Le Huitième Centenaire de l’Université de Bologne

Le Huitième Centenaire de l’Université de Bologne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 609-630).
LE
HUITIEME CENENAIRE
DE
L'UNIVERSITE DE BOLOGNE

N’est-il pas un peu tard déjà pour entretenir le public des fêtes de Bologne ? Elles ont fort occupé la presse, il y a un mois, et il semble qu’il ne reste grand’chose de nouveau à en dire. Le récit, d’ailleurs, risquerait d’être long, s’il avait la prétention d’être complet. La ville avait accumulé les spectacles les plus divers ; elle offrait à la fois à ses hôtes une exposition provinciale, une inauguration de statue et la célébration d’un centenaire : c’était beaucoup pour des gens qui ne disposaient que de quelques journées. Comme il fallait se borner, j’ai choisi le centenaire. Il m’a paru que cette fête éveillait des souvenirs intéressans, et qu’elle pouvait suggérer quelques réflexions utiles.


I

Cherchons d’abord quelle raison on pouvait avoir de la célébrer cette année, et pourquoi on l’a fixée au mois de juin : c’est ce qui demande quelques explications préliminaires. L’université de Bologne passe pour être la plus ancienne de toutes ; mais il n’est pas aisé d’assigner à sa fondation une date certaine[1]. Si l’on voulait prendre l’époque où elle a été constituée par un acte authentique, où elle a reçu solennellement la confirmation de ses privilèges, on s’exposerait à descendre trop bas. Longtemps avant d’être reconnue, elle existait. Sans doute, ce n’était pas tout à fait une université, au sens que nous donnons à ce mot, c’est-à-dire une réunion de facultés différentes qui embrassent la science entière ; c’était une école célèbre, où l’on enseignait surtout le droit romain, et qui, sous le nom de Studium Bononiense, jouissait d’un grand crédit parmi les gens des pays voisins. Mais à quel moment précis cette école a-t-elle commencé d’être ? On ne peut pas le dire avec assurance, et il y a même des savans qui prétendent qu’elle a toujours existé.

Savigny A montré, dans son ouvrage immortel, comment les villes italiennes, même après la destruction de l’empire, ont gardé le droit romain. Pour le pratiquer, il fallait le connaître, et il n’était pas possible de le connaître sans l’avoir de quelque manière étudié ; d’où l’on pourrait conclure, même si l’on n’avait pas d’autre témoignage, qu’il devait y avoir des maîtres qui l’enseignaient. Cette conclusion, M. Fitting, dans son dernier ouvrage, l’a confirmée par des preuves nombreuses. Il a montré que l’enseignement du droit n’a jamais cessé d’être donné en même temps que celui de la grammaire et de la rhétorique ; que, pendant ces siècles qui nous paraissent si misérables, la situation de l’Italie était un peu moins triste que celle des autres contrées, qu’elle semblait aux peuples plus barbares une terre privilégiée où florissait encore quelque reste des civilisations antiques et vers laquelle ils tournaient les yeux avec admiration. Dans un poème adressé à l’empereur Henri III, l’auteur, quelque moine allemand sans doute, le prie d’ordonner que, désormais, « sur la terre des Teutons, » le père force son fils à s’instruire, afin que les riches sachent lire et connaissent la loi, et qu’ainsi la sagesse règne dans tout l’empire. C’était, dit-il, l’usage chez les Romains, et voilà pourquoi ils ont été les maîtres de monde. Il ajoute que l’Italie est restée fidèle à cet exemple et que c’est sur elle qu’il faut se régler. Là, on a conservé l’habitude qu’après les jeux de la première enfance tout le monde étudie, et toute la jeunesse est contrainte de fréquenter les écoles :


« Hoc servant Itali post prima crepuadifu cuncti,
Et sudare acolis mandatur tota juventus. »


Admettons qu’il y ait là quelque exagération, et que l’imagination du poète ait embelli la réalité, il n’en reste pas moins certain qu’en 1045 il y avait des écoles dans les villes italiennes et qu’à distance elles paraissaient très florissantes.

Parmi ces écoles, Bologne prit de bonne heure la première place. Un vieux professeur bolonais, Odofredus, s’est plu à faire, pour son université, une généalogie glorieuse. Rome, nous dit-il, a été d’abord le centre des études juridiques : il était naturel qu’auprès de l’empereur, qui faisait la loi, il y eût une élite de jurisconsultes pour le conseiller. Plus tard, le siège de l’empire ayant été transporté à Ravenne, les jurisconsultes y suivirent le prince : ce fut, pour ainsi dire, la seconde résidence du droit romain. Quand Ravenne à son tour déclina, il trouva un asile dans une ville voisine, à Bologne. C’est ainsi que l’école bolonaise se rattachait à Rome, et que ses professeurs se donnaient pour les héritiers directs des Papinien et des Ulpien.

Un de ces professeurs, au commencement du XIIe siècle, jeta plus d’éclat que les autres ; il s’appelait Irnerius, et ses contemporains, émerveillés de sa science, le surnommèrent « la lumière du droit, » lucerna juris. Comment avait-il pu mériter tant d’admiration, et d’où lui est venue cette situation particulière qu’il occupe dans l’école ? Il ne l’a pas fondée, comme semble le dire Odofredus (qui primus docuit in civitate), puisqu’un peu plus loin, le même Odofredus parle d’un de ses prédécesseurs, un certain Pepo, dont M. Fitting a retrouvé le nom dans un acte de 1076 ; il n’est pas le premier non plus qui ait écrit des gloses, c’est-à-dire l’explication raisonnée des termes dont se servaient les jurisconsultes de Rome, puisqu’on en trouve dans des manuscrits plus anciens. Il est donc probable qu’Irnerius n’a guère fait que ce qu’on faisait avant loi, mais il a dû le mieux faire que les autres : il a si bien perfectionné l’enseignement du droit qu’au bout de quelque temps on a cru qu’il l’avait créé.

M. Comparetti, dans son livre intitulé : Virgile au moyen âge, a fait, à propos de la renaissance des lettres, une remarque juste et profonde. On a longtemps expliqué le réveil de l’antiquité grecque et latine par un hasard, heureux qui aurait fait retrouver, dans les bibliothèques, les livres anciens qu’on avait perdus. Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées ; les anciens livres n’ont jamais été tout à fait perdus, et l’on n’a pas eu besoin de les retrouver. Nous avons la preuve qu’on les lisait, qu’on les commentait au moyen âge ; seulement on les lisait sans les comprendre. Le jour où les nuages qui s’interposaient entre eux et l’esprit des lecteurs se sont dissipés, où l’on en a repris la pleine intelligence, la renaissance a commencé. On peut soupçonner qu’il s’est passé quelque chose de semblable à propos d’Irnerius. La vieille fable qui raconte que l’unique manuscrit qui restait des Pandectes fut trouvé par les Pisans à la prise d’Amalfi, en 1135, et que cette découverte ranima l’étude du droit romain, est aujourd’hui abandonnée de tout le monde. Personne ne doute que les Pandectes n’aient été de tout temps connues et enseignées dans les écoles italiennes ; mais il est probable qu’Irnerius en saisit mieux qu’on ne le faisait avant lui et en fit mieux comprendre le véritable caractère. On raconte qu’il ne s’était pas occupé du droit dans sa jeunesse, et qu’il l’étudia tout seul, per se. Il eut donc l’heureuse fortune, en se passant de maître, d’échapper à toute cette routine de scholies et de commentaires, qui en obscurcissaient le sens ; il alla droit vers le texte, et n’employa que sa raison pour l’expliquer. C’est ainsi qu’il se remit en communication directe avec Rome, et qu’il la vit comme elle était. Elle lui apparut par ce qu’elle a de plus original, parce qui est son domaine propre, la jurisprudence. De cette façon, il eut d’elle et il donna aux autres une idée vraie. C’est le premier pas qu’on ait fait vers la connaissance exacte et vivante de l’antiquité.

Le succès de cet enseignement fut immense. Les jeunes gens d’aujourd’hui, auxquels on inflige l’étude du droit romain et qui s’y résignent de si mauvaise humeur, auront quelque peine à comprendre l’enthousiasme qui saisit leurs prédécesseurs, la première fois qu’on leur expliqua, à la manière d’Irnerius, le Code de Théodose ou les Institutes de Justinien. Il faut dire que les circonstances étaient singulièrement favorables à cette étude. L’époque était sombre ; le monde ressemblait assez à un champ de bataille ; les villes se disputaient entre elles, et, dans chaque ville, les partis étaient toujours prêts à se déchirer ; il n’y avait de droit que la force, et personne ne se croyait sûr de sa fortune et de sa vie. Comme il arrive d’ordinaire, les misères du présent faisaient naître le regret du passé. Au milieu de ces guerres qui ne laissaient aucun repos, on se souvenait avec envie de la a paix romaine ; » parmi tous ces petits souverains impuissans à contenir leurs voisins et à se faire respecter de leurs sujets, on songeait à cette autorité vigoureuse qui, de Rome, maintenait l’ordre dans tout l’univers. « Quand les Romains étaient maîtres du monde, disait-on, ils le gouvernaient par la loi écrite, et personne ne se permettait de faire ce que la loi avait défendu. » L’effort de tous les gens sages tendait à revenir à ces temps heureux, et, comme l’étude du droit semblait le moyen le plus simple de ramener sur la terre le règne de la loi écrite, on s’y portait avec une ardeur incroyable. Pierre de Blois, qui venait de quitter l’université de Bologne pour celle de Paris, écrivait aux amis qu’il y avait laissés qu’il ne s’était éloigné qu’en pleurant. Il ajoutait que la théologie ne s’était pas tellement emparée de lui qu’il ne revint au droit de temps en temps. « Je me permets, disait-il, à mes heures de loisir, de relire encore le Digeste et le Code, non pas pour le besoin que j’en ai, mais pour le plaisir que j’y trouve. » Cependant, il annonce qu’il se privera désormais de cette consolation, parce que le droit a tant de charme qu’il prend l’homme tout entier et ne lui laisse plus de temps pour le reste. Les gens qui pensaient comme Pierre de Blois étaient nombreux ; aussi les étudians accouraient-ils en foule à Bologne. On nous dit qu’au commencement du XIIIe siècle, il y en avait plus de dix mille, et que les professeurs, ne trouvant pas de salle assez vaste pour les contenir, étaient forcés de faire leurs cours dans la rue.

L’enseignement d’Irnerius paraît bien avoir été l’origine de ce grand succès ; aussi l’université de Bologne s’est-elle décidée à faire remonter jusque-là sa naissance. Ce calcul, en réalité, n’est pas tout à fait juste : comme université, elle est plus jeune ; comme école, elle est plus ancienne ; seulement entre des dates différentes, il a fallu faire un compromis. Mais Irnerius lui-même, à quelle époque a-t-il enseigné ? On a retrouvé son nom dans un acte de l’an 1115 ; et, comme il semble qu’à ce moment il n’était plus jeune et qu’il avait atteint l’apogée de sa réputation, on suppose qu’il devait être professeur depuis une vingtaine d’années au moins. C’est ainsi qu’on s’est cru autorisé à prétendre qu’il avait commencé d’enseigner dans les dernières années du XIe siècle ; et, comme il fallait bien s’arrêter à une date fixe, on a pris, à tout hasard, celle de 1088. Quant à choisir le mois de juin plutôt qu’un autre, on n’avait qu’une raison pour le faire, et l’on ne s’en est pas caché ; on voulait fêter un anniversaire cher aux Bolonais : le 12 juin 1859, les Autrichiens, à la nouvelle de la bataille de Magenta, quittèrent Bologne, et les couleurs italiennes flottèrent pour jamais sur le palais du podestat.

Voilà comment il s’est fait qu’on a célébré, le 12 juin 1888, le huitième centenaire de l’université de Bologne.


II

La date de la fête une fois fixée, Bologne invita toutes les écoles et tous les corps savans du monde à y prendre part. Une belle lettre latine leur fut adressée pour leur exprimer le plaisir qu’on trouverait à les recevoir et à se réjouir avec eux. Il n’est pas surprenant que cette invitation ait été bien accueillie. L’université de Bologne a joui d’une si grande célébrité, elle a rendu tant de services à l’enseignement du droit, que les autres ont regardé comme un devoir de venir lui témoigner leur reconnaissance. Ce devoir était d’ailleurs un plaisir ; la fête promettait d’être brillante, elle avait pour cadre un des plus beaux pays du monde, que l’art et la nature ont comblé de leurs dons. On sait aussi que, de nos jours, les savans, comme les autres, ont l’humeur voyageuse, et qu’ils ne résistent guère aux occasions qu’on leur offre de sortir de chez eux.

Ces raisons expliquent comment près de 400 professeurs se sont trouvés réunis à Bologne au commencement du mois de juin. Ils venaient de toutes les parties du monde ; il y en avait non-seulement des divers pays de l’Europe, mais de l’Asie et de l’Amérique. Ces jeunes universités américaines, dont la naissance est d’hier, et qui d’ordinaire doivent la vie aux libéralités énormes de quelque riche industriel, avaient tenu à rendre hommage à leur sœur aînée. Dans l’Inde anglaise, l’université de Bombay ; celles d’Adélaïde et de Sydney, dans l’Australie, s’étaient fait représenter. La Nouvelle-Zélande avait envoyé deux évêques, un anglican et un catholique : c’était vraiment une réunion du monde entier.

Naturellement, pour les nations qui sont plus voisines de l’Italie, et qui entretiennent avec elle des rapports plus- fréquens, les délégués étaient très nombreux. L’Angleterre en avait 24, l’Autriche 23, l’Allemagne 27. On avait craint un moment qu’à cause des circonstances politiques la France ne s’abstint. Elle a vite compris qu’à ce rendez-vous de la science elle ne pouvait pas manquer. L’Université de Paris a été, pendant tout le moyen âge, la rivale de gloire de celle de Bologne, Elles sont presque contemporaines : à l’époque même où Irnerius enseignait le droit avec tant d’éclat sur les rives du Reno, Abélard attirait les écoliers autour de lui, sur la montagne Sainte-Geneviève. Dans l’Europe entière, pendant tout le moyen âge, quand un père destinait son fils à occuper les grandes charges de l’église ou de l’état, et qu’il voulait lui donner une éducation qui pût l’y préparer, il lui disait, en le munissant d’une bourse bien garnie : « va-t’en à Paris ou à Bologne, vade Parisius vel Bononiam. » Bologne et Paris ont été les modèles sur lesquels se sont formées toutes les universités du monde. Il n’était pas possible d’oublier, après huit siècles, cette vieille confraternité. Nos facultés, héritières de l’Université de Paris, devaient à ces anciens souvenirs de prendre part aux fêtes de Bologne, et elles n’y ont pas manqué. Dix-huit professeurs composaient la délégation française. Mais il faut que les professeurs en prennent leur parti : quelques honneurs qu’ils aient reçus à Bologne, le plus grand succès n’a pas été pour eux. On a encore plus fêté les écoliers que les maîtres, et personne, je crois, n’en a été ni surpris ni fâché. Les étudians bolonais avaient eu l’heureuse idée d’adresser une invitation à leurs camarades du monde entier : c’était une innovation, qui a été fort bien accueillie. Les étudians italiens d’abord sont arrivés en très grand nombre, et ils ne sont pas venus les mains vides : ils ont voulu apporter avec eux quelque produit de leur pays. A leur entrée à Bologne, on remarquait, sur un char, un fromage gigantesque, don des étudians de Pavie, suivi par un bœuf orné de bandelettes et prêt au sacrifice, qu’avaient amené ceux de Padoue. Mais ce qui attirait tous les yeux, c’était un magnifique tonneau de barbera, le meilleur vin du Piémont, envoyé par les étudians de Turin. Il s’avançait majestueusement, conduit par un Bacchus qu’accompagnaient des Baccbans et des Satyres. Le tonneau lui-même était une œuvre d’art qu’on avait décorée avec le plus grand soin. Un peintre du pays l’avait orné d’emblèmes bachiques, et il portait en grosses lettres ces vers, qui ont fait la joie des écoliers du moyen âge :


Ave, color vini clari,
Ave, sapor sine pari,
Tu nos inebriari
Digneris potentia !
Bibitores, exultemus
Vinum bonum quod habemus ;
Adaquantes condemnerus
Ad æternam tristitiam.


Les étudians italiens n’ont d’autre insigne qu’un berret dont la couleur change suivant la faculté à laquelle ils appartiennent. Les Allemands, comme on sait, portent un costume, et ils n’avaient eu garde de l’oublier. Ce costume, qui n’est pas le même dans les différentes universités, excitait la curiosité publique ; il était fort regardé et souvent applaudi. Ce n’est pas que par lui-même il soit toujours agréable à voir, et fait pour plaire dans un pays habitué aux belles figures de l’Albane et des Carrache. Je ne connais rien de plus étrange que de surmonter un habit noir et une cravate blanche d’une toque bizarrement empanachée, ou de couvrir une grosse face ronde d’une calotte plate. Mais ces costumes sont protégés par la tradition, et l’on a bien raison de n’y rien changer. La vie universitaire tient une si grande place dans la société allemande que tout ce qui la rappelle devient sacré. Le cœur bat au vieillard quand il revoit cette rapière qu’il se plaisait à brandir et cette toque de velours qu’il a portée dans les plus belles années de sa vie. Il ne faut pas dépayser les souvenirs de la jeunesse.

Il y a quelques années, on aurait été fort embarrassé pour adresser une invitation aux étudians français. Ce n’est pas qu’il manque en France de jeunes gens qui étudient. Bien qu’à Paris, on en compte 10,000, c’est-à-dire plus qu’en aucun lieu du monde. Mais depuis le 15 septembre 1793, que la Convention nationale supprima les anciennes universités[2], avec leurs facultés, leurs nations, leurs privilèges, les étudians n’ont plus entre eux de lien qui les unisse. La révolution française a appliqué là, comme partout, ses principes inflexibles : plus de corporations, plus de forces unies et groupées ensemble ; l’individu reste seul en face de l’État, livré à ses ressources personnelles, ne comptant que sur lui-même : dura lex ! Sans doute, les associations scolaires s’étaient rendues coupables de beaucoup de méfaits ; trop souvent, elles n’ont fait que consacrer des abus, obtenir l’impunité pour des coupables, troubler le sommeil des gens paisibles et gêner l’administration de la bonne ville de Paris ; mais aussi que de services ne pouvaient-elles pas rendre ! Quelle sécurité pour un jeune homme de ne pas se sentir seul et sans appuis, quand il débarque dans une de ces grandes villes où la foule dont on est entouré rend l’isolement plus amer ! Quelle excitation, quel secours pour le travail que d’avoir auprès de soi des amis qui travaillent et qui peuvent au besoin nous aider ! Vvoilà pourquoi, dans les pays du Nord, on a tenu à conserver les nations de notre vieille Université de Paris, c’est-à-dire ces sortes de cercles où chaque élève est reçu d’après son origine. En Allemagne, il y a des sociétés aussi, qui rendent la vie universitaire plus agréable, et auxquelles on attribue souvent la prospérité des études. Beaucoup de bons esprits regrettaient qu’il n’y eût pas chez nous quelque institution semblable, et récemment, on a essayé d’en créer une. En 1884, il s’est fondé, autour de la Sorbonne renaissante, une association générale des étudians de Paris. Le moment était bien choisi pour une création de ce genre : l’enseignement supérieur était l’objet de toutes les préoccupations ; on cherchait à le rajeunir en le dotant avec plus de libéralité, en augmentant le nombre des chaires, en créant des maîtres de conférences, en donnant aux facultés de lettres et de sciences des élèves véritables, au lieu de ces auditeurs qu’on ne retenait qu’en les amusant et que la science mettait en fuite. L’association des étudians de Paris devait réussir : elle compte aujourd’hui plus de 2,000 membres. C’est à elle naturellement que l’invitation des Bolonais fut adressée, et elle décida d’y envoyer cinq délégués, avec son président.

De quelle manière allait-on les recevoir à Bologne ? Comment ces jeunes gens parviendraient-ils à sortir des embarras d’une situation délicate ? Entre des amis tièdes et des ennemis déclarés, n’étaient-ils pas exposés à se compromettre ? J’avoue que nous n’étions pas sans quelque crainte ; mais l’événement a prouvé que nous avions tort d’être inquiets. Il y a dans la jeunesse une générosité et une droiture naturelles qui la servent mieux quelquefois que toutes les finesses de la diplomatie. Tout s’est passé à souhait. Le hasard nous a fait arriver à Bologne en même temps que nos étudians, qui avaient rejoint notre train à Plaisance. La gare regorgeait de monde, et il y en avait encore plus sur la place. Ce n’est pas pour nous que cette foule était venue : on nous a laissés débarquer sans bruit, et nous avons eu grand’peine à trouver une voiture pour nous conduire à notre hôtel : on attendait les étudians. Dès qu’on les aperçut, ceux de Bologne se précipitèrent sur la voiture qui les amenait ; les Allemands, qui étaient venus aussi, — et il faut leur en savoir gré, — tirèrent leurs épées ; il se fit un tumulte épouvantable. Aux cris de : Evviva la Francia ! répondaient ceux de : « Vive l’Italie ! » Le drapeau tricolore, à peine déployé, fut salué d’acclamations frénétiques, saisi, serré, embrassé par les plus proches. Il faut dire que c’était l’anniversaire de Magenta. Je suppose que quelques-uns de ces jeunes gens s’en souvinrent. Ces souvenirs sont de ceux dont on se tait quand ils gênent, mais qu’il est bien difficile d’oublier.

Les étudians ont rendu le service d’animer de leur gaîté des cérémonies qui, sans eux, auraient paru peut-être un peu graves. On les a laissés aussi s’amuser pour leur compte : ils l’avaient bien mérité. A Casalecchio, dans une de ces villas charmantes qui entourent Bologne, on leur a servi un repas de mille couverts, où l’on a mangé le fromage de Pavie et bu le barbera de Turin. Le dernier jour, ils se sont donnés à eux-mêmes, aux portes de la ville, à Montagnola, une fête humoristique qui devait être fort amusante, si j’en juge par les applaudissemens et les éclats de rire dont l’écho arrivait jusqu’à nous.

Pendant que je prêtais l’oreille au bruit de cette gaîté lointaine, le passé me revenait à l’esprit. Il n’y a rien de plus facile que d’en évoquer les souvenirs quand on parcourt Bologne. La ville n’a pas dû changer beaucoup depuis le moyen âge ou la renaissance ; on l’a rajeunie, sans la modifier. Au milieu de la place Saint-Dominique, on voit encore, juchée sur quelques colonnes, la tombe d’un des anciens professeurs de l’université, Rolandino de’ Passageri, celui qui répondait fièrement à l’empereur Frédéric II, quand il menaçait la ville de ses soldats : « Si tu cherches, tu trouveras. Nous ne sommes pas des canards de marais que le premier vent met en fuite. Nous nous battrons. » Un autre de ces maîtres repose dans un des couloirs de l’église ; on le voit étendu sur sa tombe, avec sa robe et son bonnet carré ; sa figure est grave et bienveillante, et il semble encore réfléchir à quelque problème de jurisprudence. Une attention pieuse avait suspendu des fleurs à ces deux tombes, pour faire participer ceux qu’elles recouvrent à la fête qui se célébrait en leur honneur. Il m’était facile de croire, avec un peu de bonne volonté, que j’étais contemporain de ces vieux maîtres, et les cris joyeux que j’entendais me remettaient à l’esprit tout ce que j’avais lu de la vie des étudians de Bologne pendant les belles années de l’université.

A Bologne comme à Paris, les étudians formaient une troupe agitée, bruyante, qui fut souvent aux prises avec les magistrats et dut troubler le repos des bons bourgeois de la ville. Mais, quoi qu’ils fissent, on ne leur gardait pas longtemps rancune. Comme la prospérité de l’université dépendait du nombre de ceux qui en suivaient les cours, pour attirer les étudians et les garder, on était prêt à faire toute sorte de sacrifices. Ils y étaient même mieux traités et plus considérés qu’à Paris, où ils jouissaient pourtant de si grands privilèges. Tandis qu’à Paris l’université se compose de la réunion des maîtres, à Bologne, les écoliers en font partie, ou plutôt ils forment vraiment l’université. Le recteur les réunit dons toutes les circonstances importantes, leur soumet toutes les questions, et ils votent, comme on le faisait à Athènes, avec des fèves blanches et noires. En toute occasion, la ville les prend sous sa tutelle ; elle les protège contre l’avidité des propriétaires qui sont tentés de leur faire payer trop cher la petite chambre qu’ils habitent. Le prix des logemens est fixé par le magistrat, et il n’est pas permis de demander plus que la taxe. Elle les protège encore, ce qui est plus extraordinaire, contre leurs professeurs. Élèves et maîtres ne s’entendent pas toujours ; c’est la question d’argent qui les divise. L’élève se plaint que les leçons du maître soient trop chères, qu’il exige plus qu’on ne lui doit pour la collation des grades, et même il laisse entendre que sa bienveillance, dans les examens, n’est pas toujours gratuite ; le maître répond que c’est aux élèves qu’il faut s’en prendre, et qu’ils inventent mille chicanes pour ne pas payer les sommes convenues. Nous avons, dans les gloses, du non Odofredus, un passage où il annonce, avec son latin naïf, qu’il ne fera plus de leçons extraordinaires, quia scolares non sunt boni pagatores, quia volunt scire et nolunt solvere. Dans ces conflits, la ville était toujours tentée de prendre parti pour l’écolier, et faisait à chaque fois des règlemens plus rigoureux pour fixer les honoraires des professeurs. Elle ne se contentait pas de veiller sur les intérêts des étudians, elle songeait aussi à leurs plaisirs. Une loi, dont ils ont dû souvent abuser, leur permit de lever une taxe sur les Juifs pour fournir aux dépenses des festins du carnaval.

Parmi les étrangers, ou ultramontains, comme on les appelait, qu’attirait la réputation de Bologne, et sans doute aussi l’accueil bienveillant qu’on y recevait, les Allemands étaient fort nombreux. Ces affamés de science se plaisaient à venir étudier le droit romain dans une ville où le vieil empire germanique avait trouvé, en tout temps, de zélés défenseurs. Mais il y avait aussi beaucoup de Français ; ils formaient huit nations sur les dix-huit dont se composaient les ultramontains, et il est resté quelques souvenirs assez curieux de leur séjour. Dernièrement encore, M. Léopold Delisle a découvert, dans un manuscrit qui remonte aux premières années du XIVe siècle, la lettre d’un étudiant, qui de Bologne, où il est tombé gravement malade, écrit à son père, en France, pour lui demander de le faire revenir sans retard. Il lui dit qu’il ne compte plus, pour sa guérison, que sur le retour au pays natal, et le prie d’envoyer, pour le ramener au plus vite, un de ses serviteurs, avec un cheval et une bourse bien pleine[3].

Après tant de siècles, les étudians du monde entier sont encore revenus à Bologne ; elle a revu comme autrefois les nations de France et d’Allemagne, et tout ce passé a paru ressuscité pour quelques jours. Qui sait si, parmi ces jeunes gens dont j’ai entendu retentir les chants joyeux, ne se trouvaient pas quelques petits-fils de ceux qui vinrent écouter ici les leçons d’Azo, d’Odofredus ou d’Alciat ?


III

La présence des étudians et la large part qui leur était faite constituaient la véritable originalité des fêtes de Bologne. Dans le reste, il n’y avait rien qui ne fût connu. Quoique l’usage de célébrer ces sortes d’anniversaires soit assez récent (il a commencé, je crois, à Upsal, en 1877), il s’est établi bien vite un rituel dont on ne s’écarte guère. A Leyde, à Edimbourg, à Heidelberg, les choses se sont passées à peu près comme à Upsal ; il était naturel qu’il en fût de même à Bologne.

Le point culminant de la fête, — pour parler comme le programme, — avait été fixé au mardi 12 juin : on a vu pourquoi. Ce jour-là, il fallait s’armer de courage, car les cérémonies officielles devaient durer fort longtemps, et il faisait un implacable soleil. Comme partout, c’est par une procession qu’on a commencé. Le cortège s’est formé au palais de l’Université, situé à l’une des extrémités de la ville, et il devait se rendre à l’Archiginnasio, qui est au centre. La route était longue, et, comme on marchait lentement, on a mis près de deux heures à la parcourir. Si j’avais eu l’agrément d’être spectateur, au lieu de faire partie du spectacle, je pourrais dépeindre l’effet que nous produisions à ceux qui nous voyaient passer. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils semblaient s’amuser beaucoup. On regardait avec la plus vive curiosité défiler l’interminable cortège, et à chaque nation nouvelle, les applaudissemens redoublaient. Nous eûmes même l’agréable surprise, dans la via Farini, d’être couverts de lauriers et de fleurs que nous jetaient des mains charmantes des balcons et des fenêtres d’un palais.

C’était surtout la diversité des costumes de professeurs qui paraissait ravir le public. Il est certain qu’il y en avait de toute couleur et de toute forme. Non-seulement ils changent d’un pays à l’autre, mais il y a des nations, comme l’Allemagne, où chaque université a le sien. Cependant le fond en est d’ordinaire assez semblable : tous les professeurs du monde portent la robe et la toque. À cette règle générale, je n’ai guère vu qu’une exception. Il y avait parmi nous, à Bologne, un Hongrois qu’on regardait beaucoup, et qui causait une assez vive curiosité. Il portait une sabretache, des bottes molles, un kolbach, et traînait un grand sabre de cavalerie. Tout le monde le prenait pour un officier de uhlans : c’était simplement un professeur de géologie. Nous entendions sur notre passage la foule faire ses réflexions et comparer entre eux les divers costumes universitaires. Si j’avais eu à me prononcer et à dire lequel me semblait le plus élégant et le mieux porté, je crois que je me serais décidé pour l’Angleterre. Les professeurs anglais ont conservé plus fidèlement les costumes du XVIe siècle ; quelques-uns d’entre eux ressemblaient à des portraits d’Holbein. Il m’a paru pourtant que mon opinion n’était pas celle du plus grand nombre ; autour de moi, on penchait pour la France. Les robes rouge, orange, lie de vin de nos diverses facultés, étaient fort regardées, mais c’étaient les robes jaunes de la faculté des lettres qui attiraient surtout les yeux. Chez nous, on en plaisante volontiers ; on trouve qu’elles sont d’un ton voyant et criard ; mais, comme c’est le propre du soleil d’atténuer l’effet des couleurs, sous cette éclatante lumière, l’œil n’en était plus blessé, et je suis bien forcé de reconnaître que c’est à ces belles robes jaunes que la députation française a dû ses applaudissemens les plus vifs.

Quoiqu’il fît très chaud (34 degrés à l’ombre), et qu’on fût assez souvent forcé de stationner au soleil, comme il arrive dans toutes les processions, même les mieux ordonnées, le temps passait vite, et je ne me lassais pas de regarder ce que j’avais sous les yeux. Les spectateurs formaient eux-mêmes un spectacle, et l’aspect changeait d’une rue à l’autre. Bologne semble faite à souhait pour les cérémonies de ce genre. Nous circulions lentement entre ces portiques dont toutes les maisons sont ornées et qui donnent à la ville sa physionomie particulière. Le long de la rue Zamboni et près de l’église San-Giacomo-Maggiore, ils se composent d’arcades élégantes qui rappellent les constructions les plus distinguées de la renaissance. Les fenêtres des maisons étaient garnies de tapis ou d’étoffes à couleurs voyantes que faisait encore ressortir la blancheur des murs. Si les personnes qui regardaient d’en haut avaient porté les costumes du XVe ou du XVIe siècle, l’illusion aurait été complète, et il n’y aurait rien eu à désirer. Un peu plus loin, le cortège passa au pied des deux tours penchées qu’on appelle Asinelli et Garisenda. Elles ne ressemblent pas à celle de Pise, et sont bien plus bizarres que belles ; mais elles remontent loin. On les a bâties précisément à l’époque où Irnerius commençait d’enseigner. Comme elles ont assisté à toute l’histoire de Bologne, qu’elles ont été témoins des luttes qu’elle a soutenues pour défendre sa liberté, les habitans les traitent avec une sorte de respect. De là, on parvint à la piazza Maggiore, une des plus belles assurément des vieilles villes d’Italie, que bordent, avec le Neptune colossal de Jean de Bologne, le palais du podestat, le municipe et l’église Saint-Pétrone. Sur la porte du palais du gouvernement, on a conservé un souvenir de la domination pontificale ; c’est une statue de Clément VII, qui sacra Charles-Quint. Nous avons défilé devant elle, et pendant que le pape de bronze nous donnait sa bénédiction d’un air maussade, à l’étage au-dessus, du haut d’un balcon décoré des couleurs nationales, le roi et la reine d’Italie nous envoyaient leurs plus aimables saluts. C’était un contraste qui ne laissait pas d’être piquant.

Nous voici enfin à l’Archiginnasio, où doit se passer la cérémonie. C’est un monument du XVIe siècle, qui avait été bâti pour servir d’université. L’élégant cortile à deux rangs de portiques, qu’ornent les blasons des professeurs célèbres, a été recouvert d’une tente ; on y a prodigué les drapeaux de toutes les nations ; il offre aux regards l’aspect le plus agréable. Il est vaste, l’air y circule librement : c’est un lieu parfaitement approprié à la fête qui se prépare, et qui convient surtout à la saison où nous sommes. Les étudians et les professeurs se rangent des deux côtés. Au fond, sur une estrade plus ornée, on a placé trois fauteuils qu’occupent le roi, la reine et le prince héritier. Derrière eux prennent place les ministres en habit doré, les officiers d’ordonnance, les dames d’honneur. À ce moment, le coup d’œil est magnifique. Quand le silence s’est fait, les discours commencent : discours du recteur, discours du ministre de l’instruction publique, M. Boselli, discours de M. Carducci, représentant de l’université de Bologne, et qui nous en fait l’histoire abrégée. Puis, on appelle tour à tour toutes les nations étrangères. On avait la veille agité la question de savoir si, pour abréger la cérémonie, il ne convenait pas qu’une seule nation prit la parole et parlât pour toutes. C’est ce qui s’était fait, il y a deux ans, à Heidelberg, où la France avait été choisie par un vote unanime pour représenter le reste du monde. Mais les choses n’étaient pas aussi faciles à Bologne, et l’Allemagne, qui se sentait en force, avait déclaré dès le premier jour que, quelle que fût la résolution prise, elle entendait parler pour son compte. Ce que voyant, pour ne pas faire de jaloux, on décida de laisser tout le monde parler. C’était un spectacle qui ne manquait pas de grandeur que de voir chaque nation, quand elle était appelée, venir se placer devant le roi, son orateur en tête ; puis, le discours achevé, remettre au recteur les adresses qu’elle apportait à l’université dont on fêtait le huitième centenaire. Par malheur, le défilé était un peu long. Il y eut des nations sur lesquelles on ne comptait pas, et qui, au dernier moment, réclamèrent contre l’arrêt qui voulait les supprimer. On avait espéré ne faire qu’un seul groupe des trois peuples Scandinaves, mais ils ne consentirent pas à s’unir, et la Norvège même, que la politique a liée à la Suède, demanda son tour de parole. La Hongrie n’entendait pas être confondue avec l’Autriche, ni l’Irlande avec l’Angleterre. Ce qui fut encore plus grave, c’est qu’on ne respecta guère la loi qu’on avait imposée à tout le monde de ne parler que trois minutes. Un seul peuple, à ce que je crois, se tint dans les limites prescrites, et c’est celui qui passe pour être le plus bavard de tous. Cette intempérance de parole allongea singulièrement la cérémonie ; cependant tout le monde tint bon jusqu’à la fin, ce qui n’était pas un petit mérite. Rien surtout n’égala l’admirable patience du roi et de la reine d’Italie. Ils ont écouté vingt-six discours, sans qu’une ombre de fatigue ou d’ennui ait passé sur leur visage. Il n’y a pas de souverain au monde qui fasse son métier avec plus de conscience et de bonne humeur que le roi Humbert ; quant à la reine, après quatre heures d’éloquence continue, elle avait encore le courage de trouver pour chacun des orateurs un sourire intelligent et gracieux : c’est tout simplement de l’héroïsme. La cérémonie ne fut terminée que vers trois heures de l’après-midi : depuis sept heures du matin, nous étions sous les armes.

Tout n’était pas fini ; mais, les discours entendus, le reste devenait plus facile. Nous étions invités pour le soir à un grand dîner et à un spectacle de gala. Du dîner, je n’ai rien à dire : d’un bout du monde à l’autre, tous les repas officiels se ressemblent. On dirait vraiment que, dans cette pauvre humanité, si misérablement divisée, l’accord ne se soit fait que sur la cuisine.

Le spectacle m’intéressait davantage. Les théâtres sont assez nombreux à Bologne, comme dans, toutes les villes italiennes. L’exposition et le centenaire y avaient attiré plusieurs troupes de comédiens, qui, grâce à l’affluence des étrangers faisaient d’assez bonnes affaires. En fait de comédies et de drames, on ne jouait guère que des pièces françaises : c’était surtout l’Odette de M. Sardou, et l’Abbatissa di Jouarre de M. Renan, traduite, ou plutôt réduite par M. Panzacchi, qui excitait, à ce qu’on m’a dit, une assez grande curiosité. Ce goût pour notre théâtre n’est pas borné aux pièces d’aujourd’hui ; j’ai été fort étonné de voir qu’à l’étranger nos gros mélodrames d’autrefois, dont il n’est plus guère question chez nous, n’ont pas tout à fait perdu leur vogue. On jouait à Bologne Lazare le pâtre, et même, Dieu me pardonne ! ce Fualdès qui a épouvanté mon enfance. Sur une petite scène de genre, on donnait Orfeo nell’ inferno, du maestro Offenbach, et, pour rendre le plaisir plus piquant, l’affiche annonçait qu’on y verrait il cancan, all’ uso Parigino. On pense bien que ce n’est pas à un pareil spectacle que la ville invitait ses hôtes ; elle leur offrait un opéra. La troupe lyrique, une des meilleures de l’Italie, qui en ce moment donnait des représentations au théâtre communal de Bologne, ne jouait guère que deux pièces, qui n’étaient ni l’une ni l’autre d’origine italienne, les Pêcheurs de perles de Bizet, et Tristano e Isolta de Wagner : c’est cette dernière qu’on avait choisie.

Je me garderai, bien de rien dire de la musique de Wagner ; je n’ai aucune compétence pour la juger, et j’avoue d’ailleurs qu’après tant de fatigues, nous ne nous sentions pas dans les dispositions qu’elle réclame pour être bien goûtée. Ce n’est pas tout à fait un délassement que de l’entendre. Elle exige une force d’attention dont nous n’étions plus capables. Je me permettrai pourtant une réflexion, qui n’atteint pas le musicien, mais concerne l’auteur dramatique. Wagner, on le sait, se pique de renouveler le drame lyrique tout entier, les paroles comme le chant, et il est aussi fier de ses poèmes que de sa musique. Oserais-je dire que, si j’en juge par la pièce que j’ai entendue à Bologne, le novateur est souvent un rétrograde, qui nous ramène à l’enfance de l’art ? Ses procédés sont d’une naïveté étrange. Il se trouve, par exemple, au second acte, une scène tout à fait extraordinaire, et qui prêterait aisément à la parodie. Tristan et Yseult ont bu le philtre qui fait aimer ; ils sont seuls dans la forêt, s’abandonnant à toute l’ivresse de leur amour, quand le roi de Cornouailles, qu’un traître a prévenu, vient les surprendre. Ce roi est un mari d’humeur douce, qui se contente de leur adresser une admonestation interminable. La réprimande finie, il ne pousse pas tout à fait la complaisance jusqu’à s’en aller et à les laisser libres, ce qui serait le comble de la bonté ; mais au moins il se retourne et se met à causer tranquillement avec ses serviteurs. Pendant ce temps, le philtre agissant toujours, les deux amoureux se rapprochent, se prennent la main, se serrent l’un contre l’autre, comme s’il n’y avait personne, et entament un duo plein de passion, dont les partisans de Wagner font le plus grand éloge. J’avoue que je n’ai pas pu en goûter les charmes. Toutes les fois que j’étais tenté d’être ému, le dos de ce mari commode, qui persistait à ne rien entendre, et causait toujours avec ses amis sans se retourner, me donnait envie de rire. Je souhaitais beaucoup savoir de quelle manière l’Italie accueillait une musique qui semble si peu conforme à son génie ; mais, sur ce point, il ne me fut pas aisé de me satisfaire, les Italiens étant moins nombreux dans la salle que les étrangers. Je remarquai pourtant que, tant que l’acte durait, l’auditoire était très calme, et même un peu somnolent, mais qu’aussitôt qu’on baissait la toile, tout ce monde à moitié assoupi sortait brusquement de son repos. On applaudissait avec violence, on rappelait les acteurs, qui s’empressaient de revenir par les portes qu’il est d’usage en Italie de ménager dans les rideaux, pour leur laisser passage. Cet enthousiasme avait l’air de n’être pas tout à fait spontané et sincère. Beaucoup me semblaient applaudir pour faire les entendus et se mettre à la mode du jour. Il y avait près de moi deux personnes d’âge différent, dont les sentimens n’étaient pas tout à fait semblables. Le plus jeune devait être un fanatique de la musique de l’avenir ; il en chantonnait dans ses lèvres les récitatifs, qu’il avait eu le courage d’apprendre et le mérite de retenir ; aux beaux endroits, il se frappait la tête et jetait les bras en l’air, avec une mimique tout italienne. L’autre était plus tranquille, et se contentait d’applaudir convenablement par intervalles. Au second acte, je l’entendis faire une réflexion qui me prouva que son admiration n’allait pas sans quelque réserve. C’était au moment où Tristan et Yseult, après avoir chanté debout un grand duo d’amour, s’assoient sur le banc et recommencent. — « Bon, dit-il entre ses dents ; en voilà pour trois quarts d’heure avant qu’ils ne se lèvent ! » — Ce qui prouve que ces scènes lui semblaient bien un peu longues, et qu’il était au fond moins satisfait qu’il ne voulait le paraître. On m’a dit que Bologne se glorifiait beaucoup d’être la première ville de l’Italie qui eût rendu justice à Wagner. Depuis cette époque, elle se regarde comme engagée à l’admirer, et c’est un point d’honneur pour elle de faire un brillant accueil à toutes les œuvres du maître sans exception. Je ne puis m’empêcher de le regretter. Il importe à nos plaisirs que tous les pays ne se copient pas les uns les autres. Ne nous manquerait-il pas quelque chose si la musique allemande supprimait entièrement la musique italienne, et si l’admiration que causent Lohengrin ou Parsifal chassait de nos théâtres le Mariage secret ou le Barbier de Séville ? Pour que la fête du monde soit complète, il faut que chaque peuple fasse sa partie et que tous ne chantent pas le même air.


IV

Il me reste un point délicat à toucher : ces cérémonies, destinées à célébrer les souvenirs du passé, n’ont pas tout à fait échappé aux préoccupations du présent. La politique est envahissante ; elle trouve moyen de se glisser partout, quelque effort qu’on fasse pour l’éviter. Au temps où nous sommes, quand la vie se passe au milieu des inquiétudes, qu’il n’y a rien d’assuré et que le lendemain est si obscur, il ne suffit pas de quitter sa maison pour fuir ses soucis. Même dans ces voyages qu’on entreprend pour se divertir, ils vous accompagnent. On se demande toujours si la réponse aux questions qu’on se pose ne se trouve pas dans les lieux qu’on traverse. Partout où l’on passe, on regarde, on écoute, on raisonne sur ce qu’on voit et ce qu’on entend. C’est le résultat de quelques observations faites en courant, que je voudrais exposer ici en aussi peu de mots que possible. Je me contenterai, sans autre prétention, de noter ce que j’ai vu et de répéter ce que j’ai entendu dire.

Je dois reconnaître avant tout que tous ceux qui assistaient aux fêtes de Bologne ont été frappés de l’accueil chaleureux que la population a fait au roi, à son arrivée et pendant tout son séjour. Au premier abord, il n’y a rien là de surprenant : on sait que le roi est populaire en Italie ; mais nous sommes ici dans les Romagnes, et cet ancien pays pontifical passe pour avoir gardé au cœur le levain des vieilles résistances. On nous dit qu’il y a beaucoup de mécontens et de boudeurs à Bologne, qu’en général les ouvriers de la ville sont républicains, les paysans des environs socialistes. Je me rappelle que me trouvant à Ravenne, au mois d’avril 1882, après avoir fait une excursion à S. Apollinare in classe, j’errais un peu au hasard dans la campagne, quand je fus abordé par un voyageur qui était bien aise évidemment de ne pas faire le chemin tout seul. Il me raconta que le pays que nous traversions n’était pas sûr, que quelques jours auparavant, les habitans d’un village voisin s’étaient imaginés de fêter l’anniversaire du 18 Mars, et que, pour reproduire le plus fidèlement possible cette grande journée, ils avaient tranquillement assassiné deux carabiniers sur la route. Au même moment, quelques paysans à mine sinistre passèrent près de nous, et, reconnaissant de quel pays je devais être, ils se mirent à crier, d’un air sauvage : Evviva Parigi ! Ce succès, on le comprend, me flatta fort peu et me rassura encore moins ; je hâtai le pas, pour rentrer au plus vite. Je ne sais si les mêmes sentimens de haine farouche persistent dans les campagnes ; mais, à ce que j’ai vu, les villes se sont fort adoucies. On prétend qu’autrefois le roi était froidement reçu à Bologne ; cette année, on lui a fait un véritable triomphe.

Comme un indice curieux de ce changement d’opinion, on a beaucoup remarqué que deux des professeurs les plus populaires de l’université, MM. Carducci et Ceneri, qui passaient pour républicains et se tenaient à l’écart des cérémonies officielles, ont consenti à paraître dans celle-ci et à y jouer un rôle important. M. Carducci, comme on l’a vu plus haut, a parlé le premier jour, pour glorifier l’université de Bologne ; le lendemain, après qu’on a eu proclamé les nouveaux docteurs, M. Ceneri a clos la cérémonie en remerciant pour la dernière fois les savans étrangers qui avaient assisté à la fête. M. Carducci est aujourd’hui le premier poète de l’Italie : ses Odes barbares, pleines d’opinions avancées et d’idées hardies, passionnent la jeunesse. C’est un homme vigoureux, d’une figure épanouie, ouverte, animée, dont les larges épaules portent une tête puissante, et sur les traits duquel se lisent également la force et la bonté. M. Ceneri, qui est professeur de droit romain et l’un des avocats les plus importans de la contrée, forme avec son collègue un parfait contraste. Il est maigre, hâve, avec une longue barbe grisonnante et des yeux d’un feu sombre, qui le font ressembler à un conspirateur de mélodrame. Il parle lentement, scande chaque phrase, souligne chaque mot, et donne même aux lieux-communs un relief singulier. M. Carducci, au contraire, a médiocrement lu son discours, qui contenait des parties très brillantes. Il m’a semblé que la fin de ce discours surprenait quelques personnes par sa hardiesse. M. Carducci y fait un éloge enthousiaste de Mazzini, « en qui, dit-il, l’idée des Gracques s’est faite moderne, » et qu’il appelle, sans aucune réserve, un grand homme ; il insiste avec orgueil sur le spectacle extraordinaire qu’offre l’histoire contemporaine de l’Italie, qui nous montre à la fois « un républicain monarchique, un monarque révolutionnaire, un dictateur obéissant : Victor-Emmanuel conspirant pour la liberté avec Joseph Mazzini et Joseph Garibaldi. » Il ne manquait pas de gens autour de moi qui trouvaient que ces souvenirs n’étaient pas de nature à plaire au souverain qui écoutait, et qu’il eut été plus convenable de les lui épargner ; ils ajoutaient que, du reste, il n’y avait pas de raison d’en triompher, car ils sont la faiblesse de cette jeune royauté et lui créent des embarras dont elle aura peine à sortir. Ce n’est pas l’opinion des Italiens ; autour du roi, personne ne semblait choqué de l’audace de l’orateur, et, à la fin du discours, le roi lui-même lui a tendu la main de la meilleure humeur du monde. Après tout, M. Carducci n’a rien dit qui ne soit parfaitement exact. L’aristocratique maison de Savoie n’a délivré l’Italie que parce qu’elle a sans répugnance tendu la main à tous les alliés qui se présentaient. C’est ainsi que toutes les forces contraires qui fermentaient dans ce malheureux pays se sont unies pour la lutte ; le combat fini, elles ne se sont pas séparées, et il semble bien qu’en ce moment elles soient en train de se fondre. Quand on demandait au comte de Chambord de faire quelques concessions à l’esprit du siècle, il répondait : « Je ne veux pas être le roi légitime de la révolution. » Le mot est spirituel, mais la chose n’est guère politique. On peut dire, au contraire, que le problème des royautés modernes consiste à trouver un moyen d’unir des élémens opposés. Ne pouvant pas les supprimer, il faut bien les faire vivre ensemble. Je suis donc tenté de croire que la seule monarchie qui ait quelque chance de durer est celle où le souverain se fera de bonne grâce « le roi légitime de la révolution. »

Dans les discours prononcés à Bologne, il est naturel qu’on ait fait des allusions fréquentes à la domination pontificale : elle a pesé lourdement sur les Romagnes, et l’on comprend qu’elles n’en aient pas oublié le souvenir. Mais les orateurs ne se sont pas contentés de récriminer sur le passé, ils ont paru craindre pour l’avenir. Le ton dont ils parlent, quand ils se félicitent d’avoir échappé à la souveraineté des papes, laisse soupçonner qu’ils ne sont pas sûrs qu’elle ne sera pas un jour rétablie. C’est, je l’avoue, ce qui nous a un peu surpris. Il me semble qu’en Europe les hommes sensés de tous les partis se sont habitués à croire que ce qui est tombé en 1670 ne se relèvera plus. Le pouvoir temporel des papes était le dernier reste d’un régime qui a successivement disparu de partout. Le temps a emporté l’une après l’autre toutes ces dominations ecclésiastiques qui venaient du moyen âge, et n’avaient plus de raison d’exister dans les états modernes. Depuis longtemps celle des papes ne se soutenait que par des efforts de diplomatie et par le secours des armées étrangères. Quand ces vieilles machines, qui ne vivent que d’artifice, s’arrêtent un moment, tout croule, et la ruine est si complète qu’il n’est plus possible de les réparer. C’est au moins ce qui me paraît être presque partout l’opinion commune. On est tenté de croire, quand en entend parler les Italiens, qu’ils n’en sont pas aussi convaincus que les autres. Ils répètent si souvent, et avec tant de violence, que Rome fait désormais partie intégrante de l’Italie, qu’on se demande s’ils ne redoutent pas qu’elle n’en soit un jour détachée. Nous avons entendu le syndic de la ville, et plusieurs orateurs après lui, rappeler au roi la phrase qu’il a dite récemment et qui a fait le tour de l’Italie : Siamo a Roma, et vi remarremo, perche Roma e intangibile. « vous l’avez dit, Sire, ajoutait M. Carducci, Rome est une conquête à laquelle on ne peut plus toucher, une conquête du peuple italien, pour lui-même et pour la liberté du monde. » Cette insistance montre une préoccupation dont l’excès, je le répète, nous a surpris. Mais ce qui nous a bien plus étonnés encore, c’est que, dans cette restauration qu’on redoute, on s’obstine à faire jouer un rôle à la France. On pense que nous la souhaitons, que nous la préparons, que nous sommes prêts à collaborer avec ceux qui voudront l’entreprendre. Il y a quelques mois, quand cette accusation s’est produite dans une lettre d’un sénateur italien, qui porte un nom illustre, nous avons eu quelque peine à garder notre sérieux. Il nous a semblé d’abord que c’était un de ces prétextes dont on se sert pour chercher querelle à quelqu’un, quand on n’a pas de grief véritable :


Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ;


mais il nous a bien fallu reconnaître que nous nous trompions, et qu’il y a beaucoup de gens en Italie qui croient sérieusement que nous travaillons de toutes nos forces à rétablir le pouvoir temporel. Pour être sincère, cette accusation n’en est pas moins chimérique, et je ne crois pas qu’il vaille la peine de la réfuter. Même en supposant que la droite la plus cléricale arrivât au pouvoir, ce qui est bien invraisemblable, j’affirme qu’il ne se trouverait pas un ministre assez oublieux de notre situation, assez dénué de sens politique, qui, après tant de désastres, en face d’ennemis qui nous épient, prêts à profiter de nos moindres fautes, osât nous proposer de partir en guerre pour le pape. Mais redouter une pareille entreprise sous un ministère radical, avec une chambre ennemie des prêtres, et qui passe son temps à rogner le budget des cultes, en attendant qu’elle puisse le supprimer, imaginer que M. Floquet ou M. Lockroy vont se mettre à la tête d’une croisade, c’est une véritable folie. Il n’en est pas moins vrai que ces soupçons, ces craintes, quelque peu fondés qu’ils soient, entretiennent chez les deux peuples un état fâcheux d’irritation. Des deux côtés on s’inquiète, on se méfie. J’ai entendu des Italiens avouer qu’ils auraient quelque répugnance à venir à Paris en ce moment, de peur d’y être mal accueillis. Et nous aussi, quand nous sommes partis pour Bologne, que de fois n’avons-nous pas entendu dire que nous avions tort de ne pas rester chez nous, et que nous risquions de n’être pas bien reçus ! Nous étions bien sûrs du contraire ; nous savions que nous ne trouverions partout qu’empressement et courtoisie. Sans doute, aucun de nous n’ignorait que les Allemands sont en Italie l’objet de grandes prévenances ; il faut dire aussi qu’ils font beaucoup d’efforts pour plaire à leurs nouveaux alliés. On vient de voir qu’à Bologne leur délégation était plus nombreuse que celle des autres peuples. Le jour de la fête, on nous a lu un long télégramme que l’empereur Frédéric III avait écrit de sa main mourante, et qui contenait, pour l’université et les professeurs bolonais, les complimens les plus délicats. Il est difficile d’être insensible à ces avances d’un allié qui a pour lui le prestige de la victoire. Cependant, entre les Allemands et nous, on n’a laissé paraître aucune préférence. Il était même assez amusant de voir les précautions qu’on prenait pour tenir la balance égale. C’est tout ce que nous pouvions exiger ; peut-être avons-nous obtenu davantage. Il nous a semblé, quand nous regardions de près, que l’accueil qu’on nous faisait avait quelque chose de plus cordial et de plus sincère. Les Italiens ont beau faire, ils ne peuvent être amis des Allemands que par politique. Le passé les sépare, et le génie des deux peuples est trop différent pour qu’ils puissent tout à fait s’entendre. Avec des gens de même race, comme nous, qui parlent presque la même langue, qui ont le même tour d’esprit, qui leur ressemblent par les qualités et par les défauts, il leur est plus aisé de s’accorder, et quand ils reviennent à leur nature, qu’ils oublient les préoccupations du moment, c’est vers nous que leur instinct et leurs souvenirs les ramènent. Ces dispositions bienveillantes, nous les avons retrouvées à Florence et à Rome, comme à Bologne, et il m’est impossible de ne pas adresser un remercîment à tous ces anciens amis, qui ont tenu à nous témoigner, dans les circonstances présentes, que les sentimens d’autrefois n’étaient pas changés.

Je crois donc que nous avons bien fait d’aller à Bologne. Il est bon, quand on a quelque chose sur le cœur, qu’on puisse se voir et se parler[4]. Un entretien de quelques heures, un serrement de main loyal dissipent beaucoup de préventions que le silence et l’éloignement enveniment. On nous a beaucoup parlé, dans les discours que nous avons entendus, de fraternité, d’humanité, d’union des peuples. Ces mots ne sont plus guère à la mode aujourd’hui, et je suppose qu’ils ont dû faire sourire tous ceux qui, comme la nouvelle école allemande, ont horreur des rêves du cosmopolitisme et se glorifient de ne suivre que la politique des intérêts. Faut-il croire cependant qu’ils ont perdu désormais toute signification ; et, dans une réunion d’amis de la science, ne sont-ils pas encore à leur place ? Pour moi, j’avoue que, malgré les amères déceptions qu’ils nous ont causées, j’aime toujours à les entendre. Je suis aise surtout qu’on les ait prononcés en présence de ces jeunes gens de toutes les nations, qui sont à l’âge où il sied d’être généreux, même un peu rêveurs, et qu’il ne faut pas flétrir et désenchanter d’avance. Il y a quelques mois, M. Bréal adressait à nos étudians ces belles paroles qui me semblent la vérité même, et que je veux reproduire en finissant : « On a pu reprocher justement à la politique de notre pays d’avoir oublié, à une certaine époque, l’intérêt français pour une illusion cosmopolite que nous étions seuls à caresser, et qui, en s’évanouissant, nous a laissés sans aide et sans appui, en présence de nos mécomptes et de nos erreurs. La leçon ne doit pas être perdue. Il appartient aux hommes d’état, à ceux qui conduisent notre politique, d’éviter le renouvellement de pareilles fautes. Mais cette tâche n’est pas la vôtre. Vous avez un rôle plus agréable et plus facile : il consiste à vous faire des amis, qui se retrouveront à l’heure des alliances, ou qui ne seront pas un obstacle, si l’heure des luttes doit sonner. Même en supposant qu’il faille se retrouver dans des camps contraires, c’est à vous de jeter, au sein même de cette Europe en armes, les germes d’une réconciliation future, car, après qu’on se sera suffisamment exterminé, il faudra bien un jour retourner à une vie humaine et tolérable : et d’où viendra le commencement de ces temps meilleurs, s’il ne se prépare point dans la jeunesse ? »


Gaston Boissier.
  1. On pense bien que je n’ai pas l’intention de faire l’histoire de l’université de Bologne. Je renvoie ceux qui voudraient la connaître au troisième volume du grand ouvrage de Savigny, l’Histoire du droit romain au moyen âge. J’ai consulté aussi quelques-uns des travaux qui ont paru à l’occasion des fêtes mêmes qu’on vient de célébrer, notamment celui de M. Tammasja, intitulé : Bologna e le scuole imperiali di diritto, et l’ouvrage de M. Hermann Fitting : Die Anfänge der Rechtsschule zu Bologna. C’est de là que j’ai tiré tout ce qu’on va lire.
  2. On peut voir comment se fit cette suppression dans l’ouvrage dont M. Liard vient de publier le premier volume, et qui est intitulé : l’Enseignement supérieur en France, 1780-1889. Ce volume contient le récit des efforts qui furent tentés par les assemblées révolutionnaires pour créer un enseignement national. Jamais ces tentatives n’avaient été exposées d’une manière aussi intéressante, aussi impartiale, aussi profonde.
  3. Cette lettre fait partie d’un recueil composé, vers 1315, par un maître d’école du diocèse de Tréguier, qui est entré récemment à la Bibliothèque nationale.
  4. A ce propos, qu’on me permette d’adresser un petit reproche à ceux qui ont organisé les fêtes de Bologne. Peut-être la multiplicité des cérémonies a-t-elle empêché que les rapports entre les professeurs fussent assez nombreux. On n’a pas assez fourni aux délégués des divers peuples l’occasion de se voir et de se connaître. Songez que nous n’avons jamais été présentés officiellement aux professeurs de l’université de Bologne ; nous aurions pourtant beaucoup souhaité nous entretenir avec eux et avec ceux des autres universités italiennes. La situation de l’enseignement supérieur est, en Italie, à peu près la même que chez nous. Nous aurions bien voulu savoir si les mêmes institutions y produisent les mêmes résultats, ce qu’on fait pour les améliorer, si l’on ne songe pas à reprendre les projets de réforme de M. Bacelli. Sur ces projets, qui n’ont pas réussi, on peut lire un article intéressant de M. George Lafaye, qui a paru dans la Revue internationale de l’enseignement, le 15 novembre 1885.