J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 7-18).
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CHAPITRE PREMIER


Pendant les premières années du règne de Philippe II vivait à Bruges un vieux gentilhomme flamand, issu d’un sang illustre, et possesseur d’une fortune immense. C’était Jean de Bruges, seigneur de Gruthuysen. Longtemps il avait signalé sa valeur dans la carrière des armes ; et plus d’une fois, dans la guerre d’Allemagne, il avait tiré du péril l’empereur Charles-Quint et son fameux général Ferdinand Alvarès de Tolède, duc d’Albe. Mais quand ses cheveux commencèrent à blanchir, et qu’il eut vu le dernier de ses enfants, Gidolphe de Bruges, mourir sur un champ de bataille de la mort des héros, il déposa son armure, et revint dans sa patrie consacrer ses dernières années à l’éducation de son petit-fils, Louis de Winchestre, seul rejeton de l’antique race des Gruthuysen[1].

À la même époque, le comte de Waldeghem, brave officier qui avait accompagné le vieillard dans presque toutes ses campagnes, perdit son épouse, et le chagrin qu’il conçut de cette perte le détermina à quitter un pays où tout lui rappelait celle qu’il avait tant aimée. Il prit donc la résolution de faire le voyage d’Espagne, et avant de partir il confia à la protection du seigneur de Gruthuysen sa fille Marguerite, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère. Jean de Bruges reçut avec joie ce dépôt précieux : les deux enfants furent élevés ensemble, et ils devinrent presque également chers au vieux gentilhomme.

Déjà cependant grondait l’orage qui devait bientôt éclater sur les Pays-Bas. L’hérésie de Luther et de Calvin faisait des progrès rapides, tandis que le roi Philippe empiétait chaque jour sur les droits de la nation, et préparait de longue main l’établissement de l’inquisition et du pouvoir absolu. Fidèle à l’exemple de ses aïeux, le seigneur de Gruthuysen resta également attaché à la foi catholique et aux privilèges de la Flandre : il inspira aux enfants qu’il avait voulu élever lui-même une piété douce et bienveillante, un patriotisme sans exagération ; et ses leçons fortifiées par ses exemples firent germer toutes les vertus dans leurs jeunes cœurs.

Dès l’âge le plus tendre, ils avaient laissé éclater une affection mutuelle, et, comme ils étaient destinés l’un à l’autre par le vœu de leurs parents, on ne contraignait point leur inclination naissante. Cet attachement crût avec l’âge, et quand Louis eut dix-huit ans, et Marguerite seize, on ne leur cacha plus les liens qui devaient les unir. Le colonel de Waldeghem, qui s’était remarié en Espagne, avait envoyé son consentement par écrit ; le seigneur de Gruthuysen laissait percer dans tous ses discours la joie que lui causait le projet de cette alliance : ainsi le bonheur des jeunes gens paraissait assuré.

Mais, au milieu des troubles qui éclataient alors de toutes parts, quel Belge eût pu se flatter d’aimer impunément son pays ? Le duc d’Albe était venu gouverner, ou plutôt opprimer, les Dix-Sept Provinces ; le sang flamand coulait dans toutes les villes, et les têtesdes comtes d’Egmont et de Horn étaient tombées sous la hache du bourreau. Depuis lors, on remarquait un grand changement dans le caractère de Louis de Winchestre ; ce jeune homme étourdi, ardent, impétueux, devenait grave et réservé : on avait vu des larmes rouler sous ses paupières lorsqu’il s’arrêtait pour contempler les portraits de ses ancêtres ; et souvent, quand il se croyait sûr de n’être point aperçu, il détachait leurs vieilles armures, et s’essayait à les porter.

Il s’absentait quelquefois du palais de son aïeul, pour parcourir les campagnes voisines. Un jour on ne le vit point revenir ; mais la rumeur publique apprit au vieillard que deux soldats espagnols, chargés d’arrêter un hérétique, étaient tombés sous les coups de son petit-fils.

C’était la première fois qu’un Gruthuysen eût mérité le nom de rebelle. Le bon seigneur pâlit en l’apprenant, et brisa sa fidèle épée. Marguerite ne versa point de larmes, mais elle coupa ses blonds cheveux et voulut renoncer au monde. Un morne silence régnait sous les voûtes du palais antique, et tous les serviteurs dévoués à la noble famille pleurèrent cette tache, la première qui eût souillé son écusson.

Quelques jours après, Louis de Winchestre vint se jeter aux genoux de son aïeul ; il fut repoussé avec dédain. Il voulut embrasser encore une fois celle qui lui avait été destinée ; Marguerite, effrayée par les sinistres discours d’un prêtre fougueux, ne voyait plus dans son amant qu’un rebelle, un hérétique, un ennemi de Dieu et du roi.

Le malheureux jeune homme s’éloigna la mort dans le cœur. Il ne voulut prendre aucun des objets précieux qu’il possédait ; mais lorsque quelque temps après le vieillard visita de nouveau la salle où étaient réunies les armures de ses aïeux, il s’aperçut qu’on avait enlevé l’épée de cet illustre Louis de Gruthuysen qui avait le premier mérité le titre de prince[2].

Des mois et des années s’écoulèrent : l’indignation du vieux gentilhomme s’affaiblit avec le temps. Il voyait son pays dévasté par ces féroces Espagnols auxquels Philippe abandonnait les Pays-Bas : les campagnes devenaient incultes, les villes désertes, et l’élite des gentilshommes avait pris le parti de la révolte. Dans de pareilles circonstances, le seigneur de Gruthuysen se trouva disposé à excuser la faute de son petit-fils. Il en parlait quelquefois avec indulgence, et il était parvenu à étouffer les poursuites dirigées contre lui. Mais vainement avait-il souhaité faire davantage, vainement avait-il fait chercher partout l’impétueux jeune homme auquel son cœur avait pardonné, il ne put en obtenir aucune nouvelle, et tout lui fit présumer que le dernier des Gruthuysen avait péri sans gloire. Cependant il conservait encore une faible espérance ; chaque jour les pauvres qu’il nourrissait recevaient, avec ses dons, l’injonction de prier pour le retour de Louis de Winchestre, et chaque jour un prêtre offrait le saint sacrifice en faveur du jeune exilé.

Une femme, vêtue de noir, était toujours la première agenouillée devant l’autel où se disait cette messe : elle priait avec le plus de ferveur, et se relevait la dernière. C’était Marguerite : parvenue à sa vingtième année, elle avait appris à mieux juger l’action qu’on lui avait d’abord fait trouver si horrible ; ses préjugés avaient perdu leur force, et l’absence semblait avoir accru son amour. Sans cesse elle songeait au compagnon des jeux de son enfance, à celui qui avait été son premier ami et son plus ardent protecteur. Elle s’accusait de l’avoir condamné aveuglément, et se reprochait d’avoir causé son funeste départ.

Quoiqu’elle s’efforçât de cacher les larmes qu’elle versait dans la solitude, sa pâleur et son abattement frappèrent son tuteur. Après avoir inutilement employé tous les moyens pour dissiper sa mélancolie, il se détermina à la confier pour quelque temps aux soins d’une vieille tante dont elle était la plus proche héritière. La baronne de Berghes (tel était le titre de cette respectable douairière) vint elle-même à Bruges chercher sa nièce, et la conduisit dans son carrosse à quatre chevaux à l’Écluse, où elle demeurait.

Sœur aînée du comte de Waldeghem, la baronne de Berghes était parvenue à l’âge de soixante ans, sans que le temps et l’expérience eussent modifié aucune des idées de sa jeunesse. Aussi joignait-elle à des qualités estimables tous les ridicules d’une personne qui n’est plus de son siècle. Elle regardait comme sacrés les usages qui avaient toujours été sa loi, et les moindres innovations, hormis toutefois celles dont la cour de Bruxelles donnait l’exemple, lui inspiraient une sainte horreur. Ignorante, comme l’étaient alors presque toutes les femmes, elle avait pour base de ses jugements quelques principes plus ou moins sûrs, comme ceux-ci : — Qui ne s’écarte point de la voie tracée ne tombera point dans le précipice ; — Qui suit les avis de son curé n’embrassera point d’hérésie ; — Ou bien, un Gruthuysen ne recule pas ; — Un Waldeghem ne saurait se dégrader, etc., etc. Le reste de ses opinions était d’emprunt, et elle avait pour oracle un aumônier tant soi peu fanatique, qu’elle consultait dans les plus grandes affaires comme dans les plus indifférentes.

Comme la bonne dame ne s’était jamais beaucoup fatiguée à penser, qu’elle n’avait éprouvé aucune passion violente, et qu’elle menait la vie la plus régulière du monde, elle conservait une santé florissante et quelques traces de beauté. Ses yeux surtout avaient une expression de douceur et de bonté qui n’était point trompeuse ; mais cette douceur ressemblait à de la faiblesse, et cette bonté manquait de discernement.

Telle était celle qui s’était chargée d’égayer Marguerite, et, malgré son peu de lumières, elle était peut-être la personne la plus propre à y réussir ; car le manque de pénétration rendait sa société moins fatigante pour une personne mélancolique, et elle aimait véritablement sa nièce, quoiqu’elle ne l’eût vue que très rarement.

Elles partirent de Bruges par une belle matinée du mois de juin. De nombreux domestiques galopaient à cheval autour de la voiture, étalant les livrées brillantes des maisons de Berghes, de Waldeghem et de Gruthuysen, car le tuteur de Marguerite avait voulu que quelques-uns de ses gens accompagnassent sa pupille. La baronne de Berghes, fière d’un si beau cortège, eût presque souhaité que le voyage fût plus long[3]. Elle avait mis son costume de cour, c’est-à-dire une robe de velours rayé, brodée en or, dont les manches étaient taillées à l’espagnole, et le collet garni d’une haute et large fraise, qui permettait à peine le plus léger mouvement de tête. Cette robe, qui s’ouvrait par devant, laissait apercevoir un jupon de brocard magnifique. Un voile garni de larges dentelles, comme on n’en eût pu trouver dans aucun autre pays qu’en Flandre, couvrait la tête de la vieille dame, et retombait jusqu’au bas de la taille, tandis que deux coins, ramenés en avant, se croisaient sur sa poitrine. Au-dessous brillait une croix de pierres précieuses, et un chapelet de grosses perles, que la douairière tenait à la main, attestait à la fois sa richesse et sa dévotion.

Dans un pareil costume, et avec un si brillant équipage, rien au monde n’eût pu troubler la satisfaction dont elle jouissait en s’enivrant de sa propre grandeur. Sa compagne, au contraire, élevée avec simplicité dans une des maisons les plus opulentes des Pays-Bas, prenait à peine garde à tout cet appareil qui l’environnait. Elle était vêtue élégamment, mais sans luxe. Pour obéir à son tuteur, elle avait pris une robe d’une blancheur éclatante, et avait entremêlé quelques perles dans ses cheveux blonds. C’était là toute sa parure ; et son maintien modeste, son regard plein de douceur et de timidité formaient un contraste avec l’air joyeux et le coup d’œil triomphant de sa tante.

Leurs pensées avaient aussi une teinte bien différente. Le contentement de la baronne embellissait à ses yeux tous les objets environnants, et elle s’écriait à chaque minute : Quel temps agréable (quoiqu’un orage menaçât d’éclater sur leur tête) ! Quelle vue délicieuse ! Quel magnifique pays !

— Mais, ma chère tante, répondait la jeune fille, combien de champs incultes et de maisons abandonnées ! Il n’en était pas ainsi quand pour la première fois je fis avec vous ce voyage.

— C’est l’hérésie, mon enfant, ce sont les idées nouvelles qui ont répandu dans ces campagnes la misère et la désolation. La main de Dieu s’est appesantie sur ceux qui l’avaient abandonné.

— Mais le sol est resté fertile, les prairies se couvrent d’une végétation vigoureuse, le petit nombre d’arbres que la hache n’a point renversés s’affaissent sous le poids de leurs fruits ; comment donc le sort du peuple est-il changé ? comment la pauvreté a-t-elle remplacé l’abondance ?

— Ce sont des choses, ma nièce, que mon aumônier vous expliquera. Pour moi, je me contente de savoir que Luther, Calvin et le prince d’Orange sont la cause de tous nos maux, et que la sainte inquisition en serait le meilleur remède. Toutes les personnes qui pensent bien sont d’accord là-dessus à l’Écluse.

Quelques instants après ce petit dialogue on aperçut une troupe de femmes et d’enfants, qui s’occupaient à recueillir des racines et des herbes sauvages pour subsister. Ces malheureux erraient çà et là, pâles, décharnés, couverts de haillons. Quoique mourant de besoin, ils ne pouvaient se résoudre à implorer le secours des passants, car ils avaient été accoutumés à vivre du produit d’un travail honorable, et la misère ne les avait point encore rendus insensibles à la honte ; seulement, quelques jeunes enfants s’approchaient de la voiture, et, joignant leurs petites mains, ils attendaient en silence qu’on leur jetât les aumônes qu’ils n’osaient demander.

Marguerite fit arrêter la voiture, et donna à ces malheureux tout l’argent qu’elle portait sur elle. — Demandez leur d’où vient leur misère, lui dit la baronne. Je voudrais bien les secourir ; mais je serais coupable de leur faire du bien, si c’étaient des hérétiques.

— Pauvres enfants, dit la jeune comtesse, n’avez-vous donc plus de pères ? êtes-vous tous orphelins ?

— Hélas ! bonne dame, répondirent-ils, nos pères et nos frères aînés sont en prison pour n’avoir pu payer les nouvelles impositions ; on a saisi nos troupeaux et nos instruments aratoires, on nous a chassés de l’humble toit qui nous couvrait.

— Distribuez-leur tout ce que contient ma bourse, s’écria la baronne en essuyant une larme. Les infortunés ! Ô ma nièce ! que je suis contente de pouvoir les secourir sans péché !

La jeune fille prit la bourse et allait leur donner l’argent ; mais tout d’un coup ces malheureux enfants s’enfuirent en poussant des cris de terreur, car ils venaient d’apercevoir au loin deux cavaliers espagnols. Telle était l’épouvante qu’inspiraient alors aux habitants des Pays-Bas ceux qui se nommaient leurs défenseurs.

Bientôt l’on arriva à l’Écluse, et le carrosse s’arrêta devant le portail gothique de la maison où la douairière faisait sa demeure. Les deux dames furent reçues avec de grandes démonstrations d’attachement et de respect par les nombreux serviteurs qui étaient rangés dans le vestibule, et, quand elles entrèrent dans le salon, l’aumônier, qui les y attendait, les félicita d’avoir accompli sans accident leur voyage.

Un repas splendide était préparé. Il fut précédé et suivi par de longues prières, que l’ecclésiastique récitait en latin, et auxquelles les dames répondaient : amen ! quoiqu’elles ne comprissent pas précisément ce que disait le saint homme. Au dessert la baronne annonça à sa nièce que, pour distraire sa mélancolie, elle voulait la conduire dès le même jour chez le bourgmestre de la ville.

C’est un excellent homme, dit-elle, et la société qui se réunit dans sa maison se compose de personnes d’une piété et d’une loyauté éprouvées. On n’entend point là d’opinions dangereuses ni de principes hasardés : la conversation est édifiante, et, comme j’occupe la place d’honneur, c’est toujours à moi que l’on s’adresse. Ainsi je ne doute pas que vous n’y trouviez beaucoup d’agrément.

La jeune comtesse sourit et ne refusa point la proposition de sa tante, car elle savait que nulle part elle ne serait plus isolée que dans une société nombreuse. Elle se retira dans l’appartement qui lui était destiné, sous prétexte de s’occuper un peu de sa toilette ; mais, au lieu d’y donner tous ses soins, elle ne fit autre chose que de rêver à celui dont elle était séparée depuis si longtemps. Elle se rappela les jeux de son enfance, les serments de son jeune ami, et le jour fatal où il était revenu vainqueur mais coupable. Elle se redit que dans ce jour elle aussi l’avait offensé en exagérant sa faute, et ses larmes coulèrent jusqu’au moment où sa tante l’appela et la fit monter avec elle dans le carrosse qui les avait amenées le matin.



  1. Les seigneurs de Gruthuysen, ou Gruuthuise, ajoutaient à leur nom celui de Bruges. Le titre de comte Winchestre avait été donné à Louis de Gruthuysen par le roi d’Angleterre Édouard IV, que ce seigneur avait accueilli dans son exil. — Mr Van Praet, de Bruges, bibliothécaire du roi de France, a promis une notice sur cette famille illustre, depuis longtemps éteinte, et à l’égard de laquelle on trouvera quelques détails au chapitre XII.
  2. Les seigneurs de cette maison portaient aussi le titre de prince de Steenhuyse.
  3. Il y a quatre lieues de Bruges à l’Écluse.