Le Jardin des dieux/Sous l’œil des hublots/Sous l’œil des hublots

Le Jardin des dieuxEugène Fasquelle (p. 245-249).



SOUS L’ŒIL DES HUBLOTS



J’ai le goût des pays étranges et malsains,
Embarquons-nous, veux-tu, pour leur splendeur lointaine
Nous coucherons tout nus sur des tables d’ébène
          Et nous aurons pour traversins
          Des traversins de porcelaine !

Partons ! le continent s’effrite, triste et vieux.
La sombre fable perd son parfum qui s’évente,
Les temples ruinés sont dans la mer vivante
          Et les hommes sont las des dieux
          Qu’ils ont faits de leur épouvante.


Fuyons la vieille Europe où tout n’est que dégoût
Et qui bâille à la lune aux rengaines tziganes…
Là-bas, c’est le Bengale et les roses afghanes,
          Là-bas, on mange le sagou
          Et le nid bleu des salanganes !

Parmi les océans où flotte leur splendeur,
Des paquebots plus blancs que les yachts légendaires
Nous porteront, un soir, vers les débarcadères,
          Où l’Amour cache son odeur
          Sous la robe des bayadères.

Si tu savais, le ciel sur la brousse est si beau !
La pourriture d’or au soleil s’évapore,
La mer fouille le golfe ainsi qu’un madrépore
          Tandis que les grands paquebots
          Surgissent devant Singapore.


La Mort de ses chemins ténébreux et profonds
Traversera souvent ceux de notre aventure…
Peut-être verrons-nous sous une lune obscure
          La lividité du typhon
          Apparaître dans la mâture.

Ô l’étouffante nuit sur le pont. Le kaki
D’un passager claquant de fièvre jusqu’aux moelles,
Les pankas agitant leurs fantômes de toiles,
          Yokohama ! Nagasaki !
          Mers rouleuses sous tant d’étoiles !…

Songe aux puissants jardins qui nous accueilleront.
Nous souperons à la lueur des photophores,
Si loin de vos fadeurs, Venises et Bosphores,
          Et nous aurons sur notre front
          Une couronne de phosphores.


L’âpre touffeur du soir sur Saïgon jauni,
L’odeur de la mousson qui glisse entre les mangues
Et bouscule au Yang-tsé le lourd sampan qui tangue
          Mêleront un goût d’infini
          Au fruit posé sur notre langue.

Alors, le monde ouvert devant nous, peu à peu,
Se livrera bientôt, moins terrible et moins rogue,
Et dans l’enivrement que sait verser la drogue
          Du Fleuve jaune au Fleuve bleu
          Nous irons, poussant la pirogue !

Je veux, la forêt vierge où nul ne pénétra,
Où le tigre est un dieu vivant et redoutable,
Là, la Peste avec vous monte en croupe ou s’attable.
          Là, le tout puissant Choléra
          Est respecté comme un notable.


Et peut-être, mon âme, atteindrons-nous à temps
Ces pays dont l’odeur porte au cœur et soulève
Pour voir moisir parmi le pouls fiévreux des sèves
          Les dieux peints les plus rebutants
          Que l’homme ait tirés de son rêve.

Sans doute, auprès de nous quelque blanc d’Occident
Rira-t-il de leur corps si lourdement hommasse
Et de toute l’horreur tragique qui s’amasse
          Dans la bouche bée où les dents
          Luisent au seuil de la grimace !

Mais nous, nous nous tairons devant eux, simplement,
Par respect pour ceux-là, qui, si près de leur terre,
Cernés par tant de nuit et par tant de mystère
          Surent donner à leur tourment
          Ces tristes formes solitaires.