Carmen (Mérimée)/Le Hussard

(Redirigé depuis Le Hussard)
Traduction par Mérimée.
CarmenCalmann Lévy (p. 301-307).




LE HUSSARD


GOUSSARD


— TRADUIT DE POUCHKINE —


L’étrille à la main, tout en pansant son cheval, il grommelait entre ses dents avec humeur : « C’est bien le grand diable d’enfer qui m’a donné ce maudit billet de logement !

Ici, on vous guette un homme comme quand on se fusille aux avant-postes en Turquie. À grand’peine des choux pour tout potage ; et le rogome… compte dessus et bois de l’eau.

Ici, pour toi le bourgeois est un tigre qui t’espionne, et la bourgeoise… ah ! bien, oui ! essaye de fermer la porte. Rien ne réussit avec elle, ni le sentiment ni les coups de cravache.

Parlez-moi de Kïef ! quel bon pays ! Les petits pâtés vous pleuvent tout chauds dans la bouche ; aux étuves, veux-tu de la vapeur ?… voilà du vin. Et les femmes… Ah ! les petites coquines !

Morbleu ! on donnerait son âme pour un regard de ces belles aux sourcils noirs. Elles n’ont qu’un petit défaut, un seul… — Et quel défaut ? dis-moi, soldat.

Il tordit sa longue moustache, et dit : Pataud, parlant par respect, tu es peut-être un luron ; mais tu es un blanc-bec, et tu n’as pas vu ce que j’ai vu.

Allons, écoute. Notre régiment était sur le Dnieper. Mon hôtesse était jolie, bon enfant ; son mari était mort. Note bien cela.

Nous devînmes bons amis. Toujours d’accord : c’était charmant. Quand je la battais, la Marousenka n’eût pas dit un mot plus haut que l’autre.

Quand je me grisais, elle me couchait et me faisait la soupe à l’oignon. Je n’avais qu’à faire un signe : Hé ! la commère !… La commère ne disait jamais non.

Enfin, pas moyen de se fâcher. Fallait vivre heureux, sans se quereller. Eh bien ! non ; je m’avisai d’être jaloux. Que veux-tu ? C’est le diable sans doute qui me poussait.

Pourquoi donc, me dis-je, se lève-t-elle au chant du coq ? Qui la vient chercher ? La Marousenka me jouerait-elle quelque tour ? Ou bien est-ce le diable qui la vient emporter ?

Je me mets à l’espionner. Un soir, je me couche et je cligne des yeux. La nuit était plus noire qu’une prison ; et dehors, un temps de chien.

Je la guigne. Ma commère saute tout doucement à bas du poêle, elle me tâte ; je fais le dormeur ; elle s’assied devant le poêle, souffle sur un charbon.

Et allume un bout de chandelle. Pour lors, dans un coin, sur une planche, elle déniche un flacon ; puis, s’asseyant sur le balai devant le poêle,

Elle se déshabille nue comme la main. Ensuite elle avale trois gorgées du flacon… aussitôt, à cheval sur un balai, elle enfile le tuyau de la cheminée, et bonsoir ! la voilà partie.

Ha ! ha ! me dis-je là-dessus. C’est donc que la commère est une païenne ? Attends, ma petite colombe. — Je saute à bas du poêle, et j’avise le flacon.

Je flaire, cela sentait l’aigre. Pouah ! j’en jette deux gouttes à terre. Bon ! voilà la pelle, puis après un baquet, qui s’envolent par le poêle. — Je me dis : Cela se gâte.

Je regarde ; sous un banc dormait un matou. Je lui en jette une goutte sur le dos. Ft, ft ! comme il jure ! — Au chat ! dis-je… Voilà mon matou après le baquet.

Alors à tort et à travers j’arrose la chambre dans tous les coins ; tant pis qui en attrape ! et aussitôt chaudrons, bancs, tables, au galop ! tout gagne le poêle et disparaît.

Diable ! dis-je. Tâtons-en, nous aussi. Je ne fais qu’une gorgée du reste de la bouteille, et… crois-moi si tu veux, je me trouve en l’air aussitôt, moi aussi, léger comme une plume.

Plus vite que le vent je vole, je vole, je vole. Où allais-je, je n’en sais rien, je ne voyais rien. À peine rencontrant quelque étoile, avais-je le temps de lui crier gare ! Enfin voilà que je descends.

Je regarde : une montagne. Sur cette montagne des marmites qui bouillaient ; on chante, on joue, on siffle ; sale jeu, ma foi ! on mariait un Juif avec une grenouille.

Je crachai, et je voulus leur dire… quand accourt la Marousa. — Vite au logis ! Qui t’amène ici, vaurien ? On va te manger ! — Mais moi, qui ne boude pas :

— « Au logis ? et de par tous les diables ! comment trouver mon chemin ? — Ah ! tu fais le drôle de corps. Tiens ce fourgon. Enfourche-le, et file-moi vite, mauvais gredin.

— Moi ! moi, enfourcher un fourgon ! moi, hussard de l’Empereur ! Ah ! carogne ! Est-ce que je me suis donné au diable ? Et pour me parler ainsi, as-tu une peau de rechange ?

Un cheval ! — Allons, imbécile ! Tiens, voilà un cheval. — En effet, un cheval est devant moi. Il gratte la terre, il est tout feu, le col en arc et la queue en trompette.

— À cheval ! — Bon ! me voilà sur son dos. Je cherche les rênes, point de rênes. Il part, il m’emporte. Quel train ! Et je me retrouve devant notre poêle.

Je regarde, tout est en place ; c’est bien moi ; je suis à cheval, mais sous moi, pas de cheval… un vieux banc. Voilà ce qui arrive dans ces pays-là.

Il se mit à tordre sa longue moustache et conclut : Pataud, parlant par respect, tu es peut-être un luron ; mais tu es un blanc-bec, et tu n’as pas vu ce que j’ai vu.