Calmann-Lévy, éditeurs (p. 25-48).



II


Claude s’est laissé emmener avec la docilité inerte d’une inconsciente. Après avoir hyperesthésié toutes ses facultés sensitives, voici maintenant que sa douleur sombre et s’apaise dans une sorte d’abrutissement ; ses nerfs épuisés n’ont plus la force de souffrir ; son être est anéanti.

Elle considère sans le voir, le décor pimpant où elle se trouve transportée : ce clair et grand salon dont les fenêtres sont remplacées par une longue galerie vitrée ouvrant sur l’avenue ; ces murs ornés de tableaux aux cadres trop dorés ; ce tapis d’Aubusson ; ces bergères aux coussins roses ; ces tentures vermeilles ; et le beau piano à queue recouvert d’une horrible étoffe bariolée, drapée avec recherche.

Elle regarde d’un air vague l’aïeule de soixante-douze ans, la vieille madame Massin, dont le visage ratatiné a la physionomie un peu idiote que lui donne une extrême surdité.

Elle n’entend pas madame Lambert-Massin crier à sa mère :

— C’est mademoiselle Gérard !… Claude Gérard !… Gérard !… Son père est mort !

Et comme la vieille dame reste impassible, Marthe hurle sur un ton suraigu :

— Son père est mort !… C’est affreux !… Nous le remplacerons !… C’est ta petite fille !

Proférées en rugissements, ces paroles désolantes font un effet comique inattendu.

Le tympan capricieux de madame Massin enregistre certains mots plutôt que d’autres. La vieille dame — qui a reconstruit les phrases à sa guise suivant les syllabes perçues — murmure avec sérénité :

— Ah !… c’est la petite Gérard. Bonjour, mon enfant… Comment va monsieur votre père ?

Marthe hausse les épaules, découragée ; et elle entraîne Claude vers la chambre de sa fille aînée. Yvonne Lambert-Massin est une grande gamine mince dont les dix-sept ans anguleux ont une tournure dégingandée ; sa figure un peu pointue et jaunâtre est plus étrange qu’attrayante ; seuls, ses cheveux châtains très abondants et ses yeux noisette peuvent prétendre à la beauté. Elle examine Claude sans bienveillance, écoute sa mère d’un air désapprobateur, et bougonne entre ses dents :

— Ben !… en voilà une histoire réjouissante !

On passe à côté, chez la petite sœur.

— Vous partagerez la chambre de Madeleine, annonce madame Lambert-Massin à Claude. Nous ferons installer votre lit pour ce soir.

Et l’instinct ancestral du gîte — cet instinct de la bête pour sa tanière — est si puissant que Claude lève les yeux, regarde avec un peu plus d’intérêt : la pièce est très gaie, d’une puérilité joyeuse ; le papier des murs est illustré de fresques enfantines : sur un fond orangé, de noirs bassets hilares y poursuivent des chats hérissés, qui cabossent exagérément leur dos et redressent une moustache menaçante. Les rideaux de broderie anglaise, la toilette blanche et la petite armoire à trois panneaux semblent des modèles d’exposition, section d’ameublement pour baby.

— Voici Madeleine, dit madame Lambert-Massin.

L’enfant a les beaux cheveux châtains de sa sœur ; mais ses yeux bleus au regard candide, sa bonne figure poupine et rose, son corps râblé, trapu, ses huit ans robustes arrêtent là toute la ressemblance : Madeleine rappelle plutôt madame Lambert-Massin. Yvonne tient du père.

Après avoir contemplé Claude Gérard avec une curiosité silencieuse, Madeleine déclare :

— Maman, j’ai faim… Est-ce qu’on va bientôt déjeuner !

Déjeuner, c’est vrai, c’est l’heure. Marthe n’y pensait plus.

Oh !… ce repas… il réveille brusquement la douleur de Claude : un geste de madame Massin, pour couper sa viande, évoque le père Gérard et la façon dont il tenait son couteau ; hier encore, il était installé à la table familiale, vis-à-vis de Claude ; son visage plein de santé s’avivait de rose aux pommettes ; il reprochait, comme d’habitude : « Tu ne manges pas, ma petite fille ! » Et elle répondait, avec impatience : ce souvenir lui est un remords énorme… Si on savait !… Il n’y a pas vingt-quatre heures qu’elle s’irritait de la sollicitude paternelle : et maintenant, son père, c’est ce cadavre qui attend là-bas la mise en bière, et qui ne lui parlera plus, jamais plus…

— Vous ne mangez pas, ma petite fille !

Claude sursaute : madame Lambert-Massin vient de l’interpeller. Mais la jeune fille ne voit pas sa cousine assise en face d’elle, à côté de sa mère, ni les deux gamines… L’odeur des mets, le bruit des assiettes lui rappellent d’autres déjeuners, dans la petite salle à manger de la rue Albouy ; et cette phrase malencontreuse de Marthe… La jeune fille se retient de crier de désespoir ; car, c’est la répétition des actes familiers de la vie quotidienne qui nous fait sentir avec le plus de force ce qui est fini, pour toujours.

Claude suffoque ; elle se lève, jette sa serviette sur sa chaise et veut s’enfuir, retourner chez elle. Hélas ! elle s’arrête, désorientée : elle ne sait même pas par où l’on sort de cet appartement étranger. Marthe murmure : « Il vaut mieux la laisser tranquille ; je vais la reconduire dans sa chambre. » Elle emmène doucement la jeune fille, tandis que la grand’mère interroge :

— Qu’est-ce qu’elle a ?… Pourquoi pleure-t-elle ?… Pourquoi ta mère l’a-t-elle gardée à déjeuner, Yvonne ?

L’aînée des petites Lambert-Massin passe son temps à se divertir aux dépens de la surdité de la vieille dame. La voix respectueuse, l’air déférent, le sourire aux lèvres, Yvonne réplique, trop bas pour que madame Massin puisse entendre :

— Oui… Tu as raison… Cause toujours… Tu nous assommes.

La grand’mère, qui veut avoir l’air de comprendre, riposte avec douceur :

— Ah !… Bon. Très bien, mon enfant.

Yvonne crispe sa bouche mince en un rictus malicieux ; puis, elle cesse son jeu insolent dès que Julie rentre dans la salle, apportant un autre plat. Après le départ de la domestique, la jeune fille grogne pour elle-même — entre la grand’mère sourde et la petite sœur trop jeune :

— Ah çà !… va-t-on bouleverser notre existence en l’honneur de cette intruse ?… Bah ! quand papa sera rentré…

Elle médite, les poings au menton, devant son assiette où refroidissent des croquettes de pommes.

Pendant ce temps-là, madame Lambert-Massin a installé Claude dans la chambre de sa fille cadette ; elle lui avance une chaise, un coussin, et puis, reprise par la contagion des larmes, Marthe se met à sangloter machinalement en regardant le pauvre visage ravagé de l’orpheline.

— Maman, c’est ton jour aujourd’hui… Est-ce que tu recevras quand même ?

Yvonne vient relancer sa mère. Droite, roide, la grande fillette reste au seuil de la pièce et considère les deux femmes avec énervement. Marthe, redressée brusquement, s’exclame :

— Mon Dieu !… C’est vrai… Comment faire ?

Sous l’influence de cette nouvelle émotion, ses larmes se tarissent instantanément. Elle consulte sa fille du regard et murmure :

— Évidemment… Il serait plus décent de condamner notre porte.

— Alors, je cours donner des ordres à Julie ; dit Yvonne.

Elle esquisse un geste de retraite, mais s’arrête en entendant sa mère se lamenter — sur le ton plaintif dont elle déplorait tout à l’heure le malheur de Claude Gérard :

— Moi qui devais étrenner ma si jolie petite robe de mousseline de soie !

Yvonne sourit ; et ce sourire perfide anime d’une expression perverse sa figure tourmentée de jeune peste spirituelle. Elle insinue :

— Après tout, ce Gérard n’était pas ton parent…

— Chut ! interrompt Marthe en désignant Claude.

Elle réfléchit un moment, puis ajoute :

— Non ; je ne peux pas recevoir… Ce ne serait point convenable : qu’en penserait-on !… Seulement, je ne ferai pas renvoyer les visiteurs par la femme de chambre… J’expliquerai moi-même au fur et à mesure, à chaque personne, les motifs de ce contre temps : je raconterai en deux mots le triste événement… Tu comprends, ce sera plus poli envers des amis qui se seront dérangés pour rien.

Et madame Lambert-Massin conclut, triomphante :

— Comme cela, je supprime mon jour de réception et, néanmoins, je suis obligée de revêtir ma robe… Justement, elle est mauve : c’est presque une teinte de deuil !

S’agitant tout à coup, elle se dépêche de sortir avec Yvonne, ayant presque oublié Claude. Quoi d’étonnant ? À chacun de ses deuxième et quatrième samedis, Marthe éprouve le besoin de mettre son intérieur sens dessus dessous dès le matin, de précipiter le repas et de s’habiller sitôt le déjeuner expédié, bien qu’elle soit rarement prête lorsque sonne la première visiteuse, vers le milieu de l’après-midi. Aujourd’hui, les péripéties qui se sont déroulées sous ses yeux en si peu de temps, l’ont troublée au point de la faire déroger à ses habitudes. La mort de Gérard l’a préoccupée aux dépens du reste ; à présent, l’essayage de la nouvelle robe reprend l’avantage sur les soucis lugubres. Marthe Lambert-Massin rit, se fâche, pleure, rêve, bavarde, se tait, se prodigue ou se dérobe avec une mobilité extraordinaire : sa nature instable est déconcertante ; mais les sautes d’humeur de cette linotte ne surprennent plus, lorsqu’on l’écoute parler ; on distingue vite que son verbiage lui tient lieu d’idées, de sentiments, de raison ; elle agite ses pensées au petit bonheur, avant de s’en servir, tel d’un kaléidoscope. Et Marthe mène sa vie comme sa conversation — à bâtons rompus.

Claude Gérard est soulagée de se sentir seule : le silence lui donne l’illusion que rien n’est plus, que toutes les existences ont disparu avec celle de son père. C’est tellement pénible, sur le premier moment du désespoir, de voir des êtres respirer, se mouvoir autour de soi, alors que l’unique créature que l’on aimât est pétrifiée dans l’immobilité éternelle. Claude a le cri égoïste de la douleur : « Pourquoi faut-il que ce soit lui qui soit mort, quand les autres vivent !… Pourquoi n’est-ce pas la bonne, Halberger, n’importe qui parmi ces gens qui sont venus me consoler — me persécuter ! — depuis ce matin… Pourquoi ne suis-je pas morte à sa place ? » Elle se reproche tout de suite ce vœu : pauvre papa, c’eût été lui qui aurait eu du chagrin… Et Claude s’abandonne avec une âpre volupté à ces larmes affaiblissantes qui semblent la vider de ses forces, comme si c’était son sang même qui coulât peu à peu de ses paupières enflammées…

— Mange… ça me fera tant de plaisir !… C’est bon, vous savez.

Claude sent une chose fraîche et gluante s’écraser contre sa bouche ; surprise, elle essuie ses yeux aveuglés par une buée humide et voit la petite Madeleine debout devant elle : l’enfant tient dans la main gauche une assiette remplie de pâtisseries et dans la main droite un éclair à la crème qu’elle s’efforce consciencieusement à introduire, entre les lèvres de Claude. Elle explique en souriant :

— Je les ai chipés sur la table que Julie a préparée pour le thé.

Claude refuse doucement, d’un mouvement du coude qui écarte la fillette. Madeleine insiste :

— Vous n’avez pas déjeuné, vous devez avoir faim… Il ne faut pas pleurer : votre papa n’est pas malheureux, il est au ciel ; et il aura de la peine s’il vous voit tomber malade.

Claude hoche la tête ; il ne l’a pas élevée dans ces idées-là le musicien Gérard, vrai Parisien artiste, mi-athée, mi-païen, qui croyait à l’immortalité du génie sinon à celle de l’âme ; il ignorait la prière ; mais, à la tête de son lit, il avait cloué sur le mur, — en guise de bénitier — une photographie de Camille Saint-Saëns ; et quelquefois, le soir, avant de se coucher, Victor Gérard murmurait en la regardant : « Ah ! le bougre… En a-t-il fait de belles choses ! » c’était là sa façon de rendre grâces à la divinité.

Claude a pris l’habitude de tirer ses principes de sa seule conscience ; son intelligence droite considère la religion ainsi qu’une saine superstition qu’il a été regrettable de laisser perdre aux pauvres gens : le malheureux doit se fier à la Providence comme l’incurable à son médecin — afin de se leurrer d’espoir.

Mais la jeune fille est attendrie par le frais museau anxieux que tend vers elle cette gosse apitoyée qui a imaginé de la consoler en venant lui offrir des gâteaux ! Claude murmure :

— Je suis touchée de vos attentions, ma chère petite… vous me faites beaucoup de bien.

Elle dit vrai : la présence de Madeleine la réconforte obscurément, sans qu’elle se rende compte que son esprit subit cette loi des choses qui place l’avenir en regard du passé et veut que la vue d’un enfant atténue l’horreur de la mort. Madeleine symbolise sa famille de demain ; la gamine de huit ans éveille une vague idée de maternité chez la fille de vingt ans, aimante et normale. Claude a sa première pensée d’espérance en songeant qu’un jour elle ressuscitera son père en concevant à sa ressemblance.

Madeleine jase d’une voix aigrelette, aux sonorités juvéniles :

— Maman m’a dit que vous allez vivre avec nous… Comme ce sera amusant !… Vous coucherez dans ma chambre : je n’aurai plus peur, la nuit… Je suis bien contente !… Est-ce que vous aimez encore à jouer ?

Claude répond, s’anime, se distrait peu à peu. Ô l’exquise, la douce influence du jeune âge ! La grande sœur accueille cette étrangère avec une sourde hostilité, car sa cervelle d’adolescente calcule déjà et fait la part des intérêts ; mais ce cœur de bébé ignore les sentiments complexes ; il se livre spontanément, tout à la joie de connaître une nouvelle compagne. À dix-sept ans, Madeleine sera peut-être devenue une seconde Yvonne. Aujourd’hui, c’est une petite âme naïve et secourable dont l’affectuosité innocente encourage la jeunesse de Claude à réagir contre le sort.



Un coup de sonnette. Madame Lambert-Massin se précipite vers le vestibule, y fait irruption au moment même où Julie introduit une dame quinquagénaire et fanfreluchée. Marthe crie d’une voix dramatique :

— Ah ! c’est madame de Tracy… Chère amie, vous arrivez bien : je suis heureuse de vous avoir auprès de moi dans un pareil moment ! Je suis toute retournée… Une histoire épouvantable… Vous savez, je ne reçois pas ; j’avais condamné ma porte… Mais pour vous, une amie intime… Entrez donc une minute au salon, je vous en prie… Je vais tout vous raconter.

La visiteuse, interdite, effarée, questionne :

— Votre mari est malade ?… Vos enfants ?

Marthe secoue la tête ; elle s’assied à côté de madame de Tracy en faisant bouffer, du bout de son soulier, les plis de sa jupe de charmeuse mauve ; elle arrange, d’un doigt furtif, sa tunique de mousseline de soie, et entame le récit du tragique événement, qu’elle termine sur cette phrase pathétique :

— J’adopte Claude… C’est ma troisième fille ! Je veux me consacrer à son bonheur.

La visiteuse manifeste une admiration véhémente ; ses exclamations variées chatouillent la vanité de Marthe : « Que cette jeune fille a de la chance de vous avoir rencontrée !… Ma chère, vous possédez un cœur d’or ! » Puis, tout à coup, madame de Tracy s’interrompt, pour remarquer :

— Oh ! ma chère !… Cette robe vous moule : vous avez une taille, là-dedans !… C’est toujours Margot sœurs ?

— Toujours… Elles ont un chic pour escamoter les hanches ; et, pourtant, je ne suis pas serrée…

Second coup de sonnette. Marthe, abandonnant sa visiteuse, bondit vers l’entrée et aperçoit une jeune femme d’une trentaine d’années, brune, mince, très maquillée. Marthe s’écrie :

— Irène !… Chère amie vous arrivez bien : je suis heureuse de vous avoir auprès de moi dans un tel moment ! Je suis toute retournée… Une histoire épouvantable… Vous savez, j’avais condamné ma porte… Mais vous, ma cousine germaine… Entrez donc une minute au salon…

La brune Irène, guère émue (elle connaît sa parente) interroge d’un ton gouailleur :

— Quoi ?… Que se passe-t-il ?… Léon a déposé son bilan ?

Marthe commence par la présenter à madame de Tracy :

— Ma cousine, mademoiselle Jeanne Massin, — au théâtre : Irène d’Albret… Oh ! vous savez, au théâtre… c’est une façon de parler ; corrige Marthe : ma cousine joue surtout dans les salons…

Puis, madame Lambert-Massin réédite le récit de l’adoption.

— Comment ! s’exclame Irène. Vous recueillez les orphelins, à présent ? C’est Yvonne qui doit être furieuse !

Justement, la jeune Yvonne fait son entrée ; tout d’abord, elle adresse une œillade de connivence à Irène d’Albret ; mais, dès qu’elle avise madame de Tracy, la jeune fille, baissant les paupières, réplique d’un air faux :

— Moi, furieuse ?… Pourquoi ? Si je perdais mon père et ma mère, je serais très satisfaite que des parents charitables voulussent bien s’occuper de moi… Il faut aimer son prochain.

Nouveau coup de sonnette. Nouvelle scène dans l’antichambre. Cette fois, c’est un monsieur, un monsieur très bien : quadragénaire, chauve, cravate soignée, monocle. Il murmure discrètement : « Je viens chercher Irène »… Marthe lui coupe la parole :

— Oh ! monsieur Asquin !… Je suis toute retournée : une histoire épouvantable ! Vous savez, j’avais condamné ma porte… Mais pour vous, un ami de Henri Derive, notre ami intime… Entrez donc une minute.

Revenant dans le salon, elle présente :

— Monsieur Joseph Asquin, député de Paris… La comtesse de Tracy.

Après une troisième audition de l’aventure de Claude, le député félicite chaudement madame Lambert-Massin :

— C’est très bien ce que vous avez fait là… très généreux !

Et il va parler à voix basse à Irène d’Albret, tandis qu’Yvonne observe leur manège d’un œil aiguisé.

La cérémonie qui suit chaque coup de sonnette recommence un certain nombre de fois.

On entend Marthe parlementer dans le vestibule. On distingue quelques paroles : « Toute retournée !… épouvantable !… Mais pour vous… Entrez donc une minute ! » et puis, elle réapparaît accompagnant un visiteur.

Elle a reçu ainsi Colette de Verneuil, — cousine de M. Lambert-Massin, — coquette mûre, trop blonde ; Georges et Henri Derive, deux frères célibataires, extrêmement riches : Henri, quarante-deux ans, député, ami de collège d’Asquin et son inséparable, bien qu’ils soient adversaires politiques ; Henri Derive, réactionnaire clérical, et Joseph Asquin, radical socialiste. Georges Derive, trente-six ans, aussi jouisseur que son frère est ambitieux, a le physique sympathique et fatigué du joli garçon qui s’amuse trop. Les frères Derive sont des familiers de la maison.

Il y a maintenant une douzaine de personnes réunies dans le salon. Marthe s’est décidée à sonner pour le thé ; Yvonne offre les gâteaux ; mais, il ne s’agit pas d’un jour de réception puisque madame Lambert-Massin avait formellement condamné sa porte. Des rires fusent ; la robe mauve évolue avec grâce.

Et, tout à coup, Irène propose, en intime, sans gêne :

— Je voudrais bien la voir, moi, votre protégée… Vous ne nous la montrez pas, Marthe ?

Madame Lambert-Massin hésite : c’est bien tentant d’exhiber sa bonne action, en guise d’apothéose à ce jour mémorable. Elle éprouve les scrupules embarrassés d’un décoré de la veille qui va mettre son ruban pour la première fois, ne l’a-t-il pas choisi un peu large ? Marthe se demande s’il n’est pas de mauvais goût d’amener la jeune désespérée au milieu de cette assemblée. Mais la curiosité qu’elle lit dans tous les regards l’engage à passer outre. Elle déclare :

— Il faut que je m’informe d’abord de son état… Si elle est suffisamment calme, je vous la présenterai…

Les assistants attendent, intrigués, divertis : voilà un incident qui rompt la monotonie affreuse des jours de visite auxquels, pour différentes misons, ils jugent bon de s’ennuyer.

Marthe court dans la chambre de Madeleine : elle voit sa fille cadette en train de coiffer Claude ; Madeleine a commencé par baigner d’eau fraîche les joues et le front de la jeune fille. À présent, elle est ravie d’avoir la permission de disposer à sa guise la chevelure rousse de cette demoiselle qui veut bien se laisser traiter comme une grande poupée. Marthe s’extasie : « Sont-elles bonnes amies, déjà ! » Elle embrasse ses « deux enfants » ; puis, s’explique, bredouille, entraîne Claude qui la suit sans bien comprendre.

La jeune fille apparaît à l’entrée du salon, au bras de madame Lambert-Massin, et tenant Madeleine par la main.

— C’est touchant, ricane Yvonne à voix basse. Un vrai tableau de famille : maman possède l’art de la mise en scène.

On entoure Claude Gérard ; les femmes l’examinent ainsi qu’une bête curieuse ; madame de Tracy s’étonne in petto qu’elle porte une robe grise : aux yeux de cette dame, évidemment, la première pensée inspirée par la perte d’un être aimé doit être consacrée aux vêtements de deuil.

Et Marthe ahurit Claude de présentations :

— Ma cousine, Jeanne Massin, dite Irène d’Albret, qui est aussi la vôtre, d’ailleurs… Le père d’Irène avait épousé une tante de mon mari… Madame Colette de Verneuil, votre cousine et celle de Léon : sa mère était une demoiselle Lambert…

Claude, entourée, dévisagée, caressée, contemple avec stupeur ces parentes qui lui tombent du ciel : elle ne les a jamais vues : elle ignorait jusqu’à leur existence, car son père ne les fréquentait pas. Un malaise étrange l’envahit ; elle désirerait s’en retourner à l’écart avec la petite Madeleine : qu’est-ce que ces cousines inconnues et ces étrangers qui s’immiscent dans son malheur ?

Soudain, deux yeux bleus se croisant avec les siens, la pénètrent d’une chaude sympathie : un homme jeune, au visage agréable, la considère avec intérêt :

— Monsieur Georges Derive, annonce Marthe.

Claude sent chez celui-là quelque chose de plus que la compassion banale des autres. Madame Lambert-Massin remarque également l’attention du jeune homme : elle est extrêmement flattée que Georges Derive, le riche viveur, le frère du député Henri Derive, ne reste pas indifférent à cette aventure émouvante. S’approchant de lui, Marthe chuchote :

— Cette pauvre enfant est touchante, n’est-ce pas ?

— Elle est bien belle ; répond Georges, à demi-voix.

Surprise, Marthe regarde Claude : ce matin la jeune fille était défigurée par les larmes ; ce soir, reposée, recoiffée, elle se révèle très jolie en effet avec ses grands yeux brillants, ses boucles fauves et son visage pâle. Placée à côté d’Yvonne, la jeune fille éclipse totalement l’adolescente. Et madame Lambert-Massin, jalouse pour sa fille, lance à Claude un de ces regards de mère qui sont des regards de rivale…

Marthe vient de ressentir comme un choc imperceptible qui heurte sa joie ; — c’est la première fêlure.