Le Grand Silence blanc/La bête sociable

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 131-140).



IX

LA BÊTE SOCIABLE


Depuis trois heures, la bourrasque fait rage. Le vent secoue la hutte, pourtant bien abritée et protégée à la fois par la montagne et un épais rideau de sapins.

Le thermomètre ne doit pas être loin de quarante, au-dessous de zéro, naturellement, ainsi qu’il convient à un thermomètre en usage passé le 70° degré de latitude nord.

Dehors, mes chiens sont couchés, sauf Tempest, mon husky esquimau, que j’ai gardé auprès de moi. Un feu assez vif pétille, la bouilloire à thé commence à chanter sa chanson.

Tempest est accroupi, le museau dans ses pattes ; un petit sifflement, une secousse brève de ses poils raides où les glaçons achèvent de fondre disent son évidente satisfaction.

Désœuvré, je prends ma trousse et me mets en devoir de réparer ma chemise de peau qui est en grande pitié.

Je tire l’aiguille à rendre des points — c’est le mot — à Jenny elle-même. De temps en temps, Tempest ouvre un œil, grogne un peu plus fort, puis reprend sa somnolence.

Il faut avoir vécu dans la solitude pour comprendre la joie de pouvoir parler à un être humain. Les plus cruelles privations ne sont rien à côté de l’effroyable supplice du silence. Être seul devant les plus beaux paysages du monde, seul avec sa pensée qui tourne en rond autour du cerveau comme une bête emmurée, sentir sa raison mourir peu à peu, être ivre de solitude au point de chanceler, avoir faim de parler à quelque chose de vivant !

Dans l’Arizona, sous un œil flamboyant, où les cactus se dressent comme de gigantesques chandeliers à sept branches, je parlais à mon cheval ; ici, aux dernières marches du monde, je trouve l’apaisement et avec l’apaisement la sagesse, en discourant avec mon chien.

— N’est-ce pas, Tempest, qu’il fait un affreux temps…

Tempest grogne, donc il approuve.

Un temps que les hommes — qui sont injustes parce qu’ils sont des hommes — appellent un temps de chien… ou un chien de temps, si vous préférez.

C’est évidemment son avis.

Je poursuis mon monologue :

— La justice n’existe pas. Qu’est-ce, en somme, que la justice ? Un mot. Et les juges ? Moins que rien, des hommes. Si vous les voyiez, monsieur Tempest, chez moi, dans mon pays de civilisés, ces hommes s’habillent de rouge ou de noir, on leur met sous le menton de petites bavettes blanches. N’allez pas croire pour cela qu’ils soient en enfance ou simplement gagas, non, c’est la coutume ; au pays britannique, ils ont des perruques hautes comme ça…

Mon geste ou mon raisonnement effraye Tempest qui se dresse et montre les crocs.

Son âme incivilisée ne comprendra jamais les beautés de notre monde.

Changeons la conversation.

— Là, rentrez vos crocs barbares, j’ai pourtant raison. Si la justice existait, vous seriez dehors, avec vos compagnons, endormis sous la neige et non devant le feu à vous rôtir les pattes…

Monsieur Tempest n’en veut pas savoir davantage, il ne rouvre même plus son œil gauche, ses oreilles sont repliées, il rêve tout haut devant les flammes qui dansent.

Tout à coup, il se dresse, les oreilles droites, la gueule ouverte ; rauque, il aboie trois fois, il replie à moitié l’oreille… Il guette. Il aboie encore, puis il s’élance vers la porte…

J’écoute. Rien. Le sifflement du vent qui passe en tournoyant.

— Quelle idée folle, vouloir sortir… Enfin, allez, si tel est votre désir…

J’ouvre. Un tourbillon de neige me frappe au visage.

— Damné chien !

Tempest est parti comme une flèche ; dans l’enclos, les autres chiens sont réveillés qui hurlent à l’unisson.

— Damné chien !

Je répète l’injure et vais pour refermer la porte, lorsque j’entends soudain une voix claire qui m’interpelle :

— Hello, appelez votre chien, c’est un démon qui me dévorerait tout vif.

J’accours sur la piste. Je siffle Tempest qui vient se ranger près de moi, les crocs dehors, grognant toujours.

— Qui va là ?

— Un ami, Mac O’Neil. Quel temps, camarade !

— Entrez et chauffez-vous.

— Ça n’est pas de refus. Attendez. Ici, Floch, ici, Dark. Tenez votre démon, pour Dieu ! ils vont se battre.

Je saisis par la peau du cou Tempest qui va s’élancer et le jette dans la hutte dont je tire la porte.

Libres, les chiens de l’homme creusent vivement leur trou dans la neige et disparaissent.

O’Neil enlève ses raquettes et secoue son manteau. Nous entrons.

La douce chaleur nous enveloppe. Le voyageur pousse un ah ! réjoui en arrachant les glaçons qui pendent à ses moustaches.

Le thé copieusement arrosé de whisky. Beaucoup de whisky, très peu de thé, c’est ainsi que mon compagnon comprend la chose.

— Garçon, j’ai pensé que vous vous ennuyiez tout seul, alors je suis venu…

— Merci.

— Pas la peine. Je m’ennuyais aussi. J’ai la noire bête, comment vous dites en français ? le… la… vous savez, l’affreuse noire bête.

— Le cafard.

All right. Le cafard. C’est la nuit de Christmas, tout de suite.

— Ah ! c’est Noël, j’avais oublié.

— Alors, j’ai pris mes raquettes et je suis venu. Seize mille, c’est peu de chose, la Stewart est gelée à bloc. C’est une piste admirable, mais après Cariboo Kid, le vent souffle de biais. Ça n’est pas chaud.

Il tend ses doigts à la flamme, puis, se pétrissant les mains, il fait craquer ses os. Il étend ses jambes, entourées de peaux de renard bleu qui, au contact du feu, se dégèlent. Lui aussi n’a pu rester seul. Je contemple l’inconnu, il est heureux de vivre, ses paupières s’avivent. Il parle, il parle, il parle.

Ce n’est, pourtant pas un intellectuel, un cérébral, celui-là. C’est une splendide brute taillée pour le combat.

La pensée qui voltige de-ci de-là s’est cogné les ailes dans la cage étroite de ce cerveau… Et l’homme a fait seize milles par un temps abominable, il a fui droit devant lui, risquant cent fois la mort pour ne pas rester seul, ce soir, seul avec la pensée qui ronge, la pensée qui vrille, la pensée qui affole, la pensée qui tue.

Enfin, l’homme se tait. Il fume silencieusement sa pipe, par bouffées mesurées et la fumée bleuâtre enveloppe sa tête. Il clôt à demi ses paupières. Pour un peu, il grognerait avec satisfaction comme Tempest.

L’homme est une bête sociable. Celle-ci maintenant est heureuse.



Lorsque Mac O’Neil a fini de fumer, il tape sa courte pipe contre son talon et dit :

— Oui, je m’ennuyais à crever ; parler à ses chiens, ça n’est point drôle. Voilà quarante jours que Gregory Land est passé avec la poste. Il m’a laissé un numéro du Post-Intelligencer, de Seattle. Je le sais par cœur et pourrais vous réciter les articles et les annonces. C’est lui, Gregory, qui m’a annoncé que vous étiez campé sur la Stewart. Il m’a dit aussi que vous étiez Français. Je suis Écossais, moi (ici, Mac O’Neil soulève sa toque en peau de loutre), j’aime la France, moi, je ne suis pas une écrevisse, ni un mâcheur de gomme, moi… Alors, j’ai pensé : il doit s’amuser la même chose que moi, ce garçon, je vais aller le voir… et me voilà… La terre paye-t-elle ici ? ajoute-t-il au bout d’un moment.

— Peuh ! huit à neuf cents d’or à la pan

Mac O’Neil émet un sifflement admiratif.

— Voilà ce qu’elle donne chez moi.

Et dans le creux de sa main rugueuse, le mineur me tend des pépites grosses comme des amandes.

Lorsque j’ai apprécié leur valeur, il les renferme dans un petit sac de toile qui a contenu du tabac. Comme il serre les cordons et les noue avec attention, il soupire :

— C’est avec ça que nous aurions une belle Christmas à Glasgow. Je connais une taverne, dans la basse ville, où l’ale a la couleur du miel, et le jambon !…

Les souvenirs des ripailles passées lui reviennent en foule, il se donne des claques sur la cuisse et rit d’un gros rire…

— Une fois, chez mon père, on avait tiré un marcassin, sur les terres de lord Denshire ; entre nous, nous l’avions tiré sans autorisation et nous l’avions bourré, le marcassin, pas le lord, avec des saucisses et des châtaignes. Tous les voisins étaient de la fête et — comme cela se doit — chacun avait apporté son présent ; le whisky, le bon vieux whisky d’Écosse, était copieusement représenté.

Et Mac O’Neil fait claquer sa langue.

— Dans la cheminée, un tronc entier brûlait ; la flamme jetait de grandes lueurs qui illuminaient le visage des filles et les filles riaient parce que les garçons les chatouillaient. Le lendemain, mon père et moi étions seuls autour de la table.

— Et les voisins ?

— Les voisins ? Ils étaient dessous.

Le mineur conclut :

— En vérité, ce fut une belle Christmas !

Puis, l’homme conte d’autres souvenirs… Mais je n’écoute plus, sa voix fait un ronronnement à mon oreille. Est-ce que je sommeille, est-ce que je rêve ? Ces évocations font se dresser un long cortège de fantômes oubliés…

Les cérémonies familiales, mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère, la grande table, autour de laquelle nous étions tous réunis attendant que minuit sonne…

Le Père Noël chargé des joujoux convoités, les poupées pour mes sœurs, les livres pour moi. Je vois nettement la couverture rouge, les tranches dorées, et le titre qui flamboie : Le Sphinx des glaces, Le Capitaine Hatteras

Le mystère des terres polaires qui m’attire…

Le grand silence blanc !

Hein ! quoi… Ah ! oui, je ne rêve pas… les solitudes glacées, les neiges éternelles… je suis servi…

Tempest a repris sa place auprès du foyer, il grogne, l’air heureux. Mac O’Neil confectionne un cocktail savant, et il parle, il parle…

Mes Noëls d’étudiant, dans la ville aristocratique où le ciel est clément. La nuit trouée d’étoiles, la théorie des jeunes gens qui passent chantant des refrains grivois… Mes camarades, je vous vois : Broche, si drôlement ivre ; Bartek, au large sourire ; Sapiens, Catacloum… Je vous vois aussi, Lise, Margot, Daisy, Mourrette, poupées qui enchantiez nos âmes de vingt ans…[1]

Les cloches sonnent à la volée, les cloches qui chantaient à ma naissance, les cloches qui pleuraient au cercueil de mon père… Le vent m’apporte leurs voix graves qui passent sur les eaux, qui passent sur les terres et qui, après une randonnée de huit mille lieues, mettent de la joie dans mon âme, du soleil dans mon cœur.

Noëls de Provence illuminés de foi naïve… Les Santouns… Les Saints… viennent pour adorer l’Enfant sur la paille de l’étable… Les rois Mages et les bergers, tous si drôlement accoutrés. Un court dialogue persiste que j’entends avec netteté.

Hérode est là, Hérode, le méchant roi tueur d’enfants, le seul qui parle français — parce qu’il est le Roi — le serviteur arrive, vêtu d’une peau de mouton ; il parle provençal, car il est d’une basse origine…

Cran Rei, vaqui li reis Mages.

Et Hérode, qui parle français parce qu’il est le Roi, étend la main avec majesté et laisse tomber de ses lèvres augustes cette phrase :

— Dizi qui z’entrent…

Et la foule, simple et naïve, de rire…

Je l’entends ce rire avec la voix des cloches…


— Hé là, cher garçon, vous dormez debout…

Et Mac O’Neil me remet d’aplomb avec une bourrade.

Puis, il sort, ayant pris son fouet en cuir de cariboo, pour aller rosser ses chiens qui hurlent à l’unisson de la tempête.

  1. Voir : L.-F. Rouquette, La Cité des Vieilles.