand le bruit de sa mort se répand, et vous vous jetez dans ses bras quand vous l’y trouvez seul. Tout cela montre une fille disposée à obéir à ses parents, en prenant le mari que désire son père ; mais de semblables marques d’affection, données à un homme qu’une jeune femme ne peut estimer, et ne veut jamais épouser, sont déplacées et inconvenantes. « Vous avez déjà accordé plus de faveurs à Henri Smith que votre mère, à qui Dieu fasse paix ! ne m’en accorda jamais avant notre mariage. Je vous le dis, Catherine, se jouer ainsi de l’amour d’un honnête homme est ce que je ne veux, ni ne dois endurer. J’ai donné mon consentement à ce mariage, et j’insiste pour qu’il se fasse sans délai ; il faut que vous receviez demain Henri Smith comme un homme dont vous deviendrez bientôt la femme. — Un pouvoir au-dessus du vôtre s’y oppose, mon père, dit Catherine. — Nous verrons cela ; mon pouvoir est légitime, c’est celui d’un père sur son enfant, sur un enfant qui s’égare ; Dieu et les hommes reconnaissent mon autorité. — Que le ciel vienne donc à notre aide ! car, si vous persistez dans votre projet, nous sommes perdus. — Nous n’avons point d’aide à attendre du ciel quand nous agissons contre la raison. Je suis assez clerc pour savoir cela, et tout prêt à dire que votre résistance sans motif à ma volonté est un péché. Et de plus, vous avez parlé avec mépris du saint appel au jugement de Dieu par l’épreuve du combat. Prenez garde, car la sainte Église veille attentivement sur son troupeau pour extirper l’hérésie par le fer et le feu. Je vous en avertis. »

Catherine fit entendre une exclamation à demi étouffée, et s’efforçant de prendre un air calme, elle promit à son père que, s’il voulait lui épargner toute discussion sur ce sujet jusqu’au lendemain matin, elle viendrait lui faire un aveu complet de ses sentiments.

Simon Glover fut forcé de se contenter de cette promesse, quoique très-inquiet de l’explication qui devait avoir lieu. Ce ne pouvait être par légèreté ni par caprice que sa fille agissait avec une inconséquence si singulière envers l’homme qu’il lui avait choisi pour mari, et que tout récemment elle avait choisi elle-même d’une manière si peu équivoque. Quelle cause étrangère et d’une si puissante influence avait pu changer des résolutions qu’elle avait manifestées si clairement il n’y avait pas vingt-quatre heures, c’était une chose qu’il ne pouvait comprendre.

« Mais je serai aussi obstiné qu’elle, pensa le gantier ; elle épousera Henri Smith sans plus tarder, où elle donnera au vieux Simon un excellent motif pour ne pas le faire. »

On n’en parla plus ce soir-là, mais le lendemain matin, au lever du soleil, Catherine s’agenouilla devant le lit où son père dormait encore ; son cœur palpitait comme s’il eût voulu sortir de sa poitrine, et ses pleurs baignaient le visage de son père. Le bon vieillard s’éveilla, leva les yeux, fit un signe de croix sur le front de sa fille, et l’embrassa affectueusement.

« Je te comprends, Catherine, dit-il, tu viens à confesse, et avec le désir, j’espère, d’éviter une dure pénitence par ta sincérité. »

Catherine se recueillit un instant, puis elle prit la parole en ces termes :

« Je n’ai pas besoin de vous demander, mon père, si vous vous rappelez le père Clément, et si vous gardez le souvenir de ses sermons et de ses instructions, auxquels vous avez assisté si souvent, que l’on vous regarde comme un de ceux qu’il a convertis ; on le disait aussi de moi, et avec plus de raison. — Je sais tout cela, » dit le vieillard en se levant sur son coude ; « mais je défie la mauvaise renommée de montrer que je l’aie jamais approuvé en quelque proposition hérétique, quoique j’aimasse à l’entendre parler de la corruption de l’Église, du mauvais gouvernement de la noblesse, de l’ignorance des pauvres, ce qui me paraissait prouver que toute la vertu, la force et la considération de l’État se trouvaient dans la première classe des bourgeois, doctrine très-saine et très-honorable pour la ville. Et s’il a prêché quelque hérésie, pourquoi les supérieurs de son couvent le permettaient-ils ? Si les bergers amènent au milieu du troupeau un loup revêtu d’une peau de mouton, ils ne peuvent blâmer les agneaux de se laisser dévorer. — Ils ont souffert ses prédications, reprit Catherine ; ils les ont même encouragées, tant que les vices des laïques, les querelles des nobles et l’oppression du pauvre, étaient l’objet de sa censure ; et ils se réjouirent de voir la foule s’empresser à leur église, et déserter celles des autres couvents. Mais les hypocrites se sont unis avec les autres moines pour accuser leur prédicateur Clément, quand, après avoir censuré les crimes des laïques, il commença d’attaquer l’orgueil, l’ignorance et la corruption des hommes d’église, leur soif du pouvoir, leur autorité usurpée sur la conscience des hommes, et leur désir d’accroître leurs richesses terrestres. — Pour l’amour de Dieu, Catherine, dit Simon, parlez de manière à n’être pas entendue. Vous élevez la voix, vous parlez avec un ton d’amertume… vos yeux étincellent. C’est ce zèle pour ce qui ne vous regarde pas plus que les autres qui fait que des malveillants vous donnent le nom odieux et dangereux d’hérétique. — Vous savez que je ne dis que la vérité, que ce que vous avez reconnu vous-même. — Non, de par l’aiguille et la peau de daim ! » répondit le gantier avec empressement. « Voudrais-tu que je reconnusse ce qui me coûterait la vie et les membres, mes biens et mon argent ? Une commission a été donnée pour saisir et juger les hérétiques qui ont causé tous les troubles et tous les désordres des derniers temps. C’est pourquoi, parler le moins est le plus sage, ma fille. Je suis toujours de l’avis du vieux poète :

« Puisque la parole est esclave,
Et puisque libre est le penser,
Oh ! retiens ta langue, mon brave.
De peur de te faire pincer. »

— Le conseil vient trop tard, mon père, » répondit Catherine se laissant tomber sur une chaise près du lit de son père ; « les paroles ont été prononcées et entendues, et Simon Glover, bourgeois de Perth, est accusé d’avoir parlé avec irrévérence des doctrines de la sainte Église. — Aussi vrai que je vis de l’aiguille et des ciseaux, s’écria Simon, c’est un mensonge ! Je n’ai jamais été assez sot pour parler de ce que je n’entends pas — Et d’avoir calomnié le clergé régulier et séculier, continua Catherine. — Je ne nierai jamais ce qui est vrai, dit le gantier ; je puis en avoir tenu quelques paroles inconsidérées en buvant une pinte d’ale ou un pot de vin, mais en compagnie sûre, et ma langue n’est point assez folle pour mettre ma tête en péril. — Vous le pensez ainsi, mon cher père ; mais vos moindres paroles ont été rapportées, vos phrases les plus innocentes travesties, et vous êtes prévenu d’avoir outragé l’Église et le clergé, pour en avoir mal parlé avec des gens dissolus et débauchés, tels que feu Olivier Proudfute, l’armurier Henri de Wynd et d’autres, qu’on prétend favoriser les doctrines du père Clément, qu’ils accusent de sept chefs d’hérésie, et qu’ils poursuivent avec le bâton et l’épieu, pour le condamner à mort. Mais, » continua-t-elle en tombant à genoux et levant les yeux au ciel, semblable à une de ces belles saintes que la religion catholique a données aux beaux-arts, « ils ne le pourront jamais. Il a échappé aux filets de l’oiseleur ; et, le ciel en soit béni, c’est moi qui lui en ai donné le moyen. — Toi, ma fille ! es-tu folle ? » dit le gantier saisi de surprise.

« Je ne nierai jamais ce dont je me glorifie, répondit Catherine ; c’est moi qui ai fait venir ici Conachar, avec une troupe de ses montagnards, pour emmener le vieillard, qui est maintenant bien loin dans les montagnes. — Ô malheureuse fille ! imprudente fille ! as tu osé aider la fuite d’un homme accusé d’hérésie ? et exciter les montagnards à s’emparer les armes à la main de l’administration de la justice dans la ville ? Hélas ! tu as violé à la fois les lois de l’Église et celles du royaume ? Que deviendrions-nous si cela était connu ! — Cela est connu, mon cher père, » dit Catherine avec fermeté, « connu de ceux-là mêmes qui seront le plus empressés de punir cette action. — C’est quelque sotte imagination, Catherine, ou quelque ruse de ces prêtres ou de ces nonnes ; cela ne s’accorde guère avec la disposition que tu as montrée récemment à épouser Henri. — Hélas ! mon cher père, rappelez-vous la consternation où m’avait jetée la nouvelle de sa mort, et le plaisir et la surprise que j’éprouvai à le trouver vivant, et ne vous étonnez point si je me suis permis, sous votre protection, d’en dire plus que je n’aurais dû en dire en réfléchissant. Mais alors j’ignorais ce qu’il y a de plus terrible, et je croyais que je m’exagérais le danger. Hélas ! j’ai été cruellement détrompée quand l’abbesse est venue ici elle-même avec le dominicain. Ils m’ont montré la commission scellée du grand sceau de l’Écosse, pour rechercher et punir l’hérésie ; ils m’ont montré votre nom et le mien sur une liste de personnes suspectes, et ce fut avec des larmes, des larmes sincères, que l’abbesse me conjura d’écarter une destinée fatale en me retirant dans un cloître, et que le moine engagea sa parole que vous ne seriez point inquiété si je le faisais. — Le diable emporte ces deux crocodiles larmoyants ! s’écria le gantier. — Hélas ! dit Catherine, la plainte ou l’emportement nous seront de peu de secours ; mais vous voyez que j’ai un bien réel sujet d’alarmes. — D’alarmes ! dis donc que c’est une ruine complète. Hélas ! imprudente fille, où était votre sagesse quand vous avez donné de tête en avant dans un tel piège ? — Écoutez-moi, mon père ; il y a encore un moyen de salut : c’est celui que je vous ai souvent proposé, et que je vous ai supplié en vain d’approuver. — Je vous comprends, le couvent ; mais, Catherine, quelle abbesse ou prieure oserait… — Je vous expliquerai cela., mon père ; et je vous dirai aussi par quelles circonstances j’ai paru chancelante dans mes résolutions au point de m’attirer vos reproches et ceux des autres ; le vieux père Francis, le confesseur, que j’avais pris parmi les dominicains, par votre ordre… — Oui, sans doute, je te l’ai conseillé et ordonné, pour qu’on ne prétendît plus que ta conscience était sous la direction du père Clément. — Ce père Francis m’a pressée, à différentes fois, de converser sur des sujets sur lesquels il pensait que j’avais reçu des instructions du père Clément. Dieu me pardonne mon aveuglement ! Je suis tombée dans le piège, j’ai parlé librement ; et comme il répondait avec douceur, comme un homme disposé à se laisser convaincre, je défendis avec chaleur ma croyance. Mon confesseur ne reprit point son véritable rôle, et ne trahit point son secret dessein, jusqu’à ce que je lui eusse appris tout ce que j’avais à lui dire. Ce fut alors qu’il me menaça de peines dans cette vie et de la damnation dans l’autre. Si ses menaces ne s’étaient adressées qu’à moi, je serais demeurée ferme ; car j’aurais pu endurer la rigueur de ces peines dans ce monde, et je ne crois point à leur existence dans l’autre. — Pour l’amour de Dieu ! » dit le gantier, qui était presque hors de lui en voyant augmenter à chaque parole le danger où était sa fille, « prends garde de blasphémer la sainte Église, dont le bras est aussi prompt à frapper que l’oreille habile à entendre. — Pour moi, » dit la Jolie Fille de Perth, levant de nouveau les yeux au ciel, « les châtiments dont on me menaçait m’auraient peu effrayée ; mais quand ils ont parlé d’envelopper mon père dans la même accusation, j’avoue que j’ai tremblé, et que j’ai désiré accepter l’arrangement. Martha, l’abbesse du monastère d’Elcho, étant parente de ma mère, je lui contai mes malheurs, et j’en obtins la promesse qu’elle me recevrait si, renonçant à tout amour mondain, à toute pensée de mariage, je voulais prendre le voile dans son couvent. Elle eut sans doute une conversation sur ce sujet avec le dominicain Francis, et tous deux me chantèrent la même chanson. « Restez dans le monde, disaient-ils, et votre père et vous serez jugés comme hérétiques ; prenez le voile, et vos erreurs communes seront pardonnées et oubliées. » Ils ne me parlèrent même pas de rétracter mes opinions ; tout serait apaisé à cette unique condition. — Je n’en doute pas, je n’en doute pas, dit Simon ; le vieux gantier passe pour riche, et ses richesses suivraient sa fille au couvent d’Elcho, sauf ce que les dominicains pourraient réclamer pour leur part. Ainsi voilà toute ta vocation pour le cloître, toutes tes objections contre le mariage avec Henri ? — En vérité, mon père, tous les motifs possibles m’ont décidée à prendre cette résolution, et par moi-même je n’en étais pas éloignée. Sir John Ramorny m’a menacée de la terrible vengeance du jeune prince si je repoussais plus long-temps ses coupables sollicitations ; et quant au pauvre Henri, ce n’est que tout récemment que j’ai découvert, à ma grande surprise, que… que j’ai plus d’amour pour ses vertus que d’éloignement pour ses défauts. Hélas ! je n’ai fait cette découverte que pour quitter le monde avec plus de peine que je ne l’eusse fait quand je n’avais que vous à regretter. »

Elle appuya sa tête sur sa main et se prit à pleurer amèrement.

« Tout cela n’est que folie, dit le gantier. Il n’existe point d’occasion si désespérée qu’un homme sage ne puisse trouver un bon parti s’il a la hardiesse de le prendre. Ce n’a jamais été dans notre pays et sur nous que les prêtres ont pu exercer, au nom de Rome, une autorité sans contrôle. S’ils punissent chaque bourgeois qui dit que les moines aiment l’or, et que la vie de quelques-uns d’entre eux fait honte aux doctrines qu’ils pratiquent, certainement Étienne Smotherwell ne manquera pas de besogne ; et si toutes les jeunes étourdies qui se laissent entraîner par un prédicateur populaire doivent être séparées du monde, il faut agrandir les couvents et y recevoir des religieuses avec de moindres dots. Nos privilèges ont souvent été défendus autrefois contre le pape lui-même par nos bons monarques ; et quand il a voulu s’immiscer dans le gouvernement temporel du royaume, il s’est trouvé un parlement écossais qui lui rappela son devoir dans une épître qui aurait dû être écrite en lettres d’or. Je l’ai vue moi-même, cette épître ; et, quoique je ne pusse la lire, la seule vue du sceau des révérends prélats, des nobles et féaux barons, qui y était suspendu, fit tressaillir mon cœur de joie. Tu n’aurais pas dû me taire ce secret, ma fille ; mais ce n’est pas le moment de t’en faire un reproche. Descends et prépare-moi quelque nourriture. Je vais monter à cheval pour aller trouver notre bon prévôt, et lui demander son avis et sa protection, que j’espère obtenir ainsi que celle de tous les cœurs véritablement écossais, qui ne souffriront point qu’on accable un bon citoyen pour quelques paroles légères. — Hélas ! mon père, dit Catherine, c’est justement cette impétuosité que je redoutais. Je savais bien que, si je vous adressais mes plaintes, vous prendriez feu aussitôt, comme si la religion que nous a donnée le Dieu de paix ne devait être qu’une source de discorde. Je sens que je puis quitter le monde maintenant… oui… À l’heure même, si vous y consentez, pour me retirer parmi les religieuses d’Elcho. Veuillez seulement, mon père, consoler le pauvre Henri quand nous serons séparés pour toujours… qu’il ne pense point… qu’il ne pense point à moi avec trop d’amertume. Dites-lui que Catherine ne le tourmentera plus par ses remontrances, mais qu’elle ne l’oubliera jamais dans ses prières. — Cette fille a une langue qui ferait pleurer un Sarrasin, » dit Simon, qui mêlait ses larmes à celles de sa fille. « Mais je ne céderai point à cette machination entre un prêtre et une religieuse pour m’enlever mon seul enfant. Descends, ma fille, et laisse-moi me vêtir. Prépare-toi à obéir à tout ce que je t’ordonnerai de faire pour ta sûreté. Rassemble quelques effets et ce que tu as de plus précieux ; prends les clefs de la cassette de fer dont le pauvre Henri m’a fait présent, et partage l’or que tu y trouveras en deux portions ; mets-en une dans une bourse pour toi-même, et l’autre dans la ceinture rembourrée que je porte en voyage. Nous serons ainsi munis l’un et l’autre, dans le cas où le destin nous séparerait ; et si cela arrive, fasse le ciel que l’ouragan abatte la feuille desséchée et épargne celle qui est verte encore ! Qu’on prépare à l’instant mon cheval et le genêt blanc que j’ai acheté hier pour toi, espérant te le voir monter pour aller à l’église de Saint-Jean au milieu des filles et des femmes, mariée aussi joyeuse que la plus joyeuse qui ait jamais passé le seuil du temple. Mais à quoi sert de parler ? Va, et souviens-toi que les saints aident ceux qui sont disposés à s’aider eux-mêmes. Pas un mot de réponse ; va, te dis-je ! pas d’observations maintenant. Par un temps calme, le pilote laisse un mousse jouer avec le gouvernail ; mais, par mon âme ! quand le vent siffle et que les vagues s’élèvent, il le tient lui-même. Descends donc sans mot dire. »

Catherine quitta la chambre pour exécuter aussi bien qu’elle pourrait les ordres de son père ; car d’un naturel doux, et aimant tendrement sa fille, le père Glover souffrait souvent qu’elle dirigeât les volontés de tous deux. Mais Catherine savait fort bien qu’il était accoutumé à exiger l’obéissance filiale et à exercer l’autorité paternelle quand l’occasion semblait demander toute la rigueur de la discipline domestique.

Tandis que la belle Catherine s’occupait à exécuter les ordres de son père, et que le bon Glover se hâtait de s’habiller, comme un homme qui va se mettre en route, le pas d’un cheval se fit entendre dans la petite rue. Le cavalier était enveloppé dans son manteau, dont un pan était relevé et cachait le bas de sa figure, tandis qu’un bonnet orné d’un large panache couvrait le haut de son visage. Il sauta à bas du cheval, et Dorothée avait à peine eu le temps de répondre que le gantier était dans sa chambre à coucher, que l’étranger monta l’escalier et entra dans l’appartement de Simon. Celui-ci, surpris et effrayé, se disposait à voir dans l’homme qui le visitait de si bonne heure un appariteur ou un huissier venant pour l’arrêter lui et sa fille ; il fut grandement soulagé quand l’étranger, ôtant son bonnet et baissant son manteau, se fit connaître pour le chevalier prévôt de la belle ville, visite qui, dans tous les temps, était une faveur extraordinaire, mais qui, à une pareille heure, avait quelque chose de merveilleux ; et dans les circonstances où se trouvait Simon, c’était un événement alarmant.

« Sir Patrick Charteris ! dit le gantier. Cet honneur insigne, accordé à votre humble serviteur… — Chut ! interrompit le chevalier. Ce n’est pas le moment de faire des civilités. Je suis venu ici parce que, dans les circonstances importantes, on ne peut trouver de meilleur page que soi-même ; je ne puis rester que le temps nécessaire pour vous dire de fuir, bon Glover ; car des mandats d’arrêt seront délivrés aujourd’hui par le conseil contre toi et ta fille, comme accusés d’hérésie ; le moindre délai vous coûterait certainement la liberté et peut-être la vie. — J’en ai entendu dire quelque chose, répondit le gantier, et j’allais partir pour Kinfauns, pour me justifier auprès de vous de cette calomnieuse accusation, vous demander conseil et implorer votre protection. — Ton innocence, ami Simon, te servirait peu devant des juges prévenus ; mon avis est que tu dois prendre la fuite et attendre des temps plus heureux. Quant à ma protection, il faut attendre que la marée descende avant qu’elle puisse t’être de quelque secours. Mais si tu peux rester caché pendant quelques jours ou quelques semaines, je ne doute pas que le clergé, qui aujourd’hui veut soutenir le duc d’Albany dans une intrigue de cour, et qui, en déclarant que la décadence de la pureté de la foi est la seule cause des malheurs publics, exerce pour le moment une autorité irrésistible sur le faible roi, je ne doute pas que le clergé ne reçoive bientôt un échec. Apprends toutefois qu’en attendant, le roi a non-seulement consenti à cette enquête générale contre l’hérésie, mais qu’il a encore confirmé la bulle du pape, qui élève Henri de Wardlaw au rang d’archevêque de Saint-Andrew et de primat d’Écosse ; ainsi il abandonne à Rome ces libertés et franchises de l’Église écossaise que ses ancêtres, depuis le temps de Malcolm Conmore, ont si courageusement défendues. Ils auraient plutôt souscrit un concordat avec le diable, que cédé en pareille matière aux prétentions de Rome. — Hélas ! et quel remède y apporter ? — Aucun, mon vieil ami, si ce n’est un changement soudain à la cour. Le roi est comme un miroir qui, n’ayant point de lumière par lui-même, réfléchit avec une égale promptitude tout ce qui se trouve placé près de lui. Quoique Douglas soit ligué avec Albany, cependant le comte n’est point favorable aux prétentions élevées de ces prêtres impérieux ; car il y a eu une querelle avec eux touchant les exactions que sa suite a exercées dans les domaines d’Arbroath. Il reviendra bientôt avec une nouvelle autorité : car, dit-on, le comte de March a fui devant lui. À son retour, nous verrons tout changer ; sa présence retiendra Albany ; beaucoup de nobles et moi-même, je te le confie sous le secret, nous avons résolu de nous liguer avec Douglas pour défendre les droits de tous. Ainsi ton exil finira quand le comte reviendra à la cour, et tu n’as besoin que de chercher une retraite pour attendre ce moment. — Cela ne sera point difficile, milord, car j’ai quelque droit à la protection d’un puissant chef montagnard, de Gilchrist Mac-Jan, chef du clan de Quhele. — Certes, si tu peux tenir le pan de son manteau, tu n’auras pas besoin d’autre appui. Ni laïque, ni prêtre de la plaine ne ferait exécuter des arrêts de justice dans les hautes terres. — Mais ma fille, noble sir… ma Catherine ? — Emmène-la avec toi. Le pain de Graddan entretiendra la blancheur de ses dents ; le petit-lait de chèvre rendra à ses joues la brillante fraîcheur que les alarmes en éloignent ; et la Jolie Fille de Perth pourra même dormir mollement sur un lit de bruyère des montagnes. — Ce ne sont point de telles bagatelles qui me font hésiter, milord, Catherine est fille d’un simple bourgeois, et n’est point accoutumée à la recherche dans la nourriture ni le coucher. Mais le fils de Mac-Jan a été pendant plusieurs années l’hôte de ma maison ; et je suis forcé de dire que j’ai remarqué qu’il regardait ma fille (qui est déjà comme fiancée) d’une manière peu inquiétante dans Curfew-Street, mais qui me ferait craindre pour ses conséquences dans une vallée des hautes terres, où Conachar a beaucoup d’amis, et moi pas un seul. »

Le prévôt répondit par un long sifflement :

« Whew ! whew ! alors je te conseille de l’envoyer au couvent d’Elcho, dont l’abbesse, si je ne me trompe, est ta parente. Elle me l’a dit elle-même, en ajoutant qu’elle aimait beaucoup sa cousine, et tout ce qui t’appartient, Simon. — Vraiment, milord, je crois que l’abbesse a tant d’attachement pour moi qu’elle recevrait volontiers ma fille et tous mes biens dans son monastère. Mais son affection a un certain caractère de ténacité, et ce serait chose difficile de lui faire rendre et la fille et l’argent. — Whew ! whew ! » siffla encore le prévôt. « Par la croix de Thane ! voilà un écheveau difficile à dévider. Cependant il ne sera pas dit que la plus belle fille de la belle cité aura été renfermée dans un couvent, comme une poule sous une mue, quand elle est sur le point d’épouser le brave Henri Smith. Il n’en sera point ainsi tant que je porterai le baudrier et les éperons, et qu’on m’appellera prévôt de Perth. — Mais que faire, milord ? demanda le gantier. — Il faut que nous prenions tous notre part des risques, Montez tous deux à cheval sur-le-champ, toi et ta fille, et suivez-moi ; nous verrons qui osera vous regarder. Le mandat n’a point encore été signifié, et s’ils envoient un huissier à Kinfauns sans un ordre signé de la propre main du roi, je jure ici, par l’âme du Corsaire rouge, qu’il avalera son écrit sceau et parchemin. À cheval ! à cheval ! et vous aussi, ma jolie fille, » dit-il à Catherine, qui entrait en ce moment :

À cheval ! et ne craignez pas pour vos terres : elles vous appartiennent par titres et par Chartres.

En une minute ou deux, la fille et le père furent à cheval, marchant, par le conseil du prévôt, à une portée de trait en avant, afin de ne point paraître marcher dans sa compagnie. Ils passèrent en hâte la porte de l’Est et avancèrent rapidement jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue. Sir Patrick les suivit plus lentement ; mais quand il ne put être aperçu des gardes, il piqua des deux, et rejoignit bientôt Catherine et le gantier. Il eut avec eux la conversation suivante, qui éclaircira quelques passages précédents de cette histoire.


CHAPITRE XXVI.

LA FUITE.


Salut, terre des archers ! patrie de ceux qui dédaignèrent de courber la tête devant le vaste empire de Rome. Ô ! la plus chère moitié d’Albion entourée par les mers !
Albania. (1737)


« J’ai trouvé, dit le bienveillant prévôt, un moyen par lequel Je vous mettrai, pendant une semaine ou deux, à l’abri de la méchanceté de vos ennemis, car je ne doute pas qu’il n’y ait bientôt un revirement à la cour. Mais afin que je puisse mieux juger ce qu’il y a à faire, dites-moi franchement, Simon, la nature de vos relations avec Gilchrist Mac-Jan, et ce qui vous porte à lui accorder une confiance aussi complète. Vous êtes un exact observateur des lois de la cité, et vous connaissez les peines sévères portées contre les bourgeois qui auraient des liaisons et alliances avec les clans des montagnes. — Sans doute, milord ; mais vous savez aussi que notre profession ayant besoin de peaux de daims, de chèvres, et autres espèces de cuirs, il existe un privilège en notre faveur, et qu’il nous est permis de commercer avec les montagnards, parce qu’ils peuvent nous fournir plus facilement que d’autres les moyens d’exercer notre métier au grand profit de la ville. C’est ainsi que j’ai eu de fréquentes relations avec eux ; et je puis dire, sur le salut de mon âme, que vous ne trouverez nulle part des hommes qui trafiquent d’une manière plus probe et plus honorable, et avec qui un homme puisse plus aisément faire un bon marché. J’ai fait autrefois plusieurs voyages dans les montagnes sur la foi de leurs chefs, et je n’ai jamais vu de gens plus fidèles à leur parole, une fois qu’on l’a obtenue. Quant au chieftain Gilchrist Mac-Jan, si ce n’est qu’il est un peu prompt à employer le fer et le feu contre ceux avec qui il a querelle, je n’ai jamais connu d’homme dont la voie fût plus droite et plus juste. — C’est plus que je n’en avais jamais entendu dire, répondit sir Patrick Charteris ; cependant je savais aussi quelque chose de ces bandits de montagnards. — Ils en agissent d’une manière tout autre envers leurs amis qu’envers leurs ennemis, comme doit bien le penser Votre Seigneurie, dit le gantier. Mais, quoi qu’il en puisse être, j’ai eu occasion de servir Gilchrist Mac-Jan dans une circonstance fort importante. Il y a environ dix-huit ans, le clan de Quhele étant en guerre avec le clan de Chattan ; car il leur arrive rarement d’être en paix, le premier éprouva une telle défaite que la famille de Mac-Jan fut presque entièrement détruite. Sept de ses fils furent tués pendant et après la bataille ; lui-même fut obligé de fuir, et son château fut pris et livré aux flammes. Sa femme, qui était sur le point d’accoucher, s’enfuit dans la forêt avec sa fille et un serviteur fidèle. Là, au milieu des inquiétudes et des chagrins, elle mit au monde un garçon ; et comme sa malheureuse situation ne lui permettait guère d’allaiter son enfant, il fut nourri avec le lait d’une biche, que le serviteur qui l’avait suivie était parvenu à prendre vivante dans un piège. Quelques mois après, dans une autre rencontre entre les deux clans belliqueux, Mac-Jan défit à son tour son ennemi, et reprit le territoire qu’il avait perdu. Ce fut avec une inexprimable joie qu’il apprit que sa femme et son fils vivaient encore ; car il ne s’attendait plus à revoir d’eux que leurs ossements rongés par les loups et les chats sauvages.

« Mais un préjugé fortement enraciné, comme en conservent souvent ces peuples grossiers, empêcha leur chef de goûter pleinement le bonheur de retrouver ainsi son fils unique sain et sauf. Une ancienne prophétie populaire répandue parmi eux annonçait que la puissance du clan serait détruite par le moyen d’un enfant qui naîtrait sous un buisson de houx, et qui serait allaité par une biche blanche. Malheureusement cette prédiction s’accordait parfaitement avec la naissance du seul fils qui restât à Gilchrist, et les anciens du clan lui demandèrent que l’enfant fût mis à mort, ou au moins exilé du pays, et élevé dans l’obscurité. Gilchrist Mac-Jan fut obligé d’y consentir, et ayant choisi le dernier parti, l’enfant, sous le nom de Conachar, fut élevé au sein de ma famille, afin de pouvoir lui cacher qui il était et les droits qu’il avait à commander un peuple nombreux et puissant. Mais les années s’écoulèrent et les anciens du clan, qui avaient exercé une si grande autorité, moururent, ou furent mis par l’âge hors d’état de se mêler des affaires publiques ; d’un autre côté, l’influence de Mac-Jan s’accrut par plusieurs avantages qu’il remporta sur le clan de Chattan, et qui rétablirent entre les deux populations ennemies l’égalité qui existait avant la désastreuse défaite dont j’ai parlé à Votre Honneur. Voyant donc son pouvoir raffermi, il désira naturellement faire rentrer son fils dans sa famille ; et, pour ce dessein, il fit venir plusieurs fois dans les montagnes le jeune Conachar. C’était un jeune homme dont la taille, la tournure et la bonne mine devaient facilement gagner le cœur d’un père. Enfin, il devina, je suppose, le secret de sa naissance, ou bien on lui en dit quelque chose ; et le dégoût que le fier montagnard avait toujours montré pour cette profession devint évident ; si bien que je n’osais plus frotter son pourpoint de mon bâton, de peur de recevoir un coup de poignard, comme une réponse en langue gaélique à une observation faite en saxon. Ce fut alors que je désirai en être débarrassé, d’autant plus qu’il montrait beaucoup trop d’égards à Catherine, qui s’était mise dans la tête de laver un nègre et d’enseigner à ce grossier montagnard la morale et la bienveillance. Elle sait ce qu’il en est résulté. — Certes, mon père, dit Catherine, c’était un acte de charité, de vouloir retirer un tison du feu. — Ce n’était certes pas un acte de sagesse de risquer pour cela de brûler vos propres doigts : qu’en dit milord ? — Milord ne voudrait point offenser la Jolie Fille de Perth, dit sir Patrick ; il connaît la pureté et la sincérité de son âme ; et cependant je dois dire que, si ce nourrisson d’une biche avait eu la peau noire et rugueuse, les yeux louches et les cheveux roux, comme quelques montagnards que j’ai connus, il n’est pas certain que la Jolie Fille de Perth eût montré autant de zèle pour sa conversion ; et d’autre part, si Catherine eût été aussi vieille, aussi ridée, aussi courbée que la femme qui m’a ouvert votre porte ce matin, je gagerais mes éperons d’or contre une paire de brogues highlandaises, que ce chevreuil sauvage n’aurait pas écouté la seconde leçon… Tu ris, Simon, et Catherine rougit de colère… N’importe, c’est la marche ordinaire des choses. — C’est du moins la manière dont les hommes du monde jugent leurs semblables, milord, » dit Catherine avec une certaine vivacité. »

« Pardonnez une plaisanterie, belle sainte, dit le chevalier ; et toi, Simon, dis-nous comment a fini l’histoire. Conachar s’enfuit dans les montagnes, je présume. — Il y retourna, reprit le gantier. Depuis deux ou trois ans, il y avait aux environs de Perth un drôle, une espèce de messager, qui allait et venait sous divers prétextes, mais qui, dans le fait, servait d’intermédiaire entre Gilchrist et le jeune Conachar, qu’on appelle maintenant Hector. J’appris de cet homme, en termes généraux, que le bannissement du Dault au Neigh-Dheil, c’est-à-dire du nourrisson de la biche blanche, avait été remis en délibération devant l’assemblée que son père nourricier Torquil du Chêne, ancien forestier, parut avec ses huit fils, les plus beaux hommes du clan, et demanda que le bannissement fût révoqué. Il parla avec beaucoup d’autorité, car il était lui-même taishalar, ou voyant, et passait pour avoir commerce avec le monde invisible. Il assura qu’il avait fait une cérémonie magique appelée Tine Égan, par laquelle il avait évoqué le diable, et qu’il avait arraché de lui l’aveu qu’Éachin, ou Hector Mac-Jan, était le seul homme qui sortirait sans blessure et sans tache du combat qui devait bientôt avoir lieu entre les deux camps ennemis. Torquil du Chêne conclut en disant que la présence de la personne désignée par le sort était indispensable pour assurer la victoire. « J’en suis si bien convaincu, ajouta-t-il, que si Éachin ne combat à sa place dans les rangs du clan de Quhele, ni moi son père nourricier, ni aucun de mes huit fils, nous ne lèverons une arme dans cette querelle. »

Ce discours excita quelque alarme, car la défection de neuf hommes, les plus robustes du clan, était une affaire sérieuse, surtout si le combat, comme le bruit s’en répandait, devait être décidé par un petit nombre de chaque côté. L’ancienne superstition touchant le nourrisson de la biche blanche fut contrebalancée par de nouveaux préjugés, et le père saisit cette occasion pour présenter au clan ce fils long-temps caché ; la jeunesse, la beauté, la vivacité, la haute taille, les membres agiles du jeune Conachar excitèrent l’admiration de tous les hommes du clan, et ils le reconnurent avec joie comme héritier et fils de leur chef, malgré les mauvais présages qui s’attachaient à sa naissance et à la manière dont il avait été élevé.

« D’après ce récit, milord, continua le gantier. Votre Seigneurie conçoit aisément pourquoi je compte sur un bon accueil dans le clan de Quhele ; vous pouvez aussi comprendre combien il serait imprudent à moi d’y emmener Catherine. Et c’est là, noble lord, la plus terrible de mes inquiétudes.

— Nous en allégerons le poids, répondit sir Patrick ; et je m’exposerai, bon Glover, pour toi et la fille. Mon alliance avec Douglas me donne quelque crédit auprès de sa fille Marjory, duchesse de Rothsay, l’épouse négligée de notre prince opiniâtre. Comptez, bon Glover, qu’à la suite de cette noble dame votre fille sera aussi en sûreté que dans un château fort. La duchesse tient maintenant sa maison à Falkland ; château que le duc d’Albany lui a prêté pour sa résidence. Je ne puis vous y promettre du plaisir, belle Catherine ; car la duchesse Marjory de Rothsay est malheureuse, et son malheur la rend morose, hautaine et impérieuse. Sachant fort bien qu’elle manque des qualités qui plaisent, elle est jalouse des femmes qui les possèdent ; mais sa parole est sûre et son âme élevée. Elle ferait jeter dans les fossés de son château un prélat et le pape lui-même, s’il voulait arrêter quelqu’un qu’elle aurait pris sous sa protection ; vous y serez donc complètement en sûreté, quoique sans beaucoup d’agrément. — Je n’ai pas droit de demander davantage, dit Catherine ; et je ressens vivement la bienveillance qui m’assure une si honorable protection. Si la duchesse est hautaine, je me rappellerai qu’elle est une Douglas et qu’elle a droit d’avoir autant d’orgueil qu’en peut avoir un mortel ; si elle est acariâtre, je me souviendrai qu’elle est malheureuse ; si elle est exigeante au delà de toute mesure, je n’oublierai pas qu’elle est ma protectrice. Ne vous inquiétez plus pour moi, milord, quand vous m’aurez placée sous la protection de cette noble dame. Mais mon pauvre père, qui va s’exposer au milieu de ces hommes sauvages et cruels ! — Ne songe pas à cela, Catherine, dit le gantier, je suis aussi familier avec les brogues et les kilts, que si j’en avais porté moi-même. Je crains seulement que la bataille décisive n’ait lieu avant que je puisse quitter le pays, et si le clan de Quhele est vaincu, je souffrirai de la défaite de mes protecteurs. — Nous y pourvoirons, dit sir Patrick : comptez sur moi pour veiller à votre sûreté… Mais quel parti doit l’emporter, selon vous ? — Franchement, milord prévôt, je crois que le clan de Chattan aura le dessous ; les neuf fils du forestier ne forment que le tiers de la troupe qui entoure le chef du clan de Quhele, et ce sont de redoutables champions. — Et votre apprenti, croyez-vous qu’il fasse bonne contenance ? — Il est ardent comme le feu, sir Patrick, répondit le gantier ; mais il est presque aussi mobile que l’eau : néanmoins, s’il vit, il fera un jour un homme brave. — Mais à présent il a encore un peu du lait de la chèvre blanche autour du cœur, n’est-ce pas, Simon ? — Il n’a pas encore d’expérience, milord, et je n’ai pas besoin de dire à un chevalier tel que vous qu’il faut se familiariser avec le danger avant de pouvoir badiner avec lui comme avec une maîtresse. »

En conversant ainsi, ils arrivèrent au château de Kinfauns, où, après avoir pris quelques rafraîchissements, le père et la fille furent forcés de se séparer pour se rendre chacun dans leur retraite. Alors, pour la première fois, Catherine, voyant que l’inquiétude avait banni de l’esprit de son père tout souvenir de son ami, laissa échapper, comme dans un songe, le nom de Henri Gow.

« C’est vrai, c’est vrai, dit Simon ; il faut lui faire savoir notre dessein. — Laissez-m’en le soin, répliqua sir Patrick ; je ne confierai point cette commission à un messager, ni n’enverrai de lettre ; car si je lui en écrivais une, je crois qu’il ne pourrait pas la lire. Il sera inquiet un instant ; mais demain j’irai à Perth, et je lui apprendrai le parti que vous avez pris. »

L’instant de se séparer approchait ; il était cruel, mais le caractère mâle du vieux bourgeois et la pieuse résignation de Catherine l’adoucirent plus qu’on ne pouvait s’y attendre. Le bon chevalier pressa le départ de Simon, mais de la manière la plus bienveillante ; il alla même jusqu’à lui offrir de lui prêter de l’or, ce qui, dans un pays et à une époque où les espèces étaient si rares, pouvait être considéré comme le nec plus ultra de l’obligeance. Néanmoins le gantier l’assura qu’il en était amplement muni, et dirigea sa route vers le nord-ouest. La protection hospitalière de sir Patrick de Charteris ne se manifesta pas moins à l’égard de la jolie fille de Simon. Elle fut confiée à une duègne qui surveillait la maison du chevalier, pendant le temps qu’elle fut forcée de passer à Kinfauns, à cause des obstacles et des délais d’un batelier du Tay, nommé Kittstenhaw, qui devait la conduire à Falkland, et en qui le prévôt avait beaucoup de confiance.

Ainsi se séparèrent le père et la fille dans un instant difficile et dangereux ; des circonstances ignorées du gantier et de sa fille rendaient cette crise plus périlleuse encore qu’elle ne leur paraissait, et diminuait beaucoup la chance de salut qui leur restait.


CHAPITRE XXVII.

LE VOYAGE.


Austin l’a fait humblement. L’a-t-il fait ? dit-il. Austin peut le faire aussi pour moi.
Pope.


Nous ne pouvons mieux suivre le fil de notre histoire qu’en accompagnant Simon Glover dans son voyage. Notre dessein n’est point d’indiquer exactement les limites des deux clans ennemis, va surtout qu’elles ne sont pas clairement désignées par les poètes qui nous ont transmis les détails de cette mémorable guerre. Il suffit de dire que le clan de Chattan était fort étendu, qu’il comprenait Caithness et le Sutherland, et avait pour principal chef le puissant comte de ce dernier comté, qu’on appelait alors Morh, ar Chat[60]. Dans ce sens général, les Keihs, les Sinclairs, les Guns et d’autres familles fort puissantes faisaient partie de la confédération. Néanmoins ces familles ne prirent aucune part à la présente querelle, qui regardait particulièrement la partie du clan de Chattan qui occupait le territoire montueux du Serthshire et de l’Inversneshire, qui forme une grande portion de ce qu’on appelle les hautes terres du nord-est. On sait que deux races puissantes, connues pour appartenir au clan de Chattan, les Mac-Pherson et les Mac-Intosh se disputent encore aujourd’hui pour savoir lequel de leurs chefs était à la tête de cette branche Badenoch de la grande confédération, et tous deux ont dans ces derniers temps, pris le titre de chef du clan de Chattan. Non nostrum est[61]… Quoi qu’il en soit, Badenoch doit avoir été le centre de la confédération pour les tribus qui prirent part à la querelle qui nous occupe.

Sur la confédération rivale, formant le clan de Quhele, nous possédons encore moins de détails, et ce, pour des raisons que nous dirons dans la suite. Quelques auteurs ont identifié ce clan avec la race nombreuse et puissante de Mac-Kay. Si cette opinion est fondée sur quelque autorité, ce dont on peut douter, les Mac-Rays se sont bien éloignés du territoire qu’ils occupaient au temps du roi Robert III, puisqu’on les retrouve aujourd’hui (comme clan) à l’extrémité nord de l’Écosse, dans les comtés de Ross et de Sutherland. Nous ne pouvons donc être aussi clair que nous le désirerions dans la géographie de cette histoire ; nous dirons seulement que, dirigeant sa route vers le nord-ouest, le gantier voyagea pendant une journée dans la direction du pays de Breandalbane, d’où il espérait gagner le château que Mac-Jean, chef du clan de Quhele, et père de son apprenti Conachar, habitait ordinairement avec une pompe barbare, une suite et un cérémonial conformes à ces hautes prétentions. Nous ne nous arrêterons pas à décrire les fatigues et les dangers de ce voyage à travers des déserts et des montagnes : il fallait tantôt gravir des ravins escarpés, tantôt traverser des fondrières, et souvent passer de larges ruisseaux et même des rivières. Simon Glover avait déjà couru tous ces dangers par amour d’un gain honnête, et l’on ne pouvait supposer qu’ils lui parussent insurmontables quand il s’agissait de sauver sa liberté, ou même sa vie.

Le caractère belliqueux et barbare des habitants de ces pays sauvages eût paru à tout autre au moins aussi redoutable que les dangers du voyage ; mais la connaissance qu’avait Simon des mœurs et du langage de ces peuples le rassurait sur ce point. Un appel à l’hospitalité du Gaël le plus sauvage n’est jamais sans succès, et le montagnard, qui, dans toute autre circonstance, tuerait un homme pour avoir l’agrafe d’argent de son manteau, se priverait de sa propre nourriture pour secourir le voyageur qui a demandé l’hospitalité à la porte de sa chaumière. L’art de voyager sans danger est de paraître aussi confiant que possible : aussi le gantier n’avait aucune arme, voyageait sans la moindre apparence de précaution, et avait soin de ne rien montrer qui pût exciter la cupidité. Une autre règle qu’il jugea prudent d’observer, ce fut de n’avoir aucune communication avec les personnes qu’il pouvait rencontrer, si ce n’est pour échanger des civilités ordinaires que les montagnards oublient rarement. Il eut même peu d’occasion de satisfaire à ce devoir de politesse : la contrée, ordinairement très-peu fréquentée, semblait alors entièrement abandonnée. Dans quelques petites vallées qu’il traversa, les hameaux étaient déserts, et les habitants s’étaient réfugiés dans les bois et les cavernes. On concevait facilement qu’ils en eussent agi ainsi, en songeant à l’imminence d’une guerre qui devait être comme un signal général de pillage et de dévastations, tels que n’en avait jamais subi cette malheureuse contrée.

Simon commença à s’alarmer de cet état de désolation ; il avait fait une halte depuis son départ de Kinfauns, pour donner quelque repos à son cheval, et maintenant il était inquiet de savoir comment il passerait la nuit. Il avait compté s’arrêter dans la chaumière d’une vieille connaissance, qui s’appelait Niel Booshalloch, (ou le bouvier) parce qu’il était chargé de nombreux troupeaux appartenant au chef du clan de Quhele, emploi qui lui avait fait établir sa résidence sur les rives du Tay, à peu de distance de l’endroit où cette rivière sort du lac du même nom. Le gantier espérait apprendre de cet ancien hôte et ami, avec qui il avait fait plusieurs marchés de cuirs et de fourrures, quel était l’état actuel du pays ; si l’on devait s’attendre à la paix ou à la guerre, et quelles mesures il devait prendre pour sa sûreté. On se rappellera que la nouvelle de la convention faite pour décider la querelle par un combat entre un nombre limité d’hommes n’avait été communiquée au roi Robert que la veille du jour où le gantier quitta Perth, qu’elle ne pouvait devenir publique que quelque temps après.

« Si Niel Booshalloch a quitté sa demeure comme les autres, je m’en trouverai fort mal, pensait le gantier ; car j’ai besoin non-seulement de ses bons avis, et de son crédit auprès de Gilchrist Mac-Jan, mais encore d’un logement pour la nuit et d’un souper.

En faisant ces réflexions, il atteignit le sommet d’une colline couverte de verdure, et vit l’admirable spectacle du Tay, s’étendant devant lui comme un immense plateau d’argent poli, entouré de montagnes noirâtres, de bouquets de chêne sans feuilles, qui forment comme un cadre d’arabesques à cette magnifique glace.

Peu touché d’ordinaire des beautés de la nature, Simon Glover l’était alors moins que jamais ; et la seule partie de cet admirable paysage qui attira ses regards fut l’angle d’une prairie où le Tay sortant avec dignité du lac où il prend naissance, et coulant à travers une belle vallée d’un mille environ de largeur, prend sa course vers le sud-ouest, comme un conquérant législateur, pour soumettre et embellir des contrées éloignées. Dans ce lieu si magnifiquement situé entre le lac, la montagne et le Tay, s’est élevé depuis le château féodal de Ballough, qui de notre temps a été remplacé par le superbe palais du comte de Breadalbane.

Mais quoique les Campbell eussent déjà atteint un très-grand pouvoir dans le comté d’Argile, ils ne s’étaient point encore étendus jusqu’au lac du Tay, dont les bords, soit de droit, soit de fait, étaient occupés par le clan de Quhele, qui nourrissait sur ces rives magnifiques les plus beaux de ses troupeaux. C’était donc dans cette vallée, entre la rivière et le lac, au milieu d’immenses forêts de chênes, de bouleaux, de coudriers, de sorbiers, que s’élevait l’humble chaumière de Niel Booshalloch, Eumée de village, dont les cheminées hospitalières laissaient échapper des nuages de fumée, à la grande consolation de Simon, qui avait craint fortement d’être obligé de passer la nuit au grand air.

Il atteignit la porte de la chaumière, siffla et frappa pour annoncer son arrivée. On entendit des aboiements de chiens de chasse et de chiens de berger, et le maître de la chaumière sortit aussitôt. Son front était soucieux, et il parut surpris en voyant le gantier, quoiqu’il fît tous ses efforts pour le cacher : car rien n’est regardé comme plus incivil dans ce pays que de laisser échapper un regard ou un geste qui fasse supposer à l’hôte qui arrive que sa visite est un incident désagréable ou même inattendu. Le cheval du voyageur fut conduit à une étable, qui était à peine assez haute pour le recevoir, et le gantier fut conduit dans une maison de Booshalloch, où, selon la coutume du pays, du pain et du fromage furent placés devant le voyageur, tandis qu’on préparait des aliments plus solides. Simon, qui connaissait leurs usages, ne parut point voir la tristesse qui régnait sur les traits de son hôte et des membres de sa famille, jusqu’à ce qu’il eût mangé quelque chose pour la forme ; alors il demanda, d’une manière générale, quelles nouvelles il y avait dans le pays.

« D’aussi mauvaises nouvelles qu’on ait jamais pu en entendre, dit le berger, notre père n’est plus. — Comment ! » dit Simon très-alarmé, le chef du clan de Quhele est mort ? — Le chef du clan de Quhele ne meurt jamais, répondit Booshalloch ; mais Gilchrist Mac-Jan est mort il y a vingt-quatre heures, et son fils Éachin Mac-Jan est maintenant chef du clan. — Quoi ! Éachin, c’est-à-dire, Conachar, mon apprenti ? — Rappelez cela le moins que vous pourrez, frère Simon, dit Booshalloch ; songez, ami, que votre métier, qui convient fort bien à un habitant de la tranquille ville de Perth, est quelque chose de trop mécanique pour jouir de quelque estime au pied du Ben-Lawers et sur les bords du lac du Tay. Nous n’avons pas même un mot celtique pour exprimer un faiseur de gants. — Il serait étrange que vous en eussiez un, l’ami, » dit Simon sèchement, « vous qui portez si peu de gants. Je crois qu’il n’y en a pas une seule paire dans tout le clan, sauf celle que j’ai donnée à Gilchrist Mac-Jan, à qui Dieu fasse paix ! et qui les regarda comme un beau présent. Je suis très-affligé de sa mort, car j’étais venu exprès pour lui parler d’affaires. — Vous feriez mieux de tourner la tête de votre cheval vers le sud au point du jour, dit le berger ; les funérailles vont avoir lieu, et la cérémonie en sera courte, car trente champions du clan de Quhele doivent se battre contre trente champions du clan de Chattan, le dimanche des Rameaux. Nous avons bien peu de temps pour pleurer le chef mort, et rendre honneur au vivant. — Cependant mes affaires sont si urgentes qu’il faut que je voie le jeune chef, ne fût-ce que pendant un quart d’heure. — Écoute, ami ; je pense que ton affaire est de recevoir de l’argent ou de faire du commerce. Si le chef te doit quelque chose pour l’avoir élevé ou pour autre chose, ne réclame point de paiement quand tous les trésors du clan sont employés à préparer les armes et l’équipement de nos champions, afin de nous montrer devant ces fiers chats des montagnes, de manière à faire voir notre supériorité. Si tu viens pour commercer avec nous, le moment est encore plus mal choisi. Tu sais que beaucoup de gens de notre tribu te portent envie pour avoir été chargé d’élever le jeune chef, ce qui est ordinairement accordé au plus brave du clan. — Mais, par sainte Marie ! s’écria le gantier, ils devraient se rappeler qu’on ne m’a point accordé cela comme une faveur que j’aie sollicitée, mais que je n’ai accepté cette charge qu’à force de prières et d’importunités, et à mon grand préjudice. Le Conachar, ou Hector, comme vous l’appelez, m’a gâté des peaux de daim pour beaucoup de livres d’Écosse. — Tu viens de dire encore une parole qui peut te coûter la vie, dit Booshalloch ; la moindre allusion aux peaux et aux cuirs, et surtout aux daims et aux chevreuils, ne peut que t’attirer malheur. Le chef est jeune et jaloux de son rang ; personne n’en sait mieux le motif que moi, ami Glover. Il désire naturellement que tout ce qui a quelque rapport avec les causes de son bannissement soit complètement oublié ; et il ne saura certes pas bon gré à celui qui rappellera à son peuple ou à lui-même ce qu’ils ne peuvent se rappeler qu’avec chagrin. Songe de quel œil ils verront, dans un pareil moment, le vieux gantier de Perth, dont leur chef fut si long-temps l’apprenti ! Va, va, mon ancien ami, tu as mal pris ton temps, tu t’es trop pressé d’adorer le soleil levant, quand ses rayons sont encore au niveau de l’horizon. Arrive lorsqu’il sera au haut du ciel, et tu auras ta part de la chaleur de ses rayons. — Niel Booshalloch, répondit le gantier, nous sommes d’anciens amis, comme tu le dis ; et, comme je te crois un véritable ami, je te parlerai avec franchise, quoique ce que j’ai à te dire pût être dangereux pour moi si d’autres individus de ton clan l’apprenaient. Tu penses que je suis venu ici pour tirer quelque profit de votre jeune chef, et il est naturel que tu penses ainsi ; mais à mon âge, je ne quitterais pas le coin de mon feu, dans Curfew-Street, pour me chauffer aux rayons du plus éclatant soleil qui ait jamais brillé sur les bruyères des montagnes. La vérité est que je suis venu ici, forcé par la nécessité ; mes ennemis ont le dessus, et m’imputent des choses dont je suis incapable, même en pensée. Néanmoins j’étais près d’être condamné, et il me fallait prendre la fuite ou rester pour périr. Je suis venu vers votre jeune chef, comme vers celui qui a trouvé chez moi un asile dans son malheur, qui a mangé mon pain et bu à ma coupe. Je lui demande un refuge pour peu de temps, je l’espère. — Ceci est bien différent, dit le berger, et si différent que, quand vous viendriez à minuit à la porte de Mac-Jan, avec la tête du roi d’Écosse à votre main, et mille hommes à votre poursuite pour venger son sang, il ne pourrait sans déshonneur vous refuser sa protection. Que vous soyez innocent ou criminel, cela importe peu ; ou plutôt il n’est que plus obligé de vous donner asile si vous êtes coupable, vu que dans ce cas la nécessité est plus pressante et le péril plus grand. Il faut que j’aille le trouver sans délai, avant qu’une langue trop pressée ne lui apprenne votre arrivée sans lui en dire le motif. — Je suis fâché de l’embarras que cela vous cause, dit Glover ; mais où est le chef ? — Il est à environ dix milles d’ici, occupé des préparatifs des funérailles et de ceux du combat… Le mort à la tombe, et le vivant à la bataille. — C’est une longue route, et il vous faudra la nuit pour aller et revenir, dit le gantier, et je suis certain que dès que Conachar saura que c’est moi qui… — Oubliez Conachar, » dit le berger en mettant son doigt sur ses lèvres ; « pour les dix milles, ce n’est qu’un saut pour un montagnard quand il porte un message de son ami à son chef. »

En parlant ainsi, après avoir confié le voyageur aux soins de son fils aîné et de sa fille, l’actif berger quitta sa demeure deux heures avant minuit, et il fut de retour avant le lever du soleil. Il ne réveilla point son hôte, mais le matin, dès qu’il fut levé, il lui apprit que les funérailles du dernier chef auraient lieu le même jour, et qu’Éachin Mac-Jan, quoiqu’il ne pût y inviter un Saxon, le verrait avec plaisir au festin qui devait suivre.

« J’obéirai, » dit le gantier souriant à demi du changement survenu dans ses relations avec son ancien apprenti ; « il est le maître à présent, et j’espère qu’il se souviendra que, quand il en était autrement, je n’ai jamais usé durement de mon autorité. — Chut ! chut ! l’ami, s’écria Booshalloch ; moins vous parlerez de cela, mieux vaudra. Vous serez bien accueilli par Éachin, et du diable si un homme ose vous toucher dans ses domaines. Mais, adieu, car il faut que j’aille aux funérailles du plus brave chef que le clan ait jamais eu, et du plus sage capitaine qui ait jamais porté le myrte sauvage sur son bonnet. Adieu pour quelque temps ; si vous voulez monter au sommet du Tom-an-Lonach, derrière la maison, vous verrez un beau spectacle, et vous entendrez un coronach qui retentira jusqu’au sommet du Ben-Lawers. Dans trois heures d’ici, un bateau vous attendra dans une petite crique, à un demi-mille environ du lac de Tay, vers l’ouest. »

À ces mots il partit avec ses trois fils pour manœuvrer la barque dans laquelle il devait aller se joindre au cortège, et ses deux filles dont les voix devaient nécessairement s’unir au chant funèbre qu’on était dans l’usage de chanter ou plutôt de crier dans ces occasions d’affliction générale.

Simon Glover, se trouvant seul, alla dans l’écurie pour voir son cheval, et il trouva qu’on lui avait donné du graddan, c’est-à-dire du pain d’orge grillé. Il fut très-touché de cette attention, sachant fort bien que la famille avait très-peu de ce mets délicat pour elle-même, jusqu’à ce que la prochaine récolte renouvelât leur provision. Quant à la nourriture animale, ils en avaient en abondance, et le lac leur fournissait une grande quantité de poisson pour le carême, qu’ils n’observaient pas très-rigoureusement. Mais le pain était une friandise très-rare dans les montagnes. Les marais produisaient une espèce de foin qui n’était certes pas très-bonne ; mais les chevaux écossais, comme leurs cavaliers, étaient alors accoutumés à une nourriture grossière. Gantelet, c’était le nom du palefroi de Simon, avait de la fougère sèche pour litière, et, sous les autres rapports, il était aussi bien pourvu que l’hospitalité montagnarde avait pu faire.

Simon Glover, abandonné ainsi à ses pénibles réflexions, n’avait rien de mieux à faire, après avoir vu que son compagnon muet de voyage ne pouvait manquer de rien, qu’à suivre l’avis du berger. Il monta la colline appelée Tom-an-Lonach, montagne des ifs, et après une demi-heure de marche il atteignit le sommet, d’où il put voir la vaste étendue du lac, dont cette hauteur commandait la magnifique perspective. Quelques vieux ifs épars d’une grande hauteur, justifiaient le nom que portait cette belle colline couverte de verdure. Mais un beaucoup plus grand nombre avaient été sacrifiés pour faire des arcs, besoin général à cette époque belliqueuse : en effet, les montagnards se servaient beaucoup de cette arme, quoique leurs armes de jet fussent inférieures pour la perfection de la forme, et surtout pour la portée, à celles des archers de la joyeuse Angleterre. Les ifs noirs et fracassés qui restaient encore ressemblaient à de vieux soldats d’une armée en déroute, occupant en désordre quelque poste avantageux, bien décidés à le défendre jusqu’à l’extrémité. Derrière cette éminence, mais sans y être assise, s’élevait une colline plus haute, couverte en partie de buissons, en partie de pâturages, où les bestiaux trouvaient une maigre nourriture auprès des sources et des endroits marécageux qui faisaient croître quelque verdure.

Vis-à-vis, la rive septentrionale du lac offrait un aspect plus montueux que celle où se trouvait le gantier. Des bois et des bosquets s’élevaient sur le flanc des montagnes, et disparaissaient dans les sinuosités formées par les ravins qui les séparaient entre elles ; mais bien au-dessus de ces échantillons d’un sol peu fécond, s’élevaient des montagnes noires et nues, dans toute la désolation de la saison.

Quelques-unes étaient terminées en pics, d’autres en plateformes ; plusieurs n’offraient que des rocs et des précipices ; d’autres avaient un contour plus agréable ; et tout ce clan de Titans semblait être commandé par des chefs de la même race ; c’était la montagne de Ben-Lawers à la contenance sévère, et la montagne encore plus haute de Ben-Mohr, s’élevant bien au-dessus de toutes les autres, et dont le pic conserve un brillant casque de neige bien avant dans l’été et souvent même toute l’année. Cependant les confins de cette sauvage région couverte de forêts, dans les endroits où les montagnes s’abaissaient vers le lac, offraient, même à cette époque reculée, beaucoup de traces d’habitations humaines. On voyait des hameaux, surtout sur les bords septentrionaux du lac, à moitié cachés dans les petites vallées qui envoyaient dans le lac le tribut de leurs ruisseaux. Ces hameaux, comme la plupart des choses d’ici-bas, avaient de loin une belle apparence ; mais, lorsqu’on approchait, ils étaient repoussants et inspiraient le dégoût par leur malpropreté, et parce qu’ils manquaient des commodités dont sont pourvus même les wigwams indiens. Ils étaient habités par une race qui ne cultivait point la terre, et qui ne recherchait point les jouissances que procure l’industrie. Les femmes, traitées sous les autres rapports avec affection, et même avec des égards particuliers, étaient chargées de tous les travaux domestiques. Les hommes, après avoir manié avec répugnance une grossière charrue, ou plus souvent une bêche, tâche qu’ils remplissaient à contre-cœur, et qu’ils considéraient comme fort au-dessous d’eux, ne s’occupaient plus que de la garde de leurs troupeaux qui faisaient toutes leurs richesses. Tout le reste du temps, ils chassaient, pêchaient, ou maraudaient, dans les courts intervalles de paix, par manière de passe-temps ; pillant avec une licence encore plus hardie, et combattant avec l’animosité la plus acharnée pendant la guerre, qui, privée ou publique, sur un théâtre plus ou moins étendu, faisait la principale affaire de leur vie, et la seule qu’ils crussent digne d’eux.

Le lac lui-même offrait un spectacle qu’on ne pouvait contempler qu’avec admiration. Sa noble étendue, le beau fleuve qui en découlait, étaient rendus encore plus pittoresques par une de ces petites îles qui sont souvent si heureusement placées dans les lacs d’Écosse. Les ruines qui se trouvent encore sur cette île, aujourd’hui presque sans formes et recouvertes par les bois, formaient, à l’époque dont nous parlons, les murs et les tours d’un prieuré où reposaient les restes de Sybille, fille de Henri Ier d’Angleterre et femme d’Alexandre Ier d’Écosse. Ce saint lieu avait été jugé digne de recevoir les restes du chef du clan de Quhele, au moins jusqu’au moment où, le danger étant passé, on pourrait transporter le corps dans un célèbre couvent du nord, où il devait reposer définitivement avec tous ses ancêtres.

Un grand nombre de bateaux partaient de différents points du rivage, les uns déployant des bannières noires, d’autres ayant sur leur proue des joueurs de cornemuse, qui de temps à autre faisaient entendre quelques notes aiguës d’un caractère plaintif et mélancolique, qui firent penser au gantier que la cérémonie allait commencer. Ces sons plaintifs n’étaient qu’une espèce de prélude, comparé aux lamentations générales qui devaient bientôt se faire entendre.

Un bruit éloigné se fit entendre de l’extrémité du lac, et même, à ce qu’il semblait, des vallées reculées d’où descendent le Dochard et le Lochy pour apporter leurs eaux au lac de Tay. C’était dans un lieu sauvage, inaccessible, où les Campbell, à une époque plus récente, fondèrent leur forteresse de Finlayrigg ; c’était là que le chef redouté du clan de Quhele avait rendu le dernier soupir ; et pour donner la pompe convenable à ses funérailles, on allait porter son corps sur le lac jusqu’à l’île où devaient temporairement reposer ses restes. La flottille funéraire, conduite par la barque du chef, où se déployait un vaste drapeau noir, avait fait plus des deux tiers du chemin avant d’être aperçue de l’éminence où Simon s’était placé. Dès qu’on put entendre le son éloigné du coronach de la barque lugubre, tous les autres bruits lugubres cessèrent tout à coup, comme le corbeau cesse de croasser et le faucon de siffler quand le cri de l’aigle se fait entendre. Les barques qui flottaient çà et là sur le lac, comme une bande d’oiseaux aquatiques se dispersant sur sa surface, se réunirent avec une apparence d’ordre, afin que la flottille de mort pût passer, et elles-mêmes se placer à la suite. Cependant le bruit perçant des cornemuses devint plus éclatant, et des barques sans nombre qui suivaient celle où se déployait la bannière du chef, s’éleva un concert sauvage de cris plaintifs qui retentit jusqu’au sommet du Tom-an-Lonach d’où le bourgeois de Perth contemplait ce spectacle. Le bateau qui ouvrait le cortège portait à sa poupe une espèce d’estrade où était étendu le corps du chef mort, enveloppé d’une toile blanche et le visage découvert. Son fils et ses plus proches parents remplissaient cette barque qui était suivie d’un grand nombre d’autres, qu’on avait trouvées sur le lac de Tay ou même apportées par terre du lac Earn et d’autres endroits ; plusieurs de ces barques étaient de construction très-fragile. Il y avait même des currags, formés de cuirs de bœuf, étendus sur des cerceaux de saule à la manière des anciens Bretons. Quelques montagnards s’étaient placés sur des radeaux construits pour la circonstance avec les premiers matériaux qui s’étaient présentés, et attachés avec si peu de solidité, qu’il était probable qu’avant la fin du voyage quelques-uns des membres du clan du défunt pourraient bien le suivre dans le monde des esprits.

Quand la principale flottille vint en vue du groupe de bateaux, rassemblés à l’extrémité du lac, et qui se dirigeaient vers l’île, ils se saluèrent mutuellement par un cri si éclatant, si général, et terminé par une cadence prolongée d’une manière si sauvage, que non-seulement les daims s’enfuirent de leur retraite et à plusieurs milles à la ronde, pour chercher des endroits plus éloignés dans les montagnes, mais que les animaux domestiques même, habitués à la voix des hommes, éprouvèrent la même frayeur panique que les bêtes sauvages, et s’enfuirent également de leurs pâturages dans les marais et les vallons.

Avertis par ces cris qu’il était temps de se montrer, les moines qui habitaient la petite île commencèrent à sortir par leur porte basse avec la croix et la bannière et toute la pompe ecclésiastique qu’ils pouvaient déployer. Leurs cloches, qui étaient au nombre de trois, firent retentir sur le lac le glas de mort, qui arriva aux oreilles de la multitude silencieuse, mêlé aux chants solennels de l’Église catholique, entonnés par les moines dans leur marche processionnelle. Diverses cérémonies furent accomplies pendant que les parents du mort portèrent le corps sur le rivage, le placèrent sur un banc consacré depuis long-temps à cet usage, et firent le Déasil[62] autour du défunt. Quand le corps fut enlevé pour être porté dans l’église, un autre cri universel fut poussé par la multitude ; les voix fortes des guerriers et les lamentations aiguës des femmes se mêlèrent aux accents tremblants des vieillards et aux cris perçants des enfants. Le coronach se fit entendre de nouveau et pour la dernière fois, lorsque le corps fut transporté dans l’intérieur de l’église, où les plus proches parents du mort et les chefs les plus illustres du clan eurent seuls permission d’entrer. Ce dernier cri de douleur fut si éclatant et répété par tant d’échos, que le bourgeois de Perth porta instinctivement les mains à ses oreilles pour ne pas entendre, ou au moins pour affaiblir un bruit si perçant. Il conserva cette attitude jusqu’à ce que les faucons, les hiboux et d’autres oiseaux effrayés par le bruit, fussent rentrés dans leur retraite ; et quand il retira ses mains, il entendit une voix lui dire :

« Pensez-vous, Simon Glover, que ce soit là l’hymne de pénitence et de louange, au milieu duquel l’homme pécheur, abandonnant sa prison d’argile, doit s’en aller vers son Créateur ? »

Le gantier se retourna, et dans le vieillard à longue barbe blanche qui se tenait près de lui, il reconnut sans peine à son œil doux, et à sa physionomie bienveillante, le père Clément, non plus en habit de moine chartreux, mais enveloppé d’un manteau de drap et la tête couverte d’une toque de montagnard.

On peut se rappeler que le gantier respectait cet homme sans l’aimer. Il le respectait, parce que la personne et le caractère du moine lui inspiraient ce sentiment, et il ne l’aimait point, parce que les opinions religieuses du père Clément avaient causé l’exil de sa fille et son propre malheur. Ce ne fut donc pas avec un plaisir sans mélange qu’il lui rendit son salut, et ce ne fut que lorsque le moine lui eut demandé une seconde fois ce qu’il pensait des cérémonies funèbres, accomplies d’une manière si sauvage, qu’il répondit :

« Je ne sais qu’en penser, mon père ; mais ces hommes rendent les derniers devoirs à leur chef mort, à la manière de leurs ancêtres. Ils veulent exprimer les regrets que leur inspire la perte d’un ami, et adresser leurs prières au ciel en sa faveur ; et ce qu’on fait en bonne intention doit, selon moi, être accueilli favorablement. S’il n’en était pas ainsi, il me semble que depuis longtemps ils auraient été éclairés pour agir mieux. — Vous vous trompez, répondit le moine. Dieu a envoyé sa lumière à tous, quoique dans des proportions différentes ; mais les hommes ferment honteusement les yeux, et préfèrent les ténèbres. Ce peuple aveuglé mêle les vieilles cérémonies païennes de ses pères aux rites de l’Église romaine, et réunit ainsi les abominations d’une église corrompue par la richesse et la puissance, avec les rites sanguinaires et cruels de païens sauvages. — Mon père, » dit Simon un peu brusquement, « il me semble qu’il serait plus convenable que vous allassiez dans cette chapelle aider vos frères à remplir leurs devoirs de prêtres, que de rester ici pour ébranler et troubler la croyance d’un humble chrétien comme moi. — Et pourquoi dites-vous, mon frère, que je veux ébranler les principes de votre croyance ? répondit Clément ; j’en atteste le ciel, si mon sang était nécessaire pour attacher d’une manière indissoluble l’esprit d’un homme à la sainte religion qu’il professe, je le verserais avec joie pour une telle cause. — Vous parlez bien, mon père, je l’avoue, répondit le gantier ; mais je dois juger de la doctrine par ses fruits : le ciel m’a puni par la main de l’Église pour vous avoir écouté jusqu’ici. Avant que je vous eusse entendu, mon confesseur ne se fâchait guère quand je lui avouais que j’avais tenu quelque propos joyeux en vidant un pot de bière, quand même un moine ou une nonne en aurait été le sujet ; si j’avais dit alors que le père Hubert chassait plutôt les lièvres que les âmes, je me confessais au vicaire Vinesauf, qui riait et me faisait payer un écot pour pénitence. Si je disais que le vicaire Vinesauf était plus fidèle à son verre qu’à son bréviaire, je me confessais au père Hubert, et une paire de gants neufs pour chasser au faucon arrangeait l’affaire. Ainsi ma conscience et notre mère l’Église vivaient entre elles sur un pied de paix, d’amitié et de concessions réciproques. Mais depuis que je vous ai écouté, père Clément, cette douce union est brisée, et j’entends toujours tonner à mon oreille le purgatoire dans l’autre monde et le feu et le bûcher dans celui-ci. Ainsi donc laissez-moi, père Clément, et parlez à ceux qui peuvent comprendre vos doctrines. Je n’ai point le cœur au martyre. Je n’ai jamais eu assez de courage, dans toute ma vie, pour moucher une chandelle avec mes doigts ; et pour dire vrai, j’ai grande envie de retourner à Perth solliciter mon pardon de la cour spirituelle, porter mon fagot au pied de la potence, en manière de rétractation, et de reprendre le titre de bon catholique, fût-ce au prix de toutes les richesses terrestres qui me restent. — Vous êtes fâché, mon très-cher frère ; et pour un faible danger que vous courez en ce monde, pour la perte de vos richesses terrestres qui vous menace, vous vous repentez des bonnes pensées que vous avez eues. — Vous parlez à votre aise, père Clément ; car je crois que depuis long-temps vous avez renoncé aux richesses du monde, et vous êtes tout préparé à donner votre vie, dès qu’on vous la demandera, pour la doctrine que vous prêchez et que vous croyez. Vous êtes aussi disposé à endosser une chemise enduite de poix et à coiffer un bonnet soufré, qu’un homme nu l’est à se mettre au lit, et je crois que vous n’auriez pas trop de répugnance au martyre. Pour moi, je tiens encore à ce qui m’appartient. Mes richesses sont à moi, et, grâce au ciel, elles peuvent me faire vivre décemment ; ma vie est celle d’un vieillard de soixante ans qui ne se soucie pas de la voir finir trop tôt, et quand je serais aussi pauvre que Job et sur le bord du tombeau, ne dois-je pas encore tenir à ma fille, à qui vos doctrines ont déjà coûté si cher ? — Ta fille, ami Simon, dit le chartreux, peut s’appeler un ange sur la terre. — Oui, et pour avoir écouté vos leçons, mon père, on l’appellera sans doute bientôt un ange dans le ciel, et elle y montera sur un char de feu. — Cessez, cessez, mon bon frère, de parler de ce que vous ne comprenez pas. Puisque c’est perdre son temps que de vous montrer la lumière contre laquelle vous vous révoltez, écoutez, au moins, ce que j’ai à vous dire au sujet de votre fille, dont la félicité temporelle, quoique je ne la mette pas un seul instant en balance avec son bonheur spirituel, est néanmoins aussi chère à Clément Blair qu’elle l’est à son père. »

Des larmes parurent dans les yeux du vieillard comme il disait ces mots, et Simon Glover s’attendrit en lui répondant :

« On vous croirait, père Clément, le meilleur et le plus aimable des hommes : comment se fait-il donc que la mauvaise volonté s’attache à vos pas quelque part que vous les portiez ? Je gagerais ma vie que vous êtes déjà parvenu à offenser cette demi-douzaine de moines dans leur cage entourée d’eau, et qu’on vous a interdit d’assister aux funérailles ? — Oui, mon fils, cela est ainsi, répondit le moine, et je ne sais si leur méchanceté me permettra de rester dans ce pays. J’ai à peine dit quelques mots contre la folle superstition d’aller à l’église de Saint-Filian pour découvrir le vol par le son de la cloche, et contre celle de baigner les fous dans sa citerne pour leur rendre la raison… Hélas ! et les persécuteurs m’ont exclu de leur communion, comme ils m’excluront bientôt de ce monde. — Voyez maintenant, dit Simon ; voilà ce que c’est qu’un homme qui ne veut pas écouter un bon avis ! Eh bien ! père Clément, les hommes n’auront jamais de motif de me retrancher du nombre des vivants, si ce n’est pour avoir été en votre compagnie. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous avez à me dire au sujet de ma fille, et soyons ensuite moins voisins que nous ne l’avons été. — Voici ce que j’ai à vous apprendre, frère Simon. Ce jeune chef qui est gonflé de son pouvoir et de sa gloire, aime une chose plus que tout cela : c’est votre fille. — Lui ! Conachar ! s’écria Simon ; mon apprenti fugitif lever les yeux sur ma fille ! — Hélas ! dit Clément, notre orgueil terrestre nous enlace aussi étroitement que le lierre qui s’attache à la muraille et ne peut s’en détacher ! Lever les yeux sur votre fille, bon Simon ! hélas ! non ; le chef du clan de Quhele, grand comme il est, et espérant le devenir bientôt encore davantage, abaisse ses regards jusqu’à la fille du bourgeois de Perth, et croit descendre en agissant ainsi. Mais, pour me servir d’une expression profane, Catherine lui est plus chère que la vie en ce monde et le ciel en l’autre. Il ne peut vivre sans elle. — Alors il peut bien mourir, si cela lui convient, dit le gantier, car elle est fiancée à un honnête bourgeois de Perth ; et je ne manquerais pas à ma parole pour faire de ma fille la femme du prince d’Écosse. — Je pensais bien que telle serait votre réponse ; je voudrais, cher frère, que vous montrassiez pour vos intérêts spirituels une partie de cette résolution et de cette énergie avec laquelle vous dirigez vos affaires temporelles. — Silence ! silence ! père Clément, s’écria Simon ; quand vous retombez sur ces raisonnements, vos paroles sentent la poix enflammée, et je n’aime pas cette odeur. Quant à Catherine, il faut que je me conduise de mon mieux pour ne pas offenser le jeune chef ; mais il est heureux pour moi qu’elle soit hors de son atteinte. — Il faut donc qu’elle soit bien loin. Et maintenant, frère Simon, puisque vous pensez qu’il y a du danger dans ma compagnie et dans mes opinions, j’irai seul avec ma doctrine et les dangers qu’elle m’attire. Mais si votre œil, moins aveuglé qu’il ne l’est maintenant par la crainte et les espérances de ce monde, jette jamais un regard en arrière sur celui qui peut bientôt être séparé de vous pour toujours, souvenez-vous que, sans un sentiment profond de la vérité et de l’importance de la doctrine qu’il enseignait, Clément Blair n’eût point su braver, provoquer même, la haine du puissant et du méchant ; exciter les craintes des envieux et des timides ; marcher dans ce monde comme s’il n’y appartenait point, et se faire regarder comme fou par les hommes, afin de gagner leurs âmes à Dieu, si cela était possible. Le ciel m’est témoin que je ferais tout ce qui est permis pour me concilier l’amour et l’affection de mes semblables. C’est une chose cruelle que d’être évité par des gens estimables comme un pestiféré ; d’être persécuté par les pharisiens du jour comme un hérétique impie ; d’être regardé avec horreur et avec mépris par la multitude qui me considère comme un fou qui peut devenir dangereux. Mais tous ces maux seraient-ils cent fois plus nombreux, le feu qui m’enflamme ne doit point être étouffé ; la voix intérieure qui me crie : « Parle ! » doit être écoutée. Malheur à moi si je ne prêche pas l’Évangile, même quand je devrais à la fin le prêcher au milieu des flammes d’un bûcher ! »

Ainsi s’exprimait ce hardi confesseur, un de ces hommes que le ciel suscitait de temps en temps pour conserver le christianisme dans toute sa pureté au milieu des siècles les plus ignorants, et pour le transmettre intact aux âges à venir. Il en fut ainsi depuis le temps des apôtres jusqu’au jour où, favorisée par l’invention de l’imprimerie, la réforme éclata dans toute sa splendeur. Le gantier sentit alors tout l’égoïsme de sa conduite, et il se méprisa lui-même quand il vit le moine s’éloigner de lui avec une sainte résignation. Il eut même un moment quelque tentation d’imiter la philanthropie et le zèle désintéressé du pieux confesseur, mais ce sentiment fut comme l’éclair qui brille dans un souterrain ténébreux, où il ne se trouve aucune matière combustible ; et il descendit lentement la colline, dans une direction opposée à celle du moine, oubliant le prêtre et ses doctrines, et plongé dans de pénibles réflexions sur le sort de Catherine et sur le sien propre.


CHAPITRE XXVIII.

LA FÊTE.


Quel besoin auraient-ils, ces proscrits conquérants, d’acheter une page de l’histoire pour qu’elle les proclamât grands, et d’avoir un espace plus vaste, un tombeau plus orné pour dormir ? leurs espérances n’en seraient pas plus vives, leurs âmes n’en seraient pas plus fortes.
Byron.


Les funérailles terminées, la même flottille qui avait traversé le lac dans un ordre lugubre et solennel, se prépara à s’en retourner, les bannières déployées, et avec tous les signes de la joie et du plaisir. Car on n’avait que peu de temps pour célébrer les fêtes, l’époque du terrible combat du clan de Quhele contre ses plus redoutables rivaux étant aussi rapprochée. On était donc convenu que la fête funéraire serait réunie aux réjouissances de l’inauguration du jeune chef.

Quelques-uns réclamèrent contre cet arrangement, qui leur semblait de mauvais présage. Mais, d’un autre côté, il était appuyé en quelque sorte par les usages et les sentiments des montagnards, qui, jusqu’à nos jours même, ont coutume de mêler à leur deuil une espèce de joie solennelle, et à leur joie quelque chose qui ressemble à la tristesse. La peine qu’on éprouve d’ordinaire à parler de ceux qu’on a aimés et perdus se fait moins sentir chez ce peuple grave et enthousiaste que chez tout autre. Non-seulement vous entendez les jeunes rappeler, comme partout ailleurs, le mérite et les qualités de leurs parents qui, dans l’ordre de la nature, sont morts avant eux, mais la veuve même parle dans la conversation de son époux qui n’est plus ; et, ce qui est encore plus étrange, les pères et mères font de fréquentes allusions à la beauté et au courage de l’enfant qu’ils ont perdu. Les montagnards écossais paraissent regarder les séparations causées par la mort comme une chose moins absolue et moins complète qu’on ne le pense généralement ; c’est pourquoi ils s’habituent à parler de ceux qui leur étaient chers et qui sont descendus dans la tombe, comme s’ils étaient partis pour un long voyage où eux-mêmes doivent bientôt les suivre. La fête funéraire était donc généralement en usage en Écosse ; il n’y avait, aux yeux de ceux qui devaient y prendre part, aucune inconvenance à la réunir aux réjouissances de l’installation du nouveau chef.

La barque, qui tout à l’heure avait porté le corps au tombeau, conduisait maintenant le jeune Mac-Jan à la prise de possession du commandement ; et les ménestrels jouaient leurs airs les plus gais pour célébrer l’avènement d’Éachin, comme ils avaient auparavant fait entendre leurs chants les plus tristes en conduisant Gilchrist à sa dernière demeure. Des bateaux de la suite s’élevaient des chants de joie et de fête, au lieu de ces cris de lamentations qui avaient troublé les échos du lac de Tay ; et mille voix saluaient le jeune chef qui se tenait debout sur la poupe, armé de toutes pièces, brillant de jeunesse, de beauté et de vivacité, à la place même où le corps de son père avait été couché : entouré d’amis triomphants, comme le cadavre l’avait été d’amis éplorés. Un bateau se tenait plus près que tous les autres de la barque du chef ; Torquil du Chêne, géant à la chevelure grisonnante, en tenait le gouvernail, et ses huit fils, tous au-dessus de la taille ordinaire de l’homme, maniaient les rames. Semblable à un énorme chien favori, qui n’est point retenu en laisse, et qui folâtre autour de son maître, le bateau des frères de lait du chef passait tantôt d’un côté de sa barque, tantôt de l’autre, et tournait même à l’entour, avec la jalouse vigilance de l’animal auquel nous l’avons comparé. Ceux qui le montaient et qui semblaient comme emportés par l’excès de la joie, empêchaient ainsi toute autre barque d’approcher, dans la crainte d’être coulée à fond par des mouvements aussi impétueux et aussi imprévus. Élevés à un rang éminent dans le clan par l’avènement de leur frère de lait, c’était là la manière turbulente et presque terrible dont ils témoignaient la part qu’ils prenaient au triomphe d’Éachin.

Bien loin derrière eux, et avec des sentiments bien différents, au moins chez un des membres de la compagnie, venait le petit bateau conduit par Booshalloch et un de ses fils, et dans lequel était Simon Glover.

« Si nous devons aller jusqu’à l’extrémité du lac, dit Simon son ami, il nous faudra bien du temps pour y arriver. »

Tandis qu’il parlait, l’équipage du bateau des frères de lait, à un signal de la barque du chef, laissa reposer les rames jusqu’à ce que le bateau de Booshalloch fût tout prêt ; alors, après avoir jeté une corde de courroies que Niel attacha solidement à la proue de son esquif, les rameurs reprirent leurs rames, et bien qu’ils traînassent le petit bateau à la remorque, ils glissèrent sur le lac presque avec autant de rapidité qu’auparavant. L’esquif était entraîné avec une telle vitesse, qu’il semblait courir risque de chavirer ou d’avoir sa proue arrachée.

Simon Glover vit avec inquiétude l’impétuosité téméraire de cette course et l’inclinaison du bateau, qui se baissait quelquefois à un pouce ou deux du niveau de l’eau. Et quoique son ami Niel Booshalloch l’assurât que c’était un honneur qu’on lui faisait, il désirait vivement que son voyage finît heureusement. Il en arriva ainsi, et plus tôt que Simon ne comptait ; car le lieu de la fête n’était pas éloigné de quatre milles de l’île où le corps avait été déposé, ayant été choisi pour faciliter la marche du chef, qui devait se diriger vers le sud-est aussitôt que le banquet serait achevé.

L’endroit où ils s’arrêtèrent était une baie sur la rive méridionale du lac, qui offrait une belle côte d’un sable étincelant, sur laquelle les bateaux pouvaient aborder facilement ; plus loin on voyait une prairie couverte de gazon vert pour la saison, et entourée de hautes collines couvertes de taillis ; là se déployaient les abondants préparatifs de la fête.

Les montagnards, bien connus pour leur habileté à manier la hache, avaient construit une vaste salle champêtre pour le banquet, pouvant contenir à peu près deux cents hommes, et un grand nombre de petites huttes élevées à l’entour semblaient devoir servir de chambres à coucher. Les poteaux et les poutres de la salle temporaire étaient de gros pins de montagne encore couverts de leur écorce. Les murailles étaient formées de planches ou de pieux du même bois, entrelacés de branches de sapin et d’autres arbres verts que les bois voisins fournissaient en abondance ; on avait pris sur les collines les bruyères qui formaient le toit. Les personnages les plus importants du cortège furent invités à prendre part au festin dans ce palais champêtre. Ceux d’un ordre inférieur devaient manger sous divers hangars construits avec moins de soin ; des tables de gazon, ou de planches à peine dégrossies, placées en plein air, étaient destinées à la multitude.

À quelque distance on voyait des brasiers de charbon ardent ou de bois enflammé, autour desquels des cuisiniers sans nombre travaillaient, remuaient, s’agitaient, semblables à une troupe de démons dans leur élément naturel. Des trous creusés dans le flanc d’une colline, et garnis de pierres rougies au feu, servaient à faire cuire une immense quantité de bœuf, de mouton et de venaison. Des broches de bois soutenaient des moutons et des chevreaux qu’on faisait rôtir tout entiers. D’autres étaient coupés en morceaux, et on les faisait bouillir dans des chaudières faites des cuirs même des animaux cousus ensemble et remplis d’eau. Un très-grand nombre de brochets, de truites, de saumons et de chars[63] grillaient avec un peu plus de cérémonie sur des charbons ardents. Le gantier avait vu beaucoup de festins de montagnards, mais aucun qui fût préparé avec cette profusion barbare.

Il eut peu de temps, toutefois, pour admirer ce spectacle ; car, à peine eut-il touché le bord, que Booshalloch lui fit remarquer avec quelque embarras que, n’ayant point été invités au banquet de la grande salle, contre son attente, ils feraient bien de s’assurer une place à l’une des tables des hangars. Il le conduisait donc dans cette direction, quand il fut arrêté par l’un des gardes du corps du chef, qui semblait remplir en cette occasion les fonctions de maître des cérémonies, et qui lui dit quelques mots à l’oreille.

« Je le pensais ainsi, dit le berger ; je pensais bien qu’un étranger, et un homme qui remplit un emploi comme le mien, ne seraient pas exclus de la première table. »

On les conduisit donc dans la grande salle, dans laquelle était une longue table déjà presque entièrement occupée par des convives, tandis que les serviteurs y plaçaient les mets abondants, quoique grossiers, qui composaient le repas. Le jeune chef, quoiqu’il eût certainement vu le gantier et le berger, ne les salua point particulièrement, et leurs places furent marquées à un coin éloigné, beaucoup au-dessous de la salière, énorme et antique pièce d’argenterie, le seul objet de valeur qu’on vît sur la table, et qui était regardé par le clan comme une sorte de palladium, et dont on ne se servait que dans les occasions les plus solennelles, comme celle de ce jour.

Booshalloch, un peu mécontent, dit tout bas à Simon en prenant sa place : « Les temps sont changés, ami Simon. Son père, que son âme soit en paix ! nous aurait parlé à tous deux. Voilà les mauvaises manières qu’il a prises chez vous autres Saxons des basses terres[64]. »

Le gantier ne jugea point nécessaire de répondre à cette remarque, et se mit à considérer les arbres verts, et particulièrement les peaux et les autres ornements qui décoraient l’intérieur de la salle. La partie la plus remarquable de ces ornements était un grand nombre de cottes de mailles, avec des bonnets d’acier, des haches de bataille, des épées à deux mains, suspendus au haut des murailles avec des boucliers richement relevés en bosse. Chaque cotte de mailles était attachée sur une peau de daim bien préparée, qui servait en même temps à faire ressortir l’armure avec avantage, et à la préserver de l’humidité.

« Ce sont, » lui dit tout bas Booshalloch, « les armes des champions du clan de Quhele. Ils sont vingt-neuf, comme vous voyez ; Éachin fait le trentième ; il porte son armure aujourd’hui, autrement elle serait là avec les autres. Après tout il n’a point un haubert aussi bon qu’il aurait dû en avoir un le dimanche des Rameaux. Ces neuf armures de si grande taille sont pour les Lecihtachs, sur qui on fonde tant d’espérance. — Et ces bonnes peaux de daim, » dit Simon, chez qui la vue de ces objets avait réveillé l’esprit de sa profession, « pensez-vous que le chef serait disposé à les vendre ? On en demande beaucoup pour les justaucorps que les chevaliers portent sous leur armure. — Ne vous ai-je pas prié, reprit Niel Booshalloch, de ne pas dire un mot sur ce sujet ? — Je veux parler des cottes de mailles, dit Simon ; pourrais-je vous demander s’il y en a quelqu’une qui ait été faite par notre célèbre armurier de Perth, nommé Henri de Wynd ? — Vous tombez encore plus mal, dit Niel ; le nom de cet homme fait sur Eachin l’effet d’un ouragan sur le lac, et personne n’en sait la cause. »

« Je puis la deviner, » pensa le gantier, mais il ne dit point ce qu’il pensait. Étant tombé deux fois sur des sujets de conversation si malencontreux, sans en chercher un troisième, il s’occupa, comme tous ceux qui l’entouraient, de faire honneur au festin.

Ce que nous avons dit des préparatifs peut faire comprendre au lecteur que le repas était assez grossier quant à la qualité des mets ; il consistait principalement en énormes morceaux de viande qu’on mangeait avec très-peu de scrupule, et sans avoir égard au temps de carême, quoique plusieurs moines du couvent de l’île honorassent et sanctifiassent la table par leur présence. Les assiettes étaient en bois, comme les coupes dans lesquelles les convives buvaient leurs liqueurs et même le bouillon et le jus des viandes qu’on regardait comme une boisson délicate. Il y avait aussi quelque laitage qu’on estimait beaucoup et qu’on servait dans des vases semblables. Le pain était l’objet le plus rare du banquet, mais on en servit deux petits au gantier et à Niel pour leur consommation particulière. Pour manger, les convives se servaient, comme c’était alors l’usage dans la Grande-Bretagne, de leurs couteaux de chasse appelés skennes, ou de larges poignards appelés dirks, sans être troublés le moins du monde par la pensée que ces instruments pouvaient dans l’occasion servira un usage plus terrible.

Au haut bout de la table était un siège vide, élevé de quelques marches au-dessus du sol, et recouvert d’un dais en branches de houx et de lierre ; sur ce siège étaient appuyées une épée dans le fourreau et une bannière ployée. C’était le siège du chef défunt, et on le laissait vacant pour lui faire honneur. Éachin en occupait un plus bas, à droite de la place d’honneur.

Le lecteur se méprendrait singulièrement s’il concluait de la profusion qui régnait dans le banquet que les convives se jetaient comme un troupeau de loups affamés, sur un festin tel qu’ils en trouvaient rarement. Au contraire, les membres du clan de Quhele se conduisirent avec cette espèce de réserve polie et cette attention aux besoins d’autrui qu’on rencontre souvent chez les peuples primitifs, surtout chez ceux qui ont toujours les armes à la main ; car, chez eux, l’observation des règles de la politesse est nécessaire pour éviter les querelles, l’effusion du sang et la mort. Les convives prirent les places que leur assignait Torquil du Chêne, qui, remplissant les fonctions de maréchal taeh, c’est-à-dire directeur de festin, touchait, avec une baguette blanche et sans dire une parole, la place que chacun devait occuper. Placés ainsi en ordre, ils attendirent patiemment leurs portions de vivres, qui étaient distribuées par les Leichtachs ; les hommes les plus braves, les guerriers les plus distingués du clan, recevaient une double ration, appelée emphatiquement biey fir, ou portion d’un homme. Quand les écuyers tranchants virent tout le monde servi, ils prirent leur place au festin, et chacun d’eux reçut une de ces doubles portions. De l’eau était placée à portée de chacun. et une poignée de mousse remplaçait la serviette ; comme dans un banquet de l’Orient, on se lavait les mains à chaque nouveau service. Pendant le repas, le barde chantait les louanges du chef défunt, et exprimait la confiance dans les vertus puissantes de son successeur. Quand le ménestrel se tut, le seanachie à son tour raconta la généalogie de la tribu, qu’il faisait remonter à la race des Dalriads[65] ; il y avait aussi dans la salle des joueurs de harpe qui égayaient les nobles convives, tandis que les joueurs de cornemuse réjouissaient la multitude au dehors. La conversation était grave, calme et polie. Aucun bon mot ne passa les bornes d’une plaisanterie agréable, et n’excita autre chose que le sourire ; aucune voix ne s’éleva au-dessus des autres, aucune discussion n’eut lieu, et Simon Glover avait entendu cent fois plus de bruit à un repas de corps, que n’en firent en cette occasion deux cents sauvages montagnards.

Les liqueurs elles-mêmes ne tirèrent point les convives de ce décorum de gravité : elles étaient de diverses espèces. Le vin était en très-petite quantité ; on ne le servait qu’aux principaux convives, et l’on fit à Glover l’honneur de le mettre de ce nombre. Le vin et les deux petits pains furent, il est vrai, les seules marques d’attention qu’il reçut pendant le festin. Mais Niel Booshalloch, jaloux de la réputation d’hospitalité de son chef, ne manqua pas de les lui faire remarquer comme des preuves de haute distinction. Les liqueurs distillées, dont l’usage est devenu depuis général chez les montagnards, étaient alors presque entièrement inconnues. L’usquebaugh circula en petite quantité, et il était tellement saturé d’une décoction de safran et d’autres herbes, qu’il ressemblait plutôt à une potion médicale qu’à une liqueur de festin. Le cidre et l’hydromel étaient servis en abondance ; mais l’ale, dont on avait brassé une grande quantité pour cette occasion, était la boisson générale ; cependant on en usa avec une modération que ne connaissent plus les Highlanders modernes. Une coupe à la mémoire du chef mort fut le premier toast porté solennellement, quand le banquet fut fini ; et on entendit de toute l’assemblée un murmure de bénédictions, tandis que les moines unissant leurs voix chantaient requiem œternam dona. Un silence inaccoutumé s’établit ensuite, comme si l’on attendait quelque chose d’extraordinaire ; et Éachin se leva avec un air mâle et fier, et cependant gracieux et modeste, et, montant sur le siège ou trône vacant, il dit avec dignité et fermeté :

« Ce siège et l’héritage de mon père, je les réclame comme mon droit. Ainsi puissent m’être favorables Dieu et saint Barri ! — Comment gouvernerez-vous les enfants de votre père ? » lui demanda un vieillard, oncle du défunt.

« Je les défendrai avec l’épée de mon père, et je leur rendrai la justice sous la bannière de mon père. »

Le vieillard d’une main tremblante tira du fourreau l’arme pesante, et la prenant par la lame, il en présenta la poignée au jeune chef ; en même temps Torquil du Chêne déploya la bannière du clan, et la fit flotter à plusieurs reprises sur la tête d’Éachin, qui, avec une grâce et une dextérité singulières, brandit l’énorme claymore comme pour la défendre. Les convives poussèrent des acclamations en signe qu’ils acceptaient le chef patriarcal qui réclamait leur obéissance, et il n’y en eut pas un qui fût disposé à reconnaître dans le gracieux et agile jeune homme qu’ils avaient devant les yeux l’objet de sinistres prédictions. Tandis qu’il se tenait debout, revêtu d’une brillante cotte de mailles, appuyé sur son épée, et répondant par des gestes gracieux aux acclamations qui retentissaient dans la salle, Simon Glover était prêt à douter si cette figure majestueuse était bien celle de ce même jeune homme qu’il avait souvent traité avec peu de cérémonie, et il commençait à craindre qu’il n’eût à s’en repentir. Un chœur général de ménestrels succéda aux acclamations, et les rochers et les bois retentirent des sons de la harpe et de la cornemuse, comme tout à l’heure des cris et des lamentations de douleur.

Il serait fastidieux d’entrer dans de plus longs détails sur cette fête d’inauguration, ou d’énumérer tous les toasts qui furent portés aux anciens héros du clan, et surtout aux vingt-neuf braves qui devaient bientôt combattre sous les yeux et sous la conduite de leur jeune chef. Les bardes, qui joignaient, dans les temps passés, le caractère de prophètes à celui de poètes, se hasardèrent à leur prédire la victoire la plus éclatante, et annoncèrent comment le faucon bleu, emblème du clan de Quhele, mettrait en pièces le chat des montagnes, symbole bien connu du clan de Chattan.

Le soleil était près de se coucher, quand une coupe, appelée la coupe des grâces, et faite en bois de chêne et cerclée en argent, fit le tour de la table comme pour donner le signal de la retraite, bien qu’on laissât quiconque voudrait prolonger la fête libre de se rendre à quelqu’un des hangars extérieurs. Pour Simon Glover, Booshalloch le conduisit à une petite hutte qui semblait construite pour un seul individu ; un lit de bruyère et de mousse, aussi bien arrangé que possible, et une ample provision des meilleurs mets qu’on avait servis au festin, montraient qu’on avait pris tout le soin possible pour que rien ne manquât à celui qui devait l’habiter. — Ne quittez point cette hutte, dit Booshalloch en prenant congé de son ami et protégé ; « c’est ici que vous prendrez du repos. Mais les appartements pourraient se perdre dans une telle confusion ; et si le blaireau quittait son trou, le renard s’y introduirait. »

Cet arrangement n’était nullement désagréable à Simon. Il avait été très-fatigué du tumulte de cette journée, et il désirait se reposer. Après avoir mangé un morceau, que son appétit demandait à peine, et bu une coupe de vin pour chasser le froid, il dit tout bas sa prière du soir, s’enveloppa dans son manteau et s’étendit sur une couche, qu’une ancienne connaissance lui avait rendue familière et commode. Le bruit, et même par intervalles les cris de la multitude qui continuait ses réjouissances, n’éloignèrent pas long-temps le sommeil de ses yeux, et au bout de six minutes il tomba dans un aussi profond sommeil que s’il eût été couché dans son propre lit de Curfew-Street.


CHAPITRE XXIX.

LE JEUNE CHEF.


Polonius. Toujours parlant à ma fille.
Shakspeare. Hamlet.


Deux heures avant le chant du coq de bruyère, Simon Glover fut éveillé par une voix bien connue qui l’appelait par son nom.

« Quoi, Conachar ! » s’écria-t-il en se réveillant en sursaut, « est-il donc si tard ? » Puis levant les yeux, il aperçut devant lui la personne à laquelle il rêvait ; au même moment les événements de la veille revenant à sa pensée, il vit avec surprise que la vision conservait la même forme qu’il lui avait donnée dans son sommeil, et qu’il avait devant les yeux, non pas le chef montagnard vêtu d’une cotte de mailles, une claymore à la main, mais Conachar de Curfew-Street dans son humble costume d’apprenti, tenant à sa main une baguette de chêne. Une apparition n’aurait pas causé plus de surprise à notre bourgeois de Perth. Tandis qu’il le considérait avec étonnement, le jeune homme tourna vers lui la lumière d’un morceau de bog-wood[66], qu’il portait tout enflammé dans une lanterne, et répondit à l’exclamation qu’avait faite le gantier en s’éveillant :

« Oui, père Simon, c’est Conachar qui vient renouveler notre ancienne connaissance à une heure où cette démarche ne peut attirer l’attention. »

En parlant ainsi, il s’assit sur un tréteau qui faisait l’office de chaise ; et plaçant la lanterne à côté de lui, il continua du ton le plus amical :

« J’ai goûté souvent de votre bonne chère, père Simon ; j’espère que vous n’en avez pas manqué dans ma famille. — Non sans doute, Éachin Mac-Jan, » répondit le gantier ; car la simplicité du langage celtique repousse tous titres honorifiques ; « elle était même trop bonne pour ce temps d’abstinence, et beaucoup trop bonne pour moi, qui ai à rougir en songeant à la chère bien plus modeste que je vous faisais faire dans Curfew-Street. — Pour me servir de votre expression, dit Conaphar, elle était beaucoup trop bonne pour ce que méritait un apprenti fainéant, et pour les besoins d’un jeune montagnard. Mais si, comme je l’espère, il y avait assez de nourriture, n’avez-vous pas trouvé, bon Glover, qu’il manquait quelque chose à l’accueil que vous avez reçu ? Point de détour ; je sais que vous n’en avez pas été fort content ; mais mon autorité est encore bien jeune, et je ne dois pas attirer trop promptement leur attention sur le temps que j’ai passé dans les basses terres, temps que cependant je ne puis oublier. — J’en comprends parfaitement le motif, dit Simon ; aussi est-ce contre mon gré et par nécessité que je suis venu faire une si prompte visite. — Silence, silence, père Simon ! C’est fort bien que vous soyez venu voir quelque chose de ma splendeur montagnarde pendant qu’elle brille encore. Revenez après le dimanche des Rameaux, qui sait ce que vous pourrez voir sur le territoire que nous possédons aujourd’hui ; le chat sauvage aura peut-être sa tanière où s’élève maintenant la salle du banquet de Mac-Jan. »

Le jeune chef se tut et appuya le haut de sa baguette sur ses lèvres, comme pour s’empêcher d’en dire davantage.

« Il n’y a rien à craindre de ce côté, Éachin, » dit Simon de cette manière vague par laquelle les consolateurs tièdes s’efforcent d’écarter de l’esprit de leurs amis l’idée d’un danger inévitable.

« Il y a beaucoup à craindre, répondit Éachin ; il y a péril d’une ruine complète, il y a certitude positive d’une grande perte. Je m’étonne que mon père ait consenti à cette perfide proposition d’Albany. Je voudrais que Mac Jillie Chattachen s’entendît avec moi, et alors, au lieu de répandre notre meilleur sang en combattant l’un contre l’autre, nous descendrions ensemble dans le Sirashmore, nous combattrions et nous prendrions possession du pays. Je régnerais à Perth et lui à Dundee, et tout le grand Strath nous appartiendrait jusqu’au bord du Frith du Tay. Telle est la politique que j’ai apprise de votre vieille tête grise, père Simon, quand je tenais une assiette derrière vous, et que je vous écoutais, le soir, causer avec le bailli Craidgallie.

« On appelle avec raison la langue un membre désordonné, pensa le gantier ; je tenais la chandelle au diable pour lui montrer le chemin ; » mais il se contenta de dire tout haut ; « Ces plans viennent trop tard. » — Trop tard, sans doute ! répondit Éachin. La convention du combat est signée de nos marques et de nos sceaux : la haine ardente du clan de Quhele et du clan de Chattan est devenue une flamme inextinguible par des insultes et des bravades mutuelles. Oui, le temps en est passé. Mais parlons de vos affaires, père Simon : c’est la religion qui vous a amené ici, à ce que j’ai su de Niel Booshalloch. Certes, la connaissance que j’ai de votre prudence ne m’eût jamais fait soupçonner que vous étiez en querelle avec l’Église. Pour mon ancienne connaissance, le père Clément, c’est un de ceux qui recherchent la couronne du martyre, et qui pensent qu’il vaut mieux embrasser un poteau entouré de fagots enflammés qu’une jeune fiancée. C’est un véritable chevalier errant, armé pour la défense de ses doctrines religieuses, et qui combat partout où il est. Il a déjà été aux prises avec les moines de l’île de Sibylle, touchant quelque point de doctrine. L’avez-vous vu ? — Oui, dit Simon ; mais nous avons causé très-peu ensemble, le temps pressait. — Il peut vous avoir dit qu’il est une troisième personne qui pourrait, je pense, fuir pour ces mêmes motifs de religion, à plus juste titre que vous, citoyen prudent, et que lui le prédicateur opiniâtre, et qui serait bien venue à réclamer notre protection. Ton esprit est obtus, ou tu ne veux pas me comprendre ; c’est ta fille Catherine. »

Le jeune chef prononça ces derniers mots en anglais, et il continua la conversation en cette langue, comme s’il craignait d’être entendu, et même comme s’il eût été retenu par un mouvement d’hésitation involontaire.

« Ma fille Catherine, » dit le gantier se rappelant ce que lui avait dit le père Clément, « ma fille se porte bien et est en sûreté. — Mais où est-elle, et avec qui ? reprit le jeune chef ; et pourquoi n’est-elle point venue avec vous ? Croyez-vous que le clan de Quhele n’ait point de femmes aussi actives que la vieille Dorothée, pour servir la fille du maître de leur chef ? — Je vous remercie de nouveau, et je ne doute ni de votre pouvoir, ni de votre bonne volonté pour protéger ma fille et moi-même ; mais une honorable dame, amie de sir Patrick Charteris, lui a offert un asile sûr, sans qu’elle eût à faire un voyage fatigant dans une contrée désolée et déchirée par la guerre. — Oh ! oui, sir Patrick Charteris, » dit Éachin d’un ton plus réservé et moins familier ; « il doit être préféré à tout autre, sans doute ; il est votre ami, je crois ? »

Simon Glover était bien tenté de punir cette affectation de la part d’un jeune homme qui se faisait gourmander quatre fois le jour pour courir dans la rue, afin de voir passer sir Patrick Charteris ; mais il retint sa repartie, et dit simplement :

« Sir Patrick a été prévôt de Perth pendant sept ans ; et il est probable qu’il l’est encore, puisqu’on élit les magistrats, non pas pendant le Carême, mais à la Saint-Martin. — Ah ! père Simon, » dit le jeune homme en reprenant un ton plus aimable et plus familier, « vous êtes si habitué à voir les somptueux spectacles de Perth, que vous faites bien peu de cas de nos fêtes barbares en comparaison. Comment avez-vous trouvé notre cérémonie d’hier ? — Elle était noble et touchante, et surtout pour moi, qui ai connu votre père. Quand vous étiez appuyé sur votre épée, regardant autour de vous, j’ai cru voir mon ancien ami Gilchrist Mac-Jan sorti du tombeau, et ayant retrouvé sa jeunesse et sa vigueur. — J’ai joué mon rôle avec dignité, j’espère ; et je n’avais guère de ressemblance avec ce chétif apprenti que vous aviez coutume de… traiter comme il le méritait. — Éachin ne ressemble pas plus à Conachar qu’un saumon ne ressemble à un brochet, quoiqu’on dise que c’est le même poisson à des âges différents, ou qu’un papillon à une chenille. — Pensez-vous que, lorsque je prenais possession du pouvoir que toutes les femmes aiment, j’aurais été moi-même un objet capable d’attirer les regards d’une jeune fille ? Pour parler sans détour, qu’aurait pensé de moi Catherine en me voyant dans cette cérémonie ? — Nous approchons des écueils, pensa Simon ; et si je ne manœuvre habilement, j’échouerai sur le rivage. — Beaucoup de femmes aiment la pompe, Éachin ; mais je crois que ma fille Catherine est une exception. Elle se réjouirait de la bonne fortune de son ami, du compagnon de son enfance, mais elle ne priserait pas plus le brillant Maclan, chef du clan de Quhele, que l’orphelin Conachar. — Elle est toujours généreuse et désintéressée, répondit le jeune chef. Mais vous-même, père Simon, vous avez vu le monde bien plus qu’elle, et vous pouvez bien mieux juger de ce que sont le pouvoir et la richesse pour ceux qui en jouissent. Réfléchissez et parlez sincèrement : que penseriez-vous si vous voyiez notre Catherine sous le dais où j’étais hier, régnant sur cent montagnes et sur dix mille vassaux, et pour prix de ces avantages, sa main dans celle de l’homme qui l’aime plus que personne au monde ? — Vous voulez dire dans votre main, Conachar ? dit Simon. — Oui ; appelez-moi Conachar ; j’aime ce nom, puisque c’est celui sous lequel j’ai été connu de Catherine. — Eh bien ! pour parler avec franchise, » dit Simon s’efforçant de tourner sa réponse de la manière la moins offensante, « je désirerais de tout mon cœur que Catherine et moi nous fussions en sûreté dans notre humble boutique de Curfew-Street, avec Dorothée pour unique vassale. — Et avec le pauvre Conachar aussi, j’espère ? vous ne le laisseriez point languir dans sa grandeur solitaire. — Je ne serais pas assez ennemi de mes anciens amis du clan de Quhele pour vouloir les priver, dans un moment de crise, d’un jeune chef plein de courage, ni priver ce chef de la gloire qu’il acquerra à leur tête dans le prochain combat. »

Éachin se mordit les lèvres pour cacher son dépit. « Ce sont là des mots, des mots vides de sens, père Simon, répondit-il, vous craignez les membres du clan de Quhele plus que vous ne les aimez, et vous pensez que leur colère serait à redouter si leur chef épousait la fille d’un bourgeois de Perth. — Et si je craignais cela en effet, Hector Mac-Jan, n’aurais-je pas raison ? Comment ont fini les unions mal assorties dans la maison de Mac-Callan More, dans la puissante famille de Mac-Lean, dans celle même des lords des Îles ? Par le divorce et l’exhérédation, souvent par une destinée plus funeste encore pour l’ambitieuse qui s’y était introduite. Je ne pourrais marier ma fille devant un prêtre ; vous ne pourriez l’épouser que de la main gauche, et je… » Ici il réprima l’emportement où le jetait cette pensée, et conclut sa phrase en disant : « Et je suis un honnête, quoiqu’un pauvre bourgeois de Perth ; j’aimerais mieux voir ma fille épouse légitime et reconnue d’un citoyen de mon rang, que concubine d’un monarque. — J’épouserai Catherine devant un prêtre et devant le monde entier ; devant l’autel et devant les pierres noires d’Iona, dit l’impétueux jeune homme. Elle est l’amour de ma jeunesse, et il n’est pas un lien de religion ou d’honneur par lequel je ne veuille m’attacher à elle. J’ai sondé mes vassaux. Si nous triomphons dans ce combat… et, avec l’espoir d’obtenir Catherine, nous triompherons… mon cœur me le dit, je serai tellement sûr de leur affection que, quand je prendrais une femme dans une maison de charité, si tel était mon bon plaisir, ils l’accueilleraient comme si elle était la fille de Mac-Callan More. Mais vous rejetez ma demande, » dit-il avec humeur.

« Vous mettez dans ma bouche des paroles offensantes, dit le vieillard, et vous pouvez m’en punir ensuite, car je suis tout à fait en votre pouvoir. Mais ma fille n’épousera jamais avec mon consentement qu’un homme de son rang. Son cœur se briserait au milieu de ces guerres continuelles, de ces scènes sanglantes qui sont inséparables de votre destinée. Si vous l’aimez réellement, et que vous vous rappeliez combien elle redoute les querelles et les combats, vous ne désirerez pas lui faire supporter toutes les horreurs des guerres dans lesquelles vous êtes nécessairement engagé pour toujours, comme le fut votre père. Cherchez une femme, mon fils, parmi les filles des chefs des montagnes, ou des fiers nobles des basses terres. Vous êtes beau, jeune, riche, d’une naissance élevée et d’une famille puissante, et l’on ne vous refusera point. Vous trouverez bientôt une épouse qui se réjouira de vos triomphes, et vous consolera dans vos défaites. Pour Catherine, les uns seraient aussi effrayants que les autres. Un guerrier doit porter un gantelet d’acier. Un gant de peau de chevreuil serait mis en pièces en une heure.

Un nuage sombre passa sur les traits du jeune chef, tout à l’heure animés d’un feu si vif.

« Adieu la seule espérance qui pouvait m’élever à la renommée ou à la victoire ! » dit-il. Il resta un instant silencieux et pensif, les yeux baissés, les sourcils froncés et les bras croisés. Enfin il leva les mains en disant : « Mon père, car vous avez été un père pour moi, je vais vous dire un secret. La raison et l’orgueil me conseillent le silence, mais le destin me presse de parler, et il lui faut obéir. Je vais vous confier le secret le plus grand et le plus cher que jamais un homme ait livré à un homme. Mais prenez garde ; de quelque manière que se termine cette conférence, prenez garde de prononcer jamais une syllabe de ce que je vais vous dire ; car sachez que, dussiez-vous le faire dans le coin le plus reculé de l’Écosse, j’ai des oreilles pour l’entendre, et une main ou un poignard pour atteindre le traître. Je suis… le mot ne peut sortir de ma bouche. — Ne le dis donc point, dit le prudent Glover ; un secret n’est plus en sûreté dès qu’il a passé les lèvres de celui qui le possède, et je ne désire point une confidence aussi dangereuse que celle dont vous me menacez. — Oui, mais je dois parler et vous devez m’entendre, dit le jeune homme. Dans ce temps de troubles, mon père, vous devez avoir porté les armes. — Une fois seulement, répondit Simon, quand les Anglais attaquèrent la jolie ville. Je fus sommé de contribuer à la défense comme j’y étais obligé par redevance ; car tous ceux qui exercent une profession sont tenus de veiller à la sûreté de la ville et de la défendre. — Et qu’avez-vous ressenti en cette occasion ? demanda le jeune chef. — Qu’importe pour l’affaire qui nous occupe, » dit Simon, un peu surpris.

« Cela importe beaucoup, autrement je ne vous l’eusse pas demandé, » répondit Éachin du ton de hauteur qu’il prenait quelquefois.

« Un vieillard se décide aisément à parler du temps passé, » dit Simon qui, en y réfléchissant un instant, ne fut pas fâché de tourner la conversation sur tout autre sujet que sa fille ; « et je dois l’avouer, mes sentiments ne ressemblaient guère à la confiance joyeuse, au plaisir même avec lequel j’ai vu d’autres hommes aller au combat. Je menais une vie et j’exerçais une profession paisible ; et quoique je n’aie jamais manqué de courage quand l’occasion le demandait, cependant j’ai rarement plus mal dormi que la nuit qui précéda cette bataille. Mon esprit était tourmenté de tout ce que j’avais entendu raconter des archers saxons, et, ce qui était la pure vérité, de ce qu’ils lançaient des flèches d’une aune, et se servaient d’arcs plus longs que les nôtres. Quand je m’endormais un instant, si une paille de mon matelas me piquait le côté, je m’éveillais en sursaut, pensant qu’une flèche anglaise m’entrait dans le corps. Le matin, accablé de fatigue, je commençais à goûter quelque repos quand je fus éveillé par le son de la cloche qui nous appelait aux remparts. Je n’ai jamais, avant ou depuis, entendu son de cloche qui ressemblât plus à un glas de mort. — Continuez, je vous prie : que vous arriva-t-il ensuite ? — J’endossai mon armure, une armure telle quelle ; je reçus la bénédiction de ma mère, femme d’un grand courage, qui me parla des efforts de mon père pour la défense de la belle ville. Ses paroles me ranimèrent ; et je me sentis encore plus hardi quand je me trouvai en rang au milieu des autres artisans, tous armés d’arcs, car vous savez que les citoyens de Perth sont des archers fort habiles. Nous fûmes distribués sur les remparts ; quelques chevaliers et des écuyers couverts d’armures à l’épreuve étaient mêlés avec nous, faisant bonne contenance, sans doute parce qu’ils comptaient sur la force de leurs armes, et nous avertirent qu’ils tailleraient en pièces, avec leurs épées et leurs haches, quiconque tenterait de quitter son poste. J’en fus moi-même averti avec bienveillance par le vieux Kempe de Kinfauns, le père du bon sir Patrick, notre prévôt. Il était petit-fils du Corsaire rouge, Thomas de Longueville, et était homme à tenir la parole qu’il m’avait donnée à moi en particulier, sans doute parce qu’une nuit aussi agitée m’avait rendu plus pâle que de coutume, et d’ailleurs j’étais fort jeune. — Et cette exhortation vous rendit-elle plus craintif ou plus résolu ? » demanda Éachin qui semblait fort attentif.

« Elle me rendit plus résolu ; et je crois que rien n’est plus capable d’enhardir un homme à affronter le danger qu’il a devant lui, que la certitude qu’il en a un autre derrière lui pour le pousser en avant. Eh bien ! je montai sur les remparts avec assez de cœur, et je fus placé avec d’autres sur la tour de Spey, étant regardé comme un habile archer. Mais un accès de frisson me saisit quand je vis les Anglais en bon ordre, leurs archers en tête, leurs hommes d’armes ensuite, marcher à l’assaut en trois fortes colonnes. Ils avançaient d’un pas ferme ; et quelques-uns de nous auraient voulu tirer sur eux, mais cela était sévèrement défendu, et nous fûmes obligés de rester immobiles, nous abritant derrière les parapets le mieux que nous pouvions. Quand les Anglais se furent formés en ligne, chaque homme occupant sa place comme par magie, et se préparant à se couvrir de larges boucliers appelés pavois, qu’ils plantèrent devant eux, j’éprouvai de nouveau une étrange oppression, et quelque désir de retourner chez moi boire un verre d’eau distillée. Mais en tournant les yeux je vis le digne Kempe de Kinfauns, bandant une grande arbalète, et je pensai que ce serait dommage qu’il perdît son trait contre un bon Écossais quand les Anglais étaient en présence. Je restai donc à mon poste, placé dans un angle assez favorable, formé par deux créneaux. Les Anglais s’avancèrent alors et tirèrent leurs arcs en les tenant, non pas comme vos montagnards à la hauteur de la poitrine, mais à la hauteur de leur oreille, et nous envoyèrent leurs volées de queues d’arondes avant que nous eussions le temps de crier Saint André ! Je fermai les yeux quand je les vis tirer leurs cordes, et je crois que je tressaillis quand j’entendis leurs flèches frapper contre le parapet. Mais regardant autour de moi, et ne voyant personne de blessé, si ce n’est John Squallit, le crieur de la ville, dont la mâchoire était traversée par une longue flèche, je repris courage, et je tirai à mon tour avec hardiesse et en visant bien. Un petit homme que je visai, et qui sortit un instant de derrière son bouclier, reçut une flèche dans l’épaule. Le prévôt cria : « Bien visé ! Simon Glover ! » Saint John ; pour la belle ville, mes braves compagnons ! criai-je à mon tour, quoique je ne fusse encore qu’apprenti. Et si vous voulez m’en croire, pendant tout le reste de l’affaire, qui se termina par la retraite des ennemis, je bandai mon arc, et lançai mes flèches avec autant de calme que si j’avais tiré au blanc. Je me fis quelque réputation, et j’ai toujours pensé depuis qu’en cas de nécessité, car ce n’eût jamais été par goût, je ne l’aurais pas perdue. C’est tout ce que je vous puis dire de mes exploits dans une bataille. J’ai couru d’autres dangers, que j’ai cherché à éviter en homme prudent ; et quand ils étaient inévitables, j’y ai fait face en homme de cœur : en agissant autrement, un homme ne peut vivre ou lever la tête en Écosse. — Je comprends cela, dit Éachin ; mais j’aurai plus de peine à vous faire croire ce que je vais vous dire, à vous, qui connaissez la race dont je descends, et surtout celui que nous avons aujourd’hui mis au tombeau. Il est heureux d’être dans un lieu où il n’apprendra jamais ce que vous allez entendre ! Regardez, mon père, la lumière que je porte se consume et pâlit, dans quelques minutes elle s’éteindra ; mais avant qu’elle expire, le mot honteux sera prononcé. Mon père, je suis… un lâche ! Le mot est dit enfin, et le secret de ma honte appartient à un autre ! »

Le jeune homme tomba dans une espèce de faiblesse produite par l’angoisse qu’il avait éprouvée en faisant ce fatal aveu ; le gantier, saisi de crainte et de compassion, s’efforça de le rappeler à la vie, et y réussit, mais non à lui rendre le calme. Éachin cacha son visage avec ses mains, et ses pleurs coulèrent en abondance et avec amertume. — Pour l’amour de Notre Dame ! calmez-vous, lui dit le vieillard ; je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous n’êtes point lâche, mais vous êtes trop jeune, trop inexpérimenté, et vous avez une imagination trop vive pour avoir le courage ferme d’un homme qui porte de la barbe. Je n’aurais entendu personne dire cela de vous, Conachar, sans lui donner un démenti. Vous n’êtes point lâche ; j’ai vu des éclairs de courage jaillir dans vos yeux à la moindre provocation. — Dites des éclairs d’orgueil et de passion, » répondit l’infortuné jeune homme ; « mais quand les avez-vous vus soutenus par la résolution qui devait les appuyer ? Les éclairs dont vous parlez sont tombés sur mon lâche cœur comme sur un morceau de glace que rien ne pourrait enflammer. Si mon orgueil offensé me pressait de frapper, ma lâcheté me portait à fuir le moment d’après. — Manque d’habitude, dit Simon ; c’est en grimpant par-dessus les murailles que les jeunes gens apprennent à gravir les rochers. Commencez par de petits combats ; exercez-vous tous les jours au maniement des armes de votre pays en luttant avec ceux qui vous entourent. — Et en ai-je le temps ? » s’écria le jeune chef, tressaillant comme si quelque idée horrible s’était présentée à son esprit. Combien de jours y a-t-il encore d’ici au dimanche des Rameaux, et qu’arrivera-t-il alors ? Un champ clos d’où personne ne peut sortir, pas plus que le pauvre ours enchaîné à son poteau ; soixante hommes vivants, les plus braves et les plus résolus (un seul excepté !) qui puissent sortir de nos montagnes, tous altérés du sang de leurs ennemis, tandis qu’un roi et ses nobles, et mille spectateurs assemblés comme à un théâtre, viennent encourager leur furie diabolique. Les coups résonnent, le sang coule ; ils se précipitent les uns sur les autres comme des hommes privés de raison ; ils se déchirent comme des bêtes furieuses : les blessés sont écrasés sous les pieds de leurs compagnons, le sang ruisselle, les bras s’affaiblissent ; mais il ne peut y avoir ni pourparler, ni trêve, ni suspension, tant qu’un de ces malheureux mutilés reste en vie ! Là, il n’y a pas à s’abriter derrière des parapets, à combattre à coups de flèche : il faut combattre bras contre bras, jusqu’à ce que les bras ne puissent plus se lever pour soutenir ce terrible combat ! Si l’idée seule d’une telle bataille est si horrible, que pensez-vous que sera la réalité ? »

Le gantier garda le silence.

« Je vous le demande, qu’en pensez-vous ? — Je ne puis qu’avoir pitié de vous, Conachar, dit Simon ; il est cruel d’être le rejeton d’une race courageuse, le fils d’un noble père, le chef, par droit de naissance, d’une brave tribu, et de manquer, ou de croire manquer (car j’espère toujours que cela tient seulement à la vivacité de votre imagination qui s’exagère le danger) de cette qualité que possède tout coq de combat qui mérite une poignée de grain, tout chien qui mérite la curée. Mais comment se fait-il qu’avec ce sentiment de frayeur à l’idée d’un combat, vous m’offriez à l’instant même de partager votre rang avec ma fille ? Votre pouvoir dépend du résultat de cette bataille, et Catherine ne peut aider à votre lutte. — Vous vous méprenez, vieillard, dit Éachin. Que Catherine accorde un regard de bienveillance à l’ardent amour que je lui porte, et je m’élancerai contre l’ennemi avec l’impétuosité d’un cheval de bataille. Quelque accablé que je sois du sentiment de ma faiblesse, l’idée que Catherine s’intéresse à moi me donnerait de la force. Dites-moi, ah ! dites-moi qu’elle m’appartiendra, et je suis vainqueur dans ce combat, et Gow-Chrom lui-même, dont le cœur est aussi dur que son enclume, n’aura jamais marché au combat avec autant de courage que moi. Une passion forte est vaincue par une autre. — C’est de la folie, Conachar ; le souvenir de votre intérêt, de votre honneur, de votre race, ne peut-il enflammer autant votre courage que la pensée d’une jeune fille ? Fi donc, fi ! — Vous ne me dites que ce que je me suis dit à moi-même, » répondit Éachin en soupirant ; « mais ce n’est que lorsque le cerf timide est accouplé avec la biche qu’il est désespéré et dangereux. Est-ce un effet de ma constitution, ou celui du lait de la biche blanche, comme diront nos vieilles femmes des montagnes : est-ce le résultat de mon éducation paisible et de la contrainte où vous me teniez ? ou bien, est-ce l’effet d’une imagination trop ardente qui représente le danger plus terrible et plus redoutable encore qu’il n’est réellement ? je ne saurais le dire, mais je connais ma faiblesse. Et… oui, il faut le dire, elle est si grande que je ne puis en triompher, et, que si vous consentez à mes désirs, j’hésiterai encore, je renoncerai au rang où je suis monté, pour rentrer dans la vie privée. — Quoi ! pour vous faire enfin gantier, Conachar ? dit Simon ; cela passe la légende de saint Crépin. Non, non, votre main n’est pas faite pour cette profession ; vous ne me gâterez plus de peaux de daims. — Ne plaisantez pas, père Glover, je parle sérieusement. Si je ne puis travailler, j’emporterai assez de richesses pour vivre sans rien faire. Ils me proclameront renégat au son des cors et des cornemuses, n’importe ; Catherine m’en aimera mieux pour avoir préféré les sentiers de la paix à ceux de la guerre, et le père Clément nous apprendra à prendre le monde en pitié et à lui pardonner ses reproches, qui ne nous blesseront point. Je serai le plus heureux des hommes ; Catherine jouira de tout ce que peut procurer une affection sans bornes, et n’aura point à craindre les scènes d’horreur que lui préparerait l’union mal assortie que vous projetez ; et vous, père Simon, vous resterez au coin de votre foyer, l’homme le plus heureux et le plus respecté que jamais… — Arrêtez, Éachin, arrêtez, je vous prie, dit le gantier ; la lumière qui nous éclaire, et avec laquelle doit finir ce discours, tire à sa fin : je voudrais dire un mot à mon tour, car la franchise est ce qu’il y a de mieux. Quel que puisse être votre tourment, votre fureur même, à la déclaration que je veux vous faire, je veux mettre fin à ces visions en vous disant, une fois pour toutes, que Catherine ne peut jamais être à vous. Un gant est l’emblème de la bonne foi ; un homme de ma profession peut donc y manquer moins qu’un autre. La main de Catherine est promise, promise à un homme que vous haïssez, mais que vous devez honorer, à Henri l’armurier. Cette union est convenable pour le rang, conforme à leur désir mutuel, et j’y ai engagé ma parole. Il vaut mieux être franc ; vengez-vous de mon refus comme vous voudrez, je suis tout à fait en votre pouvoir, mais rien ne me fera manquer à ma parole. »

Le gantier parlait si résolument, parce qu’il savait par expérience que l’humeur irritable de son ex-apprenti cédait presque toujours à un ton ferme et déterminé. Cependant, se rappelant où il était, ce ne fut pas sans quelque crainte qu’il vit la lumière expirante s’élancer en l’air, et répandre un éclat momentané sur le visage d’Éachin, qui était pâle comme la mort, tandis que son œil roulait comme celui d’un maniaque pendant un accès. La lumière retomba aussitôt et s’éteignit, et Simon éprouva un instant la crainte d’avoir à défendre sa vie contre un jeune homme qu’il savait capable des actions les plus violentes quand il était fortement irrité, quoiqu’il ne tardât pas à étouffer les premières inspirations de la passion. Il fut bientôt délivré de ses craintes en entendant Éachin dire d’une voix rauque et altérée :

« Que cette conversation reste pour jamais couverte du silence ; si tu la mettais au jour, tu ferais mieux de creuser ton tombeau. »

En parlant ainsi il ouvrit la porte de la hutte, qui laissa pénétrer un rayon de lune. Simon vit le jeune chef sortir ; la porte de claies se referma, et il se retrouva dans l’obscurité.

Simon Glover éprouva un grand soulagement quand cette conversation si vive et si périlleuse fut terminée aussi pacifiquement. Mais il n’en resta pas moins profondément affecté du sort d’Hector Mac-Jan qu’il avait élevé.

« Pauvre jeune homme ! se dit-il, être appelé à une position si élevée pour en être renversé avec mépris ! Je savais en partie ce qu’il m’a dit, ayant souvent remarqué que Conachar était plus disposé à se quereller qu’à se battre. Mais cette invincible faiblesse du cœur, que ni la honte ni la nécessité ne peuvent surmonter, quoique je ne sois pas un Wallace, je ne puis la concevoir. Et il se proposait d’épouser ma fille, comme si une femme devait trouver du courage pour elle et pour son époux ! Non, non ; Catherine veut un homme à qui elle puisse dire : Mon mari, épargnez votre ennemi ! et non un homme en faveur duquel il lui faille crier : Généreux ennemi, épargnez mon mari ! »

Fatigué par ces réflexions, le vieux gantier tomba enfin dans un profond sommeil. Le matin il fut éveillé par son ami Booshalloch, qui, d’un air un peu confus, lui proposa de retourner à sa demeure de la plaine de Bellough, c’est-à-dire à l’endroit où le Tay sort du lac. Il dit que les préparatifs du combat empêchaient Éachin de visiter son hôte ; mais que le chieftain, pensant que Bellough serait un endroit plus agréable à Simon, avait ordonné, à lui Booshalloch, d’y reconduire le gantier et de pourvoir amplement à ses besoins et à sa sûreté.

Niel Booshalloch s’étendit sur ces détails pour pallier l’impolitesse que montrait son chef en renvoyant ainsi son hôte sans lui donner une entrevue particulière.

« Son père aurait mieux su ce qu’il y avait à faire, dit le berger ; mais où aurait-il appris les usages, ce pauvre jeune homme, élevé au milieu de vos bourgeois de Perth, qui, à part vous, voisin Glover, qui parlez le celtique aussi bien que moi-même, ne connaissent rien à la politesse ? »

Simon Glover, comme on le pense bien, ne fut pas fort mécontent du manque d’égards dont son ami se plaignait à son sujet. Au contraire, il aurait préféré la demeure passable du bon berger à l’hospitalité du jeune chef, quand même il n’aurait pas eu avec Éachin une conversation sur un sujet qu’il lui eût été fort pénible d’aborder de nouveau.

Il se retira donc tranquillement au Bellough, où son temps se serait passé d’une manière assez agréable, s’il n’eût eu rien à craindre pour la sûreté de Catherine. Il s’amusait à naviguer sur le lac, dans un petit esquif qu’un jeune montagnard conduisait, tandis qu’il pêchait à la ligne. Il abordait souvent à la petite île, et faisait une station sur la tombe de son ancien ami Gilchrist Mac-Jan ; il s’était même concilié l’amitié des moines en offrant an supérieur des gants de martre, et aux autres dignitaires une paire en peau de chat sauvage. Il passait la soirée à couper et à coudre les gants dont il faisait des cadeaux, tandis que la famille du berger, pressée autour de lui, admirait son adresse, et écoutait les histoires et les chansons par lesquelles le vieillard dissipait l’ennui de la soirée.

Il faut avouer que le circonspect gantier évitait tout entretien avec le père Clément, qu’il considérait, à tort, plutôt comme l’auteur de ses infortunes que comme un être innocent, victime des mêmes malheurs. « Je ne veux pas, pensait-il, pour me plier à ses fantaisies, perdre l’amitié de ces bons moines qui peuvent m’être utiles un jour. Ses prédications m’ont déjà été assez funestes, j’espère. J’en ai tiré peu de sagesse et beaucoup de malheurs. Non, non, que Catherine et Clément pensent comme ils voudront ; moi, je saisirai la première occasion pour m’en retourner comme un chien à l’appel de son maître. Je me soumettrai au cilice et à la discipline, je payerai une bonne amende, et je rentrerai dans le sein de l’Église. »

Il y avait plus de quinze jours que Simon était arrivé au Bellough, et il commençait à s’étonner de ne point recevoir de nouvelles de Catherine ni d’Henri du Wynd, à qui il pensait que le prévôt avait appris le projet et le lieu de sa retraite. Il savait que le hardi forgeron ne pouvait venir sur le territoire du clan de Quhele, à cause de ses différentes querelles avec les hommes de ce clan et avec Éachin lui-même, quand il portait le nom de Conachar. Il pensait cependant qu’Henri pouvait trouver les moyens de lui envoyer un message ou quelque signe de souvenir par quelqu’un des nombreux courriers qui allaient et revenaient sans cesse de la cour au quartier-général du clan pour régler les conditions de combat, la marche des combattants à Perth, et d’autres détails qui devaient être réglés à l’avance. On était au milieu du mois de mars, et le fatal dimanche des Rameaux approchait rapidement.

Tandis que le temps marchait ainsi, le gantier exilé n’avait pas vu une seule fois son ex-apprenti. Le soin qu’on prenait de pourvoir à ses besoins sous tous les rapports montrait qu’il n’était point oublié. Mais quand il entendait retentir dans les bois le cor du jeune chef, il ne manquait jamais de diriger sa marche du côté opposé. Un matin, cependant, il se trouva à l’improviste très-près d’Éachin, presque sans avoir le temps de l’éviter. Voici comment cela se fit.

Comme Simon se promenait tout pensif dans une petite clairière entourée de tous côtés par de grands arbres mêlés de broussailles, une biche blanche sortit du fourré, serrée de très-près par deux chiens de chasse, dont l’un la saisit à la hanche et l’autre au cou, et ils la renversèrent à quelque distance du gantier, qui tressaillit à cet incident inattendu. Le son perçant et rapproché d’un cor et l’aboiement d’un chien apprirent à Simon que les chasseurs étaient près de lui et sur la trace de la biche. Il entendit bientôt leurs cris et le bruit de leur marche dans la forêt. Un moment de réflexion aurait convaincu Simon que ce qu’il avait de mieux à faire était de rester à cette place ou de se retirer lentement, et de se montrer à Éachin ou non, selon qu’il le jugerait convenable. Mais son désir d’éviter le jeune chef était devenu chez lui une espèce d’instinct ; et alarmé de se trouver si près de lui, Simon se cacha dans un buisson de coudriers mêlés de houx, qui l’empêchait complètement d’être vu. À peine s’y était-il jeté qu’Éachin, le visage animé par l’exercice, s’élança du fourré dans la clairière, accompagné de son père nourricier, Torquil du Chêne. Ce dernier, avec autant de force que d’adresse, renversa sur le dos la biche qui luttait encore, et saisissant ses pieds de devant de la main droite, tandis qu’il lui appuyait le genou sur la poitrine, il présenta de la main gauche son couteau de chasse au jeune Éachin pour qu’il coupât la gorge de l’animal.

« Faites cela vous-même, Torquil, dit le jeune homme ; je ne puis tuer une biche qui ressemble tant à celle qui m’a nourri. »

Il prononça ces mots avec un sourire mélancolique, et en même temps une larme brilla dans ses yeux. Torquil regarde un instant avec surprise son jeune chef ; puis frappant de son couteau de chasse le cou de l’animal, il le coupa avec tant d’assurance et d’adresse que l’arme atteignit jusqu’à l’os. Se levant alors et fixant un regard perçant sur Éachin, il dit : « Ce que je viens de faire à cette bête, je le ferais à tout homme vivant dont les oreilles auraient entendu mon fils de lait prononcer le nom de biche blanche, et l’accoupler à celui d’Hector. »

Si Simon n’avait pas eu auparavant des motifs pour se cacher, ces paroles de Torquil lui en fournissaient un très-puissant.

« Cela ne peut rester caché, mon père Torquil, dit Éachin, cela sera mis au jour. — Qu’est-ce qui sera mis au grand jour ? » demanda Torquil avec surprise.

« C’est le fatal secret, pensa Simon ; maintenant si ce géant de conseiller privé manque de discrétion, je suppose que je serai responsable de la publicité donnée à la faiblesse d’Éachin. »

Tourmenté par cette inquiétude, il profita néanmoins de sa position pour voir autant que cela serait possible ce qui se passerait entre le chef affligé et son confident, entraîné par cet esprit de curiosité qui s’empare de nous dans les plus importantes comme dans les plus triviales occasions de la vie, et qui souvent s’allie avec une très-grande crainte personnelle.

Tandis que Torquil réfléchissait à ce que lui disait Éachin, le jeune homme se jeta dans ses bras ; et s’appuyant sur son épaule, il termina son aveu en murmurant quelques mots à son oreille. Torquil parut l’écouter avec un tel étonnement qu’il semblait n’en pouvoir croire ses oreilles. Comme pour s’assurer que c’était bien Éachin qui parlait, il releva peu à peu le jeune homme appuyé sur lui, et le redressant en le prenant par une épaule, il fixa sur lui un œil qui semblait agrandi par la surprise ; il paraissait pétrifié de ce qu’il venait d’entendre. Le visage du vieillard avait pris un air si sauvage après qu’il eut reçu l’aveu fait à voix basse, que Simon Glover craignit qu’il ne repoussât le jeune homme loin de lui comme un être déshonoré, auquel cas Éachin aurait pu venir tomber sur le buisson, et amener une découverte à la fois pénible et dangereuse. Mais les passions de Torquil, qui ressentait pour son fils de lait au plus haut degré cette tendresse qui accompagne toujours ces sortes de relations chez les montagnards, prirent un tour tout différent.

« Je ne le crois pas ! s’écria-t-il ; cela ne peut être vrai du fils de ton père, du fils de ta mère, de mon nourisson ! j’offre le gage du combat au ciel et à l’enfer, et je le soutiendrai contre quiconque dira que cela est vrai. Tu as été regardé par un mauvais œil, mon enfant ; et la faiblesse que tu appelles lâcheté, est l’œuvre de la magie. Je me rappelle la chauve-souris qui éteignit la torche à l’instant où tu naquis, à cet instant de joie et de malheurs. Courage, mon enfant chéri ! tu viendras avec moi à Jona, et le saint Colombus et tous les chœurs des saints et des anges qui ont toujours protégé ta famille, retireront de ton sein le cœur de la biche blanche, et te rendront celui que l’on t’a enlevé. »

Éachin écoutait de l’air d’un homme qui aurait désiré croire à ces paroles de consolation.

« Mais, Torquil, dit-il, en supposant que le pèlerinage puisse nous servir, le jour fatal approche ; et si j’entre dans la lice, je crains de me couvrir de honte. — Cela ne sera pas. L’enfer n’aura pas toute puissance ; nous tremperons ton épée dans l’eau bénite ; nous mettrons sur ton cimier de la verveine et de l’herbe Saint-Jean ; nous t’entourerons, moi et tes huit frères ; tu seras en sûreté comme dans une citadelle. »

Le jeune homme murmura encore quelques mots d’un ton si abattu que Simon ne put les entendre ; tandis que la réponse de Torquil, prononcée d’une voix forte, arriva clairement à son oreille.

« Oui, il peut y avoir un moyen de te tirer de ce combat. Tu es le plus jeune de ceux qui doivent se battre. Maintenant, écoute-moi, et tu sauras ce que c’est d’avoir un père nourricier qui t’aime, et combien son amour l’emporte sur tout autre amour. Le plus jeune des champions du clan de Chattan est Ferquhard-Day ; son père a tué le mien, et le sang versé fume encore entre nous. Je comptais sur le dimanche des Rameaux pour le refroidir… Mais, écoute ! Tu aurais cru que le sang de ce Ferquhard-Day ne se serait pas mêlé avec le mien, quand même ils auraient été mis ensemble dans le même vase. Eh bien ! il a jeté un œil amoureux sur Éva, ma fille unique, la plus belle fille de notre clan. Pense quel sentiment j’éprouvai en apprenant cette nouvelle ; c’était comme si un loup des forêts de Ferragon m’eut dit : « Donne-moi ta fille en mariage, Torquil. » Ma fille ne pense point ainsi ; elle aime Ferquhard, et perd ses couleurs et sa vie à l’idée du combat qui approche. Qu’elle lui donne quelque marque de faveur, et je suis sûr qu’il abandonne ses parents, renonce au combat, et s’enfuit avec elle dans le désert. — Le plus jeune des champions du clan de Chattan étant absent, moi, comme le plus jeune de ceux du clan de Quhele, je pourrai me dispenser de combattre, » dit Éachin, rougissant du honteux moyen de salut qui s’offrait à lui.

« Vois maintenant, mon chef, reprit Torquil, et juge de mes sentiments pour toi. D’autres t’auraient donné leurs vies et celles de leurs fils ; je te sacrifie l’honneur de ma maison. — Mon ami, mon père, » s’écria le chef, en serrant Torquil contre son sein, « quel vil misérable je suis, moi qui ai l’esprit assez bas pour accepter un pareil sacrifice ! — Pas un mot de plus, les bois ont des oreilles. Retournons au camp, et envoyons les serviteurs chercher cette venaison. En arrière, dit-il aux chiens, et suivez-moi. »

Le limier, heureusement pour Simon, avait trempé son nez dans le sang de la biche, autrement il eût pu découvrir la retraite du gantier dans le buisson ; mais ayant ainsi perdu la finesse de son odorat, il s’en alla tranquillement avec les autres chiens.

Quand le gantier cessa de voir et d’entendre les chasseurs, il se leva, grandement soulagé de leur départ, et s’éloigna dans une direction opposée, aussi vite que son âge le lui permettait. Sa première réflexion porta sur la fidélité du père nourricier.

« Le cœur de ces montagnards sauvages est fidèle et dévoué. Cet homme ressemble plus aux géants du roman, qu’à un homme d’argile comme nous ; et des chrétiens même pourraient recevoir de lui une leçon de loyauté. Toutefois son invention est pleine de simplicité ; faire manquer un homme à l’appel de ses ennemis, comme si vingt de ces chats sauvages ne devaient pas se présenter pour prendre sa place ! »

En raisonnant ainsi, le gantier ne savait pas que les proclamations les plus sévères avaient été publiées pour défendre à tout individu des deux clans, à leurs amis, alliés ou serviteurs d’approcher de Perth à la distance de cinquante milles, pendant la semaine qui précéderait le dimanche des Rameaux, jour du combat, et que la force armée devait veiller à l’exécution de cette défense.

Aussitôt que notre ami Simon fut arrivé à la demeure du berger, il y trouva d’autres nouvelles. Elles étaient apportées par le père Clément, qui, revêtu d’un manteau de pèlerin appelé dalmatique, se préparait à retourner vers le sud, et désirait prendre congé de son compagnon d’exil, ou le prendre pour compagnon de voyage.

« Qui a pu vous porter si subitement à vous exposer de nouveau au danger, demanda le gantier. — Ne savez-vous pas, dit le père Clément, que le comte de March et les Anglais ses alliés étant rentrés en Angleterre chassés par le comte de Douglas, le brave comte s’est occupé de remédier aux maux de l’État. Il a écrit à la cour afin de faire révoquer les pouvoirs donnés à la commission contre l’hérésie, pouvoirs qui, selon lui, ne sont propres qu’à troubler les consciences ; il demande aussi que la nomination d’Henri de Wardlaw soit soumise au parlement, et qu’on prenne quelques autres mesures dans l’intérêt du peuple. La plupart des nobles qui sont à Perth, et avec eux sir Patrick Charteris, notre digne prévôt, se sont déclarés pour les demandes de Douglas. Le duc d’Albany les a agréées, soit de bon gré, soit par politique ; le bon roi se laisse facilement décider à des mesures de douceur. Et ainsi les dents des oppresseurs sont en pièces dans leurs mâchoires, et la proie est arrachée à leurs serres. Viendrez-vous avec moi dans les basses terres, ou resterez-vous ici encore quelque temps ? »

Niel Booshalloch sauva à son ami l’embarras d’une réponse.

« Il était, dit-il, autorisé par le chef à dire que Simon resterait jusqu’à ce que les champions partissent pour le combat. » Le gantier ne trouva pas cette réponse entièrement d’accord avec sa parfaite liberté ; mais il s’en inquiéta peu pour le moment, puisqu’elle lui fournissait un prétexte légitime pour ne pas voyager avec le moine.

« C’est un homme exemplaire, » dit-il à son ami Niel Booshaloch, dès que le père Clément fut parti, « un grand savant et un grand saint. C’est presque dommage qu’il ne coure plus risque d’être brûlé ; car son sermon sur le bûcher en eût converti plus de mille. Ô Niel Booshalloch ! le bûcher du père Clément serait un sacrifice de bonne odeur pour tout bon chrétien. Mais à quoi servirait de brûler un ignorant bourgeois comme moi ? Les hommes n’offrent point de vieux gants pour de l’encens, et le feu d’un holocauste ne se nourrit pas avec des cuirs non préparés, je pense. Pour parler franchement, j’ai trop peu d’instruction et trop de peur pour gagner quelque honneur à une pareille affaire, et je n’en retirerais, comme on dit, que le mal et la honte. — Cela est vrai, » répondit le berger.


CHAPITRE XXX.

LA TRAHISON.


Il nous faut retourner aux personnages de notre histoire, que nous avons laissés à Perth quand nous avons suivi le gantier et sa jolie fille à Kinfauns, et quitté ce château pour accompagner Simon dans son voyage au lac du Tay. Le prince, comme le plus éminent de tous, réclame d’abord notre attention.

Cet impétueux et inconsidéré jeune homme souffrait avec impatience son séjour forcé chez le lord grand connétable, dont la compagnie, satisfaisante sous tous les rapports, lui déplaisait par cela seul qu’il remplissait en quelque sorte les fonctions de son geôlier. Irrité contre son oncle, et mécontent de son père, il désirait assez naturellement la société de Ramorny, sur qui il était habitué depuis long-temps à se reposer du soin de son amusement, et même, quoiqu’il eût regardé cette imputation comme une insulte, du soin de sa conduite. Il lui fit donc dire de venir le trouver, si sa santé le lui permettait, et de venir par eau, à un petit pavillon du jardin du grand connétable, qui, comme celui de sir John, donnait sur le Tay. En renouvelant une liaison si dangereuse, Rothsay se souvint seulement qu’il avait été l’ami généreux de sir John Ramorny ; tandis que sir John, en recevant cette invitation, ne se rappela que les insultes que lui avait fait essuyer son patron : la perte de sa main, la légèreté avec laquelle Rothsay avait traité cette blessure, et la promptitude avec laquelle il l’avait abandonné dans l’affaire du meurtre du bonnetier : il sourit amèrement en lisant le billet du prince.

« Éviot, dit-il, fais préparer une bonne barque avec six hommes sûrs, des hommes sûrs, entends-tu ? ne perds pas un instant, et fais venir Dwining ici sur-le-champ… Le ciel me sourit, mon digne ami, » dit-il au médecin ; « je me creusais le cerveau pour trouver moyen d’approcher de ce frivole enfant, et voilà qu’il m’invite à l’aller voir. — Hem ! je vois la chose très-clairement, dit Dwining ; le ciel sourit à certaines conséquences funestes. Hé ! hé ! hé ! — N’importe, le piège est prêt, il s’y trouve une amorce qui l’attirerait hors d’un sanctuaire, quand une troupe armée l’attendrait à la porte. Cependant à peine si cela est nécessaire. L’ennui qu’il éprouve en face de lui-même aurait suffi pour cela. Prépare tout promptement ; tu viens avec nous. Écris-lui, puisque je ne puis le faire, que je me rends sur-le-champ à son ordre, et écris cela comme un clerc ; il sait lire, et c’est à moi qu’il le doit. — Il devra à votre vaillance beaucoup d’autres connaissances avant de mourir. Hé ! hé ! hé ! mais votre marché avec le duc d’Albany est-il bien sûr ? — Assez pour satisfaire mon ambition, ton avarice, et la vengeance de tous deux. Dans la barque, dans la barque ! Éviot, mets-y quelques flacons du meilleur vin, et quelques viandes froides. — Mais votre bras, sir John ? n’en souffrez-vous point ? — Les palpitations de mon cœur me font oublier la douleur de ma blessure ; il bat comme s’il voulait sortir de ma poitrine. — Le ciel nous en garde ! » dit Dwining, et il ajouta à voix basse : « Ce serait un étrange spectacle si cela arrivait ; je le disséquerais ; mais non, son enveloppe de pierre gâterait mes meilleurs instruments. »

En quelques minutes ils furent dans le bateau, tandis qu’un messager portait en toute hâte la réponse au prince.

Rothsay était assis auprès du connétable ; après le dîner, il paraissait soucieux et gardait le silence. Le comte venait de lui demander s’il lui plaisait qu’on desservît, quand un billet remis au prince changea tout à coup sa physionomie.

« Comme vous voudrez, dit-il ; j’irai au pavillon du jardin, toujours avec la permission de milord connétable, pour recevoir la visite de mon ex-grand écuyer. — Milord ? dit lord Errol. — Oui, milord ; faut-il vous demander deux fois votre permission ? — Non, sans doute, répondit le connétable ; mais Votre Altesse royale se rappelle-t-elle que sir John Ramorny ?… — Il n’est pas pestiféré, j’espère ? répondit le duc de Rothsay. Tenez, Errol, vous voudriez faire le geôlier sévère, mais cela n’est pas dans votre caractère. Adieu pour une demi-heure. — Nouvelle folie ! » dit lord Errol tandis que le prince ouvrait une porte de la salle au rez-de-chaussée, où ils étaient entrés dans le jardin ; « quelle folie de rappeler ce misérable ! mais il en est infatué. »

Cependant le prince se retournant, lui dit à la hâte :

« L’hospitalité de Votre Seigneurie voudra bien nous envoyer quelques flacons et une légère collation. J’aime à collationner al fresco de la rivière. »

Le connétable s’inclina et donna les ordres nécessaires, de manière que sir John trouva tous les préparatifs d’un repas, quand, au sortir de la barque, il entra dans le pavillon.

« Je suis affligé de voir Votre Altesse aux arrêts, » dit Ramorny, jouant parfaitement la compassion.

« Ton affliction me causera de la peine, dit le prince. Errol, qui est un homme loyal, m’a tellement fatigué par son air grave et quelques sermons, qu’il m’a forcé de revenir à toi, réprouvé que tu es. Si je n’ai rien de bon à attendre de toi, tu pourras au moins me procurer quelque amusement. Mais avant d’aller plus loin, ce qui s’est passé le mercredi des Cendres était une vilaine affaire, Ramorny ; j’espère bien que tu n’y étais pour rien. — Sur mon honneur, milord, c’est une méprise de cette brute de Bonthron ; je lui avais fait entendre qu’une bastonnade était bien due au drôle qui m’avait coupé la main ; et le coquin a fait une double bévue ; il a pris un homme pour un autre, et s’est servi de la hache au lieu du bâton. — Il est heureux que cela n’ait pas été plus loin. Quant au bonnetier, c’était peu de chose ; mais je ne t’aurais jamais pardonné si c’eût été l’armurier ; il n’a pas son égal dans la Grande-Bretagne. Mais j’espère que l’assassin a été pendu assez haut ? — Si trente pieds suffisent, répondit Ramorny. — Ne parlons plus de lui, dit Rothsay ; le nom de ce misérable donne au vin un goût de sang… Et quelles nouvelles de Perth, Ramorny ? que deviennent nos joyeuses filles et nos gaillards ? — La gaillardise ne fait pas grand bruit, milord, répondit le chevalier. Tous les yeux sont fixés sur Douglas le Noir, qui vient avec cinq mille hommes d’élite pour nous remettre tous dans le droit chemin, comme s’il marchait à un autre Otterburn[67]. On dit qu’il sera de nouveau lieutenant du royaume. Il est certain que beaucoup de gens se sont déclarés pour lui. — Il est temps alors que mes pieds soient libres ; autrement je pourrais avoir un geôlier pire qu’Errol. — Ah ! milord, si vous êtes une fois hors d’ici, vous pourrez lever la tête aussi hardiment que Douglas. — Ramorny, » dit le prince d’un ton grave, « je n’ai qu’un souvenir confus d’une horrible proposition que vous me fîtes récemment. Prends garde de me donner un conseil de ce genre. Je voudrais être libre. Je voudrais disposer à mon gré de ma personne ; mais je ne prendrai jamais les armes contre mon père, ni contre ceux à qui il lui plaît d’accorder sa confiance. — C’était seulement de la liberté personnelle de Votre Altesse que j’osais parler, répondit Ramorny ; si j’étais à la place de Votre Grâce, je me jetterais dans cette bonne barque qui est là sur le Tay, j’irais tranquillement dans le comté de Fife, où vous avez beaucoup d’amis, et je prendrais possession de Falkland. C’est un château royal ; et quoique le roi en ait fait don à votre oncle, quand même on ne pourrait pas contester cette concession, Votre Grâce peut bien se permettre de demeurer chez un si proche parent. — Il s’est bien permis autre chose avec moi, comme la terre de Reufrew peut le prouver. Mais n’ai-je pas entendu dire à Errol que lady Marjory Douglas, qu’on appelle duchesse de Rothsay, habite Falkland ? Je ne veux ni demeurer sous le même toit que cette dame, ni l’insulter en l’expulsant de son habitation. — Elle y était, milord ; mais je sais de bonne part qu’elle en est partie pour aller rejoindre son père. — Ah ! pour exciter Douglas contre moi ? ou peut-être pour lui demander de m’épargner, à condition que je viendrai à genoux la trouver dans son lit, comme les pèlerins disent que les émirs et les amiraux sont obligés de faire quand un soudan sarrasin leur accorde sa fille en mariage ? Ramorny, j’agirai d’après la maxime même de Douglas : « Il vaut mieux entendre chanter l’alouette que la souris crier. » Je tiendrai mes pieds et mes mains à l’abri des fers. — Nul endroit ne vous convient mieux que Falkland, répondit Ramorny ; j’ai assez d’hommes d’armes pour défendre la place ; et si Votre Altesse voulait le quitter, il faut très-peu de temps pour gagner la mer de trois côtés. — Cela est bien dit ; mais nous mourrons d’ennui là-bas. Pas de divertissements, pas de musique, pas de femmes ! Ah grand Dieu ! » s’écria le prince inconsidéré. — Pardon, noble duc ; quoique lady Majory Douglas en soit partie, comme une dame errante de roman, pour implorer l’appui de son illustre père, je puis dire qu’une femme plus aimable, et certainement plus jeune, se trouve maintenant à Falkland, ou, au moins, elle sera bientôt sur la route qui y conduit. Votre Altesse n’a pas oublié la Jolie Fille de Perth ? — Oublier la plus jolie fille d’Écosse ? Non, certes, pas plus que tu n’as oublié que tu as mis la main à l’expédition de Curfew-Street, la veille de la Saint-Valentin. — Que j’y ai mis la main ! Votre Altesse veut dire que je l’y ai laissée. Aussi vrai que je ne trouverai jamais cette main, Catherine Glover est ou sera bientôt à Falkland. Je ne veux point flatter Votre Altesse en vous disant qu’elle espère vous y trouver. À dire vrai, elle se propose de se mettre sous la protection de lady Majory. — La petite traîtresse ! dit le prince ; elle aussi se tourne contre moi ! Elle mérite punition, Ramorny. — Je pense que Votre Grâce lui infligera une douce punition. — Sur ma foi, il y a longtemps que je voudrais être son confesseur ; mais je l’ai toujours trouvée sur la réserve. — L’occasion vous a manqué, milord, et maintenant le même temps presse. — Je ne me sens que trop disposé à faire une folie ; mais mon père… — Il est en sûreté, et aussi libre qu’il peut jamais l’être, tandis que Votre Altesse… — Doit toujours porter des fers, quand ce ne serait que ceux de l’hymen, je le sais. Je vois venir Douglas conduisant sa fille, aussi hautaine, les traits aussi durs que lui, sauf les traces de l’âge. — Et dans la solitude, à Falkland est la plus jolie fille d’Écosse. Ici est la pénitence et la contrainte, là la joie et la liberté. — Tu l’emportes, sage conseiller, s’écria Rothsay ; mais songes-y bien, ce sera la dernière de mes folies. — Je l’espère ainsi ; car une fois en liberté, vous ferez un accommodement avec votre royal père. — Je veux lui écrire, Ramorny. Donne-moi ce qu’il faut pour écrire… Non, je ne puis mettre mes idées en ordre… Écris toi-même. — Votre Altesse royale oublie… » dit Ramorny en montrant son bras mutilé.

« Ah ! cette maudite main ! Comment ferons-nous ? — S’il plaît à Votre Altesse, répondit le conseiller, nous pourrions nous servir de la main du médecin Dwining ; il écrit comme un clerc. — Connaît-il les circonstances ?… est-il au fait ? — Il les connaît parfaitement, » répondit Ramorny ; et allant à la fenêtre, il appela Dwining, qui était dans la barque.

Le médecin s’avança devant le prince avec autant de précaution que s’il eût marché sur des œufs, les yeux baissés, et son corps semblant se retenir et se resserrer par l’effet de la crainte.

« Tenez, voici de quoi écrire ; je veux voir ce que vous savez faire. Vous savez de quoi il s’agit ; exposer ma conduite à mon père sous un jour favorable. »

Dwining s’assit, et en quelques minutes il écrivit une lettre qu’il présenta à sir John Ramorny.

« Il faut que le diable t’ait aidé, Dwining, dit le chevalier ; écoutez, milord :

« Mon père respecté et royal seigneur, je vous fais savoir que des motifs puissants me portent à quitter votre cour pour aller habiter à Falkland. Ce château appartient à mon très-cher oncle Albany avec qui je sais que Votre Majesté veut me voir vivre en toute familiarité, et d’ailleurs c’est la demeure d’une personne à laquelle j’ai été trop long-temps étranger, et à qui j’ai hâte de vouer la plus vive et la plus fidèle affection. »

Le duc de Rothsay et Ramorny rirent aux éclats, et le médecin qui avait écouté la lecture de sa lettre, comme si c’eût été son arrêt de mort, encouragé par leur approbation, leva les yeux, fit entendre à demi-voix son exclamation de joie, hé ! hé ! puis redevint grave et silencieux, comme s’il eût craint d’avoir passé les bornes du respect.

« Admirable ! dit le prince, admirable ! le vieillard entendra cela de la duchesse de Rothsay, comme on l’appelle. Dwining, tu devrais être à secretis de sa sainteté le pape, qui souvent, dit-on, a besoin de secrétaires qui sachent trouver des mots à double entente. Je signerai cette lettre, et j’aurai le mérite de l’avoir composée. — Et maintenant, milord, » dit Ramorny cachetant la lettre et la laissant sur la table, « ne venez-vous point dans la barque ? — Il faut d’abord que mon chambellan vienne avec mes habits et tout ce qui m’est nécessaire. Vous ferez bien aussi d’appeler mon écuyer tranchant. — Milord, le temps presse, et les préparatifs exciteront des soupçons. Vos officiers vous joindront demain ; et, pour ce soir, j’espère que mes humbles services vous suffiront à table et dans votre chambre. — Cette fois, c’est toi qui t’oublies, » dit le prince en touchant le bras blessé de Ramorny avec sa badine ; « songe donc que tu ne peux ni découper un chapon, ni nouer une aiguillette. Tu ferais un bon écuyer tranchant et un excellent officier de bouche. »

Ramorny frémit de rage et de douleur, car sa blessure était encore très-sensible, et un doigt dirigé vers elle le faisait trembler.

« Maintenant Votre Altesse veut-elle venir dans le bateau ? — Non pas sans avoir pris congé du lord connétable. Rothsay ne doit point s’échapper de la maison d’Errol comme un voleur d’une prison. Priez-le de venir. »

Le comte se rendit sur-le-champ au désir du prince.

« Je vous ai donné la peine de venir, milord, » dit Rothsay avec ce ton de courtoisie et de dignité qu’il savait si bien prendre, « pour vous faire mes remercîments de votre hospitalité et de votre compagnie. Je ne puis en jouir plus long-temps ; de pressantes affaires m’appellent à Falkland. — Milord, dit le lord connétable, j’espère que Votre Grâce voudra bien se rappeler qu’elle est sous ma garde. — Comment ! sous votre garde ? Si je suis prisonnier, parlez sans détour ; si je ne le suis pas, je prendrai la liberté de partir. — Je désirerais, milord, que Votre Altesse demandât à Sa Majesté la permission de faire ce voyage ; elle en sera fort mécontente. — Voulez-vous dire mécontente de vous, milord, ou de moi ? — J’ai déjà dit à Votre Altesse qu’elle est ici sous ma garde ; mais si vous êtes décidé à partir, je n’ai pas l’ordre, à Dieu ne plaise, d’user de force pour vous retenir. Je ne puis que supplier Votre Altesse, dans son intérêt même… — Je suis le meilleur juge de mes propres intérêts. Adieu, milord. »

Le prince entêté entra dans le bateau avec Dwining et Ramorny, et sans attendre personne, Éviot poussa au large le bateau qui descendit rapidement le Tay, avec l’aide d’une voile, des rames et du reflux.

Pendant quelque temps le duc de Rothsay parut silencieux et pensif, et ses compagnons n’interrompirent point ses réflexions. Enfin il leva la tête et dit : « Mon père ne hait point une plaisanterie, et il ne prendra pas celle-ci plus au sérieux qu’elle ne mérite ; il n’y verra qu’une folie de jeunesse qu’il traitera comme il a traité les autres. Voici, mes maîtres, le vieux château de Kinfauns qui s’élève sur le Tay avec son aspect refrogné. Maintenant dis-moi, Ramorny, comment as-tu fait pour tirer la Jolie Fille de Perth des mains de cet entêté de prévôt ; car, à ce que m’a dit Errol, le bruit courait qu’elle était sous sa protection. — Elle y était en effet, milord ; mais sir Patrick avait l’intention de la placer sous la protection de la duchesse, je veux dire de lady Marjory Douglas. Ce prévôt à tête dure, qui n’est après tout qu’une pièce de courage brut, a, parmi les gens de sa suite, comme beaucoup de gens de son espèce, un homme de quelque adresse dont il se sert dans toutes les affaires, et dont il considère généralement les suggestions comme ses propres idées. Quand je veux connaître les projets de quelque baron imbécile, je m’adresse à un pareil confident. Celui-ci s’appelle Kitt Henshaw, ancien marinier sur le Tay, et qui ayant autrefois été sur mer jusqu’à Campvère, a pour sir Patrick le respect dû à un homme qui a vu les contrées lointaines. J’ai mis cet agent dans mes intérêts, et, par son moyen, j’ai fait présenter divers motifs pour retarder le voyage de Catherine pour Falkland. — Mais dans quel dessein ? — Je ne sais s’il est sage à moi de vous le dire, dans la crainte que vous ne désapprouviez mes vues. Je voulais que les officiers de la commission contre l’hérésie trouvassent la Jolie Fille à Kinfauns, car notre beauté est une rebelle au respect dû à l’Église, et certes j’aurais désiré que le chevalier entrât pour sa part dans les amendes et confiscations qui seraient prononcées. Les moines eussent été assez aises de le tenir, vu les différentes discussions qu’ils ont eues avec lui pour la dîme du saumon. — Mais pourquoi voulais-tu ruiner le chevalier, et faire monter cette charmante fille sur le bûcher, peut-être ? — Bon, milord ! les moines ne brûlent jamais les jolies filles. Une vieille femme aurait pu courir quelque danger. Quant à milord prévôt, comme on l’appelle, quand ils auraient pris quelque chose de ses meilleures terres, c’eût été une réparation pour l’insulte qu’il m’a faite dans l’église de Saint-Jean. — Il me semble, John, que c’est là une basse vengeance, dit Rothsay. — Détrompez-vous, milord ; celui qui ne peut se servir de son bras doit user de son esprit. D’ailleurs cette chance m’a été enlevée par la déclaration du bon Douglas en faveur des consciences faibles. Et alors, milord, le vieux Henshaw n’a plus trouvé d’objection à faire à ce que la Jolie Fille de Perth se rendît à Falkland, non pour partager l’ennui de la société de lady Marjory, comme sir Patrick, et elle-même le pensait, mais pour empêcher Votre Altesse de s’ennuyer, quand Votre Altesse reviendra de chasser dans le parc. »

Il y eut alors un intervalle de silence, pendant lequel le prince semblait réfléchir profondément. Enfin il dit : « Ramorny, j’ai un scrupule en cette affaire, mais si je te le fais connaître, le démon du sophisme dont tu es possédé le détruira, comme il en a déjà détruit beaucoup d’autres. Cette fille est la plus belle que j’aie jamais vue ou connue, une seule exceptée, et Catherine me plaît d’autant plus qu’elle a des traits d’Élisabeth de Dunbar. Mais elle est fiancée, et sur le point de se marier avec Henri, l’armurier, artisan sans égal pour son habileté, et homme d’armes qui n’a pas encore trouvé son pareil, par-dessus le marché. Poursuivre cette intrigue, ce serait outrager trop fortement un brave garçon. — Votre Altesse n’espère pas que je sollicite en faveur d’Henri Smith, » dit Ramorny en regardant son bras blessé.

« Par Saint André et sa croix ! ton malheur te tient trop à cœur. D’autres se contentent de mettre le doigt dans le plat, tu y fourres la main tout entière. Cela est fait et ne peut se défaire, il faut l’oublier. — Milord, vous y faites allusion plus fréquemment que moi, répondit le chevalier, il est vrai que c’est pour vous en railler ; tandis que moi, je ne saurais me taire sur un sujet que je ne puis oublier. — Eh bien ! je le dirai donc que j’ai scrupule de mener cette intrigue jusqu’au bout. Te souviens-tu, quand nous fîmes ensemble la folie d’aller écouter le père Clément, ou plutôt d’aller voir cette jolie hérétique, qu’il parla d’une manière aussi touchante qu’aurait pu le faire un ménestrel sur le riche qui enlève l’unique brebis du pauvre ? — Voilà une grande affaire, vraiment, répondit sir John ; quand le fils aîné de la femme de ce rustre aurait pour père le prince d’Écosse, combien de comtes envieraient un pareil sort pour leurs jolies comtesses ? et combien ont eu le même avantage qui n’en dorment pas plus mal ? — Et, si je puis me permettre de parler, dit Dwining, les anciennes lois d’Écosse accordaient ce privilège à tous les seigneurs sur leurs vassales, quoique, par lâcheté, ou par besoin d’argent, beaucoup l’eussent échangé contre une autre redevance. — Je n’ai pas besoin d’argument pour me déterminer à être galant auprès d’une jolie femme ; mais Catherine a toujours été très-froide avec moi, dit le prince. — Milord, si vous, jeune, beau et prince, vous ne savez pas comment réussir auprès d’une femme, je n’ai plus rien à vous dire. — Et si je pouvais, sans trop d’audace, prendre la parole une seconde fois, dit le médecin, je dirais que tout le monde sait à Perth que Gow Chrom n’a jamais été un amant du choix de la jeune fille, mais imposé par son père. Je sais de science certaine qu’elle l’a refusé à plusieurs reprises. — Ma foi, si tu peux nous affirmer cela, le cas est tout différent, dit Rothsay ; Vulcain était forgeron, comme Henri du Wynd, il voulut épouser Vénus, et nos chroniques nous disent ce qu’il en arriva. — Puisse donc lady Vénus vivre et être adorée long-temps, reprit sir John, et bon succès au galant chevalier Mars qui va faire la cour à sa divinité. »

La conversation prit en quelques minutes une tournure très-gaie ; mais le duc de Rothsay changea bientôt de ton : « J’ai laissé là-bas, derrière moi, dit-il, l’air de ma prison, et cependant ma gaieté a de la peine à renaître. J’éprouve cette sorte d’abattement mélancolique, sans être désagréable, où l’on tombe, quand on est épuisé par l’exercice, ou rassasié par le plaisir. Quelques airs de musique se glissant dans notre oreille, et d’un ton assez bas pour ne pas faire lever les yeux, seraient un amusement digne des dieux. — Votre Grâce n’a qu’à exprimer ses désirs, et les nymphes du Tay lui sont aussi favorables que les jolies nymphes de la terre. Écoutez, un luth ! — Un luth ! » dit le duc de Rothsay écoutant, « c’en est un, et habilement touché. Je voudrais rappeler cette finale mourante… Avancez vers le bateau d’où part cette musique. — C’est le vieux Henshaw qui remonte le fleuve, dit Ramorny ; holà batelier ! »

Le batelier répondit, et s’approcha de la barque du prince.

« Oh ! oh ! une ancienne connaissance ! » dit le prince, en reconnaissant les traits et l’habillement de Louise, la chanteuse française : « Je crois que je te dois quelque chose, pour t’avoir au moins effrayée le jour de la Saint-Valentin. Viens dans cette barque avec ton luth, ton chien, ta mallette et tout ce que tu possèdes. Je te mettrai au service d’une dame, qui nourrira ton chien lui-même de poulets et de vin de Canaries. — J’espère que Votre Altesse considérera… dit Ramorny. — Je ne considérerai que mon plaisir, John. Je t’en prie, sois assez complaisant pour y songer aussi. — Est-ce vraiment au service d’une dame que vous me mettrez ? dit la fille de la gaie science ; et où demeure-t-elle ? — À Falkland, répondit le prince. — Oh ! j’ai entendu parler de cette grande dame ! dit Louise ; voudriez-vous, en vérité, me mettre au service de votre royale épouse ? — Oui, sur mon honneur oui, quand je la reconnaîtrai comme telle… remarque bien cette réticence, John, » dit-il à part à Ramorny.

Les personnes qui étaient dans le bateau entendirent ces paroles, et elles en conclurent qu’une réconciliation allait se faire entre les deux époux ; on engagea donc Louise à profiter de sa bonne fortune et à s’attacher à la duchesse de Rothsay. Néanmoins avant de laisser partir la musicienne, les gens de la barque lui offrirent une légère récompense pour l’exercice de ses talents.

Pendant ce moment de délai, Ramorny dit tout bas à Dwining : « Fais donc quelque objection, drôle ; cette addition à sa suite est tout à fait superflue. Cherche dans ton esprit, tandis que je vais parler à Henshaw. — Si je puis me permettre de parler, dit Dwining, en homme qui a étudié en Espagne et en Arabie, je vous dirai, milord, qu’une épidémie s’est déclarée à Édimbourg, et qu’il peut y avoir du danger à admettre cette femme errante si près de Votre Altesse. — Ah ! et qu’est-ce que cela te fait, si je veux être empoisonné par la peste ou par un apothicaire ? Faut-il que toi aussi tu contraries mes désirs !

Tandis que le prince réduisait ainsi Dwining au silence, sir John Ramorny avait saisi un instant pour apprendre d’Henshaw que le départ de la duchesse de Rothsay était encore enveloppé du plus profond secret, et que Catherine Glover arriverait le soir même à Falkland ou le lendemain matin, comptant bien se placer sous la protection de la noble dame.

Le duc, plongé dans ses réflexions, reçut cet avis si froidement, que Ramorny prit la liberté de lui faire une remontrance. « C’est jouer, lui dit-il, l’enfant gâté de la fortune. Vous désirez la liberté, elle vous arrive. Vous désirez une beauté, elle vous attend, tout juste dans le délai nécessaire pour rendre la faveur plus précieuse. Vos plus légers désirs même semblent une loi pour le destin ; vous demandez de la musique au moment où elle paraissait le plus éloignée, et le luth et la chanson se trouvent sous votre main. Il faut jouir de dons ainsi accordés, autrement on ressemble aux enfants gâtés qui brisent et rejettent loin d’eux les joujoux qu’ils n’ont obtenus qu’en pleurant. — Pour jouir du plaisir, Ramorny, répondit le prince, il faut avoir eu quelque peine, comme il faut jeûner pour avoir bon appétit. Nous qui avons tout à souhait, nous en jouissons peu quand nous le possédons. Vois-tu là-bas ce nuage épais, qui est prêt de tomber en pluie ? il me semble qu’il m’étouffe, les vagues me paraissent troubles et sombres ; les rivages ont perdu leur belle forme. — Pardon, milord ; mais vous vous abandonnez à votre vive imagination, comme un cavalier inhabile laisse un cheval fougueux se cabrer jusqu’à ce qu’il soit renversé et écrasé par sa monture. Je vous en prie, secouez cette léthargie. Faut-il que la chanteuse fasse un peu de musique ? — Oui, mais de la musique mélancolique : en ce moment les sons gais retentiraient mal à mon oreille. »

La jeune fille chanta une chanson mélancolique en français-normand. Les paroles, dont nous donnons l’imitation, étaient accompagnées d’un air non moins triste qu’elles :

Oui, tu peux aujourd’hui, de ton âme flétrie
Exhalant un soupir, voir encore une fois
El le ciel et la terre, et les eaux et les bois ;
Ta course est terminée, il faut quitter la vie.

Assieds-toi quand ton pouls bat avec plus d’effort ;
Qu’un prêtre à ton côté prononce sa prière,
Et que la cloche tinte un lent signal de mort :
Ta vie a fui, tu dois descendre dans la bière.

Ne sois point effrayé, ce n’est qu’un tremblement.
Un court accès de fièvre, et puis tout est de glace ;
Et de l’humanité s’arrête le tourment.
Car au sein de la mort tu vas prendre ta place.

Le prince ne fit aucune observation sur cette chanson ; et Louise, sur l’ordre de Ramorny, continua de faire entendre ses chants de temps à autre. Quand vint le soir, il tomba de la pluie ; ce fut d’abord comme une douce rosée, puis bientôt ce fut une averse furieuse, accompagnée d’un vent très-froid. Il n’y avait ni manteau ni rien qui pût servir à garantir le prince, et il refusa brusquement le manteau de Ramorny que celui-ci lui offrit.

« Ce n’est point à Rothsay à porter vos vieux habits, John. Cette neige fondue me pénètre jusqu’à la moelle des os, et, je la reçois par votre faute. Pourquoi vous êtes-vous obstiné à faire partir le bateau sans ma suite et mon bagage ? »

Ramorny ne tenta point de se disculper ; il savait que quand le prince était dans un de ses accès d’humeur, il aimait mieux l’exhaler à son aise sur un grief quelconque, que de se voir fermer la bouche par une excuse raisonnable. Le prince, tantôt gardant un sombre silence, tantôt exhalant d’amères reproches contre Ramorny, se trouva enfin dans un village de pêcheurs appelé Newburgh. Les voyageurs débarquèrent et trouvèrent des chevaux, que Ramorny avait fait tenir prêts depuis plusieurs jours. Ces pauvres animaux fournirent au prince un déluge de sarcasmes qu’il adressait à son ami, en y joignant très-souvent des railleries plus personnelles. Enfin ils partirent, au milieu des ténèbres et d’une pluie abondante ; le prince guidait la marche avec une rapidité téméraire. La chanteuse, à qui on avait donné un cheval par l’ordre exprès de Rothsay, suivait la petite caravane ; et heureusement elle était accoutumée à souffrir l’intempérie des saisons et à faire de longues routes à pied et à cheval ; elle supporta donc avec autant de fermeté que les hommes les fatigues de ce voyage nocturne. Ramorny était forcé de rester aux côtés du prince, craignant vivement que, par quelque caprice, il ne quittât tout à coup cette route, et qu’en se réfugiant dans la maison de quelque baron loyal, il ne parvînt à échapper au piège qu’on lui avait tendu. Aussi, pendant tout le voyage, sir John souffrit d’inexprimables douleurs de corps et d’esprit.

Enfin ils entrèrent dans la forêt de Falkland, et un rayon de la lune fit voir la sombre et vaste tour qui appartenait à la couronne, quoiqu’elle eût été cédée temporairement au duc d’Albany. À leur signal, le pont-levis s’abaissa ; des torches brillèrent dans la cour, des domestiques se présentèrent, et le prince, qu’on aida à descendre de cheval, entra dans un appartement où Ramorny le suivit avec Dwining, en le priant instamment de consulter le médecin. Le duc de Rothsay refusa d’en rien faire, et ordonna avec hauteur qu’on lui préparât un lit ; et après avoir resté quelque temps grelottant dans ses vêtements mouillés devant un foyer ardent, il se retira dans son appartement sans prendre congé de personne.

« Vous voyez l’humeur capricieuse de cet enfant, dit Ramorny à Dwining ; vous étonnerez-vous maintenant qu’un serviteur qui a fait autant que moi pour lui soit fatigué d’un tel maître ? — Non, vraiment, dit Dwining ; ce motif et la promesse du comté de Lindores suffisaient pour ébranler toute espèce de fidélité. Mais commencerons-nous ce soir avec lui ? Si l’œil et les joues ne sont pas trompeurs, il y a un germe de fièvre qui rend notre besogne facile, parce qu’elle semblera l’effet de la nature. — C’est une occasion perdue, dit Ramorny ; mais il faut différer jusqu’à ce qu’il ait vu cette beauté, Catherine Glover. Elle pourra attester par la suite qu’elle l’a vu bien portant et maître de ses actions peu de temps avant… Vous me comprenez ? »

Dwining fit signe que oui, et ajouta :

« Il n’y a pas de temps de perdu ; car il n’est pas difficile de flétrir une fleur qui a fleuri trop tôt. »


CHAPITRE XXXI.

L’ASSASSINAT.


Hélas ! c’était au fond un homme qui ne connaissait pas la honte, adonné à la débauche et aux joies impies : peu de choses trouvaient grâce devant ses yeux, sauf les femmes perdues, et des convives joyeux de haute ou de basse condition.
Byron.


Le lendemain matin, l’humeur du duc de Rothsay était changée. Il se plaignait, il est vrai, de souffrances et de la fièvre ; mais elles semblaient plutôt l’animer que l’accabler. Il était familier avec Ramorny, et bien qu’il ne parlât point de ce qui s’était passé la nuit précédente, il était évident qu’il désirait effacer du souvenir de ses compagnons la mauvaise humeur qu’il avait montrée. Il fut poli envers tous, et plaisanta avec Ramorny sur l’arrivée de Catherine.

« Comme la jolie prude sera surprise en se voyant au milieu d’une troupe d’hommes, quand elle s’attendait à être reçue parmi les cornettes et les chaperons des femmes de la suite de dame Marjory ! Tu n’as pas beaucoup de personnes du sexe dans ton château, je présume, Ramorny ? — Ma foi, sauf la chanteuse, il n’y a qu’une ou deux servantes dont nous ne pouvons nous dispenser. La chanteuse, du reste, demande avec inquiétude la dame au service de laquelle Votre Altesse a promis de la placer ; la renverrai-je, afin qu’elle cherche la duchesse à son aise ? — Point du tout ; Louise servira à amuser Catherine… Eh ! mais, écoute un peu : ne serait-il pas bien de recevoir cette charmante sainte avec une espèce de mascarade ? — Que voulez-vous dire, milord ? — Tu as la tête bien dure ; elle n’éprouvera point de désappointement, puisqu’elle espère trouver ici la duchesse de Rothsay… Je serai en même temps le duc et la duchesse. — Je ne comprends pas encore. — Personne n’est bête comme un homme d’esprit, dit le prince, quand il ne tombe pas tout d’abord sur la piste. La duchesse a mis autant de hâte à partir de Falkland que moi à y venir. Nous avons tous les deux laissé nos bagages derrière nous. Il y a ici dans la garde-robe, attenant à ma chambre à coucher, assez d’habits de femmes pour équiper tout un carnaval. Vois-tu, je jouerai le rôle de dame Marjory, couché sur le lit avec un voile de deuil et une guirlande de saule pour indiquer l’oubli de mon époux. Toi, John, tu auras l’air assez roide et empesé pour représenter sa dame d’honneur du Galloway, la comtesse Hermigild, et Dwining fera la vieille Hécate, sa nourrice ; seulement elle a plus de barbe sur la lèvre supérieure que Dwining n’en a sur toute la figure et même sur le crâne. Il prendra une barbe pour jouer son rôle convenablement. Prends tes servantes et les pages un peu passables que tu peux avoir ici pour faire mes femmes de chambre. Comprends-tu ? À l’œuvre sur-le-champ. »

Ramorny entra promptement dans l’antichambre et raconta à Dwining le dessein du prince.

« Vois à satisfaire les idées de ce fou, ajouta-t-il ; je ne me soucie guère de le voir, sachant ce qui va lui arriver. — Reposez-vous sur moi, » dit le médecin en haussant les épaules. « Quelle sorte de bouclier que celui qui peut égorger l’agneau, et n’ose l’entendre bêler ? — Ne crains pas que je faiblisse… Je ne peux oublier qu’il m’eût enfermé dans un cloître avec aussi peu de ménagement qu’il jetterait le tronçon d’une lance brisée. Va donc… mais attends un moment : avant de disposer cette cérémonie de carnaval, il faut trouver quelque moyen pour tromper ce cerveau épais de Charteris. Si on le laisse dans la croyance que la duchesse de Rothsay est encore ici, avec Catherine Glover attachée à sa suite, il est capable de venir offrir ses services, quand sa présence ici, comme je n’ai pas besoin de te le dire, aurait de grands inconvénients. Cela est même d’autant plus probable que quelques personnes donnent un nom assez tendre à la protection que le chevalier à tête de fer accorde à cette jeune fille. — Laissez-moi traiter avec lui sur cette donnée. Je lui enverrai une lettre en de tels termes, que d’ici à un mois il sera aussi disposé à faire un voyage en enfer qu’à Falkland. Pouvez-vous me dire le nom du confesseur de la duchesse ? — Waltheof, un frère gris. — Bien, je pars de là. »

En quelques minutes, car c’était un clerc fort habile, Dwining écrivit une lettre qu’il remit à Ramorny.

« Cela est admirable, et aurait fait ta fortune auprès de Rothsay. Je crois que j’aurais été trop jaloux pour t’introduire dans sa maison, si son jour n’était marqué. — Lisez tout haut, dit Dwining, afin que nous puissions juger si cela marche bien ; » et Ramorny lut les lignes suivantes : « Par ordre de haute et puissante princesse Marjory, duchesse de Rothsay, nous Waltheof, frère indigne de l’ordre de Saint-François, faisons savoir à toi, sir Patrick Charteris, chevalier de Kinfauns, que Son Altesse s’étonne que tu aies eu la témérité d’envoyer près d’elle une femme qui, sans aucune nécessité, a résidé dans ton propre château pendant plus d’une semaine, sans autre compagnie de son sexe que quelques servantes ; de laquelle résidence coupable le bruit s’est répandu dans les comtés de Fife, d’Angus et de Perth. Néanmoins Son Altesse, considérant la fragilité humaine, n’a pas fait fouetter cette fille impudique avec des orties, et ne l’a soumise à aucune pénitence. Seulement deux bons frères du couvent de Lindores, les pères Thickscull et Dundermore, ayant été appelés dans les montagnes pour une mission spéciale, Son Altesse a confié à leurs soins cette Catherine, pour la conduire à son père, qu’elle dit être actuellement au lac du Tay. Elle trouvera là une position plus convenable à ses qualités et à ses habitudes, qu’au château de Falkland, tant que Son Altesse la duchesse de Rothsay l’habite. Elle a chargé les deux révérends Pères de tâcher de faire sentir à la jeune fille l’horreur du péché d’incontinence, et elle vous recommande, à vous, de vous confesser et de faire pénitence… Signé : Waltheof, par ordre de la haute et puissante princesse, etc. »

Ramorny s’écria en finissant : « Excellent ! excellent ! Cette rebuffade inattendue rendra Charteris fou. Il a fait depuis longtemps une sorte d’hommage à lady Marjory, et se voir ainsi soupçonné d’incontinence, quand il espérait avoir tout l’honneur d’une action charitable, le confondra complètement. Comme tu le dis, il se passera du temps avant qu’il ne vienne ici chercher la jeune fille, ou présenter ses hommages à la dame. Songe maintenant à la mascarade, tandis que je vais m’occuper des moyens de terminer le spectacle pour toujours. »

Il était une heure avant midi quand Catherine, escortée par le vieux Henshaw et un valet du chevalier de Kinfauns, arriva devant la tour seigneuriale du château de Falkland. La vaste bannière qui y flottait portait les armes de Rothsay ; les domestiques qui parurent avaient la livrée du prince, et tout appuyait ainsi l’idée que la duchesse y résidait encore. Le cœur de Catherine tressaillit, car elle avait entendu dire que la duchesse avait l’orgueil aussi bien que le haut courage de la maison de Douglas, et elle conçut quelque crainte sur l’accueil qu’elle allait recevoir. En entrant dans le château, elle remarqua que le nombre des domestiques était moins grand qu’elle ne s’y attendait ; mais comme la duchesse vivait dans une profonde retraite elle ne s’en étonna point. Dans une espèce d’antichambre elle rencontra une vieille femme, petite, qui semblait courbée par l’âge, et qui s’appuyait sur un bâton d’ébène.

« Vous êtes la bien venue, jolie fille, dit-elle à Catherine, dans une maison d’affliction, je puis le dire ; et j’espère (continua-t-elle en la saluant de nouveau) que vous serez une consolation pour ma précieuse et royale fille la duchesse. Asseyez-vous, mon enfant, pendant que j’irai voir si milady peut vous recevoir. Ah ! mon enfant, vous êtes bien aimable, si Notre-Dame vous a donné une âme aussi belle que votre corps. »

En parlant ainsi, la prétendue vieille femme se traîna dans l’appartement voisin, où elle trouva Rothsay dans son déguisement, et Ramorny, qui avait évité de prendre part à la mascarade, dans son costume ordinaire.

« Tu es un précieux drôle, sire docteur, dit le prince ; sur mon honneur, je crois que tu trouverais moyen de remplir tous les rôles à toi seul, même celui d’amoureux. — Si c’était pour en éviter la peine à Votre Altesse, » dit le médecin avec son rire ordinaire.

« Non, non, dit Rothsay ; je n’aurai jamais besoin de ton aide. Et dis-moi maintenant… Quel air ai-je, ainsi arrangé sur le lit ? ressemblé-je bien à une dame languissante ? — Vous avez le teint un peu trop beau et les traits trop doux, pour ressembler à lady Marjory Douglas, si j’ose parler ainsi, répondit le médecin. Éloigne-toi, drôle, et fais entrer cette belle statue ; ne crains pas qu’elle se plaigne que je suis efféminé ; et toi, Ramorny, sors aussi. »

Comme le chevalier quittait la chambre par une porte, la fausse vieille introduisait Catherine Glover par l’autre. La pièce était tellement sombre que Catherine vit une femme étendue sur le lit, sans concevoir aucun soupçon. — Est-ce là cette jeune fille ? » demanda Rothsay d’une voix qui était naturellement douce, et qu’il eut soin d’adoucir encore ; « qu’elle approche, Grisalda, et vienne nous baiser la main. »

La feinte nourrice conduisit la jeune fille, tremblante, auprès du lit, et lui fit signe de s’agenouiller ; Catherine le fit, et baisa, avec respect et simplicité, la main couverte d’un gant que lui présenta la fausse duchesse.

« Rassurez-vous, dit la même voix harmonieuse ; vous voyez en moi un triste exemple de la vanité des grandeurs humaines. Heureux, mon enfant, ceux que leur rang place au-dessus des orages politiques ! »

En parlant ainsi, Rothsay jeta ses bras autour du cou de Catherine, et l’attira à lui, comme pour lui donner une preuve de bienveillance en l’embrassant. Mais le baiser fut appliqué avec une ardeur qui dépassait tellement le rôle de protectrice, que Catherine, croyant que la duchesse avait perdu l’esprit, poussa un cri.

« Paix, folle ! c’est moi, David de Rothsay. »

Catherine jeta un regard autour d’elle ; la nourrice était sortie, et le duc s’étant débarrassé de son déguisement, elle se vit au pouvoir d’un jeune libertin audacieux.

« Maintenant que le ciel me protège ! dit-elle ; et il me protégera si je ne m’abandonne point moi-même. »

Cette résolution s’étant présentée à son esprit, elle retint ses cris, et s’efforça de cacher ses craintes autant que possible.

« La plaisanterie est finie, » dit-elle avec autant de fermeté qu’elle en put prendre ; « puis-je supplier Votre Altesse de me laisser aller, » car il la tenait encore par le bras.

« Ne faites pas d’efforts, ma jolie captive ; que craignez-vous de moi ? — Je ne fais aucun effort, milord ; puisqu’il vous plaît de me retenir, je ne veux pas, en luttant, vous porter à user de violence, et vous donner occasion de vous repentir quand vous aurez eu le temps de la réflexion. — Quoi, traîtresse ! vous m’avez tenu captif des mois entiers, et vous ne voulez pas que je vous retienne un seul instant ! — Ce serait là de la galanterie, milord, si nous étions dans les rues de Perth, où je pourrais vous écouter ou me retirer, suivant mon bon plaisir ; mais ici c’est de la tyrannie. — Et si je vous laisse partir, où vous enfuirez-vous ? dit Rothsay ; les ponts-levis sont levés, les herses baissées et les hommes de ma suite sont singulièrement sourds aux cris d’une jeune fille. Soyez donc plus traitable, et vous verrez ce que c’est que d’obliger un prince. — Lâchez-moi, milord, et laissez-moi en appeler de vous-même à vous-même… de Rothsay au prince d’Écosse. Je suis la fille d’un humble, mais honnête citoyen ; je suis presque l’épouse d’un brave et honnête homme. Si j’ai donné à Votre Altesse quelque encouragement pour agir de la sorte, je l’ai donné à mon insu. Après cela, je vous supplie de ne point user de votre pouvoir sur moi, et de me laisser partir. Votre Altesse ne peut rien obtenir de moi que par des moyens également indignes d’un chevalier et d’un homme. — Vous êtes hardie, Catherine, dit le prince ; mais, comme chevalier et comme homme, je ne puis me dispenser d’accepter un cartel. Je dois vous apprendre ce qu’on risque à faire de pareils défis. »

En parlant ainsi, il s’efforça de jeter de nouveau ses bras autour d’elle ; mais elle l’évita et elle reprit avec la même fermeté :

« J’ai autant de force, milord, pour me défendre dans une lutte honorable, que vous pouvez en avoir pour m’attaquer par des vues honteuses. Ne nous déshonorons point tous deux en me forçant au combat. Vous pouvez me briser les membres, ou appeler quelqu’un à votre aide pour me terrasser, mais autrement vous ne viendrez pas à bout de vos desseins. — Pour quelle brute me prenez-vous ? dit le prince. Je ne veux employer que la force nécessaire pour donner à une femme une excuse de sa propre faiblesse. »

Et il s’assit un peu ému.

« Alors réservez-la, dit Catherine, pour des femmes qui désirent de pareilles excuses. Ma résistance est celle de l’esprit le plus ferme que l’amour de l’honneur et la crainte de la honte puissent inspirer. Hélas ! milord, si vous réussissiez, vous briseriez tous les liens qui m’attachent à la vie, et tous ceux qui vous attachent à l’honneur. J’ai été amenée ici par une perfidie et par des ruses que j’ignore ; mais si je dois en partir déshonorée, ce sera pour dénoncer le destructeur de mon bonheur dans tous les pays de l’Europe. Je prendrais en main le bâton de pèlerin, et partout où la chevalerie est en honneur, partout où le nom de l’Écosse a été prononcé, je proclamerais l’héritier de cent rois, le fils du bon Robert Stuart, le descendant de l’héroïque Bruce, pour un homme perfide, sans foi, indigne de la couronne qu’il attend, et des éperons qu’il porte. Chaque femme, dans la vaste étendue de l’Europe, trouvera votre nom déshonorant pour ses lèvres… chaque chevalier vous tiendra pour félon, parjure au premier vœu de la chevalerie, la protection des femmes et la défense des faibles. »

Rothsay se leva, et la regardant d’un air mêlé de ressentiment et d’admiration : « Vous oubliez à qui vous parlez, jeune fille. Sachez que la distinction que je veux vous accorder, cent femmes dont vous êtes née pour porter la robe l’accepteraient avec gratitude. — Encore une fois, milord, gardez ces faveurs pour celles qui les prisent ; ou plutôt réservez votre temps et votre santé pour de plus nobles entreprises, pour la défense de votre pays et le bonheur de vos sujets. Hélas ! milord, avec quelle joie le peuple vous reconnaîtrait-il pour son chef ! Avec quelle joie il se presserait autour de vous, si vous lui témoigniez le désir de le défendre contre l’oppression des puissants, la violence de ceux qui méprisent les lois, la séduction des méchants, et la tyrannie des hypocrites ! »

Le duc de Rothsay, dont les sentiments vertueux s’éveillaient aussi facilement qu’ils s’évanouissaient, fut vivement ému de l’enthousiasme avec lequel elle parlait : « Pardonnez-moi si je vous ai effrayée, Catherine, dit-il, vous avez l’esprit trop élevé pour être le jouet d’un plaisir passager, et je m’étais mépris en pensant le contraire ; et moi, quand même votre naissance répondrait à la générosité de votre cœur et à votre beauté extraordinaire, je n’aurais pas de cœur à vous donner ; car ce n’est que l’hommage d’un cœur qu’on peut vous offrir. Mes espérances ont été flétries, Catherine. La seule femme que j’aie jamais aimée m’a été enlevée par un caprice politique, et une femme m’a été imposée, que je délesterais à jamais, eût-elle même la douceur et la bonté qui peuvent seules rendre une femme aimable à mes yeux. Ma santé s’éteint dès ma première jeunesse, et tout le bonheur qui me reste, c’est de cueillir le peu de fleurs que le court passage de la vie au tombeau pourra maintenant me présenter. Voyez mes joues desséchées, sentez mon pouls intermittent, ayez pitié de moi, et pardonnez-moi, si, lésé et dépouillé dans mes droits comme prince et comme homme, j’éprouve de temps en temps de l’indifférence pour les droits des autres, et me laisse aller au désir de satisfaire mes passions du moment. — Oh ! milord, » s’écria Catherine avec l’enthousiasme qui lui était particulier. « Je vous appellerai mon cher lord… car l’héritier de Bruce doit être cher à tout enfant de l’Écosse… ne me parlez pas ainsi, je vous en conjure ! Votre glorieux aïeul supporta l’exil, la persécution, la famine, les dangers d’une guerre inégale, pour affranchir son pays. Montrez le même courage pour vous affranchir vous-même. Arrachez-vous à ceux qui s’ouvrent le chemin des grandeurs en entretenant vos faiblesses. Méfiez-vous de ce perfide Ramorny ! vous ne le connaissez pas, j’en suis sûre ; vous ne pouvez le connaître. Mais le misérable qui, pour presser une fille de consentir à son déshonneur, osa menacer la vie de son vieux père, est capable de tout ce qu’il y a d’infâme, de tout ce qu’il y a de perfide. — Ramorny a-t-il donc fait cette menace ? dit le prince. — Oui, milord, il n’oserait le nier. — J’y songerai, répondit le duc. J’ai cessé de l’aimer ; mais il a beaucoup souffert pour moi, et il faut que ses services soient honorablement récompensés. — Ses services ! oh ! milord ; si les chroniques disent vrai, de tels services perdirent Troie et donnèrent aux infidèles la possession de l’Espagne. — Paix ! jeune fille ; parlez avec plus de réserve, je vous prie, » dit le prince en se levant ; « notre conférence est finie. — Encore un mot, milord duc de Rothsay, » dit Catherine avec chaleur : tandis que sa belle physionomie ressemblait à celle d’un ange descendu du ciel pour avertir un mortel. « Je ne puis vous dire ce qui m’inspire de parler si hardiment, mais le feu brûle dans mon cœur, et il faut qu’il en sorte. Quittez ce château à l’instant même ; l’air qu’on y respire est funeste pour vous ! Renvoyez ce Ramorny avant que le jour soit plus vieux de dix minutes ! Sa compagnie est très-dangereuse. — Quelle raison avez-vous pour parler ainsi ? — Aucune que je puisse dire, » répondit Catherine confuse de sa propre vivacité ; « aucune peut-être, si ce n’est mes craintes pour votre sûreté. — L’héritier de Bruce ne doit pas prêter l’oreille à des craintes vagues… holà ! quelqu’un ici. »

Ramorny entra et salua respectueusement le duc et la jeune fille, que peut-être il considérait au moment d’être élevée au grade de sultane favorite, et par conséquent comme ayant droit à une obéissance respectueuse.

« Ramorny, dit le prince, y a-t-il ici une femme honnête qui puisse servir de compagne à cette jeune fille jusqu’à ce que nous la renvoyions où elle peut désirer d’aller ? — Je crains, répliqua Ramorny, si Votre Altesse me permet de dire la vérité, que les honnêtes femmes ne soient pas communes dans cette demeure, et, pour parler avec franchise, je crois que la chanteuse est la plus décente de nous tous. — Qu’elle fasse donc compagnie à cette jeune personne, faute de mieux… Prenez patience, jeune fille, pour quelques heures. »

Catherine se retira.

« Comment, milord, vous séparez-vous si vite de la Jolie Fille de Perth ? c’est en vérité abuser de la victoire. — Il n’y a ici ni victoire ni défaite, » répondit le prince sèchement ; « la jeune fille ne m’aime pas, et je n’ai pas assez d’amour pour elle pour prendre la peine de vaincre ses scrupules. — Le chaste Malcom, la Vierge, revit dans un de ses descendants ! dit Ramorny. — De grâce, monsieur, faites trêve d’esprit ou choisissez un autre sujet pour vos plaisanteries. Il est midi, je crois, et vous m’obligerez en ordonnant qu’on serve le dîner. »

Ramorny sortit ; mais Rothsay crut remarquer un sourire sur ses traits. Être en butte aux satires de cet homme, c’était pour le prince une humiliation cruelle, néanmoins il invita le chevalier à dîner avec lui, et accorda le même honneur à Dwining. La conversation fut gaie et même licencieuse ; le prince lui-même encourageait ce ton, comme s’il eût voulu contrebalancer la sévérité de sa conduite du matin, que Ramorny, qui avait lu les anciennes chroniques, eut l’audace de comparer à la continence de Scipion.

Le banquet, malgré la faible santé du duc, se prolongea fort tard et bien au-delà des bornes de la tempérance. Soit uniquement l’effet de la force du vin qu’ils avaient bu, ou soit effet de la faiblesse de sa constitution, soit, ainsi qu’il est probable, que le dernier verre de vin qu’il prit eût été falsifié par Dwining, le prince, vers la fin du repas, tomba dans un sommeil léthargique dont il parut impossible de le réveiller. Sir John Ramorny et Dwining le portèrent à sa chambre avec l’assistance d’une troisième personne que nous nommerons dans la suite.

Le lendemain matin, on annonça que le prince était atteint d’une maladie contagieuse, et que, pour empêcher qu’elle ne se répandît dans la maison, personne ne serait admis auprès de lui, si ce n’est son ci-devant écuyer, le médecin Dwining et le domestique dont on a parlé précédemment. L’un d’eux semblait toujours rester dans l’appartement, tandis que les deux autres, dans leur communication avec le reste de la maison, observaient des précautions rigoureuses, de manière à confirmer la croyance que le prince était réellement atteint d’une maladie contagieuse.


CHAPITRE XXXII.

L’ÉVASION.


Pendant les ennuyeuses soirées d’hiver, assieds-toi près du feu, avec de bonnes vieilles gens, et fais-toi raconter par eux les histoires des âges funestes depuis long-temps passés ; puis, avant de leur souhaiter le bonsoir pour leur payer tous ces récits douloureux, tu leur raconteras, toi, ma chute déplorable.
Shakspeare. Richard II.


Le destin du malheureux prince d’Écosse avait été bien différent de ce qu’on rapportait publiquement dans la ville de Falkland. Son oncle ambitieux avait résolu sa mort comme un moyen de renverser la première et la plus redoutable barrière qui s’élevait entre sa propre famille et le trône. Jacques, second fils du roi, n’était qu’un enfant dont on aurait le temps de se débarrasser à loisir. Les vues d’élévation de Ramorny et le ressentiment qu’il avait conçu contre son maître, en avaient fait un agent zélé pour la destruction du jeune Rothsay. La cupidité de Dwining, et sa méchanceté naturelle l’y rendaient bien disposé. Il avait été résolu, avec la plus froide et la plus prudente cruauté, qu’on éviterait soigneusement tous les moyens qui laisseraient des traces de violence, et qu’on laisserait la vie s’éteindre d’elle-même, par l’action des privations de toute espèce sur une constitution fragile et affaiblie. Le prince d’Écosse ne devait pas être assassiné, comme Ramorny l’avait dit dans une autre occasion… il devait seulement cesser de vivre.

La chambre à coucher de Rothsay, dans le château de Falkland, convenait parfaitement à l’exécution de cet horrible projet. Un petit escalier étroit, dont on connaissait à peine l’existence, communiquait, par une trappe, de cette chambre dans les cachots souterrains du château, où l’on pénétrait à l’aide d’un passage dont se servait le seigneur féodal pour visiter les habitants de ces misérables régions. Ce fut par cet escalier que les scélérats descendirent le prince plongé dans un profond sommeil, dans le souterrain le plus profond du château, et creusé si avant dans les entrailles de la terre, que ni cris ni gémissements ne pouvaient se faire entendre au-dehors ; d’ailleurs la solidité de la porte et les serrures auraient fait une longue résistance quand on aurait pu parvenir à en découvrir l’entrée. Bonthron, qui avait été sauvé de la potence dans ce dessein, était l’instrument volontaire de l’horrible trahison de Ramorny contre le prince qu’il avait égaré par ses conseils.

Ce misérable retourna au cachot au moment où la léthargie du prince commençait à se dissiper, et où, revenant à lui-même, il se sentait pénétré d’un froid mortel, incapable de faire un mouvement, et chargé de chaînes qui lui permettaient à peine de se remuer sur le lit de paille où il était étendu. Sa première idée fut qu’il faisait un rêve terrible… la seconde fut un sentiment confus de la vérité. Il appela, cria… poussa des hurlements frénétiques ; mais aucun secours n’arriva, et la voûte du cachot répondit seule à ses cris. L’infernal Bonthron entendit ces vociférations du désespoir, et il les accepta comme un dédommagement des sarcasmes et des invectives par lesquelles Rothsay avait exprimé son aversion naturelle contre lui. Quand le malheureux jeune homme, épuisé et sans espérance, garda enfin le silence, le scélérat résolut de se présenter aux yeux de son prisonnier ; les verrous furent tirés, la porte s’ouvrit. Le prince se leva autant que ses fers le lui permettaient… Une lumière rougeâtre, qui le força de fermer les yeux, pénétra sous la voûte ; et, quand il les rouvrit, il aperçut l’horrible figure d’un homme qu’il avait tout lieu de croire mort. Il tomba à la renverse saisi d’horreur. « Je suis jugé et condamné, s’écria-t-il, et le plus affreux démon a été envoyé pour me tourmenter. — Je suis vivant, milord, dit Bonthron ; et pour que vous puissiez vivre et que vous jouissiez de la vie, veuillez bien vous asseoir et prendre quelque nourriture. — Délivre-moi de ces fers, dit le prince… tire-moi de ce cachot, et quoique tu ne sois qu’un misérable chien, je ferai de toi l’homme le plus riche de l’Écosse. — Quand vous me donneriez en or le poids de vos fers, j’aimerais mieux voir les chaînes autour de vous que de posséder moi-même le trésor !… Mais regardez… vous aviez coutume d’aimer la bonne chère… voyez ce que j’ai préparé pour vous. » Le scélérat, avec un sourire infernal, ouvrit une pièce de cuir qui recouvrait un paquet placé sous son bras, et, faisant passer et repasser sa lumière sur cet objet, il fit voir au malheureux prince une tête de bœuf récemment séparée du corps, ce qui est regardé en Écosse comme un signe de mort certaine. Il la plaça au pied du lit ou plutôt de la litière sur laquelle le prince était couché. « Ménagez votre pitance, dit-il ; probablement il se passera bien du temps avant que vous fassiez un autre repas. — Dites-moi un mot seulement, misérable ! s’écria le prince ; Ramorny connaît-il cette trahison ? — Comment sans cela eût-on pu vous apporter ici ? Pauvre bécasse, vous voilà pris au piège ! » répondit le meurtrier. En parlant ainsi, il referma la porte, les verrous retentirent, et le malheureux prince resta dans l’obscurité, seul, en proie au désespoir. « mon père !… mon père, vous fûtes prophète !… le bâton sur lequel je m’appuyais est devenu un javelot !… » Nous ne nous étendrons pas sur les heures, sur les jours qu’il passa ensuite en proie aux tourments du corps et aux angoisses de l’esprit.

Mais la volonté du ciel n’était pas qu’un si grand crime fût commis impunément.

Catherine Glover et la chanteuse, quoique négligées par les autres habitants du château, qui semblaient occupés uniquement de recueillir des nouvelles sur la maladie du prince, ne purent cependant obtenir la permission de quitter le château, jusqu’à ce qu’on eût vu comment se terminerait cette maladie alarmante, et si elle était véritablement contagieuse. Condamnées à la société l’une de l’autre, ces deux malheureuses femmes devinrent compagnes, sinon amies, et leur union devint plus intime quand Catherine eut découvert que c’était la même jeune fille au sujet de laquelle Henri Smith avait encouru son déplaisir. Elle écouta alors la complète justification de son amant, et entendit avec bonheur les louanges que Louise prodiguait à son généreux protecteur. D’un autre côté, la chanteuse, qui sentait la supériorité du rang et du caractère de Catherine, revenait avec plaisir sur un sujet qui paraissait lui plaire, et elle consacrait le souvenir de sa reconnaissance dans la petite ballade de Vaillant et fidèle, qui fut longtemps populaire parmi les Écossais :

Oui, le brave Écossais, vrai sous son bonnet bleu,
Jamais de l’ennemi n’a redouté le feu ;
Son cœur d’un cœur guerrier fut toujours le modèle,
Son bras à son épée est constamment fidèle.
Courez de la Bretagne au pays de l’Hébreu,
Mais vive encor pour moi, vive le bonnet bleu !
De l’Allemand j’ai vu s’exercer la vaillance.
J’ai vu se déployer des chevaliers de France
La valeur sans rivale et riche en beaux exploits,
L’Anglais brandir l’épée et vider son carquois ;
Que le Français, l’Anglais l’emportent à vos yeux :
Vivent toujours pour moi, vivent les bonnets bleus !

En un mot, quoique la profession peu honorable de Louise eût été, en toute autre circonstance, un motif qui eût empêché Catherine d’en faire volontairement sa compagne, cependant forcée de vivre avec la jeune musicienne, la Jolie Fille de Perth trouvait en elle une compagne modeste et prévenante.

Elles vécurent de la sorte quatre à cinq jours, et afin d’éviter autant que possible les regards, et peut-être les propos grossiers des domestiques à l’office, elles préparaient leurs repas dans leur propre appartement. Cependant il y avait des relations absolument nécessaires avec les domestiques ; et Louise plus accoutumée aux expédients, plus hardie par nécessité, et désirant surtout plaire à Catherine, Louise se chargeait de demander à l’intendant les vivres indispensables, et de les apprêter avec l’adresse naturelle à ses compatriotes.

La chanteuse était sortie dans ce dessein le sixième jour, un peu avant midi ; le désir de respirer un air frais, l’espoir de trouver quelques herbes potagères, ou au moins une ou deux fleurs printanières pour en décorer leur table, la conduisit dans le petit jardin dépendant du château. Elle rentra dans l’appartement qu’elle occupait avec sa compagne, le visage pâle comme la mort, et agitée comme la feuille du tremble. Sa terreur se communiqua aussitôt à Catherine, qui pouvait à peine trouver des paroles pour lui demander quels malheurs étaient arrivés.

Le duc de Rothsay est-il mort ?

— Pire que cela ! on le fait mourir de faim. — Vous êtes folle, Louise. — Non, non, non, non, » répondit-elle sans prendre haleine, et entassant les mots les uns sur les autres avec tant de rapidité, que Catherine pouvait à peine les comprendre. « J’étais allée chercher des fleurs pour orner la table, parce que vous aviez dit hier que vous les aimiez… mon pauvre petit chien s’enfonça dans un buisson d’ifs et de houx qui croissent sur de vieilles ruines près des murs du château, et il revint à moi en jappant et en grognant. Je m’avançai pour voir quelle en pouvait être la cause, et j’entendis un gémissement, comme celui d’un homme à l’agonie, mais si faible qu’il semblait sortir des entrailles même de la terre ; enfin je découvris qu’il partait d’une petite fente dans le mur, qui était recouverte de lierre. J’appliquai mon oreille à l’ouverture, et j’entendis la voix du prince prononcer distinctement : « Je ne puis plus aller long-temps ! » et elle murmura quelque chose qui semblait être une prière. — Miséricorde céleste !… Lui avez-vous parlé ? — Je lui ai dit : Est-ce vous, milord ? » et il m’a répondu : « Qui me donne ce nom par dérision ? » Je lui demandai si je pouvais le secourir ; et il me répondit d’une voix que je n’oublierai jamais… « Du pain… du pain… je meurs de faim !… » Je suis accourue pour vous dire cela… que faut-il faire ? Donnerons-nous l’alarme dans la maison ? — Hélas ! ce serait plutôt le moyen de hâter sa mort que de le sauver, répondit Catherine. — Et que ferons-nous donc ? — Je ne sais pas encore, » répliqua Catherine, prompte et hardie dans les occasions importantes, quoique inférieure à sa compagne pour imaginer les expédients dans des circonstances ordinaires. « Je ne sais pas encore, mais nous ferons quelque chose… Le descendant de Bruce ne mourra pas sans que nous tâchions de le secourir. »

En parlant ainsi, elle saisit le petit vase qui contenait leur soupe, et la viande qui avait servi à la faire, enveloppa dans son plaid quelques gâteaux qu’elle avait fait cuire, et ordonnant à sa compagne de prendre une jatte de lait qui devait aussi faire partie de leur dîner, et de la suivre, elle se dirigea vers le jardin.

« Ah, ah ! notre belle vestale va se promener, » dit le seul homme qu’elle rencontra ; c’était un domestique de la maison ; mais Catherine passa sans lui répondre, et arriva au petit jardin sans autre interruption.

Louise lui indiqua un tas de ruines recouvert par des broussailles, et tout près du mur du château. C’étaient sans doute les ruines d’un bâtiment en saillie, et dans lequel venait aboutir l’étroit passage qui communiquait au cachot, et qui avait été pratiqué pour y donner de l’air. L’ouverture avait été un peu élargie par la ruine du bâtiment, et laissait pénétrer dans le cachot un faible rayon de lumière, quoique ceux qui ne le visitaient qu’avec des torches ne s’en aperçussent pas.

« C’est le silence de la mort, » dit Catherine après avoir écouté attentivement quelques minutes. « Dieu du Ciel ! il est mort ! — Il faut hasarder quelque chose, » reprit Louise, et elle promena ses doigts sur les cordes de sa guitare.

Un soupir fut la seule réponse qui sortit de la profondeur du souterrain ; Catherine alors tenta de parler : « Je suis ici, milord… je suis ici avec des provisions de bouche.

« Ah ! Ramorny ! cette plaisanterie vient trop tard, je me meurs. » Telle fut la réponse du prince.

Il a perdu la raison, pensa Catherine, et ce n’est pas étonnant ; mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. — C’est moi, milord, Catherine Glover, j’ai de la nourriture avec moi, si je pouvais vous la faire passer ? — Le ciel vous bénisse ! je pensais que la vie était éteinte en moi ; mais je la sens tressaillir encore au nom de nourriture. — En voici, milord, en voici ; mais comment, ah ! comment vous la faire passer ? Le trou est si étroit, le mur si épais. Cependant il faut trouver un moyen… Je l’ai trouvé ! Vite, Louise ; coupez-moi une branche de saule, la plus longue que vous pourrez trouver. »

La chanteuse obéit, et à l’aide d’une fente à l’extrémité de la baguette, Catherine transmit au prince plusieurs morceaux de gâteaux, qu’elle avait trempés dans le bouillon, pour qu’ils servissent en même temps de nourriture et de boisson.

L’infortuné jeune homme mangea un peu et avec peine ; mais il appela les bénédictions du ciel sur la tête de sa bienfaitrice. « Je vous avais destinée, dit-il, à être la victime de mes coupables plaisirs, et vous tentez de me sauver la vie ! Mais, fuyez, veillez à votre sûreté. — Je reviendrai avec de la nourriture, aussitôt que j’en trouverai l’occasion, » répondit Catherine, au moment même où Louise la tirait par la manche, et lui faisait signe de garder le silence et de se cacher.

Toutes deux se couchèrent parmi les ruines, et elles entendirent Ramorny et Dwining qui s’entretenaient ensemble.

« Il est plus robuste que je ne l’aurais cru, » dit le premier, d’une voix basse et rauque. « Combien de temps se prolongea la vie de Dalwolsy, quand le chevalier de Liddesdale le tint enfermé dans son château de l’Ermitage ? — Quinze jours, répondit Dwining ; mais c’était un homme vigoureux, et il trouva quelque assistance dans le grain qui tombait d’un grenier situé au-dessus de sa prison. — Ne vaudrait-il pas mieux en finir plus vite ? Douglas le Noir vient de ce côté. Il n’est pas dans le secret de d’Albany : il demandera à voir le prince ; il faut que tout soit fini avant qu’il arrive. »

Ils continuèrent, en s’éloignant, leur horrible conversation.

« Regagnons la tour, » dit Catherine à sa compagne, quand elle les vit hors du jardin. « J’avais formé un plan pour m’échapper… Je veux le faire servir afin de sauver le prince. La laitière entre ordinairement au château à l’heure des vêpres, et laisse sa mante dans le passage, pendant qu’elle va avec son lait dans l’office de l’intendant. Prends cette mante, enveloppe-toi dedans, et passe hardiment devant le concierge : il est ordinairement ivre, et si tu ne manques pas d’assurance, tu traverseras sans être arrêtée la porte et le pont-levis. Alors, cours vers Douglas le Noir, c’est le plus prompt, c’est le seul secours que nous puissions espérer. — Mais, répondit Louise, n’est-ce pas ce terrible seigneur qui me menaça d’une punition infamante ? — Croyez-moi, Louise, des êtres tels que vous et moi ne restent pas une heure dans la mémoire de Douglas, que ce soit en bien ou en mal. Dites-lui que son beau-fils, le prince d’Écosse se meurt… qu’il se meurt de faim… dans le château de Falkland, et vous obtiendrez de lui, non-seulement votre pardon, mais encore une récompense. — Peu m’importe la récompense ; une bonne action porte sa récompense avec elle. Mais pensez qu’il est plus dangereux de rester ici que d’en sortir… Permettez-moi de rester, et de nourrir le malheureux prince ; et vous, mettez-vous en route pour lui amener du secours. S’ils me tuent avant votre retour, je vous laisse mon pauvre luth, et je vous prie de prendre soin de mon pauvre Charlot. — Non, Louise, répliqua Catherine, vous êtes une voyageuse plus expérimentée et plus privilégiée que moi. Partez, et si à votre retour vous me trouvez morte, comme cela est bien possible, remettez à mon père cet anneau et cette mèche de mes cheveux, et dites-lui que Catherine est morte en tâchant de sauver le descendant de Bruce. Donnez cette autre mèche à Henri ; dites-lui que Catherine pensa à lui jusqu’à son dernier moment ; et que s’il l’a trouvée trop scrupuleuse, relativement au sang des autres, ce n’était pas du moins qu’elle fût trop avare du sien propre. »

Elles s’embrassèrent en sanglotant. Les heures qu’elles passèrent ensemble jusqu’au soir furent employées à imaginer quelque meilleur moyen pour faire passer de la nourriture au prince et à construire un tube, à l’aide de roseaux creux glissés les uns dans les autres, par le moyen duquel on pourrait lui transmettre des liquides. La cloche de l’église de Falkland sonna les vêpres. La laitière entra avec ses pots, pour apporter le lait nécessaire à la consommation journalière de la maison et pour apprendre et débiter des nouvelles. Elle était à peine arrivée à la cuisine, que la chanteuse, après s’être jetée de nouveau dans les bras de Catherine et l’avoir assurée de son inaltérable fidélité, descendit silencieusement l’escalier, son petit chien sous son bras. Un moment après, Catherine, qui respirait à peine, la vit enveloppée de la mante de la laitière traverser avec assurance le pont-levis.

« Eh ! dit le concierge, vous descendez de bonne heure ce soir, Mag Bridget ? on ne vit guère au château, n’est-ce pas, commère ? les temps de maladie sont des temps de tristesse. — J’ai oublié mes tailles, » dit la Française prompte à la repartie ; « je reviendrai en moins de temps qu’il n’en faut pour écrémer un pot de lait. »

Elle continua de marcher, évitant le village de Falkland, et prit un sentier qui traversait le parc. Catherine respira plus librement, et bénit le ciel quand elle la vit se perdre dans l’éloignement. Mais ce fut encore pour elle une heure d’inquiétude que celle qui s’écoula avant que le départ de la fugitive fût découvert. La laitière, ayant passé une heure où elle aurait pu ne rester que dix minutes, voulut s’en retourner, et s’aperçut que quelqu’un lui avait pris sa mante de frise. On fit sur-le-champ une recherche exacte ; à la fin les femmes de la maison se souvinrent de la chanteuse et insinuèrent qu’elle était bien capable de changer une vieille mante contre une neuve. Le portier questionné répondit qu’il avait vu la laitière sortir immédiatement après le coup de vêpres ; et étant contredit par la partie elle-même, il n’imagina d’autre moyen de sortir d’embarras que de dire que ce fût le diable.

Néanmoins, comme on ne put retrouver la chanteuse dans le château, on devina aisément la vérité. Le sénéchal alla prévenir sir John de Ramorny et Dwining, qui maintenant n’étaient presque jamais l’un sans l’autre, de l’évasion d’une de leurs prisonnières. Tout éveille les craintes des coupables. Ils se regardèrent d’un air consterné, et se rendirent ensemble à l’humble appartement de Catherine, afin de la surprendre à l’improviste, et de lui faire subir un interrogatoire relatif à la disparition de Louise.

« Où est votre compagne, jeune femme ? » dit Ramorny d’un ton sévère.

« Je n’ai pas de compagne ici, répondit Catherine. — Ne plaisantez pas, dit le chevalier ; je parle de la chanteuse qui habitait dans cette chambre avec vous. — Elle est partie, à ce qu’on dit, répliqua Catherine… il y a environ une heure. — Et où est-elle allée ? demanda Dwining. — Comment saurais-je quel chemin peut avoir choisi une femme vagabonde de profession ? Elle s’ennuyait sans doute d’une vie solitaire, si différente de l’existence joyeuse propre à son métier. Elle est partie ; et la seule chose qui m’étonne, c’est qu’elle soit restée si long-temps. — C’est là tout ce que vous avez à nous dire ? — Tout ce que j’ai à vous dire, sir John, » répondit Catherine avec fermeté. « Et si le prince lui-même m’interrogeait, je ne pourrais lui en dire davantage. — Il n’est pas probable qu’il vous accorde une seconde fois l’honneur de vous parler en personne, dit Ramorny, quand même l’Écosse échapperait au malheur dont elle est menacée par la funeste maladie du prince. — Le duc de Rothsay est-il si mal ? demanda Catherine. — Il n’a plus de secours à attendre que du ciel, » répondit Ramorny en levant les yeux vers le plafond.

« Puisse-t-il y trouver assistance, dit Catherine, si l’assistance des hommes est insuffisante. — Amen, » répondit Ramorny avec un sang-froid imperturbable pendant que Dwining donnait à sa physionomie une expression correspondante, quoiqu’il parût avoir besoin d’un grand effort sur lui-même pour comprimer le sourire ironique et triomphant qu’excitait chez lui tout discours qui avait une tendance religieuse.

« Et ce sont des hommes… des hommes de la terre, et non pas des démons incarnés qui en appellent ainsi au ciel pendant qu’ils boivent goutte à goutte le sang de leur infortuné maître ! » se dit en elle-même Catherine, pendant que les deux questionneurs trompés sortaient de la chambre. « Pourquoi la foudre sommeille-t-elle ? Mais elle grondera avant peu, et plaise à Dieu que ce soit pour sauver autant que pour punir ! »

L’heure du dîner amena seule un instant, où, tout le monde dans le château étant occupé de son repas, Catherine pensa que l’occasion était favorable pour s’approcher du soupirail du cachot sans être observée. En attendant cette heure, elle avait remarqué quelques mouvements dans le château, qui avait été silencieux comme la tombe depuis que le duc de Rothsay y était renfermé. Les ponts-levis furent levés et baissés. À ce bruit se mêlait celui des chevaux ; les hommes d’armes entraient dans le château et en sortaient au grand galop sur des chevaux couverts d’écume. Elle remarqua aussi que tous les domestiques qu’elle apercevait par la fenêtre étaient armés ; tous ces indices firent violemment palpiter son cœur ; car elle en augurait qu’il arriverait bientôt du secours, et que les habitants du château étant ainsi affairés, le petit jardin était plus solitaire que jamais. Enfin l’heure de midi arriva : elle avait pris soin de se procurer, sous prétexte de ses propres goûts que l’intendant semblait disposé à satisfaire, de se procurer, dis-je, le genre de nourriture qu’il serait plus facile de transmettre au malheureux captif. Elle l’appela à voix basse pour l’avertir de son arrivée… point de réponse ; elle parla plus haut… toujours le même silence.

« Il dort, » murmura-t-elle à demi-voix et en tremblant : mais elle tressaillit et poussa un cri quand une voix répondit derrière elle… « Oui, il dort… mais c’est pour toujours. »

Elle se retourna… Sir John Ramorny était debout derrière elle, armé de toutes pièces ; mais la visière de son casque était levée, et laissait voir un visage plus semblable au visage d’un homme qui va mourir qu’à celui d’un guerrier qui va combattre. Il avait parlé d’un ton grave qui tenait le milieu entre celui de l’observateur tranquille d’un événement important, et celui de l’auteur ou du complice d’un crime. — Catherine, reprit-il, ce que je vous ai dit est vrai ; il est mort… Vous avez fait pour lui ce qui dépendait de vous… vous ne pouvez rien de plus. — Je ne le crois pas… je ne peux pas le croire, répondit Catherine. Que le ciel ait pitié de moi ! Ce serait douter de la Providence que de penser qu’elle a laissé accomplir un si grand crime ! — Ne doutez pas de la Providence, Catherine, quoiqu’elle ait permis qu’un débauché pérît victime de ses vices. Suivez-moi… j’ai à vous dire des choses qui vous intéressent. Je vous répète de me suivre (car elle restait immobile, à moins que vous n’aimiez mieux être abandonnée à la merci du sauvage Bonthron et du médecin Henbane Dwining. — Je vous suivrai, dit Catherine ; vous ne me pouvez faire plus de mal que le ciel n’en permettra. »

Il se dirigea avec elle vers la tour, et monta escaliers sur escaliers, échelles sur échelles.

La résolution de Catherine l’abandonna. « Je ne vous suivrai pas plus loin, dit-elle. Où me conduisez-vous ? Si c’est à la mort, je puis mourir ici. — Je ne vous conduis pas à la mort, jeune folle, mais seulement sur les murailles du château, » dit Ramomy ouvrant les deux battants d’une porte garnie de fer qui donnait sur la plate-forme du château. Là des hommes préparaient des mangonneaux (c’est ainsi qu’on appelait des machines de guerre pour lancer des flèches), mettaient en état des arbalètes, et entassaient des pierres. Mais le nombre des défenseurs du château n’excédait pas une vingtaine, et Catherine put apercevoir chez eux des signes de doute et d’hésitation. — Catherine, reprit Ramorny, je ne puis abandonner ce poste important pour la défense du château ; mais je puis vous parler ici aussi bien qu’ailleurs. — Parlez, répondit Catherine ; je suis prête à vous entendre. — Catherine, vous avez découvert un secret terrible ; aurez-vous assez de fermeté pour le garder ? — Je ne vous comprends pas, sir John, répliqua la jeune fille. — Vous me comprenez. J’ai tué… assassiné, si vous aimez mieux, mon ancien maître, le duc de Rothsay ; l’étincelle de vie que vous vouliez entretenir a été sans peine étouffée. Ses dernières paroles furent un appel à son père. Vous pâlissez !… Remettez-vous, vous avez encore quelque chose à entendre. Vous connaissez le crime ; mais vous ignorez ce qui l’a provoqué. Regardez ; ce gantelet est vide. J’ai perdu ma main droite en le servant, et quand j’ai été hors d’état de lui être utile, j’ai été chassé comme un chien édenté, mon infortune a été tournée en ridicule ; on m’a conseillé de me retirer dans un cloître, au lieu de ces châteaux et de ces palais où ma naissance et mon rang me donnent droit d’habiter ! Pensez à cela… ayez pitié de moi, et assistez-moi. — Et pourquoi demandez-vous mon assistance, » dit la jeune fille tremblante ; je ne puis ni réparer votre perte, ni effacer votre crime. — Vous pouvez garder le silence sur ce que vous avez vu et entendu dans le jardin. Je ne vous demande que l’oubli ; car vos paroles, je le sais, seront écoutées, soit que vous racontiez les choses qui se sont passées, soit que vous disiez le contraire. Le témoignage de votre compagne, cette musicienne étrangère, ne pèsera pas la tête d’une épingle. Si vous m’accordez ce que je vous demande, je m’en reposerai pour ma sûreté sur votre promesse, et j’ouvrirai la porte à ceux qui approchent maintenant. Si vous ne voulez pas me promettre le silence, je défendrai ce château jusqu’à la mort, et je vous précipiterai du haut de ces murailles. Oui, regardez-les… ce n’est pas un saut auquel on puisse s’exposer sans motif. Sept escaliers vous ont conduite ici fatiguée et hors d’haleine ; mais vous descendrez du haut de cette plate-forme en bas en moins de temps qu’il ne vous en faudrait pour pousser un soupir. Parlez, belle fille, car vous parlez à un homme qui ne vous veut pas de mal, mais qui est inébranlable dans sa résolution. »

Catherine resta immobile, saisie d’épouvante, et n’ayant pas la force de répondre à un homme aussi désespéré ; mais elle fut délivrée de la nécessité de parler par l’arrivée de Dwining. Il s’adressa à Ramorny avec cette humilité obséquieuse qui, dans tous les temps, distinguait ses manières, et avec ce sourire ironique comprimé qui donnait un démenti à ses manières.

« J’ai grand tort, noble sire, dit-il, d’interrompre Votre Vaillance quand elle est occupée avec une belle damoiselle. Mais j’ai une petite question à faire à Votre Vaillance. — Parle, bourreau, répondit Ramorny ; de mauvaises nouvelles sont un sujet de joie pour toi quand elles te regardent, à plus forte raison quand elles concernent les autres. — Hem !… hé, hé !… Je voulais seulement savoir si Votre Honneur s’était chargé de la tâche chevaleresque de défendre le château avec sa seule main… pardon… je voulais dire avec la seule force de son bras. La question n’est pas inutile ; car je ne puis guère servir à la défense, à moins que vous ne puissiez décider les assaillants à prendre médecine. Hé, hé, hé ! Bonthron est ivre autant qu’homme peut le devenir, à l’aide de l’ale et des liqueurs fortes… et vous, lui et moi, nous formons toute la garnison qui soit disposée à la résistance. — Comment ?… ces autres chiens ne se battront-ils pas ? dit Ramorny. — Je n’ai jamais vu de gens qui eussent si peu de cœur à l’ouvrage ; non, jamais, répondit Dwining. En voici deux. Venit extrema dies… hé, hé ! »

Éviot et son compagnon Buncle s’approchèrent, l’air sombre et résolu, comme des hommes qui se sont décidés à refuser obéissance à l’autorité à laquelle ils ont obéi depuis long-temps. — Que signifie cela ? » dit Ramorny en s’avançant à leur rencontre. « Pourquoi quittez-vous votre poste ? pourquoi avez-vous abandonné le haut de la tour, Éviot ?… Et vous, Buncle, ne vous avais-je pas chargé de veiller aux mangonneaux ? — Nous avons quelque chose à vous dire, sir John Ramorny, répondit Éviot. Nous ne voulons pas combattre pour cette querelle. — Comment ! mes propres écuyers se révoltent contre moi ? — Nous étions vos écuyers et vos pages, milord, quand vous étiez grand-maître de la maison du duc de Rothsay. Le bruit s’est répandu que le duc a cessé de vivre… nous désirons savoir ce qui en est. — Quels traîtres osent répandre de pareilles impostures ? — Tous ceux qui sont allés jusqu’à la forêt ont rapporté cette nouvelle, milord, et moi comme les autres. La chanteuse qui s’est évadée du château hier a répandu partout le bruit que le duc de Rothsay a été assassiné, ou qu’il est aux portes de la mort. Les Douglas arrivent avec une force imposante… — Et vous, lâches, vous prenez avantage d’une vaine rumeur pour abandonner votre maître ! » interrompit Ramorny d’un ton d’indignation.

« Milord, répondit Éviot, que Buncle et moi nous voyions le duc de Rothsay afin de recevoir ses ordres personnels, et si nous ne combattons pas alors pour la défense du château jusqu’à la mort, je consens à être pendu à la plus haute tourelle. Mais s’il est mort de mort naturelle, nous remettrons le château à Douglas, qui est, dit-on, le lieutenant du roi. Si… ce qu’à Dieu ne plaise !… le noble prince est mort assassiné, nous ne voulons pas nous rendre complices du crime, en portant les armes pour la défense des assassins, quels qu’ils soient. — Éviot, » dit Ramorny en levant son bras mutilé, « si ce gantelet n’eût pas été vide, tu n’aurais pas vécu assez pour proférer deux mots de cet insolent discours. — Insolent ou non, répliqua Éviot, nous ne faisons que notre devoir. Je vous ai suivi long-temps, milord, mais aujourd’hui je dois retenir la bride. — Eh bien, adieu, et malédiction sur vous tous ! s’écria le baron transporté de colère. « Qu’on selle mon cheval ! — Sa Vaillance va prendre la fuite, » dit le médecin, qui s’était glissé à côté de Catherine sans qu’elle s’en aperçût. « Catherine, vous êtes une folie superstitieuse comme toutes les femmes ; cependant vous avez de l’esprit, et je vous parle comme à un être possédant plus d’intelligence que tous les buffles qui nous entourent. Ces barons hautains qui oppriment le monde, que sont-ils aux jours de l’adversité ?… Une paille que le vent emporte. Que leurs mains qui frappent comme des marteaux, que leurs jambes qui ressemblent à des piliers, éprouvent quelque dommage… et bah !… les hommes d’armes n’y sont plus ! Le cœur et le courage ne sont rien chez eux, les membres et les jointures sont tout… Donnez-leur la force animale, et ce sont des taureaux furieux. Qu’ils la perdent, et les voilà, ces héros de chevalerie, étendus à terre, hurlant comme la brute à qui on a coupé les jarrets. Le sage n’est point ainsi. Tant qu’un grain de sensibilité demeure dans son corps froissé et mutilé, son esprit restera le maître. Catherine, ce matin, je complotais votre mort ; mais je souhaite maintenant que vous me surviviez, pour dire comment le pauvre médecin, le doreur de pilules, le pileur de drogues, le vendeur de poison, a subi son destin dans la compagnie du vaillant chevalier de Ramorny, baron en jouissance, et comte de Lindores en expectative… Dieu sauve Sa Seigneurie ! — Vieillard, répondit Catherine, si vous êtes en effet aussi près de l’heure de votre jugement, d’autres pensées vous conviendraient mieux que les fanfaronnades d’une vaine philosophie… Demandez à voir un saint homme… — Oui, » dit Dwining avec dédain ; « que je m’adresse à un moine crasseux, qui… hé, hé !… n’entend pas le latin barbare qu’il répète par routine ! Ce serait là un plaisant conseiller pour un homme qui a étudié en Espagne et en Arabie ! Non, Catherine, je choisirai un confesseur qu’il soit agréable de voir, et vous serez honorée de cet office… Maintenant regardez un peu Sa Vaillance… Ses sourcils sont mouillés de sueur… ses lèvres tremblent de désespoir ; car Sa Vaillance, hé, hé ! plaide devant ses domestiques pour la vie, et n’a pas assez d’éloquence pour les persuader. Voyez comme les fibres de son visage s’agitent tandis qu’il supplie ces brutes, qu’il a accablées de ses bienfaits, de lui laisser la même chance qui reste au lièvre poursuivi par les limiers quand les chasseurs le pressent. Regardez aussi les physionomies mornes, abattues, défaites, de ces domestiques perfides, flottant entre la crainte et la honte, et qui refusent à leur maître cette pauvre chance de salut. Ces créatures stupides se croient au-dessus d’un homme tel que moi ! Et vous, fille insensée, vous pensez si mal de votre Divinité, que vous supposez que des misérables de cette espèce sont l’ouvrage de sa toute-puissance ! — Non, homme pervers, non, » dit Catherine avec chaleur. « Le Dieu que j’adore a créé ces hommes avec la faculté de le connaître et de l’adorer, de défendre et de protéger leurs semblables, de pratiquer la vertu et la piété. Leurs propres vices et les tentations du malin esprit les ont rendus tels qu’ils sont maintenant. Oh ! que cette leçon émeuve ton cœur de diamant ! Le ciel t’a fait plus sage que tes compagnons, il t’a donné des yeux pour pénétrer les secrets de la nature, un esprit sagace, une main habile : mais l’orgueil a empoisonné tous ces dons ; l’orgueil a fait un athée impie de celui qui pouvait être un sage chrétien. — Athée, dis-tu ? peut-être ai-je des doutes sur ce sujet ; mais avant peu ils seront éclaircis. Je vois approcher un homme qui m’enverra, comme il a déjà envoyé des milliers d’autres, dans le lieu où tous les mystères s’expliquent. »

Catherine suivit le regard du médecin qui se dirigeait vers une clairière de la forêt : elle aperçut un corps de cavalerie qui avançait au grand galop. Au milieu flottait une bannière dont Catherine ne put distinguer les armoiries, mais un murmure qui s’éleva autour d’elle lui annonça que c’était la bannière de Douglas le Noir. Ils s’arrêtèrent à la portée d’une flèche. Un héraut, accompagné de deux trompettes, s’avança vers la porte principale, et après une bruyante fanfare, il demanda l’entrée du château, pour le haut et puissant lord Archibald, comte de Douglas, lieutenant du roi, et revêtu pour le moment des pleins pouvoirs de Sa Majesté, enjoignant aux habitants du château de déposer les armes, sous peine de haute trahison.

« Vous l’entendez, » dit Éviot à Ramorny qui restait auprès de lui, morne et indécis. « Voulez-vous donner l’ordre de rendre le château ? ou dois-je… — Non, misérable, dit le chevalier en l’interrompant ; « je vous commanderai jusqu’au dernier moment. Qu’on ouvre les portes, qu’on abaisse le pont, et qu’on rende le château à Douglas. — Voilà qui peut être appelé une incontestable preuve du libre arbitre, dit Dwining ; c’est justement comme si ces instruments de cuivre, que nous entendions il n’y a qu’un instant, prétendaient que les sons qu’en tirent des soldats enroués, leur appartiennent. — Homme pervers, dit Catherine, garde le silence, ou tourne tes pensées vers l’éternité dans le sein de laquelle tu vas tomber. — Et que vous importe ? répondit Dwining, vous ne pouvez, pauvre fille, vous empêcher d’entendre ce que je vous dis, et vous le répéterez, car c’est encore une chose dont, en qualité de femme, vous ne sauriez vous empêcher. Perth et toute l’Écosse sauront quel homme elles ont perdu dans Henbane Dwining. »

Un cliquetis d’armes annonça que les cavaliers avaient mis pied à terre, qu’ils étaient entrés dans le château, et qu’ils désarmaient la petite garnison. Le comte lui-même monta sur le rempart, suivi de quelques hommes, et leur fit signe d’arrêter Ramorny et Dwining ; d’autres tirèrent Bonthron d’un coin où il s’était blotti avec la stupidité de l’ivresse. « Était-ce à ces trois hommes seulement que la garde du prince fut confiée durant sa prétendue maladie ? » demanda Douglas, continuant une enquête qu’il avait commencée dans le vestibule du château.

« Personne ne l’a vu, excepté eux, répondit Éviot ; cependant j’avais offert mes services. — Conduis-nous à l’appartement du duc, et qu’on y amène aussi les prisonniers ; il doit y avoir aussi une femme dans le château, à moins qu’elle n’ait été assassinée ou congédiée… la compagne de la chanteuse qui a donné la première alarme. — La voici, milord, » dit Éviot en faisant avancer Catherine.

Sa beauté, son agitation, firent quelque impression même sur l’âme impassible du comte.

« Ne crains rien, jeune fille, lui dit-il ; tu as mérité des éloges et une récompense. Dis-moi, comme tu le confesserais au ciel, ce que tu as vu dans le château. »

Quelques mots suffirent à Catherine pour raconter cette déplorable histoire : « Cela s’accorde, dit Douglas, de point en point avec le récit de la chanteuse… Qu’on nous conduise maintenant à l’appartement du prince. »

Ils passèrent alors dans la chambre que l’infortuné duc de Rothsay avait été censé habiter ; on n’en avait pu trouver la clef, et le comte fut obligé d’en faire forcer la porte. En entrant ils virent les restes décharnés du malheureux prince, qu’on avait jeté sur le lit comme à la hâte. L’intention des meurtriers avait été, selon toute apparence, de donner au cadavre l’attitude d’un corps dont la vie s’est séparée naturellement ; mais ils avaient été interrompus par l’alarme qu’avait occasionnée l’évasion de Louise. Douglas contempla le corps de ce jeune prince égaré, que ses caprices et ses passions fougueuses avaient entraîné à une mort horrible et prématurée.

« J’avais des injures à venger, dit-il ; mais un tel spectacle les bannit de mon souvenir. — Hé… hé !… les choses auraient pu s’arranger plus au goût de Votre Toute-Puissance, dit Dwining ; mais vous êtes arrivé tout à coup, et les maîtres trop pressés sont toujours négligemment servis. »

Douglas ne parut pas entendre ce que disait le prisonnier, tant il considérait avec attention le visage blême et décharné, et les membres amaigris du cadavre étendu devant lui. Catherine, épuisée par la douleur et la violence de ses émotions, obtint enfin la permission de quitter cette scène horrible, et au milieu de la confusion qui remplissait le château, elle parvint à regagner son ancien appartement ; là, elle fut pressée dans les bras de Louise, qui était revenue au château.

Douglas continua ses recherches : on trouva dans la main du prince une poignée de cheveux ressemblant, pour la couleur et la dureté, à la chevelure rude et noire de Bonthron ; d’après cela, il semblait que si la famine avait commencé l’œuvre, la mort de Rothsay avait été consommée par un acte de violence. L’escalier dérobé du souterrain, dont les clefs furent trouvées à la ceinture de cet assassin subalterne… la situation de ce cachot, sa communication avec l’extérieur par la fente pratiquée dans le mur, la misérable litière de paille, les fers qui se trouvaient auprès, tout confirma le récit de Catherine et de la chanteuse.

« Nous n’hésiterons pas un instant, « dit Douglas à son proche parent, lord Balveny, aussitôt qu’ils furent remontés du cachot. « Qu’on emmène les meurtriers, et qu’on les pende sur les remparts. — Mais, milord, on pourrait observer quelques formes judiciaires, répondit Balveny. — Pourquoi ? dit Douglas ; je les ai pris en flagrant délit ; j’ai le droit de les faire exécuter sur-le-champ. Cependant, attendez. N’avons-nous pas dans notre troupe quelque homme de Jedwood ? — Nous ne manquons pas de Turnbull, de Rutherford, d’Ainfies et autres, dit Balveny. — Eh bien ! faites-en un tribunal d’enquête ; ils sont tous braves et fidèles, si ce n’est que tous les moyens leur sont bons pour gagner leur vie. Veillez à l’exécution de ces coquins pendant que je tiendrai une cour de justice dans la grande salle, et nous verrons qui du jury ou du maréchal prévôt fera sa besogne plus vite. Nous rendrons la justice à la manière de Jedwood… pendez à la hâte, et jugez à loisir. — Arrêtez, milord, dit Ramorny, vous pourriez vous repentir de votre précipitation. Voulez-vous me permettre de vous dire un mot en particulier. — Non ; pour l’univers entier, répliqua Douglas ; dis ce que tu as à dire devant tous ceux qui sont ici présents. — Sachez donc tous, » dit Ramorny d’une voix haute, « que ce noble comte a reçu du duc d’Albany et de moi, par l’entremise de ce lâche traître de Buncle… qu’il le nie, s’il ose… des lettres conseillant d’écarter le duc de Rothsay pour un temps de la cour et de le renfermer dans ce château de Falkland. — Mais non de le jeter dans un cachot, » répondit Douglas avec un sombre sourire, « ni de le faire mourir de faim… ni de l’étrangler… Qu’on emmène ces misérables, Balveny ; ils souillent l’air que nous respirons. »

On fit monter les prisonniers sur le haut des remparts ; mais pendant qu’on préparait leur supplice, l’apothicaire exprima un désir si ardent de voir encore une fois Catherine, que celle-ci, espérant que l’endurcissement du médecin serait ébranlé par l’approche de la mort, consentit à monter sur les remparts et à être témoin d’une scène qui la glaçait d’horreur. Un premier coup d’œil lui suffit pour distinguer Bonthron plongé dans l’insensibilité de l’ivresse ; Ramorny, dépouillé de son armure, s’efforçait en vain de cacher ses craintes, et s’entretenait avec un prêtre dont il avait sollicité les bons offices ; Dwining enfin avait toujours son maintien humble et obséquieux, conservant jusqu’au bout le caractère qu’elle lui avait connu. Il tenait à la main une petite plume d’argent avec laquelle il venait d’écrire sur un morceau de parchemin.

« Catherine, dit-il, hé, hé, hé !… Je désire m’entretenir avec vous sur la nature de mes principes religieux. — Si telle est votre intention, pourquoi perdre votre temps avec moi ; entretenez-vous avec ce père. — Le bon père, répondit-il, est déjà… hé, hé, hé !… un adorateur du dieu que j’ai servi. J’espère donc trouver en vous une nouvelle adoratrice de mon dieu. Ce morceau de parchemin vous indiquera le moyen d’entrer dans ma chapelle, où j’ai si souvent apporté mes hommages en secret. Je vous laisse les images qu’elle contient, à titre de legs, uniquement parce que je vous hais et vous méprise un peu moins que tous les misérables que j’ai été forcé jusqu’ici d’appeler mes semblables. Et maintenant, retirez-vous ! ou plutôt, restez ; vous verrez si la fin du charlatan dément sa vie. — À Notre-Dame ne plaise ! dit Catherine. — Un instant, reprit le médecin, j’ai encore un mot à dire, et ce noble seigneur peut l’écouter, si bon lui semble. »

Lord Balveny s’approcha avec quelque curiosité ; car la fermeté inébranlable d’un homme qui n’avait jamais tiré une épée, ni porté une armure, et qui n’était de sa personne qu’un pauvre nain chétif, avait à ses yeux une apparence de sorcellerie.

« Vous voyez ce petit instrument, » dit le criminel en montrant sa plume d’argent ; « avec son secours, je puis me soustraire même au secours de Douglas le Noir. — Ne lui donnez ni encre ni papier, s’écria Balveny, il composerait un charme. — Non pas, sous le bon plaisir de Votre Sagesse et de Votre Vaillance… hé, hé, hé !… » dit Dwining avec son ricanement ordinaire ; et en même temps il dévissait le haut de la plume ; il en tira un petit morceau d’éponge, ou de quelque substance, qui n’était pas plus gros qu’un pois. « Maintenant regardez, » dit le prisonnier, et il le pressa entre ses lèvres. L’effet fut instantané, il tomba, et ce n’était plus qu’un cadavre ; mais son rire sardonique contractait encore les traits de son visage.

Catherine poussa un cri, et s’enfuit pour se dérober à un si horrible spectacle. Lord Balveny resta un moment immobile de stupeur ; il s’écria enfin : « Ce peut bien n’être qu’un sortilège, pendez-le, mort ou vif. Si son âme perverse n’a pris la fuite que pour un moment, elle rentrera dans un corps dont le cou sera disloqué. »

Cet ordre fut exécuté. On procéda ensuite au supplice de Ramorny et de Bonthron. Le dernier fut pendu avant d’avoir recouvré assez de connaissance pour savoir ce qu’on voulait faire de lui. Ramorny, pâle comme la mort, mais conservant toujours cet orgueil qui avait occasionné sa ruine, se prévalut de son titre de chevalier, et réclama le privilège de mourir par l’épée et non par la corde.

« Douglas ne revient jamais sur la sentence qu’il a prononcée, dit Balveny ; cependant tes privilèges seront respectés… Faites venir ici le cuisinier avec un couperet. » Le cuisinier parut bientôt. « Pourquoi tembles-tu, drôle ? dit Balveny. Brise avec ton couperet les éperons dorés qui sont aux talons de cet homme. Et maintenant, John Ramorny, tu n’es plus un chevalier, mais un coquin. Faites votre besogne, maréchal prévôt, et pendez-le avec ses compagnons, et plus haut qu’eux, s’il est possible. »

Un quart d’heure après, Balveny descendit pour annoncer à Douglas que les criminels étaient exécutés.

« Alors il n’y a plus besoin de jugement, dit le comte. Qu’en dites-vous, respectables jurés ? ces hommes étaient-ils coupables de haute trahison… oui ou non ? — Ils étaient coupables, » s’écrièrent les dociles jurés, avec une unanimité édifiante, » nous n’avons pas besoin d’autres preuves. — Qu’on sonne donc la trompette, et montons à cheval, mais avec notre propre suite seulement. Que tout le monde garde le silence sur ce qui s’est passé ici jusqu’à ce que le roi en soit informé, ce qui ne pourra se faire convenablement avant le combat du dimanche des Rameaux. Choisissez les hommes qui doivent nous suivre, et dites à ceux qui demeureront ici, que quiconque parlera sera mis à mort. »

En quelques minutes, Douglas fut à cheval, ainsi que les gardes qui devaient composer son cortège. Un exprès fut expédié à la veuve du duc de Rothsay, pour lui enjoindre de se rendre à Perth par les bords du Lochleven, sans approcher de Falkland, Le duc confiait aux soins de sa fille Catherine Glover et la chanteuse, comme deux personnes dignes du plus grand intérêt.

Comme Douglas et sa suite chevauchaient à travers la forêt, ils regardèrent derrière eux, et aperçurent les corps des trois pendus comme des points noirs sur les remparts du vieux château.

« La main criminelle a été punie, dit le comte ; mais qui pourra atteindre la tête qui a conçu le plan de ce forfait ? — Tous voulez parler du duc d’Albany ? dit Balveny. — Oui, cousin ; et si je m’en croyais, j’accuserais le duc de cet assassinat, qu’il a autorisé, j’en suis certain. Mais il n’y a contre lui que de forts soupçons, et d’Albany s’est attaché les nombreux amis de la maison de Stuart. À la vérité, la faiblesse du roi et les dérèglements de Rothsay ne leur laissaient pas le choix d’un autre chef. Si donc je rompais l’alliance que j’ai formée récemment avec d’Albany, la conséquence serait la guerre civile, événement qui pourrait entraîner la ruine de l’Écosse, dans un moment où elle est menacée d’une invasion par l’activité de Percy et par la perfidie du comte de March… Non, Balveny… il faut abandonner au ciel la punition de d’Albany ; avec le temps la vengeance divine l’atteindra, lui et toute sa maison. »


CHAPITRE XXXIII.

LES ARMURIERS.


L’heure est proche : maintenant les cœurs battent fortement. Chaque épée est soigneusement affilée ; la lumière de demain nous fera connaître quel est celui qui sait recevoir la mort, quel est celui qui s’abaisse jusqu’à fuir.
Sir Edwald.


Nous devons maintenant rappeler au souvenir de nos lecteurs que Simon Glover et sa jolie fille avaient été forcés de quitter leur demeure à la hâte, et sans prévenir Henri Smith de leur départ et de la cause alarmante de ce départ. Lors donc qu’il se rendit dans Curfew-Street, le matin qu’ils étaient partis, au lieu de la réception amicale de l’honnête bourgeois, et de l’accueil semblable au temps d’avril, c’est-à-dire moitié favorable, moitié sévère, qu’il attendait de son aimable fille, il apprit l’étonnante nouvelle qu’elle et son père s’étaient mis en route de grand matin, avec un étranger qui se cachait soigneusement le visage de peur d’être reconnu. Dorothée, dont le lecteur connaît le talent pour prévoir le mal et faire part aux autres de ses sinistres prévisions, jugea à propos d’ajouter que son maître et sa jeune maîtresse n’étaient partis pour les Highlands qu’afin d’éviter la visite de deux ou trois officiers de police, qui étaient arrivés bientôt après, au nom de la commission instituée par le roi ; ces personnages avaient fait des recherches dans la maison, apposé le scellé sur tous les meubles qui paraissaient contenir des papiers, et laissé des citations pour le père et la fille à comparaître devant cette commission, au jour marqué, sous peine d’être mis hors la loi. Dorothée prit soin de représenter toutes ces particularités sous les plus sombres couleurs ; la seule consolation qu’elle donna à l’amant désolé fut de lui dire que Simon Glover l’avait chargée de l’engager à rester tranquille à Perth, et qu’avant peu il recevrait de leurs nouvelles. Cela ébranla la première résolution de Smith, qui avait été de les suivre sur-le-champ dans les Highlands, et de partager le sort qui leur était réservé.

Mais quand il se rappela ses altercations fréquentes avec différents membres du clan de Quhele, et particulièrement sa querelle personnelle avec Conachar, qui se trouvait maintenant élevé au rang d’un des principaux chefs, il ne put s’empêcher de reconnaître que sa présence serait plutôt capable de nuire à la sûreté de ses amis que de leur rendre aucun service. Il connaissait bien l’intimité de Simon avec le chef du clan de Quhele, et pensait avec justice que le gantier obtiendrait une protection que sa propre arrivée troublerait probablement ; tandis que d’une part, tout son courage à lui, Smith, ne pourrait que peu lui servir dans une querelle avec toute une tribu de montagnards vindicatifs. En même temps son cœur palpitait d’indignation quand il songeait que Catherine était absolument au pouvoir du jeune Conachar, qu’il croyait fortement avoir pour rival, et qui avait alors tant de moyens de mener à bonne fin son amour. Et si le jeune chef allait mettre pour condition à la sûreté du père les faveurs de la fille ? Henri ne se méfiait pas des sentiments de Catherine ; mais encore sa façon de penser était si désintéressée, et son affection pour son père si tendre, que si l’amour qu’elle ressentait pour son amant était mis en balance avec la sûreté ou peut-être la vie de ce père, c’était un terrible et cruel sujet de doute que de savoir si l’amour ne pèserait pas moins. Tourmenté par des idées sur lesquelles il n’est pas besoin que nous nous arrêtions, il se décida pourtant à rester chez lui, calma son inquiétude comme il put, et attendit les renseignements que lui avait promis le vieillard. Ils arrivèrent, mais sans alléger sa peine.

Sir Patrick Charteris n’avait pas oublié sa promesse de communiquer à l’armurier les plans des fugitifs ; mais, au milieu du tumulte occasionné par le mouvement des troupes, il ne put porter lui-même ces renseignements. Il chargea donc son agent, Kilt Henshaw, de les faire parvenir ; mais ce digne personnage était tout dévoué à Ramorny, dont l’intérêt était de cacher à tout le monde, mais surtout à un amant aussi actif et aussi entreprenant qu’Henri, le lieu réel de la résidence de Catherine. Henshaw annonça donc à l’inquiet armurier que son ami le gantier avait trouvé un asile sûr dans les Highlands ; et quoiqu’il affectât plus de réserve au sujet de Catherine, il ne dit rien qui pût faire croire qu’elle ne jouissait pas, aussi bien que Simon, de la protection du clan de Quhele. Mais il réitéra, au nom de sir Patrick, l’assurance que le père et la fille étaient parfaitement bien, et qu’Henri agirait mieux pour son propre intérêt et leur sûreté, s’il restait tranquille et attendait le cours des événements.

Ce fut donc avec un cœur déchiré qu’Henri se détermina à demeurer en repos jusqu’à plus ample nouvelle, et s’occupa à finir une cotte de mailles qu’il avait l’intention de mieux tremper et de polir plus artistement qu’aucune de celles qu’il avait fabriquées de ses mains habiles. L’exercice de son état lui plaisait plus que toute autre occupation, et lui servait d’excuse pour se renfermer dans son atelier et fuir la société, où les sots bruits qu’on mettait chaque jour en circulation ne servaient qu’à le troubler et à l’inquiéter davantage. Il résolut de croire à la chaude tendresse de Simon, à la fidélité de Catherine, et à l’amitié du prévôt, qui, après avoir tant vanté sa bravoure dans le combat contre Bonthron, ne voudrait pas, pensait-il, l’abandonner dans une telle extrémité. Le temps s’écoulait donc jour à jour, et ce ne fut que vers la fête des Rameaux que sir Patrick Charteris, venant à la ville afin de faire quelques arrangements pour le combat qui allait avoir lieu, songea à rendre visite à l’armurier du Wynd.

Il entra dans son atelier avec un air de compassion qui ne lui était pas ordinaire, et d’où Henri augura sur-le-champ qu’il apportait de mauvaises nouvelles. L’armurier prit l’alarme, et le marteau levé s’arrêta dans sa descente sur le fer rouge, tandis que le bras agile qui le soutenait, vigoureux une minute avant comme celui d’un géant, devint si faible que ce fut à grand’peine qu’Henri put mettre l’outil à terre, au lieu de le laisser échapper de sa main.

« Mon pauvre Henri, dit sir Patrick, je ne vous apporte que de méchantes nouvelles ; elles sont incertaines pourtant, et si elles sont vraies, elles sont telles encore qu’un homme brave comme vous ne doit pas s’en affliger trop profondément. — Au nom de Dieu, milord, dit Henri, j’espère que vos mauvaises nouvelles ne concernent ni Simon Glover ni sa fille ! — Quant à eux, dit sir Patrick, non : ils sont en sûreté parfaite ; mais pour toi, Henri, mes nouvelles sont moins satisfaisantes. Kilt Henshaw t’a, je pense, appris que j’avais voulu procurer à Catherine Glover une protection sûre dans la maison d’une honorable dame, la duchesse de Rothsay ; mais elle a refusé, et Catherine est allée rejoindre son père dans les montagnes. Les résultats peuvent en être fâcheux. Tu peux avoir entendu dire que Gilchrist Mac-Jan est mort et que son fils Éachin, que l’on connaissait à Perth comme apprenti du vieux Simon, sous le nom de Conachar, est à présent chef du clan de Quhele. J’ai ouï dire à un de mes gens qu’il court un bruit assez fondé parmi les Mac-Jan, à savoir que le jeune chef recherche la main de Catherine pour l’épouser. Un de mes serviteurs a recueilli ce bruit, comme un secret pourtant, lorsqu’il était dans le Breadalbane pour quelques arrangements à propos du combat qui va avoir lieu. La chose est incertaine ; mais, Henri, elle a un air de vérité. — Le serviteur de Votre Seigneurie a-t-il vu Simon et sa fille ? » dit Henri respirant à peine, et toussant pour cacher au prévôt l’excès de son agitation.

« Non, répondit sir Patrick ; les montagnards semblaient défiants et refusaient de lui permettre de parler au bonhomme, et il craignait de les alarmer en demandant à voir Catherine ; de plus, il ne parle pas le gaélique, et l’homme qui lui a tout conté ne savait guère l’anglais : il peut donc y avoir quelque méprise en cette affaire. Tel est pourtant le bruit qui court, et j’ai cru bien faire en vous le rapportant ; mais vous pouvez être sûr que le mariage ne se consommera point avant le combat du jour des Rameaux. Je vous conseille de ne pas bouger avant d’avoir recueilli plus de détails, car la certitude est toujours désirable, même quand elle est pénible… Vous rendrez-vous à la chambre du conseil, » ajouta-t-il après une pause, « pour y causer des préparatifs à faire pour la lice dans le North-Inch ? vous y serez le bienvenu. — Non, mon bon seigneur. — Ah ! Smith, je vois par cette brève réponse que cette maudite affaire vous tourmente. Mais après tout, les femmes sont des girouettes, cela est vrai ; Salomon et d’autres l’ont éprouvé avant vous. »

Et sur ce, sir Patrick Charteris se retira intimement convaincu qu’il avait joué le rôle de consolateur de la plus satisfaisante manière.

Ce fut avec des impressions bien différentes que le malheureux amant entendit ces nouvelles et le commentaire consolateur qu’on y avait joint.

« Le prévôt, » pensa-t-il amèrement, est un excellent homme ; mais corbleu ! son titre de chevalier lui donne tant d’orgueil, que s’il dit une sottise, un pauvre homme doit y voir un trait d’esprit, de même qu’il faut louer l’ale éventée, si on la sert dans le flacon d’argent de Sa Seigneurie ; en d’autres termes, à quoi tout cela sert-il ? le voici… Je suppose que le pied me manque sur la descente rapide de Corrichie-Dhu : avant que je sois arrivé au bas, arrive milord prévôt, qui crie : « Henri, il y a un précipice profond, et je suis fâché de vous dire que vous êtes en beau chemin d’y tomber, mais ne vous dérangez pas, car le ciel peut envoyer une pierre ou un buisson pour vous arrêter. Cependant j’ai pensé devoir vous en avertir, et c’est une consolation pour vous de connaître le péril que vous courez. Je ne sais pas de combien de centaines de pieds le précipice est profond, mais vous en pourrez juger quand vous serez au fond, car la certitude est la certitude. Et, dites-moi donc, quand viendrez-vous jouer à la boule ? » Et ce bavardage doit tenir lieu de toute tentative amicale pour sauver le cou d’un pauvre diable ! Quand j’y pense, j’en deviendrais fou, je saisirais mon marteau, je briserais et détruirais tout autour de moi. Mais, non, je serai calme, et si le milan de la montagne, qui s’appelle un faucon, touche à ma tourterelle, il saura si un bourgeois de Perth sait tirer de l’arc ou non. »

On était alors au jeudi d’avant le fatal jour des Rameaux, et les champions devaient arriver le lendemain, afin d’avoir toute la journée du samedi pour se reposer, se rafraîchir et se préparer au combat. Deux ou trois hommes des clans ennemis furent envoyés en avant pour recevoir des ordres au sujet du campement de leur petite troupe, et telles autres instructions qui pouvaient être nécessaires pour disposer convenablement les adversaires. Henri ne fut donc pas surpris de voir un grand et vigoureux montagnard flâner d’un air curieux dans le passage où il demeurait, avec cette expression de physionomie que prennent les habitants d’un pays sauvage pour examiner les curiosités d’un pays plus civilisé. L’armurier fut bientôt indisposé contre cet individu ; d’abord, parce qu’il était natif des montagnes, et c’était là un des préjugés implantés par la nature dans notre bourgeois de Perth ; ensuite et particulièrement, parce qu’il s’aperçut que l’étranger portait le plaid du clan de Quhele. Une branche de chêne brodée en soie indiquait aussi qu’il était un de ces gardes personnels du jeune Éachin, sur les efforts desquels on comptait tant pour le combat qui s’allait livrer.

Après ces observations, Henri se retira dans sa forge ; car la vue du montagnard enflammait sa colère ; sachant que cet homme était engagé pour un combat solennel, et ne pouvait être défié pour une querelle particulière, il résolut du moins d’éviter toute relation amicale avec lui. Au bout de quelques minutes pourtant, la porte de la forge s’ouvrit ; et laissant flotter son tartan qui grandissait beaucoup sa taille véritable, le Gaël entra avec la démarche hautaine d’un homme qui croit que sa dignité personnelle est supérieure à tout ce qu’il peut rencontrer. Il s’arrêta regardant autour de lui, paraissant attendre qu’on lui fît quelque politesse. Mais Henri n’était nullement disposé à satisfaire sa vanité ; il continua de battre la cuirasse qui se trouvait sur son enclume, comme s’il n’eût point remarqué la présence du visiteur.

« N’êtes-vous pas le Gow Chrom ? » (le forgeron aux jambes de travers) dit le montagnard.

« Ceux qui souhaitent devenir bossus m’appellent ainsi, répliqua Henri. — On ne veut pas vous offenser, dit le montagnard ; on vient seulement acheter une armure. — On peut alors faire jouer ses jambes nues pour décamper d’ici… Je n’en ai pas à vendre. — Si ce n’était pas dans deux jours le dimanche des Rameaux, on vous ferait chanter une autre chanson, reprit le Gaël. — Et comme nous sommes à aujourd’hui, » dit Henri avec la même indifférence dédaigneuse, « je vous prie de vous ôter de ma lumière. — Vous êtes un incivil personnage ; mais comme on est soi-même un fir nan ord, on sait que le forgeron est fier quand le fer est chaud. — Si on est soi-même un homme de marteau, on peut fabriquer soi-même son harnais de guerre. — C’est ce qu’on eût fait, et l’on ne serait jamais venu vous importuner à ce sujet ; mais on dit, Gow Chrom, que vous chantez et sifflez des airs sur les épées et les cuirasses que vous forgez, qui ont le pouvoir de faire couper aux lames des anneaux d’acier, comme si c’était du papier, et de faire que les cuirasses et les cottes de mailles résistent aux lames d’acier comme si elles n’étaient que des épingles. — On a fait gober à votre ignorance des sottises que tout chrétien refuserait de croire, dit Henri. Je siffle en travaillant tout ce qui me passe en tête, comme un honnête artisan, et d’ordinaire c’est la chanson des montagnards. « Je monte à la potence ! » Mon marteau va tout seul à cet air-là. — Ami, c’est une sottise d’éperonner un cheval quand il a les jambes liées, » dit le montagnard d’un ton hautain ; « on n’est pas libre de se battre à présent, et il y a peu de bravoure à nous provoquer ainsi. — Par les tenailles et le marteau, vous avez raison, » dit l’armurier en changeant de ton ; « mais parlez vite : que voulez-vous de moi ? Je ne suis pas en humeur de babiller. — Un haubert pour mon chef, Éachin Mac-Jan. — Vous êtes armurier, dites-vous ? Que pensez-vous de celui-ci ? » répliqua notre forgeron en tirant d’un coffre la cotte de mailles qu’il venait de fabriquer.

Le Gaël la prit avec un degré d’admiration où se mêlait quelque peu d’envie. Il en examina attentivement toutes les parties, et enfin il déclara que c’était la meilleure armure qu’il eût jamais vue.

« Cent vaches et cent taureaux, avec un bon troupeau de moutons, seraient une offre trop considérable, » dit le montagnard pour tâter l’artisan ; « mais on ne te donnera pas moins, on se les procurera comme on pourra. — L’offre est belle, répliqua Henri ; mais ce n’est ni de l’or ni des marchandises qui payeront le haubert ; je veux essayer ma propre épée sur ma propre armure, et je ne donnerai cette cotte de mailles qu’à celui qui parera contre moi trois coups et une passe en champ clos. Elle est à votre chef, à cette condition. — La, la, l’ami… buvez un coup et campez-vous au lit, » répliqua le montagnard avec un grand dédain. « Êtes-vous donc fou ? ne croyez-vous pas que le chieftain du clan de Quhele voudrait se mesurer, batailler avec un méchant bourgeois de Perth comme vous ? De la raison, l’homme. Écoutez : on vous fera plus d’honneur qu’on n’en fit jamais à toute votre parenté ; on se battra soi-même contre vous pour la belle armure. — On doit montrer d’abord qu’on est un antagoniste digne de moi, » dit Henri en grimaçant un sourire. « Comment, moi ! un des leichtach d’Éachin, je suis indigne de vous ! — Vous pouvez essayer, si bon vous semble ; vous dites que vous êtes un fir nan ord… Savez-vous lancer un marteau de forge ? — Oui, vraiment…. Demandez à l’aigle s’il peut voler au-dessus du Ferragon. — Mais avant de lutter contre moi, il faut d’abord vous essayer contre un de mes leichtach…. Holà, Dunter ! en avant pour l’honneur de Perth !… Maintenant, montagnard, voilà une rangée de marteaux… Choisissez celui qui vous convient, et passons au jardin. »

Le montagnard qui se nommait Norman nan Ord, ou Norman du marteau, montra combien il méritait de porter ce nom, en choisissant le plus gros marteau de la file, ce qui fit sourire Henri. Dunter, le vigoureux ouvrier, exécuta ce qu’on appelait un tour de force ; mais le montagnard, faisant un effort désespéré, le lança deux ou trois pieds plus loin, et regarda d’un air de triomphe Henri, qui répondit encore par un sourire.

« Ferez-vous mieux ? » dit le Gaël en présentant le marteau à notre armurier. — Pas avec ce joujou d’enfant, qui est à peine assez lourd pour n’être pas emporté par le vent… Janniken, apportez-moi Samson, ou qu’un de vous deux l’aille aider, car Samson est un peu lourd. »

Le marteau qui fut alors apporté était plus pesant de moitié que celui qu’avait choisi le montagnard, comme un d’une pesanteur extraordinaire. Norman demeura stupéfait ; mais il fut encore plus étonné lorsque Henri, prenant position, leva l’énorme masse bien au-dessus de la hanche droite, et la lâcha de sa main comme si elle fût partie d’une machine de guerre. L’air rugit et siffla tandis qu’elle le parcourait. À la fin, elle retomba, et la tête de fer s’enfonça d’un pied en terre, une toise au-delà de l’endroit qu’avait atteint Norman.

Le montagnard, vaincu et mortifié, courut au lieu où gisait l’outil, le souleva, le pesa dans sa main avec un vif étonnement, et l’examina avec curiosité, comme s’il s’attendait à y voir plus qu’un marteau ordinaire. Il le rendit à la fin à son propriétaire avec un sourire mélancolique, haussant les épaules et branlant la tête, tandis que l’armurier lui demandait s’il ne ferait pas mieux.

« Norman a déjà trop perdu au jeu, répliqua-t-il ; il a perdu son propre nom de Norman au Marteau. Mais travaillez-vous vraiment à l’enclume, Gow Chrom, avec cette masse de fer qu’un cheval aurait peine à porter ? — Vous allez voir, frère, » dit Henri en se dirigeant vers la forge, « Dunter, ajouta-t-il, tire-moi cette barre du feu. » Et levant Samson, comme il appelait le monstrueux marteau, il tortilla le métal par cent coups de droite et de gauche… tantôt de la main droite, tantôt de la main gauche, tantôt des deux, avec tant de force et d’adresse à la fois, qu’il fabriqua un fer à cheval petit, mais bien proportionné, dans moitié moins de temps qu’il n’en aurait fallu à un forgeron ordinaire avec un marteau plus maniable.

« Oigh ! Oigh ! dit le montagnard ; mais pourquoi voudriez-vous donc vous battre contre notre jeune chef, qui est d’un sang si supérieur au vôtre, quoique vous soyez le meilleur forgeron qui ait jamais travaillé à l’aide du vent et du feu ? — Écoutez, dit Henri ; vous m’avez l’air bon enfant, et je vous avouerai la vérité : votre maître m’a insulté, et je lui donne volontiers cette armure, afin de pouvoir me mesurer avec lui. — Ah ! s’il vous a insulté, il vous doit une réparation à coups d’épée, dit le garde du corps. Insulter un homme ôte la plume d’aigle au bonnet du chef, et fût-il le plus puissant des montagnes, comme l’est réellement Éachin, il doit se battre avec l’homme qu’il a insulté, sinon une rose tomberait de sa couronne. — L’exciterez-vous à me donner cette satisfaction après le combat de dimanche ? — Oh ! on fera son possible, si auparavant les faucons n’ont pas eu nos os à déchiqueter ; car il faut que vous sachiez, bon confrère, que les griffes du clan de Chattan percent profondément. — L’armure appartient à votre chef à cette condition ; mais je le flétrirai devant le roi et toute sa cour, s’il ne m’en donne pas le prix. — N’ayez pas peur ! n’ayez pas peur ! je l’amènerai moi-même dans la lice, cela est sûr. — Vous me ferez grand plaisir ; et pour que vous n’oubliiez pas votre promesse, je vous fais cadeau de ce poignard. Regardez-le : si vous le tenez bien, et si vous en frappez votre ennemi entre son gorgeret et son couvre-chef, le médecin sera inutile. »

Le montagnard se répandit en remercîments, et prit congé.

« Je lui ai donné la meilleure cotte de mailles que j’aie jamais forgée, » se dit l’armurier, presque repentant de sa générosité, « dans la faible espérance qu’il engagera son chef à descendre en champ clos avec moi ; et alors, soit Catherine à celui qui sera le vainqueur ! Mais je crains fort que le jeune drôle ne trouve quelque évasion, à moins que son succès, le dimanche des Rameaux, ne l’engage à tenter un autre combat. Il est permis d’espérer pourtant ; car j’ai souvent vu avant ce jour un jeune novice, qui n’était qu’un nain avant son premier combat, devenir ensuite un pourfendeur de géants. »

Ainsi, avec un faible espoir, mais avec une ferme résolution, Henri Smith attendit le jour qui devait décider de son destin. Ce qui lui faisait augurer des malheurs, c’était le silence du gantier et de sa fille. « Ils sont honteux, pensait-il, de m’avouer la vérité ; c’est pourquoi ils se taisent. »

Le vendredi, vers midi, les deux troupes qui représentaient les deux clans en guerre, arrivèrent aux endroits différents où elles devaient s’arrêter et se reposer.

Le clan de Quhele reçut l’hospitalité à la riche abbaye de Scone, tandis que le prévôt régala leurs adversaires à son château de Kinfauns ; le plus grand soin fut pris pour traiter les deux bandes avec la plus scrupuleuse attention, et pour ne donner ni à l’une ni à l’autre occasion de se plaindre de partialité. Tous les points d’étiquette étaient cependant discutés et convenus entre le lord grand connétable Errol et le jeune comte de Crawford, le premier agissant au nom du clan Chattan, et le second prenant parti pour le clan de Quhele. Les courriers passaient continuellement d’un côté à l’autre, et ils eurent plus de six entrevues en trente heures, avant que le cérémonial de la bataille fût exactement arrangé.

Cependant, dans la crainte que d’anciennes querelles, dont il existait bien des semences, ne se rallumassent entre les bourgeois et leurs voisins montagnards, une proclamation ordonna aux citoyens de ne pas approcher de plus d’un demi-mille des endroits où les Highlanders étaient cantonnés ; tandis que, d’autre part, les combattants reçurent la défense d’approcher de Perth sans une permission spéciale. Des troupes furent stationnées pour faire exécuter ces ordres, de force au besoin, et elle s’acquittèrent si scrupuleusement de la commission, qu’elles empêchèrent Simon Glover lui-même, bourgeois et citoyen de Perth, de pénétrer dans la ville, parce qu’il avouait y être venu avec les champions d’Éachin Mac-Jan, et parce qu’il portait un plaid à leurs couleurs. Cette arrestation empêcha Simon de se rendre près d’Henri du Wynd, et d’apprendre au juste les détails de tout ce qui s’était passé depuis leur séparation ; entretien qui, s’il avait eu lieu, aurait absolument changé la catastrophe qui termine notre histoire.

Le samedi, dans l’après-dîner, il se fit une autre entrée qui intéressait la ville presque autant que les préparatifs du combat projeté : c’était l’approche du comte de Douglas, qui arriva dans la ville avec une troupe de trente cavaliers seulement, mais qui tous étaient chevaliers et gentilshommes de la première importance. On suivait des yeux le terrible pair, comme on suit le vol d’un aigle à travers les nuages, incapable de prévoir où l’oiseau de Jupiter va diriger sa course. Chacun était silencieux, attentif, et aussi curieux à l’observer que si on pouvait deviner ainsi dans quel lieu l’aigle devait s’abattre. Douglas traversa lentement la ville, sortit par la porte du Nord, puis descendit de cheval au couvent des dominicains, et demanda à voir le duc d’Albany. Le comte fut introduit aussitôt et reçu par le duc d’une manière qui voulait être gracieuse et conciliatoire, mais qui trahissait l’effort et l’inquiétude. Après les premiers compliments d’usage, le comte dit avec beaucoup de gravité : « Je vous apporte de tristes nouvelles ; le royal neveu de Votre Grâce, le duc de Rothsay n’est plus, et je crains fort qu’il n’ait péri victime d’un perfide complot. — D’un complot ! » s’écria le duc confus, « quel complot ?… Qui aurait osé comploter contre l’héritier du trône d’Écosse ? — Ce n’est pas à moi à démontrer sur quoi ces doutes se fondent, dit Douglas… Mais on dit que l’aigle fut tué avec une flèche arrachée à ses propres ailes, et le chêne fendu par un coin fait de son propre bois. — Comte de Douglas, dit le duc d’Albany, je ne suis pas fort pour déchiffrer les énigmes. — Et moi je n’en propose pas à deviner, » répliqua Douglas d’un ton hautain ; « Votre Grâce trouvera des détails dans ces papiers, qui valent la peine qu’on les parcoure. Je vais me promener une demi-heure dans le jardin du cloître, ensuite je vous rejoindrai. — Vous n’allez pas visiter le roi, milord ?… — Non, répondit Douglas ; je pense que Votre Grâce tombera d’accord avec moi que nous devons cacher à notre souverain ce grand malheur de famille jusqu’à ce que l’affaire de demain soit décidée. — J’y consens volontiers ; si le roi apprend cette perte, il ne pourra assister au combat ; et s’il ne s’y montre pas en personne, ces montagnards sont capables de refuser de combattre, et toutes nos peines sont perdues. Mais asseyez-vous, milord, je vous prie, pendant que je lis ces tristes papiers relatifs à ce pauvre Rothsay. »

Il feuilleta les papiers qu’il tenait à la main, passant sur les uns après un coup d’œil rapide, et s’arrêtant sur d’autres comme si leur contenu était de la dernière importance. Quand il eut employé environ un quart d’heure de cette manière, il leva les yeux, et dit fort gravement : « Milord, dans ces tristes documents, c’est encore une consolation de ne rien voir qui puisse ramener dans le conseil du roi les divisions que nous avons éteintes dernièrement par une solennelle réconciliation entre Votre Seigneurie et moi. Mon malheureux neveu devait, d’après nos arrangements, subir un exil momentané, jusqu’à ce que le temps eût mûri son caractère. Le ciel en a disposé, et notre intervention en cette affaire est rendue inutile. — Si Votre Grâce, répliqua le comte, ne voit rien qui doive troubler la bonne intelligence nécessaire entre nous pour assurer le repos et la paix de l’Écosse, je ne suis pas assez peu ennemi de mon pays pour y regarder de trop près. — Je vous comprends, milord de Douglas, » dit Albany avec empressement. « Vous vous étiez imaginé trop promptement que je me trouverais blessé de l’usage que Votre Seigneurie a fait de son pouvoir sur mes propres terres de Falkland en punissant de détestables assassins. Croyez, au contraire, que je suis obligé à Votre Seigneurie de ce qu’elle m’évite la peine de châtier ces misérables ; car rien que leur aspect m’aurait déchiré le cœur. Le parlement écossais informera sans doute sur cette action sacrilège ; et je suis heureux que le glaive vengeur ait été saisi par un homme aussi important que Votre Seigneurie. Nos conventions, comme vous pouvez vous en souvenir, se bornaient à tenir en respect mon infortuné neveu, jusqu’à ce qu’une ou deux années de plus l’eussent rendu discret. — Tel était, certainement le projet que Votre Grâce m’avait communiqué, dit le comte, je puis l’avouer en toute sûreté. — Eh bien donc ! noble comte, on ne pourra nous blâmer de ce que les infâmes, pour satisfaire une vengeance personnelle, ont terminé l’exécution d’un sage projet par une catastrophe sanglante. — Le parlement en jugera d’après sa sagesse ; pour ma part, ma conscience m’acquitte. — Et la mienne me déclare innocent, » dit le duc avec fermeté. « Maintenant, milord, comment veillerons-nous sur le jeune Jacques[68] qui se trouve ainsi appelé à recueillir la succession de son père ? — Le roi en décidera, » répondit Douglas impatienté de cette conférence : « peu m’importe l’endroit où il sera transféré, pourvu que ce ne soit ni à Stirling, ni à Doune, ni à Falkland. »

Là-dessus il quitta brusquement la salle.

« Il est parti, murmura l’hypocrite Albany… Il faut qu’il soit mon allié… Pourtant il se sent disposé à être mon mortel ennemi. Quoi qu’il fasse… Rothsay dort avec ses pères… Jacques peut suivre avec le temps, et puis… une couronne sera la récompense de mes perplexités. »


CHAPITRE XXXIV.

LE COMBAT.


Un jour à Saint-Johnstown, près du couvent des moines noirs, trente contre trente se sont battus en champ clos.
Wyntoun.


Le dimanche des Rameaux était arrivé. Dans les premiers temps de l’Église chrétienne, l’emploi d’un des jours de la semaine sainte à un combat aurait été regardé comme une impiété digne d’excommunication. L’Église de Rome, à son honneur infini, avait décidé que durant le saint temps de Pâques, anniversaire de la rédemption de l’homme, l’épée de la vaine gloire devait être rengainée, et que les monarques ennemis respecteraient la période de ce temps nommée Trêve de Dieu. La violence barbare des dernières guerres entre l’Angleterre et l’Écosse avait détruit toute observation de cette sage et religieuse ordonnance. Fort souvent les fêtes les plus solennelles étaient choisies pour jour d’attaque par un parti, parce qu’il espérait trouver l’autre occupé à remplir des devoirs religieux, et partant mal préparé à la défense. Ainsi la trêve, autrefois considérée comme sacrée, n’était plus d’usage ; et il ne semblait pas extraordinaire qu’on choisît les fêtes les plus saintes pour décider une contestation par un combat judiciaire, avec lequel le combat de ce jour avait une forte ressemblance.

En la présente occasion pourtant, les pieuses cérémonies furent remplies avec la solennité ordinaire, et les combattants eux-mêmes y prirent part, portant des branches d’ifs dans leurs mains, et suppléant ainsi d’eux-mêmes au manque de rameaux. Ils se rendirent respectivement au couvent des dominicains et à celui des chartreux, pour entendre la grand’messe, et se préparer, au moins par une ombre de dévotion, au combat sanguinaire de la journée. On avait eu grand soin que, durant cette marche, ils n’entendissent même pas le son des cornemuses les uns des autres ; car il était certain que, comme des coqs de combat qui échangent des chants de défi, ils se fussent cherchés et attaqués les uns les autres avant d’être entrés dans la lice.

Les citoyens de Perth encombraient les rues pour voir passer cette étrange procession, et se pressaient vers les églises, où les deux clans s’acquittaient de leur dévotion, pour examiner leur extérieur, et juger d’avance, à leur apparence seule, lequel avait le plus de chance pour remporter la victoire. La conduite des montagnards dans l’église, quoiqu’ils ne fréquentassent point d’habitude les lieux saints, fut parfaitement décente ; et malgré leur nature sauvage et grossière, peu d’entre eux semblaient montrer ou de la curiosité ou de l’étonnement. Ils paraissaient regarder comme au-dessous de leur dignité de témoigner empressement ou surprise en voyant bien des choses qui tombaient alors probablement sous leurs yeux pour la première fois.

Quant à l’issue du combat, même parmi les juges les plus compétents, peu osaient hasarder une prédiction. Quoique la grande taille de Torquil et de ses huit vigoureux fils portât quelques gens, qui se déclaraient connaisseurs en muscles et en nerfs d’hommes, à pencher pour donner la victoire au parti du clan de Quhele, l’opinion des femmes était bien décidée en faveur des belles formes, de la noble contenance et de la gracieuse tournure d’Éachin Mac-Jan. Il y en avait plus d’une qui s’imaginait se rappeler les traits du chieftain ; mais son splendide équipement de guerre rendait l’humble apprenti de Glover tout à fait méconnaissable, sauf pour une seule personne.

Cette personne, comme on peut bien le supposer, était l’armurier du Wynd, qui avait été le plus empressé de la foule qui s’ameutait pour voir les braves champions du clan de Quhele. Ce fut avec des sentiments confus de plaisir, de jalousie, et peut-être même d’admiration, qu’il aperçut l’apprenti du gantier, qui, dégagé de son joug ignoble, et brillant comme un chieftain, semblait par son œil vif et sa démarche pleine de dignité, par la noble forme de son front et la grâce de son cou, par ses armes splendides et ses membres bien proportionnés, fort digne de tenir le premier rang parmi des hommes choisis pour vaincre ou mourir au nom de l’honneur de leur race. Le forgeron put à peine croire que c’était ce même bambin colérique qu’il avait renversé à terre, comme il eût fait d’une guêpe, et que la compassion seule l’avait empêché d’écraser.

« Il a l’air brave, avec mon noble haubert, » murmura Henri en lui-même ; « le meilleur que j’aie jamais fabriqué. Pourtant si nous étions lui et moi dans un lieu où il n’y aurait ni main pour secourir, ni œil pour voir, par tout ce qui est saint dans la sainte Église, la bonne armure reviendrait à son possesseur. Tout ce que je possède, je le donnerais pour lui appliquer trois bons coups sur les épaules, et reconquérir ainsi mon meilleur ouvrage ; mais un tel bonheur ne m’arrivera pas. S’il échappe au combat, il aura une si haute idée de son courage, qu’il pourra bien dédaigner de mettre sa réputation de fraîche date en péril dans une rencontre avec un pauvre bourgeois tel que moi. Il me fera combattre par son champion, et me renverra à mon confrère l’homme au marteau ; et tout mon profit se bornera à casser la tête d’un taureau des montagnes. Si je pouvais seulement apercevoir Simon Glover ! Je m’en vais le quérir à l’autre église, car pour sûr il doit être revenu des hautes terres. »

La congrégation sortait de l’église des dominicains lorsque l’armurier prit cette détermination, qu’il s’efforça d’exécuter promptement en fendant la foule aussi vite que la solennité du lieu et la circonstance le permettaient. En se frayant un passage à travers la presse, il se trouva un instant si près d’Éachin que leurs yeux se rencontrèrent. La figure hardie et basanée du forgeron rougit comme le fer chaud sur lequel il travaillait, et conserva sa teinte d’un rouge très-vif pendant plusieurs minutes. L’indignation colora les traits d’Éachin d’une rougeur plus brillante, et un regard de haine méprisante partit de son œil ; mais cette irritation soudaine s’évanouit en sombre pâleur, et ses yeux évitèrent aussitôt le regard haineux et ferme qui leur avait répondu.

Torquil, dont l’œil ne quittait pas son nourrisson, vit son émotion, et regarda avec inquiétude autour de lui pour en découvrir la cause ; mais Henri était déjà éloigné et se hâtait d’arriver au monastère des chartreux. Là aussi le service divin était fini ; et ces hommes, qui tout à l’heure portaient des rameaux en l’honneur du grand événement qui rendit la paix à la terre et la bonne intelligence aux enfants des hommes, couraient alors au lieu du combat, les uns prêts à arracher la vie à leurs semblables, ou à perdre la leur ; les autres pour voir cette bataille à mort, avec le sauvage plaisir que trouvaient les païens à contempler les combats de gladiateurs.

La foule était si grande que toute autre personne eût désespéré de la traverser ; mais la déférence générale qu’on avait pour Henri du Wynd, comme champion de Perth, et la connaissance que tout le monde avait de son habileté à s’ouvrir de force un passage, disposaient tous les spectateurs à lui faire place, de sorte qu’il se trouva aussitôt fort près des guerriers du clan Chattan. Leurs cornemuses marchaient en tête de la colonne ; venait ensuite la bannière bien connue, déployant un chat des montagnes rampant, avec cette inscription : Ne touche le chat qu’avec un gant. Le chef suivait, portant sa claymore à la main, comme pour protéger l’emblème de sa tribu. C’était un homme de moyenne taille, âgé de plus de cinquante ans, mais ne portant ni sur son visage, ni dans son corps, aucune trace d’affaiblissement, ni le moindre symptôme de vieillesse. Ses cheveux, d’un rouge vif et fort frisés, commençaient bien déjà à grisonner ; mais ses pieds et ses mouvements étaient aussi légers à la danse, à la chasse, ou dans un combat, que s’il n’eût pas eu plus de vingt ans. Son œil gris luisait d’un éclat sauvage exprimant un mélange de valeur et de férocité ; mais la sagesse et l’expérience dominaient dans l’expression de son front, de ses sourcils et de ses lèvres. Les champions d’élite suivaient deux à deux. On voyait une teinte d’inquiétude sur plusieurs visages ; car ils avaient le matin remarqué qu’un de leurs camarades manquait à l’appel ; et, dans un combat aussi désespéré que celui qu’on allait livrer, cette perte semblait à tous une chose d’une grande importance, excepté à leur intrépide chef, Mac-Gillie Chattanach.

« Ne parlez pas aux Saxons de son absence, » répliqua le hardi commandant lorsqu’on lui apprit la diminution de sa troupe. « Les mauvaises langues des basses terres pourraient dire qu’un guerrier du clan de Chattan fut lâche, et peut-être même que les autres favorisèrent sa fuite, afin d’avoir un prétexte pour refuser le combat. Je suis sûr que Ferquhard aura reparu dans nos rangs avant le signal de la bataille, ou sinon, ne suis-je pas, moi, un homme qui en vaux deux du clan de Quhele ? Ne combattrions-nous pas quinze contre trente plutôt que de perdre l’honneur que le jour va nous donner ? »

La tribu accueillit par des applaudissements le discours du vaillant chef ; pourtant des yeux inquiets se retournèrent plus d’une fois, dans l’espérance de voir revenir le déserteur ; et peut-être le chef lui-même fut-il le seul de l’intrépide bande qui restât tout à fait indifférent à cette absence.

Ils traversaient toutes les rues sans apercevoir Ferquhard Day, qui, à plus d’un mille dans les montagnes, était occupé à recevoir tous les dédommagements qu’un amour heureux peut donner pour la perte de l’honneur. Mac-Gillie Chattanach s’avançait sans paraître remarquer cette désertion, et entra dans le North-Inch, plaine belle et unie, adjacente à la ville, et appropriée aux exercices belliqueux des habitants.

La plaine est baignée d’un côté par le Tay, profond et rapide. On avait élevé une forte palissade, fermant de trois côtés un espace de cent cinquante pas en long, et de soixante-quatorze en large. Le quatrième côté était considéré comme suffisamment défendu par la rivière. Un amphithéâtre, construit pour la commodité des spectateurs, entourait la palissade, laissant un large espace libre, que devaient remplir les hommes armés à pied et à cheval, et les spectateurs des classes inférieures. À l’extrémité de la lice, la plus voisine de la cité, était une rangée de balcons élevés pour le roi et sa cour, décorés avec une telle profusion de feuillage et de guirlandes, entremêlés d’ornements dorés, que l’endroit porte encore aujourd’hui le nom de Berceau doré.

La musique montagnarde, qui sonnait les pibrocks, ou airs de bataille particuliers aux bandes rivales, resta muette dès que les combattants arrivèrent dans la lice ; tel était l’ordre qui avait été donné. Deux vigoureux, mais vieux guerriers, portant chacun la bannière de leur tribu, s’avancèrent des extrémités opposées de la lice, et plantant en terre leurs étendards, s’apprêtèrent à regarder un combat où ils ne devaient point être acteurs. Les joueurs d’instruments, qui devaient aussi demeurer neutres dans la bataille, prirent place sous leurs drapeaux respectifs.

La multitude accueillit les deux bandes avec ces applaudissements unanimes dont elle salue toujours en pareille occasion ceux qui lui procurent un amusement, un spectacle à son goût. Les combattants ne répondirent pas à ce salut ; mais chaque troupe se dirigea vers les extrémités différentes de la lice, où se trouvaient des portes par où elles devaient pénétrer à l’intérieur. Un fort détachement d’hommes armés gardaient les deux entrées ; le comte maréchal à l’une, le lord grand connétable à l’autre, examinèrent soigneusement chaque individu pour voir s’il avait les armes convenables, c’est-à-dire casque d’acier, cotte de mailles, sabre à deux mains et poignard. Ils comptèrent aussi les champions ; et grande fut l’alarme parmi la multitude lorsque le comte Errol leva la main et s’écria : « Le combat ne peut être livré, car il manque un homme au clan Chattan. — Et tant pis ! répliqua le jeune comte de Crawford ; ils n’avaient qu’à mieux compter avant de se mettre en route. »

Le comte maréchal cependant convint avec le grand connétable que le combat ne pouvait avoir lieu avant que l’inégalité du nombre eût disparu ; et une crainte générale s’empara de l’assemblée qu’il n’y eût point de bataille après de si beaux préparatifs.

De tous les assistants, il n’y en avait que deux peut-être qui se réjouissaient de la possibilité d’un ajournement, et c’était le chef du clan de Quhele et le roi Robert à l’excellent cœur. Cependant les deux chefs, accompagnés chacun d’un conseiller ou d’un ami intime, se réunirent au milieu de la lice, assistés du comte maréchal, du lord grand connétable, du comte de Crawford, et de sir Patrick Charteris. Le chef du clan Chattan déclara qu’il désirait combattre à l’instant même, sans s’inquiéter de l’inégalité de nombre.

« Le clan de Quhele, dit Torquil du Chêne, n’y consentira jamais. Vous n’avez jamais pu nous ravir l’honneur à la pointe de l’épée, et vous ne cherchez aujourd’hui qu’un subterfuge, afin de pouvoir dire quand vous serez vaincus, comme vous n’ignorez pas que vous le serez, que c’est parce qu’il vous manquait un combattant. Mais je fais une proposition : Ferquhar Day, étant le plus jeune de votre troupe, Éachin Mac-Jan est le plus jeune de la nôtre ; laissons-le de côté pour l’homme qui a déserté chez vous. — Proportion injuste et inégale s’il en fut jamais, » s’écria Toshach Beg, qu’on pouvait appeler le second de Mac-Gillie Chattanach. « La vie du chef est au clan ce qu’est la respiration pour le corps, et nous ne consentirons jamais à ce que notre chef s’expose à des périls que celui du clan de Quhele n’ose partager. »

Torquil vit avec une vive inquiétude que son plan allait échouer, lorsqu’on avança une objection à ce qu’Hector se retirât des combattants, et il réfléchissait au moyen d’appuyer sa proposition quand Éachin intervint lui-même. Sa timidité, il faut l’observer, n’était pas ce sentiment bas et égoïste qui pousse ceux qui en sont animés à se soumettre tranquillement au déshonneur plutôt que de s’exposer au péril. Au contraire, il était moralement brave et physiquement timide ; et la honte d’éviter le combat devint en ce moment plus puissante que la crainte d’y faire face.

« Je ne veux pas entendre parler, dit-il, d’un projet qui laisserait mon épée dans le fourreau pendant le glorieux combat de ce jour. Si je suis jeune dans les armes, il y a assez de braves guerriers autour de moi que je puis imiter, sinon égaler. »

Il prononça ces mots avec une vivacité qui en imposa à Torquil, et peut-être au jeune chef lui-même.

« À présent, que Dieu bénisse son noble cœur ! se dit le père nourricier. J’étais sûr que le mauvais charme se romprait, et que l’humeur timide qui l’assiégeait s’enfuirait au son de la cornemuse et à la première vue du drapeau flottant ! — Écoutez, lord maréchal, dit le connétable : l’heure du combat ne peut être différée de beaucoup, car voilà midi qui approche ; que le chef du clan Chattan emploie la demi-heure qui reste à trouver, s’il peut, un remplaçant pour son déserteur ; sinon, qu’ils se battent comme ils sont. — J’y consens, dit le maréchal, quoique je ne voie guère, puisqu’il n’y a pas âme vivante de son clan à moins de cinquante milles, comment Mac-Gillie trouvera un auxiliaire. — C’est son affaire, dit le grand connétable ; mais s’il offre une riche récompense, il y a assez de vigoureux gaillards autour de la lice qui seront charmés de faire jouer leurs membres dans une lutte comme celle qu’on attend. Moi-même, sans ma qualité et ma charge, je prendrais joyeusement de l’ouvrage parmi ces sauvages lurons, et je penserais y attraper quelque honneur. »

Ils communiquèrent leurs décisions aux montagnards, et le chef du clan de Chattan répliqua : « Vous avez jugé impartialement et noblement, milord, et je me tiens pour obligé à suivre vos avis… Proclamez donc, hérauts, que si un guerrier veut partager avec le clan Chattan les honneurs et les périls de la journée, il recevra une couronne d’or comptant, et la permission de se battre à mort dans mes rangs. — Vous êtes avare de vos trésors, chef, dit le comte maréchal ; une couronne d’or n’est qu’une pauvre solde pour une campagne comme celle qui va commencer. — S’il est ici un homme prêt à combattre pour l’honneur, répondit Mac-Gillie Chattanach, il s’estimera assez payé ; et je ne demande pas les services d’un coquin qui tire son épée pour l’or seul. »

Les hérauts s’étaient mis en marche et avaient déjà parcouru la moitié de la lice, s’arrêtant de temps à autre pour faire la proclamation convenue, sans rencontrer nulle part la moindre disposition à accepter l’offre du combat. Les uns riaient de la pauvreté des montagnards, qui proposaient si peu pour un service si périlleux ; d’autres se fâchaient de ce qu’on prisât si peu le sang des citoyens. Personne ne montrait la moindre intention d’entreprendre la tâche proposée, jusqu’au moment où la proclamation arriva aux oreilles d’Henri du Wynd, qui se tenait en dehors des barrières, parlant de temps à autre au bailli Craigdallie, ou plutôt écoutant sans beaucoup d’attention ce que le magistrat lui disait.

« Holà ! que proclame-t-on ? s’écria-t-il. — Une offre généreuse de par Mac-Gillie Chattanach, dit l’hôte du Griffon, qui propose une couronne d’or à quiconque voudra se faire chat sauvage pour aujourd’hui, et recevoir quelque horion à son service. Voilà tout. — Comment ! » s’écria l’armurier avec vivacité, « ne demande-t-on pas un homme pour combattre contre le clan de Quhele ? — Ma foi, oui, répliqua Griffon ; mais je crois qu’il ne se trouvera pas de pareil fou dans Perth. »

Il avait à peine parlé, qu’il vit l’armurier escalader la barrière d’un seul saut, et s’élancer dans la lice en s’écriant : « Me voilà, sire héraut ! moi Henri du Wynd, prêt à combattre contre le clan de Quhele. »

Un cri d’admiration courut parmi la multitude, tandis que les graves bourgeois, ne pouvant apercevoir aucun motif à la conduite de Henri, en concluaient que la tête lui tournait par amour des combats. Le prévôt surtout en demeura stupéfait.

« Tu es fou, dit-il, Henri ! tu n’as ni épée à deux mains, ni cotte de mailles… — Vraiment non, répliqua Henri, car j’ai cédé une cotte de mailles, que j’avais forgée pour moi-même, à ce beau chef du clan de Quhele, qui sentira bientôt sur ses épaules de quelle espèce de coups je bats mon fer. Quant à l’épée à deux mains, pourquoi cette arme d’enfant ne me suffirait-elle pas jusqu’à ce que j’en prenne de force une plus lourde. — C’est impossible, dit Errol. Écoute, Smith, par sainte Marie, tu vas avoir mon haubert de Milan et ma bonne épée d’Espagne. — Je vous remercie, noble comte. Mais le soc de charrue avec lequel votre brave aïeul, sir Gilbert Hay, décida la bataille de Loncarty, me servirait aussi bien. Je suis gauche à manier une épée, à porter une cuirasse que je n’ai point fabriquée moi-même, parce que j’ignore quels coups on peut frapper avec l’un sans qu’il casse, ou parer avec l’autre sans qu’elle se brise. »

Cependant le bruit avait couru parmi la populace, et de là passé dans la ville, que l’intrépide Smith allait se battre sans armure : au moment même où l’heure fatale approchait, la voix perçante d’une femme fut entendue demandant passage au travers de la foule. La multitude fit place à son importunité, et elle s’avança, essoufflée de sa course, chargée d’un haubert en mailles et d’une large épée à deux mains. On reconnut bientôt la veuve d’Olivier Proudfute ; les armes qu’elle portait étaient celles de l’armurier même, qui, endossées par son mari le soir fatal où il avait été assassiné, avaient été naturellement déposées chez lui avec le cadavre ; la veuve reconnaissante les apportait dans la lice en un moment où des armes si éprouvées étaient de la dernière importance pour leur propriétaire. Henri reçut avec joie son armure qu’il connaissait bien, et la veuve, toute tremblante encore de sa course, l’aida à s’en revêtir, et prit congé de lui en disant : « Dieu protège le champion de l’orphelin, et malheur à tous ceux qui l’attaqueront ! »

Rassuré tout à fait en se sentant dans son armure à toute épreuve, Henri se secoua comme pour se mettre à l’aise dans sa cotte d’acier, et dégainant son épée à deux mains, il la fit tourner au-dessus de sa tête, coupant, en forme de huit, l’air au milieu duquel elle sifflait, et montrant ainsi avec quelle vigueur et quelle adresse il pouvait manier une arme aussi lourde. Les champions reçurent alors ordre de faire le tour de la lice, traversant de manière à ne point se rencontrer les uns les autres, et s’inclinant en signe d’honneur, à mesure qu’ils passaient sous le berceau doré où le roi était assis.

Tandis que cette évolution s’exécutait, la plupart des spectateurs s’occupaient encore à comparer attentivement la taille, les membres, les muscles des rivaux, et s’efforçaient de former une conjecture sur l’issue du combat. Une haine de cent ans avec tous ses actes d’agression et de représailles était concentrée dans le sein de chaque combattant ; leurs physionomies portaient la plus sauvage expression d’orgueil, de ressentiment, et de la résolution désespérée de combattre jusqu’à la mort.

Les spectateurs les applaudirent par un joyeux murmure, tous palpitants de l’attente du sanglant spectacle. Des gageures furent ouvertes et remplies sur l’issue générale de la bataille et sur les prouesses de champions particuliers. L’air ferme, ouvert et décidé d’Henri lui attira la faveur générale de l’assemblée, et on paria, pour nous servir de l’expression moderne, qu’il tuerait trois de ses antagonistes avant de tomber lui-même. À peine l’armurier était-il équipé pour le combat, que les chefs commandèrent aux champions de prendre leurs places, et en même temps Henri entendit au milieu de la foule silencieuse la voix de Simon Glover qui lui criait : « Henri Smith, Henri Smith ! quelle folie s’est emparée de toi ? — Oui, il voudrait sauver son gendre en espérance, ou même son gendre actuel, de la correction que lui réserve l’armurier, » fut la première pensée d’Henri… La seconde fut de se tourner pour répondre… La troisième, qu’il ne pouvait sous aucun prétexte quitter les rangs où il avait pris place, ni même paraître désirer qu’on différât le signal, sans manquer à l’honneur.

Il s’appliqua donc à l’affaire de l’instant. Les deux bandes furent disposées par leurs chefs respectifs sur trois lignes de dix hommes chacune. Ils étaient arrangés de manière qu’il y eût entre chaque combattant assez d’espace pour manier l’épée, dont la lame, sans compter la poignée, avait cinq pieds de long. La seconde et la troisième ligne devaient survenir comme réserve si la première se laissait vaincre. À droite du bataillon du clan de Quhele, le chef Éachin Mac-Jan se plaça, en seconde ligne, entre deux de ses frères de lait. Quatre d’entre eux se mirent à droite de la première ligne, tandis que le père et deux autres protégèrent l’arrière du chef chéri. Torquil surtout se tint près de lui pour le couvrir de son corps. Ainsi, Éachin s’avançait au milieu de neuf des hommes les plus vigoureux de sa troupe, avec quatre défenseurs spéciaux en avant, un de chaque côté, et trois par derrière.

Le bataillon du clan Chattan fut disposé absolument dans le même ordre, si ce n’est que le chef se plaça au milieu du premier rang, au lieu d’être placé à l’extrême droite. Cette disposition porta Henri Smith, qui, dans les rangs opposés, ne voyait qu’un ennemi, le malheureux Éachin, à demander de se placer à gauche de la première file du clan Chattan ; mais le chef désapprouva cet arrangement ; et après avoir rappelé à Henri qu’il lui devait obéissance, puisqu’il l’avait pris à ses gages, il lui ordonna de se placer au troisième rang, juste derrière lui-même… poste d’honneur qu’Henri ne put refuser, quoiqu’il l’acceptât avec beaucoup de répugnance.

Lorsque les clans furent ainsi rangés en face l’un de l’autre, ils laissèrent éclater leur haine mortelle et leur ardeur à en venir aux mains par un hurlement sauvage, qui, poussé par le clan de Quhele, fut répété par le clan Chattan.

Tous les guerriers cependant agitaient leurs épées, et se menaçaient tour à tour, comme voulant captiver l’attention de leurs adversaires avant d’engager réellement le combat.

En cet instant critique, Torquil, qui n’avait jamais craint pour lui-même, était agité de frayeur pour son nourrisson ; il se rassura néanmoins en voyant qu’Éachin conservait son air résolu, et que le peu de mots que le chieftain adressait à sa troupe étaient hardiment débités et bien propres à enflammer le courage des combattants, puisqu’ils énonçaient sa résolution de partager leur mort ou leur victoire. Mais il n’eut pas le temps d’en observer davantage : les trompettes du roi sonnèrent une charge ; les cornemuses jouèrent leurs airs criards et étourdissants, et les champions, s’avançant en bon ordre, et doublant par degré leur marche jusqu’à prendre une espèce de trot, se rencontrèrent au milieu du terrain, comme un torrent furieux heurte la marée montante.

Pendant une ou deux minutes, les lignes de devant, s’attaquant l’une l’autre avec leurs claymores, semblèrent livrer plusieurs combats singuliers ; mais la seconde et la troisième lignes changèrent bientôt de place, enflammées par la violence de leur haine et la soif de l’honneur ; elles se pressèrent dans les espaces vides, et firent de l’engagement un tumultueux chaos, par-dessus lequel s’élevaient et retombaient les glaives, les uns encore luisants, les autres dégouttants de sang, et qui paraissaient tous ensemble, vu la rapidité féroce qui les agitait, être plutôt mis en mouvement par quelque machine compliquée que maniés par des mains humaines. Plusieurs des combattants, trop à l’étroit pour user de leurs longues épées, avaient déjà saisi leurs poignards, et tâchaient d’arrêter le moulinet des épées de leurs adversaires. Cependant le sang coulait par torrent, et les gémissements de ceux qui tombaient se mêlaient déjà aux cris de ceux qui combattaient encore. Car, suivant la coutume des montagnards de tous les temps, il fallait dire non pas qu’ils criaient, mais qu’ils hurlaient. Ceux des spectateurs dont les yeux étaient le plus habitués à ces scènes de sang et de confusion, ne pouvaient néanmoins pas encore découvrir si un parti avait obtenu de l’avantage sur l’autre. La victoire, de fait, passait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mais c’était seulement une supériorité d’un moment, que la troupe victorieuse perdait incontinent par un nouvel effort de la troupe vaincue. Les sons sauvages des cornemuses se faisaient encore entendre malgré le tumulte, et stimulaient de plus en plus la rage des combattants.

Tout à coup cependant, comme d’un consentement mutuel, les instruments sonnèrent une retraite ; c’était un air lugubre, qui semblait gémir en l’honneur des guerriers morts. Les deux partis lâchèrent prise pour respirer quelques instants ; les yeux des spectateurs examinèrent avec empressement les bataillons endommagés des combattants lorsqu’ils suspendirent la mêlée, mais il fut encore impossible de décider lequel des deux avait le plus souffert. Il semblait que le clan Chattan avait perdu moins d’hommes que l’autre troupe ; mais en compensation, les cottes de mailles sanglantes de ce clan, car on avait de part et d’autre dépouillé les manteaux, montraient que le nombre des blessés était plus considérable de ce côté. Vingt guerriers, tant d’un parti que de l’autre, gisaient sur le champ de bataille, morts ou mourants ; et des bras et des jambes coupés, des têtes détachées du cou, des entailles profondes traversant l’épaule jusqu’à la poitrine, trahissaient à la fois la furie du combat, le genre terrible des armes employées, et la fatale vigueur des bras qui les maniaient. Le chef du clan Chattan s’était conduit avec le courage le plus déterminé, et était légèrement blessé. Éachin aussi avait combattu avec valeur, entouré par ses gardes du corps. Son épée était sanglante, son air résolu et belliqueux ; et il sourit lorsque le vieux Torquil, le serrant dans ses bras, l’accabla d’éloges et de bénédictions.

Les deux chefs, après avoir laissé leurs hommes reprendre haleine environ dix minutes, reformèrent leurs rangs, diminués environ d’un tiers de leur nombre primitif. Ils choisirent alors le lieu du combat plus proche de la rivière que celui où ils s’étaient d’abord rencontrés, et qui était encore encombré de morts et de blessés. On voyait, de temps à autre, quelques-uns de ces derniers lever la tête pour jeter un coup d’œil sur le champ de bataille, puis retomber, presque tous pour mourir, vu les flots de sang qui sortaient des terribles blessures faites par la claymore.

Henri Smith fut facilement reconnu à son costume des basses terres, aussi bien que parce qu’il restait à l’endroit où avait eu lieu la première rencontre, debout, appuyé sur son sabre, près d’un cadavre dont la tête, couverte d’un bonnet, envoyée à dix pas du corps par la force du coup qui l’avait détachée du tronc, portait la branche de chêne, ornement distinctif des gardes personnels d’Éachin Mac-Jan. Depuis qu’il avait abattu cet ennemi, Smith n’avait plus frappé un seul coup, mais s’était contenté de parer ceux qui venaient à lui, ou qui visaient le chef. Mac-Gillie Chattanach fut alarmé quand, au signal donné pour que ses hommes reprissent leurs rangs, il remarqua que sa vigoureuse recrue restait à distance des bataillons, et paraissait peu disposée à le rejoindre.

« Qu’attends-tu donc, homme ? lui cria le chef ; se peut-il qu’un corps si robuste ait un esprit lâche et poltron ? Avance et prépare-toi au combat. — Vous avez eu tout à l’heure la bonté de m’appeler mercenaire, répliqua Henri ; si je suis tel, en montrant le cadavre sans tête, voilà assez d’ouvrage pour les gages d’une journée. — Celui qui me sert sans compter les heures, répondit le chef, je le récompense sans calculer ses gages. — Alors, dit l’armurier, je combats comme volontaire, et au poste qui me plaira le mieux… — Tout cela est à ta discrétion, » répliqua Mac-Gillie Chattanach, comprenant qu’il serait imprudent de fâcher un auxiliaire qui promettait tant.

« Il suffit ; » dit Henri, et chargeant sur son épaule la lourde épée, il rejoignit au plus vite le reste des combattants, et se plaça vis-à-vis le chef du clan de Quhele.

Ce fut alors pour la première fois qu’Éachin sembla trembler. Il avait depuis long-temps regardé Henri comme le meilleur champion que Perth et ses alentours pouvaient envoyer dans la lice. À la haine qu’il lui portait, comme rival, se mêlait le souvenir de la facilité avec laquelle il avait autrefois, quoique sans armes, paré son attaque subite et désespérée ; et, lorsqu’il l’aperçut les yeux fixés sur lui, brandissant son épée, et méditant à coup sûr de l’attaquer personnellement, son courage faillit, il laissa percer son irrésolution ; et ces symptômes de crainte n’échappèrent point à son père nourricier.

Il fut heureux pour Éachin que Torquil fût incapable, d’après la tournure de son caractère et de celui des hommes au milieu desquels il avait toujours vécu, de concevoir l’idée qu’un soldat de sa tribu, bien moins encore son chef et son fils nourricier, manquât de valeur personnelle. S’il avait pu l’imaginer, son chagrin et sa fureur l’auraient entraîné peut-être à arracher la vie à Éachin, pour sauver une tache à son honneur. Mais son esprit rejeta l’idée que son nourrisson pût être physiquement un lâche, comme une chose monstrueuse et surnaturelle ; qu’il fut soumis à l’influence d’un enchantement, c’était l’explication que la superstition lui avait suggérée, et il demanda alors à Hector avec inquiétude, mais à voix basse : « Le charme agit-il maintenant, Éachin ? — Oui ! infortuné que je suis, » répondit le malheureux jeune homme ; « et voilà devant moi le barbare enchanteur ! — Quoi ! s’écria Torquil ; et vous portez une armure de sa fabrique ?… Norman, misérable enfant ! pourquoi avoir apporté cette maudite cotte de mailles ? — Si ma flèche s’est détournée une première fois, je puis encore donner ma vie, répliqua Norman nan Ord ; restez ferme ; vous en verrez briser le charme. — Oui, restons fermes, dit Torquil ; il peut être un barbare enchanteur ; mais mon oreille a ouï dire, et ma langue a dit, qu’Éachin sortirait de ce combat, vivant, libre et sans blessure…. Voyons si le sorcier saxon peut faire que j’aie menti. Il peut être vigoureux, mais la belle forêt de chêne tombera, rameaux et troncs, avant qu’il mette un doigt sur mon nourrisson. Entourez-le, mes fils : « Bas air son Éachin. »

Les fils de Torquil répétèrent à haute voix ces mots, qui signifient : « Mourons pour Hector. »

Encouragé par leur dévouement, Éachin reprit courage, et cria hardiment aux musiciens de son clan : « Seid suas, » c’est-à-dire : « Sonnez la charge ! »

Le pibrock sauvage sonna de nouveau l’attaque ; mais les deux partis s’approchaient plus lentement que la première fois, et comme des hommes qui connaissent et respectent leur valeur mutuelle. Henri du Wynd, dans son impatience de commencer l’action, s’avança devant le clan Chattan, et fit signe à Éachin de s’avancer aussi ; mais Norman s’élança pour défendre son frère de lait. Et il y eut alors une halte générale, mais momentanée, comme si les deux troupes eussent voulu tirer un présage pour le résultat de la journée de l’issue de ce duel. Le montagnard s’approcha avec son large glaive levé, comme prêt à frapper, mais, au moment où il arriva à portée de décharger son coup, il lâcha cette arme longue et embarrassante, sauta légèrement par-dessus l’épée du forgeron qui la dirigeait contre lui, tira son poignard, et ne craignant plus dès lors les coups d’Henri, il le frappa avec cette arme qu’il lui avait donnée, du côté du cou, l’enfonçant vers la poitrine, et criant en même temps : « Vous m’avez appris à frapper ! »

Mais Henri du Wynd portait son bon haubert doublement défendu par deux feuilles d’acier trempé ; s’il eût été moins bien armé ses combats étaient finis pour jamais. Toute bonne qu’était son armure, il fut légèrement blessé.

« Fou ! » répliqua-t-il en appliquant à Norman un coup avec le pommeau de sa longue épée, qui le fit reculer, « vous avez appris à frapper mais non à parer ; » et, portant à son adversaire un nouveau coup qui lui fendit le crâne malgré son casque d’acier, il marcha sur le cadavre de cet ennemi pour attaquer le jeune chef qui se trouvait alors à découvert devant lui.

Mais la voix sonore de Torquil hurla comme un coup de tonnerre « far eil air son Éachin !… (un autre pour Hector !) et les deux frères qui flanquaient leur chef des deux côtés s’élancèrent sur Henri, et, le frappant tous deux à la fois, le forcèrent de garder la défensive.

« En avant, race du chat-tigre ! s’écria Mac-Gillie Chattanach ; sauvez le brave Saxon ! Que ces milans sentent vos serres ! »

Déjà fort blessé, le chef courut lui-même au secours de l’armurier, et abattit un des Leichtach par lesquels il était assailli. La bonne épée d’Henri le débarrassa de l’autre.

« Reist air son Éachin !… (Encore pour Hector !) » cria le fidèle père nourricier.

« Bas air son Éachin !… (Mourons pour Hector !) » répondirent deux de ses fils dévoués, et ils coururent s’exposer à la furie de l’armurier et de ceux qui étaient venus à son aide ; tandis qu’Éachin se jetant sur l’aile gauche, chercha des adversaires moins redoutables, et, par une apparence de courage, ranima encore les espérances presque éteintes des siens. Les deux fils de Torquil qui avaient couvert ce mouvement partagèrent le sort de leurs frères ; car le cri du chef du clan Chattan avait attiré vers cette partie du champ de bataille quelques-uns de ses plus braves soldats. Les fils de Torquil ne périrent pas sans vengeance, ils laissèrent des marques terribles de leurs sabres sur les corps des combattants morts ou vivants. Mais la nécessité où se trouvait le clan de Quhele de tenir leurs plus valeureux soldats autour de la personne de leur chef, faisait prévoir que l’issue générale du combat ne serait point en leur faveur ; et le nombre des montagnards qui se battaient encore était tellement diminué qu’il était facile de voir que le clan Chattan avait encore quinze hommes, quoique la plupart blessés ; et que du clan de Quhele il n’en restait qu’une dizaine dont quatre étaient gardes du corps de leur chef, y compris Torquil lui-même.

Ils combattaient pourtant et luttaient toujours, et, à mesure que leur force diminuait, leur furie semblait augmenter. Henri du Wynd, alors blessé en plusieurs endroits, travaillait encore à exterminer la bande des braves gens qui continuaient à se battre autour de l’objet de son animosité. Mais au cri du père « Reistair son Éachin ! » on répondait avec ardeur le fatal « Bas air son Éachin ! » et quoique le clan de Quhele fût alors de beaucoup inférieur en nombre, la victoire paraissait encore douteuse. La fatigue contraignit leurs deux partis à faire une seconde pause.

On observa alors que le clan Chattan possédait encore douze combattants, mais deux ou trois étaient à peine capables de se tenir droit sans s’appuyer sur leurs épées. Cinq hommes survivaient du clan de Quhele. Torquil et son plus jeune fils étaient du nombre, mais légèrement blessés. Éachin seul, grâce à la vigilance exercée pour parer tous les coups dirigés contre sa personne, avait échappé sans une égratignure. À la rage des des partis, épuisés comme ils étaient, avait succédé un désespoir soudain. Ils marchaient en chancelant, comme endormis, à travers les cadavres de leurs compagnons ; on eût dit que pour raviver leur haine envers les ennemis qui leur restaient, ils comptaient les amis qu’ils avaient perdus.

Les spectateurs virent bientôt les guerriers que le fer avait respectés dans ces deux combats sanglants en recommencer un troisième plus désespéré sur les bords de la rivière, dans une place moins couverte de sang et moins encombrée de cadavres.

« Pour l’amour de Dieu… par la miséricorde que nous implorons tous les jours, » dit le vieux roi au duc d’Albany, qu’on en reste là ! Pourquoi laisserait-on ces misérables débris, ces restes d’hommes achever leur boucherie ?… Certainement ils sont assez corrigés, et prêts à accepter maintenant la paix à de justes conditions. — Remettez-vous, mon souverain, dit son frère, ces hommes sont la peste des hautes terres. Les deux chefs vivent encore… S’ils repartent sains et saufs, toute la besogne de ce jour est perdue ; rappelez-vous que vous avez promis au conseil de ne pas crier : « C’est assez ! » — Vous me forcez à un grand crime, Albany, et comme roi qui devrais protéger mes sujets, et comme chrétien qui chéris mes frères en foi. — Vous me comprenez mal, milord, répliqua le duc ; ces hommes ne sont point des sujets affectionnés, mais des rebelles désobéissants, comme milord de Crawford peut en témoigner, et ils sont moins encore des chrétiens, car le prieur des dominicains affirmera pour moi qu’ils sont plus qu’à moitié païens. »

Le roi soupira profondément. « Faites donc à votre bon plaisir ; vous êtes trop sage pour que je tente de vous contrarier. Je puis me retourner du moins, et fermer mes yeux à la vue, mes oreilles au bruit d’un carnage qui me soulève le cœur. Mais je sais que Dieu me punira d’avoir assisté à cette effusion de sang humain. — Sonnez, trompettes, dit Albany, leurs blessures se figeront s’ils badinent plus long-temps. »

Pendant que les deux frères causaient ainsi, Torquil embrassait et encourageait son jeune chef.

« Résiste encore au charme quelques minutes ! Aie bon courage et nous en sortirons sans égratignure ni balafre, sans entaille ni blessure. Aie bon courage ! — Comment pourrais-je garder bon courage, dit Éachin, lorsque mes braves parents sont tous morts un à un à mes pieds ?… tous morts pour moi, qui ne méritai pas le moins du monde leur attachement ! — Et pourquoi étaient-ils nés sinon afin de mourir pour leur chef, » dit Torquil avec calme, « pourquoi se plaindre de ce que la flèche ne revient pas au carquois quand elle a percé le but ? Reprends courage encore. Nous voici Tormot et moi à peine blessés, tandis que les chats sauvages se traînent au milieu de la lice, comme si les bassets les avaient à moitié étranglés… Encore un bon coup, et la journée est à nous, quoiqu’il semble que tu doives rester seul vivant… Musiciens, sonnez le combat ! »

Les joueurs de cornemuse firent entendre une charge de part et d’autre et la mêlée recommença ; les combattants ne déployaient plus la même force, mais toujours la même furie. Ils furent rejoints par les montagnards qui devaient rester neutres, mais qui ne purent résister au désir de prendre part à l’action. Les deux vieux champions qui portaient les étendards avaient graduellement avancé des extrémités de la lice, et retournaient alors presque sur le théâtre de l’action. Lorsqu’ils virent le carnage de plus près, ils se sentirent tous deux enflammés de l’envie ou de venger leurs frères ou de ne pas leur survivre. Ils s’attaquèrent l’un l’autre furieusement avec les lances auxquelles étaient attachés les étendards, se joignirent après avoir échangé plusieurs passes terribles, puis se prirent corps à corps, tenant toujours leurs bannières, jusqu’à ce qu’enfin, dans l’ardeur de la lutte, ils tombassent dans le Tay où ils furent trouvés, après le combat, morts et leurs bras entrelacés les uns dans les autres. La fureur de la vengeance, la frénésie de la rage et du désespoir enflammèrent ensuite les ménestrels. Les deux joueurs de cornemuse qui, pendant l’action, avaient lutté d’efforts pour enflammer l’ardeur de leurs frères, voyaient alors que le combat allait finir faute de combattants. Ils jetèrent au loin leurs instruments, s’élancèrent en désespérés l’un sur l’autre, avec leurs poignards, et comme chacun d’eux était plus empressé à exterminer son adversaire qu’à se défendre, le joueur du clan de Quhele fut tué du premier coup, et celui du clan de Chattan mortellement blessé. Ce dernier pourtant ramassa sa cornemuse, et le pibrock du clan anima encore de ses sons expirants les guerriers de Chattan, tant que le ménestrel mourant eut un souffle à y introduire. L’instrument dont il se servait, ou du moins la partie qu’on appelle l’anche, est conservé dans la famille d’un chef montagnard d’aujourd’hui et y jouit d’une grande considération sous le nom de Féderan-Dhu, ou l’Anche Noire[69].

Cependant dans cette dernière charge, le jeune Tormot, dévoué comme ses frères, par son père Torquil, à la protection de son chef, avait été mortellement blessé par l’épée impitoyable de l’armurier. Les deux autres guerriers qui restaient du clan de Quhele étaient aussi tombés, et Torquil avec son fils nourricier et Tormot blessé, contraints de battre en retraite devant huit ou dix combattants du clan Chattan, firent halte sur le bord de la rivière, tandis que leurs ennemis se hâtaient de les poursuivre aussi rapidement que leurs blessures le leur permettaient. Torquil arrivait justement à l’endroit où il avait résolu de soutenir un dernier combat, quand le jeune Tormot tomba et rendit l’âme. Cette mort arracha au père le premier et le seul soupir qu’il eût fait entendre pendant cette affreuse journée.

« Mon fils Tormot ! dit-il, mon plus jeune et mon plus cher fils !… Mais si je sauve Hector, je sauve tout… Mon nourrisson bien-aimé, j’ai fait pour toi tous les sacrifices dont un homme soit capable, à l’exception du dernier. Permets que je brise les agrafes de cette armure funeste, et endosse celle de Tormot ; elle est légère et t’ira bien. Tandis que tu t’en couvriras, je m’élancerai sur nos adversaires, déjà fort maltraités, et les accommoderai le mieux qu’il me sera possible. J’espère avoir peu à faire ; car ils se suivent tous comme des bouvillons harassés. Quoi qu’il arrive, idole de mon âme, si je ne puis te sauver, je puis te montrer comme un homme doit mourir. »

Tandis que Torquil parlait ainsi, il détachait les agrafes du haubert que portait le jeune chef, avec la conviction naïve qu’il romprait le charme sous lequel la crainte et la sorcellerie avaient enchaîné le cœur de Mac-Jan.

« Mon père, mon père ! toi qui es plus que mon père !… dit le malheureux Éachin, reste avec moi… Si je te sens à mon côté, je suis sûr de combattre jusqu’au coup fatal. — C’est impossible, répliqua Torquil : je veux les arrêter, car les voilà, pendant que tu mettras ton haubert. Dieu te bénisse éternellement, amour de mon âme ! »

Et alors, brandissant son épée, Torquil du Chêne s’élança en poussant le terrible cri de guerre qui avait si souvent retenti sur le champ de bataille ensanglanté : Bas air son Éachin ! » Trois fois il répéta ces mots d’une voix de tonnerre, et à chaque fois il abattit un homme du clan Chattan, à mesure qu’il les rencontrait marchant vers lui. « Bien frappé, brave milan ! noblement combattu, vieux faucon ! » s’écria la multitude en voyant ces efforts, qui semblaient menacer, même en cet instant, de changer la fortune du jour. Soudain à ces cris succéda un profond silence, interrompu seulement par le cliquetis de deux épées ; mais par un cliquetis si terrible, que toute la bataille paraissait avoir recommencé dans la personne de Henri Wynd et de Torquil du Chêne. Ils frappaient, taillaient, coupaient, paraient, comme si c’était la première fois qu’ils dégainaient de la journée. Leur fureur était mutuelle ; car Torquil reconnaissait le malin sorcier qui, comme il supposait, avait jeté un sort sur son enfant, et Henri se voyait face à face avec le géant qui, pendant tout le combat, l’avait empêché d’accomplir le projet pour lequel il avait pris les armes. Ils combattaient avec une égalité qui peut-être n’aurait pas existé, si Henri, plus blessé que son antagoniste, n’eût pas été quelque peu privé de son agilité habituelle.

Cependant, Éachin, se trouvant seul, après des efforts extraordinaires, mais infructueux pour endosser l’armure de son frère de lait, se sentit animé par un mouvement de honte et de désespoir, et il s’élança pour soutenir son père nourricier dans cette lutte terrible, avant qu’aucun guerrier du clan Chattan vînt au secours d’Henri. Quand il fut à cinq pas, toujours fermement résolu à prendre part à ce combat mortel, son père nourricier tomba fendu depuis l’os du cou presque jusqu’au cœur, et murmurant encore avec un dernier souffle, bas air son Éachin ! Le malheureux jeune homme vit la chute de son dernier ami, et aperçut en même temps l’ennemi terrible qui le poursuivait depuis le commencement de la lutte, debout devant lui et à portée du sabre, et brandissant l’arme énorme qui lui avait ouvert un passage pour venir à travers tant d’obstacles lui arracher la vie. Peut-être en fut-ce assez pour rendre excessive sa timidité physique, ou peut-être pensait-il au même instant qu’il était sans armure, et qu’une rangée d’ennemis, haletants, il est vrai, et criblés de blessures, mais altérés de vengeance et de sang, avançaient en toute hâte. Son cœur se souleva, ses yeux s’obscurcirent, ses oreilles tintèrent, la tête lui tourna, toute autre considération se perdit dans la crainte d’une mort instantanée ; et, appliquant un coup à l’armurier sans le blesser, il évita celui qu’on lui renvoyait en retour, par un saut en arrière ; et avant qu’Henri eût eu le temps de relever son arme, Éachin s’était jeté dans la rivière. Des exclamations de mépris le poursuivaient pendant qu’il traversait le fleuve à la nage, quoiqu’il n’y eût peut-être pas une douzaine de spectateurs qui eussent fait autrement en pareille circonstance. Henri regarda le fugitif s’éloigner d’un air surpris et en silence, mais ne put considérer les conséquences de cette fuite, car une défaillance le saisit aussitôt qu’il ne fut plus soutenu par l’ardeur du combat. Il s’assit sur le bord du Tay couvert de gazon, et tâcha d’étancher celles de ses blessures qui saignaient le plus abondamment.

Les vainqueurs recevaient pour récompense les félicitations unanimes : le duc d’Albany et d’autres descendirent visiter la lice ; et Henri du Wynd eut l’honneur d’être particulièrement remarqué.

« Si tu veux entrer dans ma suite, mon brave garçon, dit Douglas, je changerai ton tablier de cuir en une ceinture de chevalier, et ta maison du bourg en un domaine rapportant cent livres pour maintenir ton rang. — Je vous remercie humblement, milord, » dit l’armurier d’un air abattu ; « mais j’ai déjà trop versé de sang, et le ciel m’en a puni en déjouant le seul projet qui m’avait amené dans la lice. — Comment cela, ami ? demanda Douglas ; n’as-tu pas combattu pour le clan Chattan, et n’avez-vous point remporté une glorieuse victoire ? — J’ai combattu pour ma propre main, » répondit l’armurier avec indifférence ; et cette expression est encore proverbiale en Écosse.

Le roi Robert arriva alors sur un palefroi à l’amble ; il n’avait dépassé la barrière que pour aviser à ce qu’on soignât les blessés.

« Milord de Douglas, dit-il, vous fatiguez ce pauvre homme avec des affaires temporelles, quand il semble avoir peu de temps pour songer aux spirituelles. N’a-t-il pas ici d’amis qui veuillent le transporter dans un endroit où l’on pourra panser et les blessures de son corps, et les plaies de son âme ? — Il a autant d’amis qu’il y a d’honnêtes gens à Perth, dit sir Charteris ; et je me regarde comme un des plus intimes. — Le chien sent toujours le chenil, » dit le hautain Douglas en détournant son cheval. « L’offre d’être armé chevalier par la propre épée de Douglas, l’eut fait revenir des portes de la mort s’il avait eu une goutte de sang noble dans le corps. »

S’embarrassant peu du brocard lancé par l’orgueilleux comte, le chevalier de Kinfauns mit pied à terre pour prendre Henri dans ses bras, car il venait de tomber d’épuisement ; mais il fut prévenu par Simon Glover qui, avec d’autres bourgeois de marque, venait d’arriver dans la lice.

« Henri, mon cher fils Henri ! s’écria le vieillard ; oh ! pourquoi vous êtes-vous fourré dans ce fatal combat ?… Il est mourant… il ne parle plus ! — Si… si ! je peux parler encore, dit Henri… Catherine… »

Il n’en put dire davantage.

« Catherine se porte bien, j’espère ; elle t’appartiendra… c’est-à-dire, si… — Si elle est en sûreté, veux-tu dire, bonhomme, » reprit Douglas qui, quoique piqué du peu d’accueil qu’Henri avait fait à son offre, était trop magnanime pour ne pas s’intéresser à ce qui se passait… « Elle est en sûreté, si la bannière de Douglas peut la protéger… Oui, en sûreté, et elle deviendra riche. Douglas peut donner de l’or à ceux qui l’estiment plus que l’honneur. — Quant à sa sûreté, milord, que les remercîments sincères et les bénédictions d’un père accompagnent le noble Douglas ! quant à la richesse, nous sommes assez riches… de l’or ne pourrait me rendre mon fils chéri. — Des merveilles ! dit le comte… Un vilain refuse la noblesse… un citoyen dédaigne l’or ! — Avec la permission de Votre Seigneurie, dit sir Patrick, moi qui suis noble et chevalier, je prends la liberté de soutenir qu’un homme aussi brave qu’Henri du Wynd peut rejeter des titres d’honneur… et qu’un homme aussi honnête que ce respectable citoyen peut mépriser l’or. — Vous faites bien, sir Patrick, de parler pour votre ville, et je ne m’en fâche pas, répondit Douglas ; je ne force personne à recevoir mes bontés. Mais, » ajouta-t-il à l’oreille d’Albany, « Votre Grâce ferait bien d’éloigner le roi de ce sanglant spectacle ; car il faut qu’il sache ce soir ce qui sera connu dans toute l’Écosse, quand l’aurore de demain luira. Cette querelle est finie. Cependant je suis affligé moi-même que tant de braves Écossais gisent ici, dont le courage aurait pu décider plus d’un combat douteux en faveur de leur pays. »

Il ne fut pas facile d’entraîner Robert hors de la lice ; et des larmes coulaient sur sa vieille figure et sur sa barbe blanche, tandis qu’il conjurait les assistants, nobles et prêtres, qu’on prît soin des corps et des âmes du petit nombre des survivants, et qu’on rendît solennellement aux morts les devoirs funèbres. Les prêtres qui étaient présents promirent de se charger de ce double devoir, et remplirent leurs engagements avec non moins de fidélité que de noblesse.

Ainsi finit ce célèbre combat ; de soixante-quatre braves, y compris les ménestrels et les porte-étendards qui parurent vaillamment dans la lice, sept seulement survécurent ; sept qui furent emportés hors du champ de bataille sur des litières, dans un état peu différent des morts et des mourants étendus autour d’eux, et qui furent aussi enlevés comme eux. Éachin seul avait quitté la lice sans blessure et sans honneur.

Il ne reste plus qu’à dire que pas un homme du clan de Quhele ne survécut à ce combat sanglant, excepté le chef fugitif ; la conséquence de la défaite fut la dissolution de cette confédération. Les clans qui en faisaient partie ne sont plus aujourd’hui qu’un sujet de conjecture pour l’antiquaire ; car après cette mémorable lutte ils ne se réunirent jamais sous la même bannière. Le clan Chattan, d’autre part, continua à prospérer et à s’accroître ; et les meilleures familles des hautes terres du nord se vantent de descendre de la race du chat de montagne.


CHAPITRE XXXV.

L’ASSASSIN.


Tandis que le roi retournait au petit trot vers le couvent où il logeait alors, Albany, avec un visage décomposé et une voix tremblante, demanda au comte de Douglas : « Votre Seigneurie, qui fut témoin de l’horrible scène du château de Falkland, n’en communiquera-t-elle pas la nouvelle à mon malheureux frère ? — Non. Je ne le ferais pas pour l’Écosse entière, répondit Douglas ; j’aimerais mieux mettre ma poitrine à portée de flèche pour servir de but à cent archers de Tynedale. Non, par Sainte-Bride de Douglas ! je ne pourrais rien dire, sinon que j’ai vu l’infortuné jeune homme mort ! Quant à la manière dont il mourut, Votre Grâce est peut-être plus en état que moi de l’expliquer. Si ce n’était la rébellion de March et la guerre des Anglais, je ferais connaître mon opinion sur cette affaire. » Après avoir parlé ainsi et avoir fait un profond salut au roi, le comte se dirigea vers son logement, et laissa le duc d’Albany conter l’aventure comme bon lui semblerait.

« La rébellion et la guerre des Anglais ! se dit le duc à lui-même… Et de plus ton propre intérêt, comte superbe, que malgré toute ta fierté tu n’oses séparer du mien. Eh bien ! puisque la tâche m’est dévolue, je dois et je vais m’en acquitter. »

Il suivit le roi dans son appartement et le roi le regarda avec surprise quand il se fut assis à sa place accoutumée.

« Tu as une physionomie de spectre, Robin, dit le roi ; je souhaiterais que tu réfléchisses plus mûrement aux occasions où il faut verser le sang, puisqu’ensuite tu en es si vivement affecté. Et pourtant, Robin, je t’aime d’autant mieux quand ton excellent cœur se montre à travers ta froide politique. — Plût au ciel, mon royal frère, » répondit Albany d’une voix presque éteinte, « que le sanglant combat dont nous avons été spectateurs fût le pire que nous ayons à voir ou à entendre rapporter aujourd’hui ! Je ne m’attendrirais pas long-temps sur ces bêtes sauvages qui gisent entassées comme des charognes, dans la lice. Mais… » Il s’arrêta. — Comment ! » s’écria le roi effrayé, « quel est ce nouveau malheur ? … Rothsay… Ce doit être… c’est Rothsay !… Parle ! Quelle nouvelle folie a-t-il faite ? Quelle nouvelle infortune l’a frappé ? — Monseigneur, mon souverain folies et infortunes sont maintenant finies pour mon pauvre neveu. — Il est mort !… il est mort ! » s’écria le père dans une affreuse angoisse, « Albany, comme frère, je te conjure. Mais non… je ne suis plus ton frère ! Comme roi, je te commande, homme ténébreux et perfide, de m’apprendre toute la vérité ! »

Albany balbutia… « Les détails ne me sont qu’imparfaitement connus… mais ce qu’il y a de certain, c’est que mon infortuné neveu a été trouvé mort dans son appartement la nuit dernière, mort subitement… À ce que j’ai ouï dire. — Rothsay !… ô mon cher David ! plût à Dieu que je fusse mort pour toi ! Mon fils ! mon fils ! »

Ainsi parla, en répétant les paroles expressives de l’Écriture, le père privé de toute espérance ; il déchirait sa barbe blanche et ses cheveux gris ; pendant qu’Albany, silencieux et tourmenté par sa conscience, n’osait interrompre la violence de son chagrin. Mais l’excès de la douleur du roi se changea presque subitement en furie… état d’esprit si contraire à la douceur et à la timidité de son naturel, que les remords d’Albany se perdirent dans sa frayeur.

« Et voici donc la fin de tes remontrances morales et de tes punitions religieuses !… Mais le père abusé qui livra son fils entre tes mains, qui livra l’innocent agneau au boucher, est roi, et tu le reconnaîtras à tes dépens. Le meurtrier demeurera-t-il en présence de son frère souillé du sang du fils de ce frère ? Non !… Holà, ho ! Venez ici… Mac Louis !… Brandanes !… Trahison !… Meurtre !… Prenez les armes si vous aimez Stuart ! »

Mac Louis avec plusieurs gardes se précipita dans l’appartement.

« Meurtre et trahison ! s’écria l’infortuné monarque. Brandanes… votre noble prince… » Ici son chagrin et son agitation interrompirent l’ordre fatal qu’il voulait donner. À la fin il reprit sa phrase interrompue… « Une hache et un billot dans la cour, sur-le-champ !… Arrêtez… » Ce mot lui étouffa la voix.

« Arrêter qui ? mon noble souverain ! » dit Mac Louis qui, voyant le roi dominé par un accès de colère si différent de la douceur habituelle de son caractère, était tout disposé à conjecturer que sa raison était troublée par suite des horreurs extraordinaires du combat des montagnards… « Qui arrêterai-je, mon souverain ? répéta-t-il, je ne vois ici que le royal frère de Votre Majesté, milord duc d’Albany. — Cela est vrai, » dit le roi, tandis que son accès de colère vindicative se calmait, « très-vrai… Qui ? Albany… l’enfant de mon père… Il n’y a ici que mon frère !… Dieu ! rends-moi capable de dompter la coupable colère qui dévore ce sein. Sancta Maria, ora pro nobis ! »

Mac Louis lança un regard d’étonnement au duc d’Albany, qui s’efforçait de cacher sa confusion en affectant une vive sympathie, et qui murmura à l’oreille de l’officier :

« Ce terrible malheur l’affecte trop vivement pour ne point lui troubler la tête. — Quel malheur ? s’il plaît à Votre Grâce, répliqua Mac Louis, je n’en sais aucun. — Comment !… Vous ne savez pas la mort de mon neveu, de Rothsay ? — Le duc de Rothsay est mort, milord d’Albany ! » s’écria le fidèle Brandane avec une profonde horreur et un extrême étonnement. « Quand, comment, et où ? — Il y a deux jours… La manière, on l’ignore encore… à Falkland. »

Mac Louis regarda le duc un instant, puis l’œil en feu et d’un air déterminé, il dit au roi qui paraissait plongé dans sa prière mentale : « Mon souverain ! il y a une minute ou deux vous avez oublié un mot… Un seul mot ; qu’il sorte de votre bouche, et votre bon plaisir est une loi pour vos Brandanes ! — Je priais contre la tentation, Mac Louis, » répliqua le roi désespéré, « et vous m’y précipitez. Mettriez-vous une épée nue dans la main d’un insensé ? Mais, ô Albany ! mon ami, mon frère, mon intime conseiller ! comment… comment ton cœur a-t-il pu se résoudre à cela ? »

Albany voyant que la fureur du roi était passée, répondit d’un ton plus calme qu’avant : « Mon château n’a pas de barrière contre le pouvoir de la mort. Je n’ai pas mérité les infâmes soupçons qu’impliquent les paroles de Votre Majesté. Je les pardonne au père qui pleure son fils ; mais je suis prêt à jurer par la croix et l’autel… par ma part de salut… par les âmes de nos royaux ancêtres… — Silence, Robert ! interrompit le roi, n’ajoute pas le parjure au meurtre… Et ce forfait fut sans doute commis pour approcher d’un pas plus près d’une couronne et d’un sceptre ? prends-les donc l’un et l’autre ; et puisses-tu trouver comme moi qu’il est plus doux de manier un barreau de fer rouge !… Rothsay ! Rothsay ! tu as du moins échappé au malheur d’être roi ! — Mon souverain, dit Mac Louis, permettez-moi de vous rappeler que la couronne et le sceptre d’Écosse appartiennent, après Votre Majesté, au prince Jacques, qui succède au droit de son frère. — Vous avez raison, Mac Louis, » répliqua le roi vivement, « et il succédera, le pauvre enfant, aux dangers de son frère ! Merci, Mac Louis, merci ! vous m’avez fait souvenir qu’il me restait encore de la besogne sur terre. Que tes Brandanes prennent les armes aussi vite que possible. Que personne n’entre ici, dont la fidélité ne te soit connue, personne surtout qui ait eu des liaisons avec le duc d’Albany… avec cet homme, veux-je dire, qui s’appelle mon frère ! Et que ma litière soit préparée sur-le-champ. Nous allons à Dunbarton, Mac Louis, ou à Bute. Les précipices, les vagues et les cœurs de mes Brandanes défendront mon enfant jusqu’à ce que nous puissions mettre des mers entre lui et l’ambition de son cruel oncle. Adieu, Robert d’Albany… adieu pour toujours, homme au cœur dur et sanguinaire ! Jouis de la part de puissance que Douglas te voudra laisser ; mais ne cherche pas à me revoir, moins encore à approcher du fils qui me reste ! Car, dès l’instant où tu approcherais, mes gardes auraient ordre de te massacrer avec leurs pertuisanes !… Mac Louis, souviens-toi de cela. »

Le duc d’Albany quitta l’appartement sans chercher ni à se justifier ni à répondre.

Ce qui suit est du domaine de l’histoire. Dans la première assemblée du parlement, le duc d’Albany parvint à décider ce corps à le déclarer innocent de la mort de Rothsay, tandis qu’en même temps il se reconnut coupable de ce crime, en recevant des lettres de grâce ou de pardon. Le malheureux monarque se retira dans son château de Rothsay, comté de Bute, pour pleurer le fils qu’il avait perdu, et veiller avec une inquiète anxiété sur la vie de l’enfant qui lui restait. Aucun moyen de pourvoir à la sûreté du jeune Jacques ne lui sembla meilleur que de l’envoyer en France faire son éducation à la cour du souverain régnant. Mais le vaisseau sur lequel le prince écossais traversait le détroit fut pris par un croiseur anglais, et quoiqu’il y eût alors une trêve entre les deux royaumes, Henri IV eut la bassesse de le retenir prisonnier. Ce dernier coup acheva de briser le cœur du malheureux roi Robert III. La vengeance atteignit enfin, quoique d’un pas tardif, la trahison et la cruauté de son frère. Il est vrai que les cheveux blancs d’Albany descendirent en paix dans la tombe, et qu’il transmit la régence, qu’il avait si criminellement acquise, à son fils Murdoch. Mais dix-neuf ans après la mort du vieux roi, Jacques Ier revint en Écosse, et le duc Murdoch d’Albany périt avec ses fils sur l’échafaud, en expiation du crime de son père et du sien.


CHAPITRE XXXVI et dernier.

CONCLUSION.


Le cœur pur qui ne médite ni fraude ni action coupable, quoique la fortune puisse le frapper, a toujours quelque raison de sourire.
Burns.


Nous revenons maintenant à la Jolie Fille de Perth, qui, après la scène horrible de Falkland, avait été, par ordre de Douglas, mise sous la protection de sa fille, la duchesse veuve de Rothsay. Cette dame résidait momentanément dans une maison religieuse appelée Campsie, dont les ruines forment encore un site imposant sur le Tay. Le monastère de Campsie s’élevait au faîte d’une roche escarpée qui descend jusqu’à la majestueuse rivière, rendue en cet endroit plus particulièrement remarquable par la cataracte nommée Campsie-Linn, où ses eaux s’élancent par-dessus une rangée de rocs en basalte, qui intercepte le courant comme une digue élevée de main d’homme. Attirés par une position si romantique, les moines de l’abbaye de Cupar y construisirent une chapelle consacrée à un saint obscur, nommé saint Hunnand, et ils avaient coutume de s’y retirer, soit par plaisir, soit par dévotion. Ce monastère avait sans peine ouvert ses portes pour recevoir la noble dame qui l’habitait alors, car le pays était sous l’influence du puissant lord Drummond, allié de Douglas. Ce fut là que les lettres du comte furent présentées à la duchesse par le chef de l’escorte qui conduisait Catherine et la chanteuse à Campsie. Quelque raison que Marjory Douglas eût de se plaindre de Rothsay, sa fin horrible et inattendue attrista vivement la noble dame, et elle passa la plus grande partie de la nuit à s’abandonner à sa douleur, ou à des exercices de dévotion.

Le matin suivant, qui était celui du mémorable dimanche des Rameaux, elle ordonna qu’on fît venir devant elle Catherine Glover et la musicienne. Le courage des deux jeunes filles avait été fort ébranlé et fort abattu par les terribles scènes dont leurs yeux venaient d’être témoins, et la physionomie de la duchesse Marjory était, comme celle de son père, plus propre à inspirer la crainte que la confiance. Elle les interrogea néanmoins avec bonté, quoiqu’elle parût plongée dans une profonde affliction, et apprit d’elles tout ce qu’elles pouvaient lui dire sur la mort de son coupable et imprudent époux. Elle sembla touchée des efforts que Catherine et la chanteuse avaient faits, à leur péril extrême, pour sauver Rothsay de son horrible sort. Elle les invita à prier avec elle, et à l’heure du dîner, après leur avoir donné sa main à baiser, elle les envoya prendre quelque nourriture, les assurant toutes deux, et en particulier Catherine, de son active protection, qui s’étendrait, dit-elle, aussi sur Glover, et leur servirait à tous de sauvegarde aussi long-temps qu’elle vivrait elle-même.

Les deux jeunes filles se séparèrent donc de la princesse veuve, et prirent leur repas avec ses deux duègnes et ses dames, qui, toutes, au milieu même de leur profonde douleur, conservaient un air imposant dont la noblesse glaça le cœur léger de la Française, et inspira même de la contrainte à Catherine Glover, douée cependant d’un caractère plus sérieux. Les amies, car nous pouvons ainsi les nommer, furent donc ravies d’échapper à la société de ces grandes dames ; celles-ci, toutes nées de parents nobles, et se croyant en mauvaise compagnie avec la fille d’un bourgeois et une chanteuse ambulante, les virent avec plaisir s’aller promener dans les environs du couvent. Un petit jardin, avec ses bosquets et ses arbres fruitiers, s’étendait d’un côté du monastère, de façon à border le précipice dont il était seulement séparé par un parapet construit à l’extrémité même du roc ; ce parapet était même si bas, que l’œil pouvait aisément mesurer la profondeur de l’abîme, et voir l’eau qui, comme un torrent, écumait, tourbillonnait et s’engouffrait sous le récif du fond.

La Jolie Fille de Perth et sa compagne parcoururent lentement un sentier qui conduisait à ce parapet, en contemplant le paysage romantique, et pensant à ce qu’il devait être lorsque le printemps revêtait la terre de verdure. Elles gardèrent quelque temps un profond silence ; enfin le naturel hardi et joyeux de la chanteuse s’éleva au-dessus des tristes circonstances où elles se trouvaient encore.

« Les horreurs de Falkland, belle Catherine, pèsent-elles encore sur vos esprits ? Tâchez donc de les oublier comme moi ; nous ne pouvons courir lestement dans ce sentier de la vie, si nous ne secouons de nos mantelets les gouttes de rosée à mesure qu’elles tombent. — Les horreurs ne peuvent s’oublier, répondit Catherine ; de plus, je suis maintenant inquiète de mon père, et Je ne puis m’empêcher de songer combien de braves hommes quittent en ce moment la vie à six milles de nous ou à peu près. — Vous voulez parler du combat de ces soixante champions, dont l’écuyer de Douglas nous a dit un mot hier ? Ce serait un spectacle à voir pour un ménestrel ; mais maudits soient mes yeux de femme !… ils ne peuvent jamais voir deux épées se croiser sans être éblouis. Mais voyez donc, regardez par ici, Catherine, par ici ! ce messager qui court si vite apporte certainement des nouvelles de la bataille. — Il me semble que je connais celui qui déploie tant d’activité, dit Catherine… Mais si c’est celui que j’imagine, de fatales pensées pressent ses pas. »

Tandis qu’elle parlait, l’étranger se dirigeait vers le jardin, le petit chien de Louise se précipita à sa rencontre en aboyant comme un furieux, mais il revint bientôt gronder, et se blottir derrière sa maîtresse ; car les animaux eux-mêmes savent distinguer quand un homme est entraîné par l’énergie frénétique d’une passion irrésistible, et craignent de passer devant lui ou de se rencontrer sur ses pas. Le fugitif s’élança dans le jardin, toujours en courant ; sa tête était nue, sa chevelure en désordre. Sa riche tunique et tous ses vêtements paraissaient avoir été récemment trempés dans l’eau, ses bottines de cuir étaient percées et fendues, et son pied tachait la terre de sang ; son visage était sauvage, hagard, enflammé, ou, comme disent les Écossais, élevé.

« Conachar ! » dit Catherine, tandis qu’il avançait sans avoir l’air d’apercevoir ce qui était devant lui, comme font les lièvres, dit-on, quand ils sont rudement pressés par les chiens ; mais il s’arrêta court dès qu’il entendit son nom.

« Conachar, reprit Catherine, ou plutôt Éachin Mac-Jan, que veut dire cette fuite ?… Le clan de Quhele a-t-il éprouvé une défaite ? — J’ai porté les noms que me donne cette jeune fille, » dit le fugitif après avoir réfléchi un moment. « Oui, on m’appelait Conachar quand j’étais heureux, et Éachin quand j’étais puissant. Mais aujourd’hui je n’ai plus de nom, et le clan dont vous parlez n’existe plus ; vous êtes insensée de parler de ce qui n’existe pas à un être qui n’a pas d’existence. — Hélas ! infortuné… — Et pourquoi infortuné, je vous prie ? s’écria le jeune homme. Si je suis un lâche et un infâme, n’ai-je pas l’infamie et la lâcheté pour commander aux éléments ?… N’ai-je pas bravé les ondes sans qu’elles me noyassent, et regagné le bord sans qu’elles s’ouvrissent pour me dévorer ? Est-il un mortel capable de mettre un frein à ma volonté ? — Il déraisonne, hélas ! dit Catherine. Hâtez-vous d’appeler à son secours. Il ne me fera point de mal ; mais je crains qu’il n’attente à sa propre vie. Voyez comme il regarde ce torrent qui rugit ! »

La chanteuse se hâta d’obéir ; et l’esprit égaré de Conachar sembla calmé dès qu’elle fut partie. « Catherine, dit-il, maintenant qu’elle n’est plus là, je te dirai que je te reconnais… Je sais combien tu aimes la paix et détestes la guerre, mais écoute… J’ai, plutôt que d’appliquer un seul coup à mon ennemi, abandonné tout ce qu’un homme a de plus cher… J’ai perdu honneur, réputation, amis… et quels amis !… » continua-t-il en se couvrant la figure de ses mains… « Oh ! leur amour surpassait l’amour d’une femme ! Pourquoi retiendrais-je mes larmes ?… Tous connaissent ma honte… tous peuvent voir ma douleur ! Oui, tous la peuvent voir, mais qui peut en avoir pitié ?… Catherine, tandis que je descendais la vallée en courant comme un fou, hommes et femmes appelaient la honte sur moi !… Le mendiant à qui je jetais une aumône pour en acheter une bénédiction, la repoussait avec dégoût, et m’appelait lâche ! chaque cloche qui sonnait redisait à mon oreille : « Honte à l’infâme poltron ! » Les animaux sauvages dans leurs mugissements et leurs bêlements… les vents rapides dans leurs sifflements… les eaux courroucées dans leurs fracas, criaient : « Fi ! c’est un lâche !… » Les neuf fidèles frères me poursuivent encore ; ils crient d’une voix faible : « Frappe au moins un coup pour notre vengeance, nous sommes tous morts pour toi. »

Tandis que le malheureux jeune homme déraisonnait ainsi, un bruissement retentit dans les buissons. « Il n’y a qu’un moyen, » s’écria-t-il en s’élançant sur le parapet, en promenant des regards effrayés sur le taillis où se glissaient deux ou trois domestiques, avec l’intention de le saisir. Mais à l’instant où il aperçut une forme humaine sortir des buissons, il agita ses mains d’un air insensé au-dessus de sa tête, en criant : « Bas air, Éachin ! » Il se jeta dans le précipice, au fond duquel bouillonnait la cataracte.

Il n’est pas besoin de dire que tout, excepté un flocon du duvet du chardon eût été mis en pièces dans une pareille chute. Mais la rivière était grosse, et les restes de l’infortuné montagnard ne furent jamais retrouvés. Différentes traditions sont répandues sur cet événement. On raconte que le jeune chef du clan de Quhele alla, en nageant, aborder bien au-dessous de Linn-de-Campsie ; et qu’errant désespéré dans les déserts de Rannoch, il rencontra le père Clément qui s’était fait ermite dans ces vastes solitudes, en imitant l’exemple des vieux Guides. Il parvint, dit-on, à convertir Conachar, qui demeura avec lui dans sa cellule, partageant ses prières et ses privations, jusqu’à ce que la mort les rappelât au ciel.

Une autre légende plus bizarre suppose qu’il fut arraché à la mort par les Daione-Shie, ou fées, et qu’il continue à errer dans les bois et les déserts, armé comme un ancien montagnard, mais tenant son épée de la main gauche. Le fantôme semble toujours en proie à une profonde tristesse. Quelquefois il fait mine d’attaquer le voyageur ; mais, pour peu qu’on résiste, il s’enfuit. Ces légendes sont fondées sur deux points particuliers de son histoire, son extraordinaire timidité et son suicide ; deux circonstances qui ne se rencontrèrent jamais dans la vie d’un chef montagnard.

Quand Simon Glover, après avoir avisé à ce que son cher Henri reçût tous les soins nécessaires dans sa propre maison de Curfew-Street, arriva le soir de cette journée au couvent de Campsie, il trouva sa fille dévorée par une fièvre violente causée par les scènes dont elle avait été récemment témoin, et surtout par la catastrophe qui avait terminé les jours du compagnon de ses jeux. L’affection de la chanteuse en faisait une garde si attentive et si empressée, que le gantier jura de ne plus lui laisser reprendre son luth, si ce n’était pour son amusement.

Il s’écoula quelque temps avant que Simon osât apprendre à sa fille les derniers exploits de Henri et ses nombreuses blessures ; et quand il le lui apprit il ne manqua point de faire sonner haut la circonstance que le fidèle armurier avait refusé honneur et richesse plutôt que de devenir soldat de profession à la suite de Douglas. Catherine soupira profondément et remua la tête au récit des sanglantes prouesses dont fut témoin le jour des Rameaux ; mais elle avait apparemment réfléchi que les hommes avancent rarement en civilisation et en sociabilité plus vite que ne marchent les idées de leur temps, et qu’un courage obstiné et surabondant comme celui de Henri Smith était, dans cet âge de fer, préférable à la timidité qui avait conduit Conachar à la mort. Si elle avait encore quelques doutes à ce sujet, ils furent levés en temps et lieux par les protestations d’Henri, dès que sa santé rétablie l’eut mis à même de plaider sa propre cause.

« Je rougis de vous dire, Catherine, que je suis comme malade à la seule idée d’un combat. Le dernier champ de bataille a offert un carnage à rassasier un tigre. Je suis donc décidé à suspendre ma large épée pour ne plus jamais la dégainer que contre les ennemis d’Écosse. — Et si l’Écosse la réclamait, dit Catherine, c’est moi qui vous l’attacherais au côté. — Catherine, ajouta le joyeux gantier, nous payerons force messes pour les âmes de ceux qui sont morts par la main de Henri, et cette générosité effacera non-seulement quelques petites fautes, mais encore nous raccommodera avec l’Église. — Et, à cette intention, reprit Catherine, nous pourrons user des monceaux d’or du misérable Dwining. Il me les a légués ; mais je pense que vous ne voudriez pas mêler son vil argent, prix d’assassinats, avec vos gains honnêtes. — Je préférerais apporter la peste dans ma maison, répliqua Glover d’un air déterminé. »

Les trésors de l’infâme apothicaire furent donc partagés entre les quatre monastères, et dans la suite il ne s’éleva jamais aucun soupçon sur l’orthodoxie du vieux Simon ou de sa fille.

Henri et Catherine furent mariés quatre mois après la bataille de North-Inch, et jamais les corporations des gantiers et des forgerons ne dansèrent leur danse de l’épée si gaiement qu’aux noces du plus courageux bourgeois et de la plus belle fille de Perth. Dix mois après, un bel enfant remplissait un charmant berceau et était bercé par Louise sur l’air de

Vivent toujours pour moi, vivent les bonnets bleus !

Les noms des personnes qui tinrent l’enfant sur les fonds baptismaux ont été conservés. Ce furent : « Haut et puissant lord Archibald comte de Douglas ; honorable et vaillant chevalier sir Patrick Charteris de Kinfauns ; et gracieuse princesse Marjory, veuve douairière de Son Altesse Sérénissime David, duc de Rothsay. » Avec un tel patronage une famille s’élève vite ; et plusieurs des plus respectables maisons d’Écosse, surtout dans le Perthshire, ainsi que beaucoup d’individus distingués dans les arts et dans les armes, se vantent de descendre du Gow-Chrom et de la Jolie Fille de Perth.

FIN DU JOUR DE SAINT-VALENTIN.



  1. Ce roman a été publié par l’éditeur de la traduction de M. Defauconpret, sous le titre de Jolie Fille de Perth. a. m.
  2. La Canongate est une longue rue d’Édimbourg, faisant suite à la rue dite High-Street, et allant aboutir à l’ancien palais des rois d’Écosse, appelé Holy-Rood.

    Autour de ce vieux château est établie depuis un temps immémorial une colonie de débiteurs insolvables, que les coutumes du pays, restes des temps féodaux, y protègent contre leurs créanciers. L’enceinte s’étend à quatre milles de circonférence au sud de l’édifice ; les murailles qui la circonscrivent se nomment Termini Sanctorum. Le meurtrier, le voleur de grand chemin trouvaient autrefois un refuge dans ce lieu privilégié. La civilisation a restreint ce droit au débiteur.

    Holy-Rood et ses dépendances forment une espèce de royaume isolé, qui se régit par ses propres lois. Une partie des maisons qui en dépendent forme la continuation de la Canongate, l’un des faubourgs d’Édimbourg ; une forêt, des plaines, le beau domaine de Sainte-Anne ; des collines ombragées, et qui abondent en points de vue ravissants ; des jardins bien cultivés, des taillis épais ; les rochers à pic de Salisbury, célèbres par leur beauté pittoresque et sombre, le lac du bourg de Puddingstone, avec ses eaux bleues et limpides, bordées d’une pelouse fraîche et veloutée ; enfin la perspective de cette colline d’Arthur, dont les habitants d’Édimbourg sont fiers comme d’un souvenir de gloire : toute cette variété d’accidents naturels qui prêtent un charme sauvage aux paysages d’Écosse se trouve réunie dans le sanctuaire d’Holy-Rood. Toutefois, quand vous y avez pénétré, tout porte autour de vous un caractère d’incurie, d’abandon, de grandeur appauvrie, de décadence, et de malpropreté.

    Cette triste bourgade n’est séparée du faubourg de Canongate que par un ruisseau : c’est là que se trouvait placée autrefois la croix du sanctuaire, symbole de la limite où commençait le domaine privilégié. Dès que le débiteur a franchi le ruisseau, il a payé ses dettes, il est libre ; mais s’il le repasse, il redevient citoyen de la société légale, et la contrainte par corps peut le frapper et le saisir.

    Un bailli rend la justice dans ce lieu, peuplé de cinq cents habitants ; une dette contractée dans le sanctuaire envers un habitant du même endroit est punissable, mais seulement par ce bailli.

    Lorsqu’un individu se réfugie dans Holy-Rood, les Écossais disent de lui qu’il est dans l’Abbaye, sans doute parce qu’Holy-Rood a été jadis une abbaye avant de devenir une résidence royale. a. m.

  3. Monticule près d’Édimbourg, sur lequel se trouve l’observatoire.
  4. George IV. a. m.
  5. Ou Chastelart, petit-fils du chevalier Bayard, attaché à la cour de Marie Stuart, et qui surprit deux fois dans la chambre à coucher de la reine dont il était devenu amoureux, fut mis la seconde fois à mort. a. m.
  6. Cockney, mot du texte pour badaud. a. m.
  7. Rizzio, musicien piémontais, favori de Marie Stuart, fut égorgé devant cette reine, une nuit de l’an 1560, par quatre de ses courtisans et par son époux secret Darnley. a. m.
  8. Personnage de la tragédie de Hamlet, par Shakspeare. a. m.
  9. Titre d’un roman philosophique anglais. a. m.
  10. Pièce qui se reproduit à mesure qu’on la dépense. a. m.
  11. On se souvient que dans les Mille et une Nuits, à l’histoire d’Alibaba, le mot sésame est le talisman qui opère des prodiges. a. m.
  12. L’histoire de ce nom. a. m.
  13. Auteur du roman qui a pour titre le Voyage du Pèlerin. a. m.
  14. Personnage de comédie. a. m.
  15. Poète contemporain de Pope, et qui fut ambassadeur d’Angleterre.
  16. Chanoine écossais du xve siècle. a. m.
  17. Barbour fut le chapelain de Bruce. a. m.
  18. Le Tay est une des principales rivières d’Écosse, qui prend sa source dans les montagnes d’Athol, et passant par Dunkeld, Perth, et Dundee, se jette dans la mer du Nord. Il y a sur cette rivière une pêcherie très-abondante.

    On prétend que les soldats romains s’écrièrent en voyant le Tay : Ecce Tiberius ! Mais il y a ici une petite difficulté, c’est que les soldats romains n’ont jamais pénétré dans la Calédonie proprement dite. a. m.

  19. Perth, une des principales villes d’Écosse, compte plus de soixante mille habitants. Elle a un beau pont en pierre de taille sur la rivière du Tay qui vient baigner ses murs. Près de cette ville est le vieux château des comtes de Gowry, dans lequel Jacques VI faillit périr, à la suite d’une conspiration. L’ancien nom de Perth est Saint Johnston (corruption de John Stowen, ville de Saint-Jean. a. m.
  20. Glover signifie gantier. a. m.
  21. C’est une opinion populaire qu’en Angleterre, le jour de Saint-Valentin, vers la mi-février, chaque oiseau se choisit une compagne pour le reste de l’an ; et de même le premier homme que voit ce jour-là une jeune fille doit être son ami ou son Valentin jusqu’à l’année suivante. a. m.
  22. Nous avons dit plus haut que Saint-Johnston était l’ancien nom de Perth ; ce nom lui avait été donné par les Pictes, lorsqu’ils en jetèrent les fondations, après leur conversion au christianisme, en y bâtissant une église qu’ils dédièrent à saint Jean. a. m.
  23. Celle de l’Angleterre sur l’Écosse. a. m.
  24. On se rappelle que Robert Bruce avait cru voir dans le tissu d’une araignée l’image de sa prochaine victoire. a. m.
  25. Le girble est une mince plaque de fer dont on se sert pour confectionner le met favori des Écossais, c’est-à-dire le gâteau d’avoine. Curloss fut long-temps célèbre pour ses girldes. w. s.
  26. Le Slogan, cri de guerre des montagnards écossais. a. m.
  27. Étoffe des plaids ou manteaux écossais. a. m.
  28. Endroit voisin de la ville de Perth. a. m.
  29. Ancienne monnaie d’or écossaise. a. m.
  30. Le coq est ainsi désigné dans les vieilles poésies écossaises. a. m.
  31. Étendard. a. m.
  32. Les montagnards d’Écosse parlent encore entre eux le gaélique, idiome très-ancien. a. m.
  33. Monnaie d’or française, ainsi appelée parce qu’elle portait l’empreinte d’un agneau. a. m.
  34. La poche des montagnards, généralement faite en peau de chèvre, et portée devant l’habit, s’appelle sporran en langue gaélique. Un sporran-moullach est, dit Walter Scott, une poche poilue, formée ordinairement de même peau, avec le poil en dehors. a. m.
  35. Mac mot écossais, signifie fils de ; O’ signifie la même chose en irlandais.
  36. Endroit voisin de la ville de Perth, et où, vers le xe siècle, les Écossais mirent les Danois en pleine déroute. a. m.
  37. Armoiries de Douglas. a. m.
  38. Cours médical. a. m.
  39. Allusion à la ligue des covenantaires ; ceux qui la rédigèrent furent appelés les lords des articles; a. m.
  40. Paix ou guerre, je m’en soucie peu.
  41. Il y a un proverbe anglais qui dit : trouver un Roland pour un Olivier, ce qui revient au proverbe français : à bon chat bon rat. Roland et Olivier furent deux chevaliers célèbres.
  42. On appelait ainsi la chapelle qui dans les églises catholiques était réservée aux excommuniés et aux malfaiteurs qui réclamaient l’asile.
  43. Les habitants de l’île Bute, une des Hébrides, s’appelaient Brandanes. On ignore l’origine précise de ce nom. Cette île, dit Walter Scott, était le patrimoine propre du roi, et les gens du pays formaient sa garde personnelle. a. m.
  44. Le rôle d’entremetteur, que Shakspeare fait jouer à ce personnage dans Troüus and Cressida. a. m.
  45. Quelques autorités ne placent ce combat qu’en 1415. w. s.
  46. Lollard, adversaire des papistes, périt en Allemagne sur un bûcher, vers l’an 1400 de notre ère. Wickleff ou Wicleff, prêchait dans le même temps pour la réforme religieuse en Angleterre. a. m.
  47. C’est-à-dire ceux qui sont fidèles. a. m.
  48. Ce qui signifie le forgeron aux jambes torses. a. m.
  49. Les Écossais appellent être fey, avoir une espèce de vertige moral qu’ils supposent précéder la mort, et surtout la mort violente.
  50. En anglais, sticker ; les seconds dans les combats singuliers d’autrefois s’appelaient ainsi parce qu’ils portaient des bâtons (sticks) blancs en signe de leurs fonctions, qui étaient de veiller à ce que tout se passât selon les règles.
  51. Courageux à la guerre, il ira jouer dans le jardin d’Angleterre. a. m.
  52. Nom générique des petites rues étroites, aboutissant de chaque côté à la rue haute d’Édimbourg. Toute petite rue étroite, où il ne peut passer qu’une voiture, s’appelle un Wynd ; et toute rue où il ne passe que des piétons se nomme Close. a. m.
  53. Shakspeare, Richard III.
  54. Les chroniques font de ce roi un des contemporains de Charlemagne. a. m.
  55. Amende due par le meurtrier au plus proche parent de la victime. a. m.
  56. Talisman, semblable à celui de Gygès. a. m.
  57. Smortherwell signifie qui étouffe bien. a. m.
  58. Le bourreau. Lock veut dire poignée, lockman signifie donc homme à poignée : on appelait ainsi le bourreau en Écosse à cause du droit qu’il avait de prendre une poignée de farine dans chaque boisseau exposé au marché. w. s.
  59. Maîtresse de David II. w. s.
  60. Mohr ar Chat signifie le grand chat. On suppose que le comté de Caithness prit son nom des colonies teutoniques appelées les Catti ; la science héraldique n’a pas laissé passer une si belle occasion de faire un de ces quolibets en peinture dont elle se repait avec délices. Ne touche le chat qu’avec un gant, telle était la devise de Mack-Intosh, par allusion à ses armes qui, comme on peut le voir sur les écussons des familles aujourd’hui dispersées du clan Chattan, représentaient la montagne du Chat.
  61. Non nostrum est tantas componere lites. Il ne nous appartient pas de juger d’aussi grands procès.a. m.
  62. Cette coutume très-ancienne consiste à tourner trois fois autour du corps d’une personne morte ou vivante en lui souhaitant mille prospérités. Le déasil se fait en suivant le cours du soleil, c’est-à-dire en tournant de droite à gauche. Si l’on veut souhaiter du malheur, on tourne en sens contraire, c’est-à-dire de gauche à droite. w. s.
  63. Autre espèce de saumon. a. m.
  64. Fassenachs, dit le texte, pour indiquer les gens des basses terres. a. m.
  65. Rois d’Écosse venus de l’Irlande. a. m.
  66. Sorte de bois résineux qu’on trouve enfoui dans les marécages.
  67. Nom d’une victoire remportée par Douglas. a. m.
  68. Second fils de Robert III, frère de l’infortuné duc de Rothsay, et ensuite roi d’Écosse, avec le nom de Jacques Ier. w. s.
  69. Aunie Mac-Pherson, chef actuel de son clan, est en possession de cet ancien trophée, qui prouve la présence de ces montagnards au Nord-Inch. La tradition a conservé une autre version : selon celle-ci, un ménestrel aérien apparut au-dessus des guerriers du clan Chattan, et après avoir joué quelques airs sauvages, il laissa l’instrument échapper de ses mains. Comme il était de verre, il se cassa dans cette chute, à l’exception de l’anche seule, qui était comme à l’ordinaire du lignum vitæ. Le joueur de cornemuse des Mac-Pherson s’empara de l’anche magique, et on en considère encore la possession comme assurant la prospérité du clan. w. s.