Contes bruns/Le Grand d’Espagne


Le Grand d’Espagne

dans Contes bruns
1832



LE GRAND D'ESPAGNE

Honoré de Balzac


Lors de l’expédition entreprise en 1823-4, par le roi Louis XVIII, pour sauver Ferdinand VII du régime constitutionnel, je me trouvais, par hasard, à Tours, sur la route d’Espagne.

La veille de mon départ, j’allai au bal chez une des plus aimables femmes de cette ville où l’on sait s’amuser mieux que dans aucune autre capitale de province ; et, peu de temps avant le souper, car on soupe encore à Tours, je me joignis à un groupe de causeurs au milieu duquel un monsieur qui m’était inconnu racontait une aventure.

L’orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dîné chez le receveur général. En entrant, il s’était mis à une table d’écarté ; puis, après avoir passé plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs, dont le côté perdait, il s’était levé, vaincu par un sous-lieutenant de carabiniers ; et, pour se consoler, il avait pris part à une conversation sur l’Espagne, sujet habituel de mille dissertations inutiles.

Pendant le récit, j’examinais avec un intérêt involontaire la figure et la personne du narrateur. C’était un de ces êtres à mille faces qui ont des ressemblances avec tant de types que l’observateur reste indécis, et ne sait s’il faut les classer parmi les gens de génie obscurs ou parmi les intrigans subalternes.

D’abord il était décoré d’un ruban rouge ; or ce symbole trop prodigué ne préjuge plus rien en faveur de personne ; il avait un habit vert, et je n’aime pas les habits verts au bal, lorsque la mode ordonne à tout le monde d’y porter un habit noir ; puis il avait de petites boucles d’acier à ses souliers, au lieu d’un nœud de ruban ; sa culotte était d’un casimir horriblement usé, sa cravate mal mise ; bref, je vis bien qu’il ne tenait pas beaucoup au costume : ce pouvait être un artiste !

Ses manières et sa voix avaient je ne sais quoi de commun, et sa figure, en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne rehaussait par aucun trait saillant l’ensemble de sa personne ; il avait le front découvert et peu de cheveux sur la tête. D’après tous ces diagnostics, j’hésitais à en faire, soit un conseiller de préfecture, soit un ancien commissaire des guerres ; lorsque, lui voyant poser la main sur la manche de son voisin d’une manière magistrale, je le jetai dans la classe des plumitifs, des bureaucrates et consorts.

Enfin je fus tout-à-fait convaincu de la vérité de mon observation en remarquant qu’il n’était écouté que pour son histoire ; aucun de ses auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards complaisans qui sont le privilége des gens hautement considérés.

Je ne sais si vous voyez bien l’homme, se bourrant le nez de prises de tabac, parlant avec la prestesse des gens empressés de finir leur discours, de peur qu’on ne les abandonne ; du reste s’exprimant avec une grande facilité, contant bien, peignant d’un trait, et jovial comme un loustic de régiment.

Pour vous sauver l’ennui des digressions, je me permets de traduire son histoire en style de conteur, et d’y donner cette façon didactique nécessaire aux récits qui, de la causerie familière, passent à l’état typographique.

Quelque temps après son entrée à Madrid, le grand-duc de Berg invita les principaux personnages de cette ville à une fête française offerte par l’armée à la capitale nouvellement conquise. Malgré la splendeur du gala, les Espagnols n’y furent pas très-rieurs ; leurs femmes dansèrent peu ; en somme, les conviés jouèrent, et perdirent ou gagnèrent beaucoup.

Les jardins du palais étaient illuminés assez splendidement pour que les dames pussent s' y promener avec autant de sécurité qu’elles l’eussent fait en plein jour… La fête était impérialement belle, et rien ne fut épargné dans le but de donner aux Espagnols une haute idée de l’empereur, s’ils voulaient le juger d’après ses lieutenans.

Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du matin, plusieurs militaires français s’entretenaient des chances de la guerre, et de l’avenir peu rassurant que pronostiquait l’attitude même des Espagnols présens à cette pompeuse fête.

— Ma foi, dit un Français dont le costume indiquait le chirurgien en chef de quelque corps d’armée, hier j’ai formellement demandé mon rappel au prince Murat. Sans avoir précisément peur de laisser mes os dans la Péninsule, je préfère aller panser les blessures faites par nos bons voisins les Allemands ; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que les poignards castillans… Puis, la crainte de l’Espagne est, chez moi, comme une superstition… Dès mon enfance j’ai lu des livres espagnols, un tas d’aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui m’ont vivement prévenu contre les mœurs de ses habitans… Eh bien ! depuis notre entrée à Madrid, il m’est arrivé d’être déjà, sinon le héros, du moins le complice de quelque périlleuse intrigue, aussi noire, aussi obscure que peut l’être un roman de lady Radcliffe… Or comme j’écoute assez mes pressentimens, dès demain je détale… Murat ne me refusera certes pas mon congé ; car, nous autres, grâces aux services secrets que nous rendons, nous avons des protections toujours efficaces…

— Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton événement !… s’écria un colonel, vieux républicain qui du beau langage et des courtisaneries impériales ne se souciait guère.

Là-dessus le chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui, parut chercher à reconnaître les figures de ceux qui l’environnaient ; et, sûr qu’aucun Espagnol n’était dans le voisinage, il dit :

— Puisque nous sommes tous Français !… volontiers, colonel Charrin…

— Il y a six jours, reprit-il, je revenais tra nquillement à mon logis, vers onze heures du soir, après avoir quitté le général Latour, dont l’hôtel se trouve à quelques pas du mien, dans ma rue ; nous sortions tous deux de chez l’ordonnateur en chef, où nous avions fait une bouillotte assez animée… Tout à coup, au coin d’une petite rue, deux inconnus, ou plutôt deux diables, se jettent sur moi, et m’entortillent la tête et les bras dans un grand manteau… Je criai, vous devez me croire, comme un chien fouetté ; mais le drap étouffa ma voix, puis je fus transporté dans une voiture avec une rapidité merveilleuse ; et, quand mes deux compagnons me débarrassèrent du sacré manteau, j’entendis une voix de femme et ces désolantes paroles dites en mauvais français :

— Si vous criez ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vous permettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devant vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Ainsi tenez-vous tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlèvement… Si vous voulez vous donner la peine d’étendre votre main vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instrumens de chirurgie que nous avons envoyé chercher chez vous de votre part ; ils vous seront sans doute nécessaires. Nous vous emmenons dans une maison où votre présence est indispensable… Il s’agit de sauver l’honneur d’une dame. Elle est en ce moment sur le point d’accoucher d’un enfant dont elle fait présent à son amant à l’insu de son mari. Quoique celui-ci quitte peu sa femme dont il est toujours passionnément épris, et qu’il la surveille avec toute l’attention de la jalousie espagnole, elle a su lui cacher sa grossesse. Il la croit malade. Nous vous emmenons pour faire l’accouchement. Ainsi vous voyez que les dangers de l’entreprise ne vous concernent pas : seulement obéissez-nous ; autrement l’ami de cette dame, qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de français, vous poignarderait à la moindre imprudence…

— Et qui êtes-vous, lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice, dont le bras était enveloppé dans la manche d’un habit d’uniforme…

— Je suis la camariste de madame, sa confidente, et toute prête à vous récompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment aux exigences de notre situation.

— Volontiers !… dis-je en me voyant embarqué de force dans une aventure dangereuse.

Alors, à la faveur de l’ombre, je vérifiai si la figure et les formes de la camariste étaient en harmonie avec toutes les idées que les sons riches et gutturaux de sa voix m’avaient inspirées…

La camariste s’était sans doute soumise par avance à tous les hasards de ce singulier enlèvement, car elle garda le plus complaisant de tous les silences, et la voiture n’eut pas roulé pendant plus de dix minutes dans Madrid qu’elle reçut et me rendit un baiser très-passionné.

Le monsieur que j’avais en vis-a-vis ne s’offensa point de quelques coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement ; mais comme il n’entendait pas le français, je présume qu’il n’y fit pas attention.

— Je ne puis être votre maîtresse qu’à une seule condition, me dit la camariste en réponse aux bêtises que je lui débitais, emporté par la chaleur d’une passion improvisée, à laquelle tout faisait obstacle.

— Et laquelle ?…

— Vous ne chercherez jamais à savoir à qui j’appartiens… Si je viens chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumière.

Notre conversation en était là quand la voiture arriva près d’un mur de jardin.

— Laissez-moi vous bander les yeux !… me dit la camariste ; mais vous vous appuyerez sur mon bras, et je vous conduirai moi-même.

Puis la camariste me serra sur les yeux et noua fortement derrière ma tête un mouchoir très-épais.

J’entendis le bruit d’une clef mise avec précaution dans la serrure d’une petite porte sans doute par le silencieux amant que j’avais eu pour vis-à-vis ; et bientôt la femme de chambre, au corps cambré, et qui avait du meneho dans son allure, me conduisit, à tra vers les allées sablées d’un grand jardin, jusqu’à un certain endroit, où elle s’arrêta.

Par le bruit que nos pas firent dans l’air, je présumai que nous étions devant la maison.

— Silence, maintenant !… me dit-elle à l’oreille, et veillez bien sur vous-même !… Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, car je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s’agit en ce moment de vous sauver la vie.

Puis, elle ajouta, mais à haute voix :

— Madame est dans une chambre au rez-de-chaussée ; pour y arriver, il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari ; ainsi ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien, de peur de heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j’ai disposé sous nos pas…

Ici l’amant grogna sourdement, comme un homme impatienté de tant de retards. La camariste se tut ; j’entendis ouvrir une porte, je sentis l’air chaud d’un appartement, et nous allâmes à pas de loup, comme des voleurs en expédition.

Enfin la douce main de la camariste m’ôta mon bandeau.

Je me trouvai dans une grande chambre, haute d’étage, et mal éclairée par une seule lampe fumeuse. La fenêtre était ouverte, mais elle avait été garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari ; j’étais jeté là comme au fond d’un sac.

Il y avait à terre, sur une natte, une femme magnifique, dont la tête était couverte d’un voile de mousseline, mais à travers lequel ses yeux pleins de larmes brillaient de tout l’éclat des étoiles. Elle serrait avec force sur sa bouche un mouchoir de batiste, et le mordait si vigoureusement que ses dents l’avaient déchiré et y étaient entrées à moitié… Jamais je n’ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait sous la douleur comme se tord une corde de harpe jetée au feu. La malheureuse avait fait deux arcs-boutans de ses jambes, en les appuyant sur une espèce de commode ; et, de ses deux mains, elle se tenait aux bâtons d’une chaise en tendant ses bras, dont toutes les veines étaient horriblement gonflées. Elle ressemblait ainsi à un criminel dans les angoisses de la question…

Du reste, pas un cri, pas d’autre bruit que le sourd craquement de ses os, et nous étions là, tous trois, muets, immobiles…

Les ronflemens du mari retentissaient avec une constante régularité…

Je voulus examiner la camariste, mais elle avait remis le masque dont elle s’était sans doute débarrassée pendant la route, et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes bien prononcées qui bombaient fortement son uniforme. L’amant était également masqué. Quand il arriva, il jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maîtresse, et replia en double sur la figure le voile de mousseline.

Lorsque j’eus soigneusement observé cette femme, je reconnus, à certains symptômes jadis remarqués dans une bien triste circonstance de ma vie, que l’enfant était mort ; alors je me penchai vers la camariste pour l’instruire de cet événement.

En ce moment, le défiant inconnu tira son poignard ; mais j’eus le temps de tout dire à la femme-de-chambre, qui lui cria deux mots à voix basse.

En entendant mon arrêt, l’amant eut un léger frisson qui passa sur lui de pied à la tête comme un éclair, et il me sembla voir pâlir sa physionomie sous son masque de velours noir.

La camariste, saisissant un moment où cet homme au désespoir regardait la mourante qui devenait violette, me montra, par un geste, des verres de limonade tout préparés sur une table, en me faisant un signe négatif.

Je compris qu’il fallait m’abstenir de boire, malgré l’horrible chaleur qui me mettait en nage.

Tout à coup l’amant ayant soif prit un de ces verres, et but environ la moitié de la limonade qu’il contenait.

En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m’annonça l’heure favorable à la crise ; et, prenant ma lancette, je la saignai, de force, au bras droit avec assez de bonheur. La camariste reçut dans des serviettes le sang qui jaillissait abondamment ; puis l’inconnue tomba dans un abattement propice à mon opération… Je m’armai de courage, et je pus, après une heure de travail, extraire l’enfant par morceaux.

L’Espagnol, ne pensant plus à m’empoisonner, en comprenant que je venais de sauver sa maîtresse, pleurait sous son masque, et de grosses larmes roulaient, par instans, sur son manteau.

Du reste, la femme ne jeta pas un cri, mais elle mordait son mouchoir, tressaillait comme une bête fauve surprise, et suait à grosses gouttes.

Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari ; le mari venait de se retourner ; et, de nous quatre, elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit ou des rideaux.

Nous nous arrêtâmes, et à travers les trous de leurs masques, la camariste et l’amant se jetèrent des regards de feu…

Profitant de cette espèce de relâche, j’étendis la main pour prendre le verre de limonade que l’inconnu avait entamé ; mais lui, croyant que j’allais boire un des verres pleins, bondit aussi légèrement qu’un chat, et posa son long poignard sur les deux verres empoisonnés. Il me laissa le sien, en me faisant un signe de tête pour me dire d’en boire le reste. Il y avait tant de choses, d’idées, de sentiment, dans ce signe et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai presque les atroces combinaisons médités pour tuer et ensevelir toute mémoire de ces événemens.

Il me serra la main lorsque j’eus achevé de boire ; puis, après avoir laissé échapper un mouvement convulsif, il enveloppa lui-même soigneusement les débris de son enfant ; et quand, après deux heures de soins et de craintes, nous eûmes, la camariste et moi, recouché sa maîtresse, il me serra de nouveau les mains, et mit à mon insu, dans ma poche, des diamans sur papier. Mais, par parenthèse, comme j’ignorais le somptueux cadeau de l’Espagnol, mon domestique me vola ce trésor le surlendemain, et s’est enfui nanti d’une vraie fortune.

Je dis à l’oreille de la femme-de-chambre, et bien bas, les précautions qui restaient à prendre ; puis je manifestai l’intention d’être libre. La camariste resta près de sa maîtresse, circonstance qui ne me rassura pas excessivement ; mais je résolus de me tenir sur mes gardes. L’amant fit un paquet de l’enfant mort et des linges teints du sang de sa maîtresse ; puis il le serra fortement, le cacha sous son manteau ; et, me passant la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, il sortit le premier, en m’invitant par un geste à tenir le pan de son habit ; ce que je fis, non sans donner un dernier regard à la camariste. Elle arracha son masque en voyant l’Espagnol dehors, et me montra la plus délicieuse figure du monde.

Je traversai les appartemens à la suite de l’amant ; et quand je me trouvai dans le jardin, en plein air, j’avoue que je respirai comme si l’on m’eût ôté un poids énorme de dessus la poitrine. Je marchais à une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres mouvemens avec la plus grande attention.

Arrivés à la petite porte, il me prit par la main, et m’appuya sur les lèvres un cachet, monté en bague, que je lui avais vu à un doigt de la main gauche. Je compris toute la valeur de ce signe éloquent. Nous nous trouvâmes dans la rue ; et, au lieu de la voiture, deux chevaux nous attendaient. Nous montâmes chacun sur une des deux bêtes ; mon Espagnol s’empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa main droite, et nous partîmes avec la rapidité de l’éclair. Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pût servir à me faire reconnaître la route que nous parcourûmes. Au petit jour, je me trouvai près de ma porte, et l’Espagnol s’enfuit, en se dirigeant vers la porte d’Atocha…

— Et vous n’avez rien aperçu qui puisse vous faire soupçonner à quelle femme vous aviez affaire ?… dit un officier au chirurgien.

— Une seule chose… reprit-il. Quand je saignai l’inconnue, je remarquai sur son bras, à peu près au milieu, une petite envie, grosse comme une lentille, et environnée de poils bruns… Puis le palais m’a paru magnifique, immense ; la façade ne finissait pas…

En ce moment, l’indiscret chirurgien s’arrêta, pâlit. Tous les yeux fixés sur les siens en suivirent la direction ; et les Français virent un Espagnol enveloppé d’un manteau, dont le regard de feu brillait dans l’ombre, au milieu d’une touffe d’orangers où il se tenait debout.

L’écouteur disparut aussitôt avec une légèreté de sylphe, quand un jeune sous-lieutenant s’élança vivement sur lui.

— Sarpéjeu ! mes amis, s’écria le chirurgien, cet œil de basilic m’a glacé. J’entends sonner des cloches dans mes oreilles ; et je vous fais mes adieux… vous m’enterrez ici !…

— Es-tu bête !… dit le colonel Charrin. Lecamus s’est mis à la piste l’espion, il saura bien nous en rendre raison.

— Hé bien ! Lecamus ?… s’écrièrent les officiers, en voyant revenir le sous-lieutenant tout essoufflé.

— Au diable !… répondit Lecamus. Il a passé, je crois, à travers les murailles ; et, comme je ne pense pas qu’il soit sorcier, il est sans doute de la maison ! il en connaît les passages, les détours, et m’a facilement échappé.

— Je suis perdu !… dit le chirurgien d’une voix sombre.

— Allons, sois calme !… répondirent les officiers ; nous nous mettrons à tour de rôle chez toi, jusqu’à ton départ… et, pour ce soir, nous t’accompagnerons.

En effet, trois jeunes officiers, qui ayant perdu leur argent au jeu ne savaient plus que faire, reconduisirent le chirurgien à son logement, et s’offrirent à rester chez lui, ce qu’il accepta.

Le surlendemain, il avait obtenu son renvoi en France, et faisait tous ses préparatifs pour partir avec une dame à laquelle Murat donnait une forte escorte. Il achevait de dîner en compagnie de ses amis, lorsque son domestique vint le prévenir qu’une jeune dame voulait lui parler. Le chirurgien et les trois officiers descendirent aussitôt ; mais l’inconnue ne put que dire à son amant :

— Prenez garde !…

Elle tomba morte.

C’était la camariste qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver à temps pour sauver le chirurgien.

Le poison la défigura complétement.

— Diable ! diable !… s’écria Lecamus, voilà ce qui s’appelle aimer !… il n’y a qu’une Espagnole au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans son bocal !…

Le chirurgien restait singulièrement pensif. Enfin, pour noyer les sinistres pressentimens qui le tourmentaient, il se remit à table et but immodérément, ainsi que ses compagnons ; puis tous, à moitié ivres, se couchèrent de bonne heure.

Au milieu de la nuit, le chirurgien fut réveillé par le bruit aigu que firent les anneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il se mit sur son séant, en proie à cette trépidation mécanique de toutes les fibres qui nous saisit au moment d’un semblable réveil. Alors il vit, debout devant lui, un Espagnol enveloppé dans son manteau. L’inconnu lui jetait le même regard brûlant, parti du buisson pendant la fête, et par lequel il avait déjà été si fatalement saisi.

Le chirurgien cria : Au secours !… A moi, mes amis !

Mais, à ce cri de détresse, l’Espagnol répondit d’abord par un rire amer :

— L’opium croît pour tout le monde !… d it-il.

Puis, après cette espèce de sentence, il lui montra ses trois amis profondément endormis ; et, tirant avec brusquerie de dessous son manteau un bras de femme récemment coupé, il le présenta vivement au chirurgien, en lui montrant un signe semblable à celui qu’il avait si imprudemment décrit :

— Est-ce bien le même ?… demanda-t-il.

A la lueur d’une lanterne posée sur le lit, le chirurgien, glacé d’effroi, répondit par un signe de tête ; et, sans plus ample information, le mari de l’inconnu lui plongea son poignard dans le cœur !…

— Le conte est furieusement brun, dit un des auditeurs, mais il est encore plus invraisemblable ; car pourriez-vous m’expliquer qui, du mort ou de l’Espagnol, vous a raconté cela ?…

— Monsieur, répondit le narrateur, piqué de l’observation, comme fort heureusement le coup de poignard que j’ai reçu a glissé à droite au lieu d’aller à gauche, vous me permettrez de savoir un peu ma propre histoire… Je vous jure qu’il y a encore des nuits où je vois en rêve les deux sacrés yeux…

L’ancien chirurgien en chef s’arrêta, pâlit, et resta, la bouche ouverte, dans un véritable état d’épilepsie.

Nous nous retournâmes tous du côté du salon. A la porte était un grand d’Espagne, un afrancesados en exil, et arrivé depuis quinze jours en Touraine, avec sa famille. Il apparaissait pour la première fois dans le monde ; et, venu fort tard, il visitait les salons, accompagné de sa femme dont le bras droit restait immobile.

Nous nous séparâmes en silence pour laisser passer ce couple, que nous ne vîmes pas sans une émotion profonde.

C’était un vrai tableau de Murillo ! Le mari avait, sous des orbites creusés et noircis, des yeux de feu. Sa face était desséchée, son crâne sans cheveux, et son corps d’une maigreur effroyable. — La femme !… imaginez-la ? — non ! — vous ne la feriez pas vraie. — Elle avait une admirable taille ; elle était pâle, mais belle encore ; son teint, par un privilége inouï pour une Espagnole, était éclatant de blancheur ; mais son regard tombait sur vous comme un jet de plomb fondu… son beau front, orné de perles, et blanc, ressemblait au marbre d’une tombe ; il y avait un mort enseveli dans son cœur !… C’était la douleur espagnole dans tout son lustre.

Inutile de dire que le chirurgien avait disparu.

— Madame, demandai-je à la comtesse vers la fin de la soirée, par quel événement avez-vous donc perdu le bras ?

— Dans la guerre de l’indépendance… dit-elle.