Le Jeu de la Mort/01/01

Méline, Cans et Cie (1p. 3-21).

I

Jean de la Mer.


Ce ne sont pas les grandes Alpes blanches de neige, ce ne sont pas les monts Pyrénées, ni même l’Auvergne, ni même les petites montagnes bretonnes, qui sont aux pics géants ce que les rides d’un lac sont aux immenses vagues de l’Océan.

C’est une chaîne de collines tumultueusement groupées, avec des rochers qui feraient frémir si on les regardait à la loupe, des miniatures d’abimes, des précipices nains, où des filets d’eau, grimés en torrents, écument de leur mieux, se fâchent comme des enfants méchants, et parodient les chutes du Rhin ou du Niagara, en tombant de quinze pieds de haut.

Nous devons avouer néanmoins qu’on se casse le cou dans ces précipices et que dans ces filets d’eau on se noie.

Charmant pays, du reste, jardin anglais de cinq ou six lieues carrées, qui n’a jamais fourni de décorations à l’Opéra-Comique ni de descriptions aux voyageurs de la librairie ; pays aimable où l’on ne trouve point de chalets (les chalets à la lanterne !), point d’Anglaises, point d’eaux thermales, et partant, point de vaudevillistes cuisant leurs rhumatismes articulaires.

Bon pays, qui ne connaît ni la roulette, ni le trente et quarante des localités décidément pittoresques.

Pays abrité par son obscurité même contre les orgues de Barbarie du socialisme, et aussi contre ces aristocrates qui sont magnats hongrois, starostes polonais, anciens commissaires du gouvernement provisoire ou majors d’une légion étrangère.

Doux pays, qui n’a eu qu’un chantre, mais le plus charmant de tous les chantres, madame la marquise de Sévigné[1].

Elle l’aimait, ce pays, la délicieuse marquise ; elle le caressait, elle le raillait. En ce temps-là, Paris connaissait la Gravelle, Ernée, Vitré.

La marquise morte, cette gloire s’est évanouie. Vitré, Ernée, la Gravelle, Martigné, — toutes ces capitales ! — sont retombées dans leurs ténèbres.

On dit que les concierges de Ferney ont débité, depuis le dernier siècle, cinquante-trois mille cannes de M. de Voltaire ; nous ne savons pas de quelles reliques fait commerce le garde champêtre d’Ermenonville. Ce qui est certain, c’est que le portier des Rochers n’a jamais vendu une seule bonbonnière de la marquise.

Sévigné, fleur de cour, gracieuse et noble gloire, cela ne prouve point qu’on vous ait oubliée. Cela prouve qu’il y a des contrées heureuses, honnêtes, conservées, et des pays salis par le charlatanisme ; des sentiers verts, et des routes où le pied plat du vulgaire soulève des nuages de poudre. Cela prouve que Ferney est situé dans la patrie des marchands de vulnéraire, et qu’Ermenonville aligne ses atroces peupliers à une course d’ânes de nos magasins de nouveautés parisiens.

Nous sommes sur les confins de la Bretagne et de la France, comme on disait autrefois, à mi-chemin de Rennes et de Laval ; nous avons un pied sur l′Ille-et-Vilaine, un autre sur la Mayenne. Paris est à cent lieues de nous, vers l’est.

En 1828, époque où commence notre récit, cent lieues, c’était assez. Maintenant, c’est bien peu ; les chemins de fer allongent terriblement les faubourgs de Paris.

Paris, la ville chérie et la ville abhorrée !

Paris, qui est le diamant de la France et que la France écrasera !

Paris gagne, gagne ; Paris s’étend. Que Dieu garde la France contre la contagion de Paris ! Mais que Dieu garde Paris, notre beau Paris, notre Paris bien-aimé, contre les rancunes de la France !

Au centre de cette chaine de collines, dont nous avons parlé, et qui va mourir au-dessous de Vitré, les mouvements de terrain s’élèvent et prennent des proportions plus amples. Les vallons se creusent ; les monticules grandissent ; la belle forêt du Ceuil étage ses arbres séculaires sur des rampes rudement taillées, et la lande de Vesvron, qui descend à la Vilaine, montre, parmi ses bruyères rouges, de hauts rochers d’un gris blanchâtre qui ressemblent à des fantômes immobiles quand le crépuscule du soir vient de tomber.

Le château du Ceuil est situé dans la forêt même, qui l’entoure de trois côtés. La façade seule est découverte et domine une énorme prairie où coule la Vesvre, affluent de la Vilaine.

À gauche du château, la forêt tourne la montagne et va finir au loin du côté de la Mayenne ; à droite, la route de Laval passe, encaissée et comme perdue dans les saules qui bordent la Vesvre ; au delà de la route, une rampe rocheuse grimpe à pic, étalant au soleil du midi ses maigres bouquets jaunes et l’or aride de ses ajoncs.

La Vesvre ; elle vient de l’est, fait le tour du mamelon qui sert de base au château, et va retrouver à une demi-lieue de là l’étang de Bréhaim, qui la verse dans la Vilaine.

À cause de sa conformation même et de la direction contrariée des cours d’eau, tout le pays situé sous la forêt du Ceuil est sujet à des inondations fréquentes. Le château est alors dans une ile, et ne peut communiquer avec Vitré que très-difficilement. Mais un système d’écluses, pratiqué au bief de l’étang de Brehaim, vide la plaine comme le ferait une puissante machine hydraulique, et du soir au lendemain le lac redevient prairie.

Il y a derrière le château du Ceuil un hameau d’une quarantaine de feux, avec une petite église. On l’appelle le bourg de Vesvron.

En 1828, le maitre du château du Ceuil était un vieillard octogénaire, qui avait nom Jean Créhu de la Saulays. Il était puissamment riche et passait pour ne faire ni bien ni mal à personne.

Des fenêtres de son manoir, aussi loin que ses yeux, armés de rondes lunettes d’argent, pouvaient porter leurs regards, il n’apercevait que des terres à lui appartenant. L’horizon se fermait sur ses domaines, et le hasard, qui avait fendu la montagne pour lui montrer au lointain, par une étroite échappée de vue, la vieille ville de Vitré, lui présentait justement, sur le premier plan du plus bizarre amphithéâtre de masures que l’imagination puisse rêver, son hôtel héréditaire, l’hôtel de la Saulays, grande maison gris de fer, vêtue d’ardoises depuis le faite jusqu’au premier étage, et ouvrant ses fenêtres à petits carreaux plombés sur les fossés de la ville.

Jean Créhu n’était pas aimé ; il n’était pas haï. Ses innombrables fermiers lui payaient la redevance sans réclamer jamais de diminution pour les plus mauvaises années, car ils savaient que leur demande serait repoussée. Mais, d’un autre côté, depuis l’an 1815, époque à laquelle le maitre du Ceuil était revenu habiter ses terres, il n’avait jamais songé à augmenter les baux, à l’exemple des propriétaires voisins. Il y avait compensation.

Le château ne brillait point par son hospitalité. Néanmoins, les jours d’inondation, la porte s’ouvrait pour tout le monde. Seulement, chacun devait apporter son pain et son lait.

Non pas qu’on refusât la nourriture à ceux qui avaient faim, mais on donnait évidemment à contre-cœur, et le pain de la grossière aumône est amer à la bouche du paysan breton.

Dans le pays, Jean Créhu était surtout connu sous le nom de Jean de la Mer. Ce sobriquet rappelait la source de son immense fortune. Jean Créhu était le fils d’un pauvre gentillâtre de Vitré, lequel avait vendu tous ses biens pièce à pièce ; il mourut pauvre, non point au château du Ceuil, qui n’avait jamais appartenu à la famille, non pas même à l’hôtel de la Saulays qu’il avait aliéné pour vivre, mais bien dans quelque bouchon ignoré, car il aimait le cidre outre mesure.

Son fils n’imita point son exemple. Il se fit corsaire en 1792, et c’est le seul corsaire assurément dont on ait pu dire : Il ne but jamais que de l’eau.

Il était très-brave, très-froid, et dur comme l’acier de sa hache d’abordage. Il tua beaucoup d’Anglais, quelques Français aussi, en passant, par mégarde, et rapporta des monceaux de piastres.

En homme d’ordre qu’il était, il plaça ses piastres en bonnes terres et devint le personnage important de la contrée.

Nous ne savons trop ce qui fût avenu si fantaisie lui avait pris de se faire nommer député. Ce qui est certain, c’est qu’il n’en eut au grand jamais la pensée.

On l’aurait nommé peut-être, car il était bien riche. Pourtant il passait pour philosophe auprès des gens qui pouvaient donner à ce mot un sens quelconque, et les autres se disaient tout bas que c’était un citoyen.

Un citoyen ! notez que nous n’apprécions pas, nous racontons ; un citoyen, dans nos campagnes, c’est le diable dans la peau d’un chien enragé.

Par le fait, M. de la Saulays ou Jean de la Mer ne pouvait être qu’un citoyen spéculatif et passif, car il ne parlait guère à personne et ne s’occupait point de politique.

Il allait à la messe dimanches et fêtes à la paroisse de Vesvron. Pendant le sacrifice saint, il se tenait à son banc, debout, droit comme le mât de son ancien navire, immobile, muet. À la quête, il donnait une petite pièce de dix sous. Après la messe, il saluait le recteur curé d’un geste roide et s’en allait tout seul, suivi de loin par sa famille.

Car il avait une famille. Point de frères ni de sœurs, ni de filles ni de fils, mais deux neveux et une jeune personne de seize ans, qui l′appelait aussi mon oncle.

Cette jeune personne, qui avait nom Berthe, était aveugle de naissance. Il l’avait amenée avec lui, on ne savait d’où, lorsqu’il était revenu en 1813.

Ses deux neveux n’étaient point frères : ils ignoraient au juste quel degré de parenté les attachait l’un à l’autre. L’ainé avait trente ans, il s’appelait Fargeau ; le plus jeune n’avait guère que vingt ans et se nommait Lucien.

Dans les environs, Jean de la Mer avait encore une demi-douzaine de parents plus ou moins éloignés, qu’il avait engagés sérieusement à ne jamais le venir voir.


C’était une nuit du mois de décembre, nuit froide et sombre. Il y avait nombreuse compagnie dans la cuisine du château du Ceuil où se faisait la veillée.

Le vent soufflait rudement au dehors et fouettait une pluie battante contre les carreaux losangés de la salle basse.

Pour éclairer la cuisine, il n’y avait qu’une seule résine allumée dans l’âtre même, et dont la lueur suffisait à rendre les ténèbres visibles. Le feu dormait sous la cendre.

D’ordinaire, à cette heure, tout le monde reposait au château du Ceuil ; d’ordinaire encore, le foyer n’était point entouré par si nombreuse compagnie. Mais depuis trois jours, la plaine était couverte d’eau, et les fermiers voisins de la rivière avaient demandé en masse l’hospitalité. Cela se renouvelait une ou deux fois l’an pour le moins, et chacun avait sa place marquée d’avance.

Jean de la Mer, en ces occasions, ne donnait jamais signe de vie à ses tenanciers. On entrait sans lui dire bonjour ; on sortait sans lui dire : Dieu vous bénisse ! Il restait dans la chambre qu’il s’était choisie à l’extrémité la plus reculée du manoir, fumant sa longue pipe de corne et lisant des bouquins encyclopédiques.

La cuisine était une très-grande pièce, éclairée par trois fenêtres. Vis-à-vis des fenêtres se trouvaient trois lits à double étage. La cheminée, couverte par une sorte d’auvent ou manteau en maçonnerie, avançait à cinq ou six pas du mur. En ce moment, elle abritait la société presque tout entière, tandis que les cendres chaudes achevaient de cuire le souper commun, dans un colossal chaudron de fonte noire.

Le contenu du chaudron jetait sa vapeur lourde par bouffées, quand le vent s’engouffrait dans le tuyau de l’âtre. C’était le mets national : des grous, bouillie de blé noir épaisse, qui, une fois refroidie, se coupe en tranches fermes comme du pain.

Les grous se mangent chauds avec du beurre fondu ou du lait pesé (caillé). Quand on en use avec une extrême modération, et qu’on a d’ailleurs un estomac de bronze, les grous ne donnent jamais d’indigestion.

Cela ne nourrit pas beaucoup, mais c’est détestable et lourd comme du platine.

Un paysan d’Ille-et-Vilaine qui a devant lui un bon morceau de grous, pesant deux livres, une moitié de sardine pressée et un pichet de cidre, prendrait en grande pitié les pauvres diables réduits au pâté de foie gras, au pain viennois et au bordeaux long bouchon.

Tous les goûts sont dans la nature. Abd-el-Kader a voulu tuer son domestique français, parce que ce domestique mangeait des écrevisses. Abd-el-Kader, comme chacun sait, dévore des montagnes de sauterelles.

Il y avait là, sur les billots qui s’alignaient des deux côtés du foyer, la vieille Renotte qui filait d’une main et qui tournait les grous de l’autre ; Mathurin Houin, le meunier ; Pierre Méchet, le tresseur de paille ; Yvon, Fancin, Mérieul ; et Yaume, le pâtour, et Louisic, du four à fouaces.

Sans parler des domestiques du manoir, dont les noms bretons, normands ou manceaux nous échappent.

Au moment où nous entrons dans la cuisine, Renotte, excellente vieille qui avait trois verrues sur le nez, deux au menton, cinq à la joue et une belle moustache grise à chaque verrue, venait de finir une histoire, la fameuse histoire de la perrière sans fond, où monseigneur l’évêque tomba avec son carrosse à quatre chevaux.

L’assistance savait l’histoire aussi bien que dame Renotte ; mais en Bretagne, mieux on sait une histoire, plus tendrement on l’aime.

— Ce qui vous prouve bien, avait dit la vieille Renotte comme moralité de son récit, que la perrière était sans fond, puisqu’on n’a jamais retrouvé ni le carrosse, ni les quatre chevaux, ni monseigneur l’évêque.

Chacun était convenu tacitement de la haute vérité de cet enseignement. On se taisait. On écoutait la pluie tomber.

— Bonne pluie ! dit Pierre Méchet le tresseur.

Mérieul et Fancin répétérent :

— Bonne pluie !

— Ça, c’est vrai ! appuya Mathurin Houin ; oh ! dame ! ça, c’est vrai, tout de même !

Et ceux qui n’avaient point encore parlé répétèrent à tour de rôle :

— Bonne pluie !

Ou bien :

— Ça, c’est vrai ! Oh ! dame ! tout de même, ca, c’est vrai !

Nous donnons ces dix lignes comme un échantillon rigoureusement étudié de la conversation des fermes bretonnes.

Et nous ajoutons que, sauf l’accent et les termes, les conversations de certains salons de Paris n’arrivent pas à des déductions beaucoup plus transcendantes.

Reste à savoir pourquoi, en un temps d’inondation, et alors qu’il y avait six pieds d’eau dans la plaine, les bonnes gens du Ceuil et de Vesvron chantaient ainsi une antienne à la pluie.

C’est que, depuis trois jours, la glace avait pris l’étang de Bréhaim et empêchait d’ouvrir les portes des écluses. Cette pluie, c’était le dégel, c’est-à-dire la délivrance.

Suivant la logique des pensées ayant cours obligé dans la cuisine du Ceuil, il y avait mille à parier contre un que la première parole après bonne pluie serait :

— Il y aura des pommes, cette année.

À quoi Mérieul, Yvon ou Fancin devaient répondre :

— Ça se pourrait bien, tout de même !

Afin que Mathurin Houin et Méchet eussent occasion d’ajouter :

— Ah ! dame ! oui, dame !

Mais la porte qui donnait dans l’intérieur du manoir s’ouvrit doucement et livra passage à une jeune fille moitié paysanne, moitié soubrette, l’air un peu plus futé qu’il ne faut, qui entra d’un pied furtif et s’en alla occuper un billot vide.

Cette jeune fille échangea en passant un petit signe de tête avec Yaume le pâtour. Son arrivée produisit un mouvement manifeste de curiosité.

La vieille Renotte arrêta son rouet.

— Eh ben ! la fille Olivette ?… dit-elle.

Olivette ne trouva peut-être pas à son gré cette façon d’interroger, car elle pinça les lèvres et ne répondit point.

— Eh ben ! mam’selle Olivette, demanda Pierre Méchet à son tour, quelles nouvelles de monsieur ?

La jeune fille hocha la tête avec importance.

— Mauvaises nouvelles, répliqua-t-elle enfin ; notre monsieur est couché tout habillé… M. Fargeau lui fait une lecture qu’il n’écoute pas… M. Lucien le regarde sans faire semblant de rien, et on voit bien qu’il a grand’peur… mademoiselle Berthe est toute seule auprès du feu ; elle sent un malheur, car, elle qui n’y voit pas, ses yeux sont pleins de larmes.

Cette dernière circonstance fit sur l’auditoire un très-grand effet.

— C’est un signe, ça ! dit Mérieul.

— Et on en a vu censément d’autres, des signes, ajouta Yaume le pâtour.

— Jean de la Mer aura quatre-vingt-deux ans vienne la Saint-Gilles, fit observer Mathurin Houin.

Renotte imprima un mouvement plus vif à son rouet.

— Il est mon ainé de sept ans, grommela-t-elle, comme pour se rassurer elle-même.

— C’était tout de même un fier homme ! reprit Méchet.

— Oui, dit la vieille qui rêvait, un fier homme !

Et une fois sur cette pente, on se prit à parler de Jean de la Mer comme s’il eût été déjà mort.

Le tout, parce qu’il y avait eu des signes.

— C’est triste, la-haut, cette chambre, dit Olivette en frissonnant exprès ; c’est triste à donner la chair de poule !… Il est pâle sur son lit… La sueur colle ses cheveux gris à son front… et ses yeux ont grandi, grandi…

— Encore un signe ! murmura-t-on à la ronde.

— Quand on parle de médecin, il se fâche… Et d’ailleurs, un médecin, où le prendre ? En vingt-quatre heures, il a vieilli de dix ans.

— Son père est mort debout, prononça la vieille femme à voix basse ; comme un Créhu doit mourir… sans médecin et sans prêtre !

Tout le monde se signa, et les billots reçurent comme une seule et même secousse, chacun voulant s’éloigner de Renotte.

— Après ? fit-elle en jetant autour d’elle un regard de défi ; s’il n’y avait pas de prêtres, il n’y aurait pas de péché !…

— La paix, vieille femme ! dit Mathurin Houin avec autorité ; excepté vous, il n’y a ici que des chrétiens.

— J’ai un rosaire dans ma poche, Mathurin Houin, et je suis meilleure chrétienne que toi qui voles sur le blé à ton moulin, et qui battais ta femme avant de l’avoir tuée.

— Allons ! allons !… firent quelques voix conciliatrices.

Et d’autres ajoutèrent, pour détourner adroitement la conversation :

— Oh ! la bonne pluie ! la bonne pluie ! demain la prairie sera découverte.

Un silence se fit pendant lequel on n’entendit que la résine crépiter sous le manteau de la cheminée et l’averse battre contre les carreaux.

— En voilà un homme qui a gagné de l′argent dans sa vie ! reprit Olivette au bout de quelques secondes.

— Et qui a roulé sa bosse ! ajouta Mérieul.

— On dit, poursuivit Olivette, qu’il était dans son temps le plus beau garçon du pays.

— On dit vrai, la fille Olivette, repartit aigrement Renotte ; ce n’est pas à présent qu’on trouverait un homme comme Jean de la Mer !

— Ni une femme comme la maman Renotte quand elle avait seize ans, murmura Mathurin Houin en riant tout bas.

— Oh ! fit Olivette ; il y a M. Lucien.

La vieille haussa les épaules. Yaume le pâtour devint rouge comme un coquelicot.

— Il y a encore…, reprit Olivette.

Mais elle n’acheva pas, et une nuance rosée monta à ses joues, tandis que son regard glissait, brillant et furtif, vers le premier des trois lits à double-étage.

D’écarlate qu’il était, Yaume devint tout blême.

À l’endroit précis où s’était arrêté le regard d’Olivette, au beau milieu de sa phrase interrompue, il y avait un personnage dont nous n’avons point encore entretenu le lecteur.

Yaume était amoureux d’Olivette, censément, pour dire comme lui.

Celui qu’Olivette regardait et que son regard semblait désigner comme le plus beau, comme le seul digne d’être comparé à Jean de la Mer dans sa jeunesse, n’avait pas prononcé une parole depuis le commencement de la veillée.

Il était assis sur un billot comme tous les autres, mais il s’adossait au lit, et sa tête, appuyée contre la couverture brune, reposait parmi ses grands cheveux épars.

Il avait les yeux fermés.

La lumière vacillante de la résine, tantôt le laissait dans l’ombre, tantôt envoyait à son visage de vagues et tremblantes lueurs.

En ces moments on distinguait, dans un costume de paysan, disposé avec une sorte de coquetterie, un jeune gars de quinze à seize ans tout au plus : tête d’Antinoüs, corps d’athlète, gracieux et charmant dans son sommeil.

  1. La terre des Rochers, château de madame de Sévigné, et possédée maintenant par une des plus honorables familles de la Bretagne, est située à quelques lieues de l’endroit où se passe notre drame.