Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-24).

I


— Aïe !… Votre lime m’est entrée dans la chair.

Marthe Lambert-Massin examine l’index intact de sa main droite avec une grimace puérile de femme douillette. La manucure s’excuse ; elle prend des précautions extrêmes pour ressaisir les doigts précieux de sa cliente : évidemment, les mains de madame Lambert-Massin, la femme du grand fabricant de bronzes et ornements d’église, ne sont point d’une pâte vulgaire ; ces phalanges épaisses de millionnaire représentent une valeur sociale : ce sont elles qui plongent dans la bourse d’or, qui froissent les billets bleus, qui signent rapidement les chèques ; et, lorsque l’armature des bagues les surcharge de gemmes, on peut les évaluer de trois cent cinquante à quatre cents louis la main.

La manucure les tripote fort respectueusement : elle frotte le polissoir sur ces ongles sacrés, avec la déférence d’un pieux bedeau qui promène son plumeau sous le nez du Christ ou l’auréole de saint Joseph. Car, la salariée besogneuse est très fière de rogner les griffes de Crésus.

La fenêtre devant laquelle sont installées les deux femmes donne sur l’avenue d’Antin.

Tandis que ses doigts trempent dans une mixture d’eau savonneuse et de glycérine, Marthe regarde au dehors : à la porte, elle aperçoit son automobile qui stationne depuis dix minutes, revenant attendre madame pour la sortie matinale après avoir conduit monsieur à ses magasins de la place Saint-Sulpice. Elle remarque la bonne tenue du chauffeur, roidi sur son siège : cet Émile est un garçon qui fait honneur à ses maîtres. Un pâle soleil de février égaye ce coin du Paris mondain où passent, de temps en temps, un équipage roulant vers les Champs-Élysées ou quelque cavalier sans élégance, qui vient de prendre sa bête de louage au manège du faubourg Saint-Honoré.

Madame Lambert-Massin récapitule le programme de sa journée : un essayage à onze heures et demie, chez la lingère ; après le déjeuner, second essayage : sa nouvelle robe d’intérieur — tunique de mousseline violine sur fond de charmeuse mauve — qu’elle doit étrenner cet après-midi même, car c’est son quatrième samedi de réception. Elle songe tout à coup qu’elle recommandera à la femme de chambre d’acheter des galettes bretonnes chez le pâtissier, en allant chercher Yvonne et Madeleine Lambert-Massin à leur cours.

À vingt-six ans, Marthe Massin, la fille du banquier, a épousé Léon Lambert, l’éditeur-fabricant d’articles de piété. Marié sous un régime sévère qui avantageait la famille de sa femme, Léon Lambert s’est empressé de faire souche, ce qui rétablissait ses droits d’héritage ; puis, à la mort de son beau-père, il a recueilli la vieille madame Massin qui habite avec ses enfants, avenue d’Antin.

Aujourd’hui, Marthe a quarante-cinq ans. C’est le prototype de la bourgeoise cossue : ses joues grasses sont couperosées par l’abus de la bonne chère ; son ventre a conservé la forme que lui imprimèrent deux maternités ; elle est coquette : mais sa recherche aboutit à la somptuosité beaucoup plus qu’à l’élégance ; peu lui importe d’exhiber une peau rouge si les diamants magnifiques d’une rivière massive scintillent sur son décolletage. Ses traits empâtés n’ont guère d’expression et ses yeux bleus n’ont point de regard.

Devant le mutisme de sa cliente, la manucure juge à propos de la distraire. Mâchonnant ses phrases affriolantes avec le petit bruit de salive des gens qui sucent un bonbon, elle lui distille le potin du jour :

— Est-ce que vous comptez assister à la première de gala du Théâtre Parisien, madame ?

— Naturellement… Les loges coûtent deux cents francs.

— Eh bien ! la représentation n’aura pas lieu… J’ai appris la nouvelle tout à l’heure, chez mademoiselle Léry, l’actrice, qui me l’a contée pendant que je lui faisais les ongles… Le petit Fréville, le beau jeune premier du Théâtre Parisien, dont les vingt-cinq printemps triomphent sur toutes les scènes… le petit Fréville — le fétiche des directeurs, la coqueluche du public — s’est laissé enlever par une comtesse espagnole, hier, à l’avant-veille de la répétition générale… On dit que c’est la veuve d’un ancien ministre, qu’elle est fort riche, très jalouse et qu’elle l’épousera… Et la fugue du principal interprète force la direction à ajourner la première.

— Ah !… c’est de Jane Léry que vous tenez l’histoire… Est-ce qu’elle-même n’était pas l’amie du beau Fréville, à un moment ?

Madame Lambert-Massin penche la tête, sourit d’un air fripon. Les aventures des gens de théâtre émoustillent au plus haut point cette mondaine dont la compétence artistique se borne à déterminer l’intérêt d’un spectacle d’après la cherté des places : ses narines se dilatent à flairer le relent des coulisses.

Mais soudain, Marthe se rappelle son rang, ses principes, la situation de son mari : quand on a gagné une fortune à débiter du catholicisme en tranches de toutes tailles, de tous formats et de toute espèce : bronze, marbre, cire, cuivre, argent ou or ; quand on a fondu le célèbre crucifix du sculpteur Cartier à un nombre incroyable d’exemplaires et alimenté la province de chasubles, de chapelets, de médailles, de saints et de ciboires ; quand, malgré l’expulsion des congrégations, la séparation de l’Église et de l’État, on a maintenu son chiffre d’affaires ; — on doit à cette religion fructueuse de porter sur son visage toutes les vertus qu’elle enseigne ; et Marthe arbore le masque de la pruderie comme elle promènerait une firme commerciale de la maison Lambert-Massin : « la Foi, les Apparences et l’Honorabilité ».

Aussi, arrêtant la manucure du geste avant qu’elle ait répondu, Marthe s’écrie-t-elle :

— Je ne sais pourquoi je vous demandais cela !… Les mœurs de ces individus sont profondément affligeantes : je préfère les ignorer.

La manucure se tait : elle est habituée à ces brusques revirements qui trahissent la versatilité du cervelet d’oiseau-mouche que contient le crâne étroit de sa cliente.

D’ailleurs, l’entrée soudaine de la femme de chambre fait diversion.

— Qu’est-ce qu’il y a, Julie ? interroge Marthe.

— C’est une dame qui veut parler à madame… Elle dit que c’est urgent ; qu’elle s’appelle madame Halberger.

— Madame Halberger ?… Je ne la connais pas. Qu’est-ce que cette personne qui se présente chez les gens à onze heures du matin ?

La femme de chambre réplique vivement :

— Ah ! j’oubliais… Elle vient de la part du cousin de madame : monsieur Gérard.

Marthe réfléchit : Victor Gérard n’est pas son cousin, d’abord : c’est le mari d’une cousine pauvre de M. Lambert-Massin, qui est morte il y a quelque cinq ans : les Lambert-Massin considèrent qu’ils ne se trouvent presque plus apparentés à ce Gérard, depuis qu’il est veuf. Sans famille, sans fortune, Victor Gérard habite avec sa fille unique un entresol mesquin, rue Albouy, dans un quartier peu aristocratique. L’avenue d’Antin ignore la rue Albouy ; et la rue Albouy est trop discrète pour se rappeler au souvenir de l’avenue d’Antin. Les relations se sont espacées ; aux yeux des Lambert-Massin, la situation sociale de Victor Gérard n’est guère intéressante : il est artiste musicien et gagne chichement sa vie à jouer du hautbois dans un concert symphonique, le concert Halberger. Au rappel de ce nom, Marthe, illuminée, s’exclame :

— Madame Halberger ?… Mais c’est la femme de son chef d’orchestre !

Que lui veulent ces gens ? Pourquoi Victor Gérard, qui ne donne jamais signe de vie, lui envoie-t-il cette dame inconnue — et à une heure indue ?

Marthe, vaguement inquiète et très intriguée à l’annonce de cette visite insolite, a hâte de savoir. Elle regarde sa main plongée dans l’eau tiède, ses ongles à demi faits : va-t-elle renvoyer la manucure afin de rejoindre cette dame au salon ? Elle examine complaisamment son kimono de panne rose… Oh ! après tout, elle est très bien ainsi et n’a pas à se gêner avec la femme d’un simple chef d’orchestre, quand ça l’ennuierait d’interrompre sa toilette… Et Marthe ordonne délibérément :

— Faites-la entrer ici, Julie.

La femme de chambre revient bientôt, introduisant une femme d’une quarantaine d’années qui paraît très émue. Marthe apprécie d’un coup d’œil bref ses souliers carrés, son tailleur correct et son chapeau démodé (du feutre au mois de février !) elle murmure :

— Madame ?

Madame Halberger s’écrie tout de suite, d’une voix tremblotante :

— Madame, je suis venue… Si vous saviez : quel malheur !… Votre cousin est mort.

— Victor Gérard ?

Madame Lambert-Massin, médiocrement affectée, songe : « C’est pour cela qu’elle s’est dérangée ? » Elle juge cette peine superflue et se fût contentée de la lettre de faire-part. La nécessité de dire quelque chose ne lui inspire que cette réflexion :

— Ce n’est pas possible ?… Il me semble avoir vu son nom affiché au programme des concerts, dans le journal d’hier…

— Oui, madame. Gérard avait encore joué hier soir avec mon mari : il est mort subitement, cette nuit.

— Oh ! c’est épouvantable !

Sincèrement troublée cette fois, Marthe est remuée dans sa sensibilité égoïste : que la vie est une frêle chose vacillante !… La flamme s’éteint brusquement… Et madame Lambert-Massin s’attendrit en songeant qu’elle-même pourrait trépasser d’ici cinq minutes.

La femme de chambre — qui n’a point quitté la pièce — et la manucure, ont une figure apitoyée : les pensées funèbres frappent toujours les âmes simples. La visiteuse se retient, pour ne pas pleurer. Or, au contact de ces compassions ambiantes, voici que le petit cœur indécis de madame Lambert-Massin s’émeut contagieusement : elle a l’impression de perdre quelqu’un qu’elle regrette énormément, sans rendre compte de l’influence que subit invariablement son esprit en présence de témoins, et elle soupire :

— Ce pauvre Victor !

C’est à cet instant propice que madame Halberger explique enfin le motif de sa démarche : l’accident est arrivé, rapide, imprévu et brutal ; Gérard était cardiaque ; L’usage répété du hautbois aggravait son état : une rupture d’anévrisme l’a tué en pleine force, à quarante-six ans. Il laisse une fille de vingt et un ans ; une pauvre gamine qui, vivant toujours en tête à tête avec son père, sans distractions, sans amies de son âge, éprouvait pour lui cette tendresse passionnée que décuple la solitude à deux. Ce matin — lorsque, prévenue par la bonne de Gérard, elle est accourue avec son mari, — madame Halberger s’est effrayée en constatant la douleur hébétée, la dépression extrême de la petite Claude Gérard ; elle craint qu’il ne soit dangereux que la jeune fille reste livrée à elle-même dans un pareil moment. Elle achève :

— Alors, madame, j’ai bien pensé à l’emmener chez nous : mais, là, tout lui parlerait encore de son père… Et puis, on entend constamment de la musique : mon mari travaille ou reçoit ses élèves… Le chagrin de Claude ne se trouverait pas assez dépaysé… Le médecin qui est venu ce matin nous a conseillé de l’éloigner du mort… Les Gérard ne connaissaient personne. La bonne m’a donné votre adresse : vous êtes leurs seuls parents… J’ai songé à vous demander… ne pourriez-vous pas garder Claude un jour… ou deux… le temps qu’elle reprenne un peu courage ? Si vous la voyiez, la pauvre petite : elle fait peur, elle a l’air d’une inconsciente !

Madame Lambert-Massin se lève brusquement ; elle secoue ses mains humides et les essuie machinalement sur son kimono ; cette histoire l’a bouleversée autant que le quatrième acte d’un mélo de Kistemaeckers. Elle se représente l’orpheline éplorée, à genoux auprès du linceul ; les bougies allumées, le buis… cela fait image d’Épinal devant les yeux de Marthe, et le côté conventionnel de ce malheur touche plus vivement son âme futile que la détresse qu’il cause. Elle s’exclame :

— Pauvre enfant ! Quelle terrible épreuve, cette mort subite !… Hélas ! c’est horrible pour elle, d’être isolée à une heure aussi pénible… Attendez-moi, madame. Nous allons la retrouver. Je la ramènerai ici… Je m’habille tout de suite.

— Vous êtes très bonne, madame, murmure madame Halberger.

Après elle, à l’unisson, la manucure et la femme de chambre répètent :

— Oh ! oui… Madame est bonne.

« C’est vrai que j’ai du cœur », pense Marthe en passant du cabinet de toilette dans sa chambre à coucher. Un miroir lui renvoie l’image de sa figure décomposée, de ses paupières rouges : elle éprouve un plaisir complexe à se repaître de sa propre émotion ; elle s’admire d’être si sensible, puis ordonne à la femme de chambre :

— Vous me choisirez un costume sombre, Julie… le plus foncé de mes tailleurs.

— Le noir ?

Marthe se fâche presque.

— Non, voyons : pas le noir !… Max me l’a raté : il me grossit effroyablement.

— Alors, le tailleur bleu nuit, en drap de soie ?

— C’est ça ; le tailleur en drap de soie… Pauvre petite Gérard : c’est affreux !

Tandis qu’on l’habille, Marthe ressent le besoin de communiquer à quelqu’un la nouvelle qu’elle vient d’apprendre. Elle réfléchit : « Maman ?… pas la peine : elle me retarderait. » La vieille madame Massin est sourde : il faut lui crier deux ou trois fois la même chose. « Mes filles ?… Elles sont au cours de pyrogravure. » Et, suprême malchance, Léon ne rentrera pas pour le déjeuner, ni pour le dîner ; appelé à Sens pour une affaire importante — une grosse commande de l’archevêque — M. Lambert-Massin a dû quitter déjà ses magasins ; il est sans doute en route et ne reviendra que dans la soirée. Marthe n’a même pas la ressource de lui téléphoner à son bureau.

Un peu désemparée, madame Lambert-Massin rejoint madame Halberger. Les deux femmes descendent précipitamment. Au chauffeur qui lui ouvre la portière de l’auto, Marthe commande :

— Rue Albouy.

Émile fait la grimace ; il prévoyait une tranquille promenade au Bois, des courses aux alentours de l’Étoile ou dans les parages du boulevard Haussmann. Avec la mauvaise volonté de ses congénères, il affecte l’ignorance d’un snob à l’égard de « ces quartiers-là ». Madame Halberger le renseigne complaisamment.

— C’est du côté du quai de Valmy… je vous indiquerai.

Pendant le trajet, Marthe entretient sa surexcitation émotive aux confidences de madame Halberger : frappé à l’improviste, Gérard laisse sa fille dans une triste position ; élevée en enfant gâtée, très instruite mais sans un diplôme, bonne musicienne mais ne pouvant se prétendre l’élève d’un professeur réputé, Claude Gérard va connaître une quasi-misère du jour au lendemain et devra, pour gagner sa vie, accepter toutes les besognes mal rétribuées — puisqu’elle ne sait aucun métier.

Madame Halberger déplore :

— Et avec ça, elle est jolie, la malheureuse !… C’est une difficulté de plus, quand on est dans son cas.

— Gérard n’avait donc pas d’économies ? questionne Marthe.

Son interlocutrice sourit amèrement : le concert Halberger n’est pas un grand concert ; c’est une association d’artistes modestes : Victor Gérard y touchait trois cents francs par mois ; en y joignant quelques leçons et de rares cachets, on peut supposer que ses ressources annuelles se montaient à quatre ou cinq mille francs. Madame Halberger se dispose à expliquer que, choyant et parant sa fille, le musicien ne mettait rien de côté, lorsqu’elle est confondue de stupéfaction en entendant Marthe s’écrier :

— Comment !… On peut donc vivre avec cinq mille francs par an ?

Cette naïveté de millionnaire choque presque madame Halberger ; elle va répliquer sèchement : « Bien des gens seraient heureux de posséder cette rente » ; mais un coup d’œil jeté sur la robe de sa voisine, sur les glaces biseautées de la voiture luxueuse et les coussins de satin beige, la calme… Elle comprend, s’incline déféremment devant le prestige de la richesse…

Et madame Halberger se contente de dire :

— Nous ferons tout ce que nous pourrons, mon mari et moi, afin d’adoucir le sort de Claude.

— Moi aussi !… Moi aussi, soyez tranquille, promet Marthe avec élan.

Les voici arrivées. Madame Lambert-Massin descend de voiture, inspecte avec une sorte de malaise cette rue inconnue, étroite et grise ! En face, c’est une muraille terne, une haute porte cochère sur laquelle elle déchiffre machinalement cette enseigne : « Machines agricoles et industrielles. » Sur le trottoir où elle se trouve, une marmaille piaulante s’arrête de jouer pour venir admirer l’automobile. La robe de madame Lambert-Massin frôle l’étalage d’une fruiterie afin d’éviter la table mouillée et les chaises de fer d’un débit de vins : les deux boutiques de la maison. Une commère en tablier bleu dévisage indiscrètement la belle dame ; le mastroquet, éméché, obèse et paterne, s’avance jusqu’au seuil de sa porte. Écœurée, Marthe a la nostalgie de son avenue aristocratique ; elle glisse un regard vers le chauffeur : Émile et sa patronne sympathisent en la communion d’un même dégoût.

— Montons, madame, dit madame Halberger qui entraîne Marthe.

Un escalier obscur. Marthe suit sa compagne en se cramponnant à la rampe. Elle entend des pas derrière elle : c’est la concierge qui forme cortège avec la fruitière et le marchand de vins. Ils murmurent : « C’est la cousine de ce malheureux monsieur Gérard ! » La solidarité sans-gène des pauvres gens, qui s’introduisent d’autorité au foyer des voisins éprouvés par un décès, scandalise madame Lambert-Massin ; néanmoins, elle s’abandonne à la satisfaction inavouée d’avoir un public : ces individus constatent la condescendance de la dame riche qui accourt chez la parente indigente afin de participer à sa peine.

Dans l’antichambre, madame Lambert-Massin est accueillie par un grand monsieur grisonnant et chevelu : le chef d’orchestre Halberger ; il la guide silencieusement.

La chambre. Marthe aperçoit le lit mortuaire, auprès duquel une petite forme grêle, prosternée, riposte par des coups d’épaule rageurs aux exhortations de la vieille bonne, qui s’efforce à l’éloigner de l’alcôve et répète :

— Voyons, mademoiselle Claude… Voyons, mademoiselle Claude…

Madame Lambert-Massin fait le signe de la croix et marmotte une vague oraison.

Alors la vieille domestique reprend :

— Voyons, mademoiselle Claude… relevez-vous. C’est madame votre cousine qui vient vous chercher.

La jeune fille est debout, d’un jet brusque. Marthe considère cette créature émouvante et frêle, qui écarquille des yeux de folle, des yeux noirs et fiévreux, sous une toison rousse, pas peignée, dont les mèches tombent sur le front ; sa bouche saignante est tout enflée, ses pommettes tuméfiées sont pâles et violacées ; et ses mains longues frémissent nerveusement. Elle parvient à crier d’une voix rauque :

— Je ne veux pas m’en aller !

Marthe est impressionnée ; elle pleure sans se retenir. Il y a des gens qui bâillent de voir bâiller quelqu’un ; madame Lambert-Massin subit une sensation analogue : les larmes des autres taquinent sa glande lacrymale, irrésistiblement. Et elle déclame, avec une tendresse débordante :

— Je vous en prie, soyez raisonnable, ma petite enfant !… Vous ne pouvez pas rester dans ce décor lugubre : votre papa vous le conseille d’en haut. Vous devez réagir. Il faut me suivre gentiment, chez moi. Vous ferez connaissance avec mes fillettes : elles vous consoleront… Yvonne a dix-sept ans et Madeleine huit ans seulement… Mademoiselle Claude !

La jeune fille la regarde intensément : la pitié qu’elle inspire à cette dame presque étrangère fait vibrer ses nerfs exacerbés. Voilà la première intervention qui détourne une minute la pensée de Claude. L’assistance de ses amis, Halberger l’avait touchée sans la surprendre — comme une chose naturelle. Mais, ça !… Cette visite extraordinaire et charitable, cette démarche généreuse d’une parente à demi inconnue que son père fuyait à dessein, déclarant : « Les Lambert-Massin ? Des cousins trop huppés pour nous, je suis une cigale qui aime mieux danser sous la bise, que d’aller chez les fourmis. »… Claude puise un réconfort dans cette sympathie attendrissante et inattendue. Elle s’approche de Marthe ; elle essaie de parler, mais sa voix s’étrangle, elle ébauche un geste… et tombe, sanglotante, dans les bras de madame Lambert-Massin.

Marthe sent palpiter contre elle une petite vie douloureuse et tressaillante ; elle caresse les cheveux emmêlés, les joues chaudes. Elle éprouve le même sentiment que le jour où elle protégea, l’arrachant aux jeux de gamins imbéciles, une petite chatte de gouttière qu’elle rapporta dans son manteau : le contact de la bête effarée, tapie, frissonnante, lui est rappelé par cette faible chose humaine dont la chair brûlante tremble de fièvre ; par cette enfant désespérée, effondrée sur sa poitrine. Et Marthe connaît pour la seconde fois la douceur de l’adoption.

À ce moment, des chuchotements partis du fond de la pièce exaltent encore la ferveur compatissante de madame Lambert-Massin : la concierge et la fruitière, en admiration devant cette dame qui a tant de cœur, échangent des commentaires flatteurs.

— Ah ! la brave personne…

— Si tous les riches lui ressemblaient !

Marthe savoure sa popularité ; elle se plaît dans ce personnage d’excellente bienfaitrice ; les éloges la grisent, lui font perdre la notion de la réalité. Et lorsque la concierge — ayant mal compris ses paroles, tout à l’heure — s’extasie :

— Dire qu’elle va la garder avec elle, à l’abri de la misère… C’est-il bien, ça, tout de même !

Marthe, au lieu de rectifier l’erreur, renchérit, emportée par son ardeur :

— Oui : je la garde !… Elle vivra parmi nous… Ce sera ma troisième fille ; n’est-ce pas, ma petite Claude ?

Madame Halberger échange un regard avec son mari : ce dénouement inespéré les enchante. Ils se précipitent :

— Madame… oh ! madame Lambert-Massin… C’est trop bien, ce que vous faites là… Vous en serez récompensée. Ah ! si Gérard avait eu le bonheur de vous entendre !…

Marthe est transportée d’émotion : elle ne voit, autour d’elle, que des visages émerveillés. La concierge pleure, la vieille bonne pleure ; la fruitière se mouche. Le ménage Halberger lui prodigue les approbations précieuses des honnêtes gens. Madame Lambert-Massin étreint convulsivement la petite Claude et se félicite de sa bonne action : elle aide la jeune fille à s’évader de son triste milieu ; elle lui fera goûter les délices de la vie charmante ; elle la mariera… Marthe arrive à songer confusément qu’il est presque heureux pour Claude que son père soit mort. Elle dit à Halberger :

— Mon mari est absent de Paris… mais il viendra dès demain ; c’est lui qui s’occupera de toutes les formalités.

Glorieuse et modeste sous la louange unanime, madame Lambert-Massin prend une voix angélique pour prier poliment la concierge d’aller transmettre au chauffeur l’ordre de se préparer à repartir. La femme s’acquitte de sa mission avec zèle. Tandis que le moteur commence ses ronflements progressifs, elle raconte à Émile ce que vient de décider sa patronne. Les gestes nombreux, l’accent lamentable et criard tout à la fois, les mimiques expressives des gens du peuple transforment cette histoire en un roman-feuilleton pour le Petit Parisien.

Agacée que le chauffeur l’ait écoutée sans manifester d’enthousiasme, la concierge insiste :

— Comprenez-vous ?… Madame Lambert-Massin recueille la petite Gérard !

— Pauvre fille ! murmure Émile en se plaçant correctement au volant.