Le Grand Meaulnes/II
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l’impossibilité où nous étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi, de reparler du Pays perdu avant la fin de l’hiver. Nous ne pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.
Rien ne nous rappelait l’aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que depuis l’après-midi de son retour nous n’avions plus d’amis. Aux récréations, les mêmes jeux qu’autrefois s’organisaient, mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand Meaulnes. Les soirs, aussitôt la classe balayée, la cour se vidait comme au temps où j’étais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à manger.
Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d’une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d’anglais et des cahiers de musique finement recopiés. L’après-midi, c’était quelque visite qui nous faisait fuir l’appartement ; et nous regagnions l’école… Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui s’arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis s’en allaient… Cette triste vie se poursuivit jusqu’à la fin de février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, lorsqu’une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je m’étais trompé et qu’une crise violente se préparait sous la surface morne de cette vie d’hiver.
Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du domaine étrange, la première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu’à nous. Nous étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe était divisée en deux clans.
À huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les miettes du repas fit :
— Ah !
d’une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait sur le seuil une couche de neige… Comme il faisait très sombre, je m’avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la porte frileusement.
À neuf heures nous nous disposions à monter nous coucher ; ma mère avait déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l’autre bout de la cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout, aux aguets, l’oreille tendue.
Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d’avoir traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le verre brisé. Il y eut un court silence et mon père commençait à dire que « c’était sans doute… », lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle à manger, qui donnait, je l’ai dit, sur la route de La Gare, un coup de sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s’entendre jusque dans la rue de l’église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à la force des poignets sur l’appui extérieur, éclatèrent des cris perçants.
— Amenez-le ! Amenez-le !
À l’autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là avaient dû passer par le champ du père Martin ; ils devaient être grimpés sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour.
Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix déguisées, les cris de : « Amenez-le ! » éclatèrent successivement — sur le toit du cellier qu’ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur ; — sur un petit mur qui joignait le hangar au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément à cheval — sur le mur grillé de la route de La Gare où l’on pouvait facilement monter… Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois :
— À l’abordage !
Et nous entendions l’écho de leurs cris résonner dans les salles de classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres.
Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de l’attaquer.
À vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de l’effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une quinzaine, sur la place, derrière l’église, un grand malandrin et un jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n’étaient pas du pays.
Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes persuadés que nous avions affaire à des gens — et probablement à des jeunes gens — du bourg. Il y avait même certainement des gamins — on reconnaissait leurs voix suraiguës — dans la troupe qui se jetait à l’assaut de notre demeure comme à l’abordage d’un navire.
— Ah ! bien, par exemple… s’écria mon père.
Et Millie demanda à mi-voix :
— Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Lorsque soudain les voix du portail et du mur grillé — puis celles de la fenêtre — s’arrêtèrent. Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée. Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, décrurent progressivement, puis cessèrent ; nous entendîmes, le long du mur de la salle à manger le frôlement de toute la troupe qui se retirait en hâte et dont les pas étaient amortis par la neige.
Quelqu’un évidemment les dérangeait. À cette heure où tout dormait, ils avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la sortie du bourg. Mais voici qu’on troublait leur plan de campagne.
À peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir — car l’attaque avait été soudaine comme un abordage bien conduit — et nous disposions-nous à sortir, que nous entendîmes une voix connue appeler à la petite grille :
— Monsieur Seurel ! Monsieur Seurel !
C’était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il se donnait l’air finaud et effaré de quelqu’un qui a surpris tout le secret d’une mystérieuse affaire :
— J’étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes. J’allais fermer l’étable des chevreaux. Tout d’un coup, dressés sur la neige, qu’est-ce que je vois : deux grands gars qui semblaient faire sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je m’avance : je fais deux pas — Hip ! les voilà partis au grand galop du côté de chez vous. Ah ! je n’ai pas hésité, j’ai pris mon falot et j’ai dit : Je vas aller raconter ça à M. Seurel…
Et le voilà qui recommence son histoire :
« J’étais dans la cour derrière chez moi… » Sur ce, on lui offre une liqueur, qu’il accepte, et on lui demande des détails qu’il est incapable de fournir.
Il n’avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en éveil par les deux sentinelles qu’il avait dérangées s’étaient éclipsées aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être…
— Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un mois qu’ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup.
Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes, tandis que l’homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida :
— Il faut aller voir !
Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi.
Millie, déjà rassurée, puisque les assaillants étaient partis, et, comme tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature, déclara :
— Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée.
CHAPITRE II
Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en avant, projetant la lueur en éventail de sa lanterne grillagée… À peine sortions-nous par le grand portail que, derrière la bascule municipale, qui s’adossait au mur de notre préau, partirent d’un seul coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. Soit moquerie, soit plaisir causé par l’étrange jeu qu’ils jouaient là, soit excitation nerveuse et peur d’être rejoints, ils dirent en courant deux ou trois paroles coupées de rires.
Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant :
— Suis-moi, François !…
Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir une pareille course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, après avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivant le chemin de la Vieille-Planche, remontèrent délibérément vers l’église. Ils couraient régulièrement sans trop de hâte et nous n’avions pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue de l’église où tout était endormi et silencieux, et s’engagèrent derrière le cimetière dans un dédale de petites ruelles et d’impasses.
C’était là un quartier de journaliers, de couturières et de tisserands, qu’on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissions assez mal et nous n’y étions jamais venus la nuit. L’endroit était désert le jour : les journaliers absents, les tisserands enfermés ; et durant cette nuit de grand silence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les autres quartiers du bourg. Il n’y avait donc aucune chance pour que quelqu’un survînt et nous prêtât main-forte.
Je ne connaissais qu’un chemin, entre ces petites maisons posées au hasard comme des boîtes en carton, c’était celui qui menait chez la couturière qu’on surnommait « la Muette ». On descendait d’abord une pente assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides, on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu’elle engageait avec ma mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée seulement de petits cris d’infirme, je pouvais voir par la croisée le grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille, où jamais rien ne passait plus…
C’est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. À chaque tournant nous craignions de les perdre, mais, à ma surprise, nous arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu’ils l’eussent quittée. Je dis : à ma surprise, car le fait n’eût pas été possible, tant ces ruelles étaient courtes, s’ils n’avaient pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure.
Enfin, sans hésiter, ils s’engagèrent dans la rue qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes :
— Nous les tenons, c’est une impasse !
À vrai dire, c’étaient eux qui nous tenaient… Ils nous avaient conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous résolument et l’un des deux lança le même coup de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là.
Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez…
Qui c’était, nous le savions d’avance, mais nous étions bien résolus à n’en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes : il y avait là quelqu’un que nous ne connaissions pas et qui paraissait être le chef…
Il ne touchait pas Meaulnes : il regardait manœuvrer ses soldats qui avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut en bas, s’acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d’entre eux s’étaient occupés de moi, m’avaient immobilisé avec peine, car je me débattais comme un diable. J’étais par terre, les genoux pliés, assis sur les talons ; on me tenait les bras joints par derrière, et je regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d’effroi.
Meaulnes s’était débarrassé de quatre garçons du Cours qu’il avait dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant à toute volée dans la neige… Bien droit sur ses deux jambes, le personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de temps à autre d’une voix nette :
— Allez… Courage… Revenez-y… Go on, my boys…
C’était évidemment lui qui commandait… D’où venait-il ? Où et comment les avait-il entraînés à la bataille ? Voilà qui restait un mystère pour nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s’avança vers lui, menaçant, le mouvement qu’il fit pour y voir bien clair et faire face à la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la tête à la façon d’un bandage.
C’est à ce moment que je criai à Meaulnes :
— Prends garde par derrière ! Il y en a un autre.
Il n’eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la neige revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches… Le dernier venu, l’homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu’il protégeait de la main, et chaque fois qu’il découvrait un papier nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu’il contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d’inscriptions à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s’écria avec joie :
— Cette fois nous l’avons. Voilà le plan ! Voilà le guide ! Nous allons voir si ce monsieur est bien allé où je l’imagine…
Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus, me laissant libre de délier en hâte mon compagnon.
— Il n’ira pas très loin avec ce plan-là, dit Meaulnes en se levant.
Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l’église M. Seurel et le père Pasquier :
— Vous n’avez rien vu ? dirent-ils… Nous non plus !
Grâce à la nuit profonde ils ne s’aperçurent de rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.
Mais nous deux, dans notre chambre, là-haut, à la lueur de la lampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme deux compagnons d’armes le soir d’une bataille perdue…
CHAPITRE III
Le réveil du lendemain fut pénible. À huit heures et demie, à l’instant où M. Seurel allait donner le signal d’entrer, nous arrivâmes tout essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard, nous nous glissâmes n’importe où, mais d’ordinaire le grand Meaulnes était le premier de la longue file d’élèves, coude à coude, chargés de livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait.
Je fus surpris de l’empressement silencieux que l’on mit à nous faire place vers le milieu de la file ; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques secondes l’entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes, j’avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir les visages de nos ennemis de la veille.
Le premier que j’aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de penser, mais le dernier que j’eusse pu m’attendre à voir en ce lieu. Il était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur la marche de pierre, une épaule et le coin du sac qu’il avait sur le dos accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente.
Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le nouvel élève s’assit près du poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et les trois autres du premier banc s’étaient serrés les uns contre les autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d’avance…
Souvent, l’hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves de hasard, mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, rarement plus… Objets de curiosité durant la première heure, ils étaient aussitôt négligés et disparaissaient bien vite dans la foule des élèves ordinaires.
Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je me rappelle encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable qu’il s’accrochait au dos. Ce furent d’abord les porte-plume « à vue » qu’il tira pour écrire sa dictée. Dans un œillet du manche, en fermant un œil, on voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois rempli de compas et d’instruments amusants qui s’en allèrent par le banc de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main, sous les cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir.
Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j’avais, avec convoitise, lu les titres derrière la couverture des rares bouquins de notre bibliothèque : La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon Ami Benoist… Les uns feuilletaient d’une main sur leurs genoux ces volumes, venus on ne savait d’où, volés peut-être, et écrivaient la dictée de l’autre main. D’autres faisaient tourner les compas au fond de leurs casiers. D’autres, brusquement, tandis que M. Seurel tournant le dos continuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaient un œil et se collaient sur l’autre la vue glauque et trouée de Notre-Dame de Paris. Et l’élève étranger, la plume à la main, son fin profil contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif qui s’organisait autour de lui.
Peu à peu cependant toute la classe s’inquiéta : les objets, qu’on « faisait passer » à mesure, arrivaient l’un après l’autre dans les mains du grand Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, les posait auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et diversement coloré, comme aux pieds de la femme qui représente la Science, dans les compositions allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir ce déballage insolite et s’apercevoir du manège. Il devait songer, d’ailleurs, à faire une enquête sur les événements de la nuit. La présence du bohémien allait faciliter sa besogne…
Bientôt, en effet, il s’arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes.
— À qui appartient tout cela ? demanda-t-il en désignant « tout cela » du dos de son livre refermé sur son index.
— Je n’en sais rien, répondit Meaulnes d’un ton bourru, sans lever la tête.
Mais l’écolier inconnu intervint :
— C’est à moi, dit-il.
Et il ajouta aussitôt avec un geste large et élégant de jeune seigneur auquel le vieil instituteur ne sut pas résister :
— Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez regarder.
Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec un air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant, silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s’absorbait dans un problème difficile.
Le « quart d’heure » nous surprit dans ces occupations. La dictée n’était pas finie et le désordre régnait dans la classe. À vrai dire, depuis le matin la récréation durait.
À dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on s’aperçut bien vite qu’un nouveau maître régnait sur les jeux.
De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là, introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant : c’était une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs épaules.
Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l’adversaire par la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s’efforçaient de désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, perdant l’équilibre, allaient s’étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait malignement sa monture en riant aux éclats.
Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d’abord avec mauvaise humeur s’organiser ces jeux. Et j’étais auprès de lui, indécis.
— C’est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin, c’était le seul moyen de n’être pas soupçonné. Et M. Seurel s’y est laissé prendre !
Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j’étais, je ne manquais pas de l’approuver.
Partout, dans tous les coins, en l’absence du maître, se poursuivait la lutte : les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres ; ils couraient et culbutaient avant même d’avoir reçu le choc de l’adversaire… Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, qu’un groupe acharné et tourbillonnant d’où surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef.
Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses mains sur ses cuisses et me cria :
— Allons-y, François !
Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant :
— Voilà Meaulnes ! Voilà le grand Meaulnes !
Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me disant :
— Étends les bras : empoigne-les comme j’ai fait cette nuit.
Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j’agrippais au passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne resta debout que le nouveau venu monté sur Delage ; mais celui-ci, peu désireux d’engager la lutte avec Augustin, d’un violent coup de reins en arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc.
La main à l’épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes avec un peu de saisissement et une immense admiration :
— À la bonne heure ! dit-il.
Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s’étaient rassemblés autour de nous dans l’attente d’une scène curieuse. Et Meaulnes, dépité de n’avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur :
— Ce sera pour une autre fois !
Jusqu’à midi la classe continua comme à l’approche des vacances, mêlée d’intermèdes amusants et de conversations dont l’écolier-comédien était le centre.
Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne songeant pas même à organiser des représentations nocturnes où personne ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les oiseaux des Îles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages dans le pays environnant, alors que l’averse tombe sur le mauvais toit de zinc de la voiture et qu’il faut descendre aux côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient du groupe bavard en tendant l’oreille, laissant une main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place.
— Et de quoi vivez-vous ? demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu puérile de maître d’école et qui posait une foule de questions.
Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s’était inquiété de ce détail.
— Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l’automne précédent, je pense. C’est Ganache qui règle les comptes.
Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand diable qui, traîtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes par derrière et l’avait renversé…
CHAPITRE IV
L’après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d’autres objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu’à un petit singe qui griffait sourdement l’intérieur de sa gibecière… À chaque instant il fallait que M. Seurel s’interrompît pour examiner ce que le malin garçon venait de tirer de son sac… Quatre heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes.
Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n’y avait plus, semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure démarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner comme d’ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux élèves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n’y manquions jamais, car c’était une façon d’annoncer et de hâter la sortie du cours.
Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour du grand Meaulnes ; et dès le matin j’avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les nouveaux étaient toujours désignés d’office pour faire le second balayeur, le jour de leur arrivée.
Meaulnes revint en classe dès qu’il eut été chercher le pain de son goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber…
— Tu resteras dans la classe, m’avait dit mon compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu’il m’a volé.
Je m’étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant à la dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux déplacer en silence les bancs de l’école — le grand Meaulnes, taciturne et l’air dur, sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à la ceinture ; l’autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il était vêtu d’un mauvais paletot, avec des déchirures que je n’avais pas remarquées pendant le jour. Plein d’une ardeur presque sauvage, il soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en souriant un peu. On eût dit qu’il jouait là quelque jeu extraordinaire dont nous ne connaissions pas le fin mot.
Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour déplacer la dernière table.
En cet endroit, d’un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu’il laissât échapper une pareille occasion. L’autre, revenu près de la porte, allait s’enfuir d’un instant à l’autre, prétextant que la besogne était terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à concilier, à réunir, seraient perdus pour nous…
À chaque seconde j’attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui m’annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et d’un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de la tombée de la nuit, paraissait largement taché de noir.
La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât.
Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant la tête, et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix :
— Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés.
L’autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu’il disait, mais profondément ému de le lui entendre dire.
— Ils ont voulu, répondit-il, m’arracher votre plan tout à l’heure, sur la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont compris que j’allais faire la paix avec vous, ils se sont révoltés contre moi. Mais je l’ai tout de même sauvé, ajouta-t-il fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié.
Meaulnes se tourna lentement vers moi :
— Tu entends ? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour nous, tandis que nous lui tendions un piège !
Puis cessant d’employer ce « vous » insolite chez des écoliers de Sainte-Agathe :
— Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit la main.
Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé, la voix coupée… Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit :
— Ainsi vous me tendiez un piège ! Que c’est amusant ! Je l’avais deviné et je me disais : ils vont être bien étonnés, quand, m’ayant repris ce plan, ils s’apercevront que je l’ai complété…
— Complété ?
— Oh ! attendez ! Pas entièrement…
Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant de nous :
— Meaulnes, il est temps que je vous le dise : moi aussi je suis allé là où vous avez été. J’assistais à cette fête extraordinaire. J’ai bien pensé, quand les garçons du Cours m’ont parlé de votre aventure mystérieuse, qu’il s’agissait du vieux domaine perdu. Pour m’en assurer je vous ai volé votre carte… Mais je suis comme vous : j’ignore le nom de ce château ; je ne saurais pas y retourner ; je ne connais pas en entier le chemin qui d’ici vous y conduirait.
Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous nous pressâmes contre lui ! Avidement Meaulnes lui posait des questions… Il nous semblait à tous deux qu’en insistant ardemment auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu’il prétendait ne pas savoir.
— Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu d’ennui et d’embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous n’aviez pas… C’est tout ce que je pouvais faire.
Puis, nous voyant plein d’admiration et d’enthousiasme :
— Oh ! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir : je ne suis pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j’ai voulu me tirer une balle dans la tête et c’est ce qui vous explique ce bandeau sur le front, comme un mobile de la Seine, en 1870…
— Et ce soir, en vous battant, la plaie s’est rouverte, dit Meaulnes avec amitié.
Mais l’autre, sans y prendre garde, poursuivit d’un ton légèrement emphatique :
— Je voulais mourir. Et puisque je n’ai pas réussi, je ne continuerai à vivre que pour l’amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J’ai tout abandonné. Je n’ai plus ni père, ni sœur, ni maison, ni amour… Plus rien, que des compagnons de jeux.
— Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je.
— Oui, répondit-il avec animation. C’est la faute d’un certain Delouche. Il a deviné que j’allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au soir, comme c’était conduit, comme ça marchait ! Depuis mon enfance, je n’avais rien organisé d’aussi réussi…
Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à fait sur son compte :
— Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c’est que — je m’en suis aperçu ce matin — il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu’avec la bande de tous les autres. C’est ce Delouche surtout qui me déplaît. Quelle idée de faire l’homme à dix-sept ans ! Rien ne me dégoûte davantage… Pensez-vous que nous puissions le repincer ?
— Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous ?
— Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je n’ai que Ganache…
Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l’idée de se tuer l’avait surpris.
— Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez : je connais votre secret et je l’ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous avez perdue…
Et il ajouta presque solennellement :
— Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de l’enfer comme une fois déjà… Jurez-moi que vous répondrez quand je vous appellerai — quand je vous appellerai ainsi… (et il poussa une sorte de cri étrange : Hou-ou !…) Vous, Meaulnes, jurez d’abord !
Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus solennel et plus sérieux que nature nous séduisait.
— En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire : je vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait l’habitude de passer les fêtes : Pâques et la Pentecôte, le mois de juin et quelquefois une partie de l’hiver.
À ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c’était Ganache, le bohémien, qui n’osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D’une voix pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas :
— Hou-ou ! Hou-ou !
— Dites ! Dites vite ! cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.
Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l’ombre, rejoindre son compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble inexprimable.
CHAPITRE V
Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche, l’aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux fichu, puis tenant d’une main sa bougie allumée, abritant la flamme de l’autre main — la mauvaise — avec son tablier levé, elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui servait de cabane aux poules… Mais à peine avait-elle poussé la porte que, d’un coup de casquette si violent qu’il fit ronfler l’air, un individu surgissant de l’obscurité profonde éteignit la chandelle, abattit du même coup la bonne femme et s’enfuit à toutes jambes, tandis que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal.
L’homme emportait dans un sac — comme la veuve Delouche retrouvant son aplomb s’en aperçut un instant plus tard — une douzaine de ses poulets les plus beaux.
Aux cris de sa belle-sœur, Dumas était accouru. Il constata que le chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de la petite cour et qu’il s’était enfui, sans la refermer, par le même chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d’une main, son fusil chargé de l’autre, il s’efforça de suivre la trace du voleur, trace très imprécise — l’individu devait être chaussé d’espadrilles — qui le mena sur la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d’un pré. Forcé d’arrêter là ses recherches, il releva la tête, s’arrêta… et entendit au loin, sur la même route, le bruit d’une voiture lancée au grand galop, qui s’enfuyait…
De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s’était levé et, jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans l’obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement — comme son oncle — très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d’une voiture dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin et fanfaron, il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec l’insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon :
— Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n’est pas dit que je n’en « chaufferai » pas d’autres, de l’autre côté du bourg.
Et il rebroussa chemin vers l’église, dans le même silence nocturne.
Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière. Quelqu’un de malade sans doute. Il allait s’approcher, pour demander ce qui était arrivé, lorsqu’une ombre silencieuse, une ombre chaussée d’espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien voir, vers le marchepied de la voiture…
Jasmin, qui avait reconnu l’allure de Ganache, s’avança soudain dans la lumière et demanda à mi-voix :
— Eh bien ! Qu’y a-t-il ?
Hagard, échevelé, édenté, l’autre s’arrêta, le regarda, avec un rictus misérable causé par l’effroi et la suffocation, et répondit d’une haleine hachée :
— C’est le compagnon qui est malade… Il s’est battu hier soir et sa blessure s’est rouverte… Je viens d’aller chercher la sœur.
En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui se hâtait.
Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d’indignation et, par le bourg, comme une traînée de poudre.
Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole qui s’arrêtait et dans laquelle on chargeait en hâte des paquets qui tombaient mollement. Il n’y avait, dans la maison, que deux femmes et elles n’avaient pas osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets en question étaient les lapins et la volaille… Millie, durant la première récréation, trouva devant la porte de la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. On en conclut qu’ils étaient mal renseignés sur notre demeure et n’avaient pu entrer… Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut d’abord qu’ils avaient volé aussi les cochons, mais on les retrouva dans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans différents jardins. Tout le troupeau avait profité de l’occasion et de la porte ouverte pour faire une petite promenade nocturne… Presque partout on avait enlevé la volaille ; mais on s’en était tenu là. Mme Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d’élevage, cria bien toute la journée qu’on lui avait volé son battoir et une livre d’indigo, mais le fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal…
Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit :
— Ah ! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré un, il l’a bien dit : Je le fusillais comme un lapin !
Et il ajoutait en nous regardant :
— C’est heureux qu’il n’ait pas rencontré Ganache, il était capable de tirer dessus. C’est tous la même race, qu’il dit, et Dessaigne le disait aussi.
Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C’est le lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que Ganache, comme leur voleur, était chaussé d’espadrilles. Ils furent d’accord pour trouver qu’il valait la peine de dire cela aux gendarmes. Ils décidèrent donc, en grand secret, d’aller dès leur premier loisir au chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie.
Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure légèrement rouverte, ne parut pas.
Sur la place de l’église, le soir, nous allions rôder, rien que pour voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d’angoisse et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher de l’humble bicoque, qui nous paraissait être le mystérieux passage et l’antichambre du Pays dont nous avions perdu le chemin.
CHAPITRE VI
Tant d’anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous avaient empêchés de prendre garde que mars était venu et que le vent avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que c’était le printemps. Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur, une pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines ; la terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j’entendais, dans l’arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d’apprendre la musique…
Meaulnes, à la première récréation, parla d’essayer tout de suite l’itinéraire qu’avait précisé l’écolier-bohémien. À grand’peine je lui persuadai d’attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût sérieusement au beau… que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah ! frère, compagnon, voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était proche, et qu’il allait suffire de se mettre en chemin pour l’atteindre !…
À midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d’œil, nous étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main… C’était Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, « vu le beau temps », une grande représentation sur la place de l’église. À tout hasard, « pour se prémunir contre la pluie », une tente serait dressée. Suivait un long programme des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes distinguer vaguement « pantomimes… chansons… fantaisies équestres… », le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour.
Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec un bourdonnement de conversations, les gens des faubourgs, par petits groupes, qui s’en allaient vers la place de l’église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester à table, trépignant d’impatience !
Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des rires étouffés à la petite grille : les institutrices venaient nous chercher. Dans l’obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l’église illuminé comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la baraque ondulaient au vent…
À l’intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d’ombre où s’étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l’épicière, les filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des paysans, d’autres gens encore.
La représentation était avancée plus qu’à moitié. On voyait sur la piste une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C’était Ganache qui la commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous d’un air inquiet, la bouche ouverte, les yeux morts.
Assis sur un tabouret, près de deux autres quinquets, à l’endroit où la piste communiquait avec la roulotte, nous reconnûmes, en fin maillot noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.
À peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui s’arrêtait toujours devant l’un de nous lorsqu’il fallait désigner la personne la plus aimable ou la plus brave de la société ; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu’il s’agissait de découvrir la plus menteuse, la plus avare ou « la plus amoureuse… » Et c’étaient autour d’elle des rires, des cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d’oies que pourchasse un épagneul !…
À l’entracte, le meneur-de-jeu vint s’entretenir un instant avec M. Seurel, qui n’eût pas été plus fier d’avoir parlé à Talma ou à Léotard ; et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu’il disait : de sa blessure — refermée ; de ce spectacle — préparé durant les longues journées d’hiver ; de leur départ — qui ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et nouvelles.
Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.
Vers la fin de l’entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner l’entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s’écartèrent. Ce costume noir, cet air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d’un voyage, et qui s’entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident qu’une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus sûrement sa conquête… Il se tenait les pouces au revers de son veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme Pignot quelque chose que je n’entendis pas, mais certainement une injure, un mot provocant à l’adresse de notre ami. Ce devait être une menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s’empêcher de se retourner et de regarder l’autre, qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son côté… Tout ceci se passa d’ailleurs en quelques secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc à m’en apercevoir.
Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait l’entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer, et un grand silence s’établit. Alors, derrière le rideau, tandis que s’apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n’entendions pas ce qui était dit, mais nous reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme — la première qui expliquait, qui se justifiait ; l’autre qui gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois :
— Mais malheureux ! disait celle-ci, pourquoi ne m’avoir pas dit…
Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât l’oreille. Puis tout se tut soudainement. L’altercation se poursuivit à voix basse ; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier :
— Les lampions, le rideau !
et à frapper du pied.
CHAPITRE VII
Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face — sillonnée de rides, tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains à cacheter ! — d’un long pierrot en trois pièces mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste.
Je ne saurais plus reconstituer aujourd’hui le sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s’être vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau se relever ; c’était plus fort que lui : il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il s’embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait dans sa chute une table énorme qu’on avait apportée sur la piste. Il finit par aller s’étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand’peine, le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d’inconcevables efforts. Et chaque fois qu’il tombait, il poussait un petit cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute, accompagné par les cris d’effroi des femmes.
Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m’en rappeler la raison, « le pauvre pierrot qui tombe » sortant d’une de ses manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son qu’elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et au moment de la plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l’oreille, pour aller ensuite s’aplatir sur l’estomac de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines l’imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s’effondrèrent, les jambes en l’air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et dire :
— Nous avons, Messieurs et Mesdames, l’honneur de vous remercier !
Mais à ce moment même et au milieu de l’immense brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria :
— Regarde le bohémien ! Regarde ! Je l’ai enfin reconnu.
Avant même d’avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait en moi et n’attendait que l’instant d’éclore, j’avais deviné ! Debout auprès d’un quinquet, à l’entrée de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur ses épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr’ouvertes, il feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse des cheveux, c’était, tel que me l’avait décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du domaine inconnu.
Il était évident qu’il avait ainsi enlevé son bandage pour être reconnu de nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous avoir jeté un coup d’œil d’entente et nous avoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriait d’ordinaire.
— Et l’autre ! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l’ai-je pas reconnu tout de suite ! C’est le pierrot de la fête, là-bas…
Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications avec la piste ; un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule qui s’écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, dans l’ombre où nous piétinions d’impatience.
Dès qu’il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était rentré et commençait à dormir.
CHAPITRE VIII
Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c’était Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s’était enfui avec lui. L’autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et d’aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance…
Frantz de Galais nous avait jusqu’ici caché son nom et il avait feint d’ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d’être forcé de rentrer chez ses parents ; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la vérité tout entière ?…
Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des spectateurs s’écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient pour là-bas ! Quel voyage sur la route mouillée ! Frantz expliquerait tout ; tout s’arrangerait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s’était interrompue…
Quant à moi je marchais dans l’obscurité avec un gonflement de cœur indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible plaisir que donnait l’attente du jeudi jusqu’à la très grande découverte que nous venions de faire, jusqu’à la très grande chance qui nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de cœur, je m’approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l’on m’imposait parfois le supplice d’offrir mon bras, et spontanément je lui donnai la main.
Amers souvenirs ! Vains espoirs écrasés !
Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux sur la place de l’église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et s’élança vers la place vide… Sur l’emplacement de la baraque et des voitures, il n’y avait plus qu’un pot cassé et des chiffons. Les bohémiens étaient partis…
Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu’à chaque pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de s’élancer, d’abord sur la route du Vieux-Nançay, puis sur la route de Saint-Loup des Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire ? Dix traces de voitures s’embrouillaient sur la place, puis s’effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là, inertes.
Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s’éparpillèrent à travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance d’un village… Mais il était trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fui avec son compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons qu’il étranglait. Prévenu à temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était vide ; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de prendre du champ avant l’arrivée des gendarmes. Mais, ne craignant plus désormais qu’on tentât de le ramener au domaine de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de disparaître.
Un seul point resta toujours obscur : comment Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne sœur pour la fièvre de son ami ? Mais n’était-ce pas là toute l’histoire du pauvre diable ? Voleur et chemineau d’un côté, bonne créature de l’autre…
CHAPITRE IX
Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin ; les ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient ; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma mémoire.
Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat d’Études Supérieures, les autres le concours de l’École Normale. Lorsque nous arrivâmes tous les deux, Meaulnes plein d’un regret et d’une agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très abattu, l’école était vide… Un rayon de frais soleil glissait sur la poussière d’un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d’un planisphère.
Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis que tout nous appelait au-dehors : les poursuites des oiseaux dans les branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux désir d’essayer au plus vite l’itinéraire incomplet vérifié par le bohémien — dernière ressource de notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé toutes les autres ?… Cela était au-dessus de nos forces ! Meaulnes marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s’il eût attendu quelqu’un qui ne viendrait certainement pas.
— J’ai l’idée, me dit-il enfin, j’ai l’idée que ce n’est peut-être pas aussi loin que nous l’imaginons…
» Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la route que j’avais indiquée.
» Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long détour inutile…
J’étais à moitié assis sur le coin d’une grande table, un pied par terre, l’autre ballant, l’air découragé et désœuvré, la tête basse.
— Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute la nuit.
— Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m’a déposé à quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l’ouest de Sainte-Agathe, tandis que j’étais parti par la route de La Gare à l’est. Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et le pays perdu.
» Vraiment, il me semble qu’en sortant du bois des Communaux, on ne doit pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons.
— Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte.
— C’est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d’ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée…
À cet instant Mouchebœuf arriva. Il avait une tendance irritante à se faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.
— Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête : Jasmin Delouche qui connaît les nids.
Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu’ils avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette expédition.
— S’ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, car je m’en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi.
Mouchebœuf resta ébahi.
— Ne viens-tu pas ? me demanda Augustin, s’arrêtant une seconde sur le seuil de la porte entr’ouverte — ce qui fit entrer dans la pièce grise, en une bouffée d’air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d’appels, de pépiements, le bruit d’un seau sur la margelle du puits et le claquement d’un fouet au loin.
— Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t’attendrai avec impatience.
Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d’espoir.
Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste d’alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu’il ne fut guère surpris de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Mouchebœuf qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit :
— S’il a besoin de nous, qu’il vienne donc nous chercher !
Et il commanda :
— Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les dénicher à notre tour… Pourras-tu marcher jusque-là, François ?
J’affirmai que oui et nous partîmes.
Il fut entendu que Mouchebœuf conduirait M. Seurel et lui servirait d’appeau… C’est-à-dire que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix ;
— Hop ! Holà ! Giraudat ! Delouche ! Où êtes-vous ?… Y en a-t-il ?… En avez-vous trouvé ?…
Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s’échapper de ce côté.
Or, dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes, il semblait qu’un chemin à un trait, un chemin de terre, partît de cette lisière du bois pour aller dans la direction du Domaine. Si j’allais le découvrir ce matin !… Je commençai à me persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir perdu…
La merveilleuse promenade !… Dès que nous eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on eût dit qu’il partait en guerre — je crois bien qu’il avait mis dans sa poche un vieux pistolet — et ce traître de Mouchebœuf.
Prenant un chemin de traverse, j’arrivai bientôt à la lisière du bois — seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une patrouille que son caporal a perdue.
Me voici, j’imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du bois, l’endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon grand frère aussi est parti à la découverte. C’est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe sous les basses branches d’arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J’ai sauté tout à l’heure un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie d’herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes.
Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j’entends un oiseau — je m’imagine que c’est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu’ils ne chantent que le soir — un oiseau qui répète obstinément la même phrase : voix de la matinée, parole dite sous l’ombrage, invitation délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m’accompagner sous la feuille.
Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l’aventure. Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, sous la direction de M. Seurel, ni des orchis que le maître d’école ne connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d’un grillage, enfouie sous tant d’herbes folles qu’il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver… Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C’est le passage dont il est question dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n’a pu trouver l’entrée. Cela se découvre à l’heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu’il va être onze heures, midi… Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage inégalement écartées, on l’aperçoit comme une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumière tout petit.
Mais tandis que j’espère et m’enivre ainsi, voici que brusquement je débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement un pré. Je suis arrivé sans y penser à l’extrémité des Communaux, que j’avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l’ombre, la maison du garde. Deux paires de bas sèchent sur l’appui de la fenêtre. Les années passées, lorsque nous arrivions à l’entrée du bois, nous disions toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l’immense allée noire : « C’est là-bas la maison du garde ; la maison de Baladier ». Mais jamais nous n’avions poussé jusque-là. Nous entendions dire quelquefois, comme s’il se fût agi d’une expédition extraordinaire : « Il a été jusqu’à la maison du garde !… »
Cette fois, je suis allé jusqu’à la maison de Baladier, et je n’ai rien trouvé.
Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je n’avais pas sentie jusque-là ; je craignais de faire tout seul le chemin du retour, lorsque j’entendis près de moi l’appeau de M. Seurel, la voix de Mouchebœuf, puis d’autres voix qui m’appelaient…
Il y avait là une troupe de six grands gamins, où, seul, le traître Mouchebœuf avait l’air triomphant. C’était Giraudat, Auberger, Delage et d’autres… Grâce à l’appeau, on avait pris les uns grimpés dans un merisier isolé au milieu d’une clairière ; les autres en train de dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s’étaient enfuis à l’approche de M. Seurel : ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d’abord répondu par des plaisanteries à l’adresse de « Mouchevache ! », que répétaient les échos des bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé :
— Vous n’avez qu’à descendre, vous savez ! M. Seurel est là…
Alors tout s’était tu subitement ; ç’avait été une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes était passé. On n’avait pas entendu sa voix ; et l’on dut renoncer à poursuivre les recherches.
Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse, fatigués, terreux. À la sortie du bois, lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n’était plus ce matin de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l’après-midi avaient commencé. De loin en loin un coq criait, cri désolé ! dans les fermes désertes aux alentours de la route. À la descente du Glacis, nous nous arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et M. Seurel leur disait :
— De fameux galopins ! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu’ils ont voulu. C’est du propre !…
Il me semblait que c’était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort aux jeunes gars qu’ils connaissaient bien. Ils nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne :
— Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien… Il a dû rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l’a fait monter, il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l’entrée du chemin des Granges ! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais que vous n’étiez pas de retour encore. Et il a continué tout doucement sa route vers Sainte-Agathe.
En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand Meaulnes, l’air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en hochant la tête avec découragement :
— Non ! rien ! rien qui ressemble à ça.
Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays radieux, il s’assit à l’une des grandes tables et, la tête dans les bras, il dormit longtemps, d’un sommeil triste et lourd. Vers le soir, après un long instant de réflexion, comme s’il venait de prendre une décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c’est tout ce que je me rappelle de cette morne fin d’un grand jour de défaite.
CHAPITRE X
Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.
Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt après quatre heures comme en plein été, et pour y voir plus clair nous sortîmes deux grandes tables dans la cour. Mais le temps s’assombrit tout de suite ; une goutte de pluie tomba sur un cahier ; nous rentrâmes en hâte. Et de la grande salle obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions silencieusement dans le ciel gris la déroute des nuages.
Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignée de croisée, ne put s’empêcher de dire, comme s’il eût été fâché de sentir monter en lui tant de regret :
— Ah ! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j’étais sur la route, dans la voiture de La Belle-Étoile.
— Sur quelle route ? demanda Jasmin.
Mais Meaulnes ne répondit pas.
— Moi, dis-je, pour faire diversion, j’aurais aimé voyager comme cela en voiture, par la pluie battante, abrité sous un grand parapluie.
— Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre.
— Il ne pleuvait pas et je n’avais pas envie de lire, répondit Meaulnes, je ne pensais qu’à regarder le pays.
Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays il s’agissait, Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit :
— Je sais… Toujours la fameuse aventure !…
Il avait dit ces mots d’un ton conciliant et important, comme s’il eût été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peine perdue ; ses avances lui restèrent pour compte ; et comme la nuit tombait, chacun s’en fut au galop, la blouse relevée sur la tête, sous la froide averse.
Jusqu’au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce jeudi-là fut plus triste encore que le précédent. Toute la campagne était baignée dans une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais jours de l’hiver.
Millie, trompée par le beau soleil de l’autre semaine, avait fait faire la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettre sécher le linge sur les haies du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, tant l’air était humide et froid.
En discutant avec M. Seurel, il lui vint l’idée d’étendre sa lessive dans les classes, puisque c’était jeudi, et de chauffer le poêle à blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger, on ferait cuire les repas sur le poêle et nous nous tiendrions toute la journée dans la grande salle du Cours.
Au premier instant, — j’étais si jeune encore ! — je considérai cette nouveauté comme une fête.
Morne fête !… Toute la chaleur du poêle était prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et mollement une petite pluie d’hiver. C’est là pourtant que dès neuf heures du matin, dévoré d’ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les barreaux du grand portail, où nous appuyions silencieusement nos têtes, nous regardâmes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d’un enterrement venu du fond de la campagne. Le cercueil, amené dans une charrette à bœufs, était déchargé et posé sur une dalle, au pied de la grande croix où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles du bohémien ! Où était-il maintenant, le jeune capitaine qui si bien menait l’abordage ?… Le curé et les chantres vinrent comme c’était l’usage au-devant du cercueil posé là, et les tristes chants arrivaient jusqu’à nous. Ce serait là, nous le savions, le seul spectacle de la journée, qui s’écoulerait tout entière comme une eau jaunie dans un caniveau.
— Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage. Apprends-le, Seurel : j’ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui demander de finir mes études à Paris. C’est aujourd’hui que je pars.
Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère, qui était riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là. Inutile aussi de demander pourquoi soudainement il désirait s’en aller à Paris !…
Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe d’où il était parti pour son aventure. Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n’avais pas sentie d’abord.
— Pâques approche ! dit-il pour m’expliquer, avec un soupir.
— Dès que tu l’auras trouvée là-bas, tu m’écriras, n’est-ce pas ? demandai-je.
— C’est promis, bien sûr. N’es-tu pas mon compagnon et mon frère ?…
Et il me posa la main sur l’épaule.
Peu à peu je comprenais que c’était bien fini, puisqu’il voulait terminer ses études à Paris ; jamais plus je n’aurais avec moi mon grand camarade.
Il n’y avait d’espoir, pour nous réunir, qu’en cette maison de Paris où devait se retrouver la trace de l’aventure perdue… Mais de voir Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c’était là pour moi !
Mes parents furent avertis : M. Seurel se montra très étonné, mais se rendit bien vite aux raisons d’Augustin ; Millie, femme d’intérieur, se désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre maison dans un désordre inaccoutumé… La malle, hélas ! fut bientôt faite. Nous cherchâmes sous l’escalier ses souliers des dimanches ; dans l’armoire, un peu de linge ; puis ses papiers et ses livres d’école — tout ce qu’un jeune homme de dix-huit ans possède au monde.
À midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café Daniel en compagnie d’Augustin, et l’emmena sans donner presque aucune explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous leur dîmes au revoir ; et la voiture disparut au tournant des Quatre-Routes.
Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide salle à manger remettre en ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face d’une longue soirée de jeudi — avec l’impression que, dans cette vieille voiture, mon adolescence venait de s’en aller pour toujours.
CHAPITRE XI
Que faire ?
Le temps s’élevait un peu. On eût dit que le soleil allait se montrer.
Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De temps à autre mon père traversait la cour, pour remplir un seau de charbon dont il bourrait le poêle. J’apercevais les linges blancs pendus aux cordes et je n’avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit transformé en séchoir, pour m’y trouver en tête-à-tête avec l’examen de la fin de l’année, ce concours de l’École Normale qui devait être désormais ma seule préoccupation.
Chose étrange : à cet ennui qui me désolait se mêlait comme une sensation de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il me semblait du moins que j’étais libéré de cet étrange souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne me permettaient plus d’agir comme tout le monde. Meaulnes parti, je n’étais plus son compagnon d’aventures, le frère de ce chasseur de pistes ; je redevenais un gamin du bourg pareil aux autres. Et cela était facile et je n’avais qu’à suivre pour cela mon inclination la plus naturelle.
Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d’une ficelle, puis lâchant en l’air trois marrons attachés qui retombèrent dans la cour. Mon désœuvrement était si grand que je pris plaisir à lui relancer deux ou trois fois ses marrons de l’autre côté du mur.
Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers un tombereau qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de grimper par derrière sans même que la voiture s’arrêtât. Je reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin conduisait ; le gros Boujardon était debout. Ils revenaient du pré.
— Viens avec nous, François ! cria Jasmin, qui devait savoir déjà que Meaulnes était parti.
Ma foi ! sans avertir personne, j’escaladai la voiture cahotante et me tins comme les autres, debout, appuyé contre un des montants du tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche…
Nous sommes maintenant dans l’arrière-boutique, chez la bonne femme qui est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon de soleil blanc glisse à travers la fenêtre basse sur les boîtes en fer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le gros Boujardon s’assoit sur l’appui de la fenêtre et tourné vers nous, avec un gros rire d’homme pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. À la portée de la main, sur un tonneau, la boîte est ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une sorte d’intimité de mauvais aloi s’est établie entre nous. Jasmin et Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma vie a changé tout d’un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis très longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais finie.
Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueur entamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n’y a qu’un verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premier avec un peu de condescendance, comme si je n’étais pas habitué à ces mœurs de chasseurs et de paysans… Cela me gêne un peu. Et comme on vient à parler de Meaulnes, l’envie me prend, pour dissiper cette gêne et retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini maintenant de ses aventures ici ?…
Est-ce que je raconte mal cette histoire ? Elle ne produit pas l’effet que j’attendais.
Mes compagnons, en bons villageois que rien n’étonne, ne sont pas surpris pour si peu.
— C’était une noce, quoi ! dit Boujardon.
Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuse encore.
Le château ? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont entendu parler.
La jeune fille ? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son année de service.
— Il aurait dû, ajoute l’un d’eux, nous en parler et nous montrer son plan au lieu de confier cela à un bohémien !…
Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l’occasion pour exciter leur curiosité : je me décide à expliquer qui était ce bohémien ; d’où il venait ; son étrange destinée… Boujardon et Delouche ne veulent rien entendre : « C’est celui-là qui a tout fait. C’est lui qui a rendu Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade ! C’est lui qui a organisé toutes ces sottises d’abordages et d’attaques nocturnes, après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire… »
— Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à petits coups, j’ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore !…
Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné si nous n’avions pas considéré l’affaire d’une façon si mystérieuse et si tragique. C’est l’influence de ce Frantz qui a tout perdu…
Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, il se fait du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon de goutte derrière un tonneau ; le gros Boujardon dégringole du haut de sa fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui roule, et manque deux fois de s’étaler. Le petit Roy les pousse par derrière, pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire.
Sans bien comprendre ce qui se passe je m’enfuis avec eux, nous traversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenier à foin. J’entends une voix de femme qui nous traite de propres-à-rien !…
— Je n’aurais pas cru qu’elle serait rentrée si tôt, dit Jasmin tout bas.
Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là en fraude, à voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c’était un singe. Je ne songe plus qu’à quitter ce grenier, tant ces aventures-là me déplaisent. D’ailleurs la nuit tombe… On me fait passer par derrière, traverser deux jardins, contourner une mare ; je me retrouve dans la rue mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café Daniel.
Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes. Malgré moi, tout d’un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel qui me sourit ; un dernier signe de la main — et la voiture disparaît…
Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui était si tragique et si beau. Déjà tout me paraît moins facile. Dans la grande classe où l’on m’attend pour dîner, de brusques courants d’air traversent la maigre tiédeur que répand le poêle. Je grelotte, tandis qu’on me reproche mon après-midi de vagabondage. Je n’ai pas même, pour rentrer dans la régulière vie passée, la consolation de prendre place à table et de retrouver mon siège habituel. On n’a pas mis la table ce soir-là ; chacun dîne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui devait être la récompense de ce jeudi passé dans l’école, et qui a brûlé sur les cercles rougis.
Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour étouffer le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit, croyant entendre, la première fois, le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de se retourner brusquement d’une seule pièce, et, l’autre fois, son pas léger de chasseur aux aguets, à travers les greniers du fond…
CHAPITRE XII
De toute ma vie je n’ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles sont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que je les relis la même tristesse que naguère.
La première m’arriva dès le surlendemain de son départ.
» Aujourd’hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devant la maison indiquée. Je n’ai rien vu. Il n’y avait personne. Il n’y aura jamais personne.
» La maison que disait Frantz est un petit hôtel à un étage. La chambre de Mlle de Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut sont les plus cachées par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit très bien. Tous les rideaux sont fermés et il faudrait être fou pour espérer qu’un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d’Yvonne de Galais puisse apparaître.
» C’est sur un boulevard… Il pleuvait un peu dans les arbres déjà verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient indéfiniment.
» Pendant près de deux heures, je me suis promené de long en large sous les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté pour boire, de façon à n’être pas pris pour un bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j’ai repris ce guet sans espoir.
» La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peu partout mais non pas dans cette maison. Il n’y a certainement personne. Et pourtant Pâques approche.
» Au moment où j’allais partir une jeune fille, ou une jeune femme — je ne sais — est venue s’asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle était vêtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore là, immobile malgré le froid du soir, à attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de fous comme moi.
Le temps passa. Vainement j’attendis un mot d’Augustin le lundi de Pâques et durant tous les jours qui suivirent — jours où il semble, tant ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, qu’il n’y ait plus qu’à attendre l’été. Juin ramena le temps des examens et une terrible chaleur dont la buée suffocante planait sur le pays sans qu’un souffle de vent la vînt dissiper. La nuit n’apportait aucune fraîcheur et par conséquent aucun répit à ce supplice. C’est durant cet insupportable mois de juin que je reçus la deuxième lettre du grand Meaulnes.
» Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La douleur, que je n’avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps.
» Tous les soirs j’allais m’asseoir sur ce banc, guettant, réfléchissant, espérant malgré tout.
» Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Des gens causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par les lumières, les appartements des seconds, des troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là, une fenêtre que l’été avait ouverte toute grande… On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant à peine autour d’elle la chaude obscurité de juin ; on voyait presque jusqu’au fond de la pièce… Ah ! si la fenêtre noire d’Yvonne de Galais s’était allumée aussi, j’aurais osé, je crois, monter l’escalier, frapper, entrer…
» La jeune fille de qui je t’ai parlé était là encore, attendant comme moi. Je pensai qu’elle devait connaître la maison et je l’interrogeai :
» — Je sais, a-t-elle dit, qu’autrefois, dans cette maison, une jeune fille et son frère venaient passer les vacances. Mais j’ai appris que le frère avait fui le château de ses parents sans qu’on puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s’est mariée. C’est ce qui vous explique que l’appartement soit fermé.
» Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La nuit — c’était la nuit dernière — lorsque enfin les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser dormir, j’ai commencé d’entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient que de loin en loin. Mais quand l’un était passé, malgré moi, j’attendais l’autre : le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur l’asphalte… Et cela répétait : c’est la ville déserte, ton amour perdu, la nuit interminable, l’été, la fièvre…
» Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse.
Lettres de peu de confidence quoi qu’il paraisse ! Meaulnes ne me disait ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni ce qu’il comptait faire maintenant. J’eus l’impression qu’il rompait avec moi, parce que son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J’eus beau lui écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un mot de félicitations seulement, lorsque j’obtins mon Brevet simple. En septembre je sus par un camarade d’école qu’il était venu en vacances chez sa mère à La Ferté-d’Angillon. Mais nous dûmes, cette année-là, invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j’eusse pu le voir.
À la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m’étais remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet supérieur, dans l’espoir d’être nommé instituteur l’année suivante, sans passer par l’École Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que j’aie jamais reçues d’Augustin :
« Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J’attends encore, sans le moindre espoir, par folie. À la fin de ces froids dimanches d’automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là-bas, dans la rue gelée.
» Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du côté de La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas.
» Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que quelqu’un va me prendre doucement par le bras… Je me retournerais. Ce serait elle. « Je me suis un peu attardée », dirait-elle simplement. Et toute peine et toute démence s’évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée ; elle apporte avec elle le goût de brume du dehors ; et tandis qu’elle s’approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin si doux penché vers la flamme…
» Hélas ! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la jeune fille du domaine perdu l’ouvrirait-elle, que je n’ai maintenant plus rien à lui dire.
» Notre aventure est finie. L’hiver de cette année est mort comme la tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée.
» Seurel, je te demandais l’autre jour de penser à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux m’oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.
Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant d’une mystérieuse vie : la place de l’église sans bohémiens ; la cour d’école que les gamins désertaient à quatre heures… la salle de classe où j’étudiais seul et sans goût… En février, pour la première fois de l’hiver, la neige tomba, ensevelissant définitivement notre roman d’aventures de l’an passé, brouillant toute piste, effaçant les dernières traces. Et je m’efforçai, comme Meaulnes me l’avait demandé dans sa lettre, de tout oublier.