◄   Introduction Chapitre II   ►

I


Que mon ingénieur me pardonne. Je me suis rendu coupable, ces derniers temps, des manquements les plus graves à mes fonctions, et, dans quelques jours, je vais déserter mon poste. Il s’en étonnera, je pense, lui qui m’a souvent cité comme un employé modèle. Je n’aurais pas cessé de l’être, s’il n’avait dépendu que de moi ; mais il y a une fatalité plus forte que la volonté de l’homme. Je dois à mon ingénieur, je me dois à moi-même de lui exposer pourquoi et comment j’ai failli. Si ce n’avait été à cause de cela, je n’aurais pas pris la peine d’écrire ces lignes.

La date portée au calendrier est celle du 20 avril, et le chronomètre marque dix heures du soir. Le mois d’avril est mon mois. Je l’ai tenu longtemps pour un mois heureux ; je croyais à son influence bienfaisante sur ma destinée. Je sais maintenant qu’il n’y a que de faux bonheurs.

J’étais, du reste, à présent que j’y songe, l’homme le plus enclin à être dupe. Je suis né de cette race austère des laboureurs du Léon, dont la religion est le souci suprême. Mon enfance fut sérieuse et un peu triste. Là-bas, point de chansons, ni de danses, ni de ces jeux qui égayent la vie. Je ne me rappelle de ce passé que des bruits de prières et des sonneries de cloches tintant des offices. Une famille s’y considérerait comme maudite, si elle ne comptait parmi ses membres un prêtre. Je fus élevé en vue du sacerdoce ; à douze ans, j’entrais au petit séminaire de Saint-Pol.

Nul écolier ne se montra plus docile ni plus appliqué. Mais la lenteur de mes progrès dans les études latines me nuisit dans l’esprit de mes maîtres, et, sur la fin de ma seconde, ils conseillèrent à mes parents de me garder auprès d’eux. Ce fut une grande déception pour ma mère qui voyait déjà, dans ses rêves, l’église dont je serais le desservant, et le presbytère, fleuri de clématite, où se reposeraient ses vieux jours. Je ne pus supporter le spectacle de ses larmes. Les travaux de la moisson terminés, je m’engageai dans la Flotte.

Non que la mer me dît beaucoup : le Léon n’est pas une pépinière de marins. J’étais moins fait que personne pour goûter cette existence vagabonde. Tout me déplaisait en elle, ses joies plus encore que ses dangers. Une répugnance invincible m’empêchait de m’amuser comme les camarades, aux escales dans les ports lointains. Je les accompagnais dans leurs orgies, mais j’en sortais intact. À cause de ma réserve et parce que j’avais étudié pour la prêtrise, ils m’avaient surnommé Pater-Noster. « Tu n’auras jamais l’âme d’un matelot », me disaient-ils. Et c’était vrai. Je n’en remplissais pas moins consciencieusement mes devoirs. Il n’y a pas une seule punition sur mon livret. Mais, dans la tranquillité des quarts nocturnes, libre de me laisser aller à mes songeries, sous les étoiles, je me représentais, sur une des collines de mon pays, une maison de pierre grise dans un courtil, un filet de fumée paisible au-dessus du toit, et, dans l’ombre du logis, une jeune femme, lumineuse comme une clarté.

Par exemple, je ne me figurais pas bien ses traits, à cette jeune femme. Il ne m’était pas encore arrivé d’en regarder aucune, sauf peut-être, avant mon entrée au collège, des petites amies de catéchisme, pâles images anciennes, confuses et décolorées.

Explique cela qui pourra : un jour, brusquement, je la vis paraître et, comme par une révélation intérieure, je la reconnus. J’avais alors vingt-six ans. Après une croisière aux Indes, où j’avais étrenné mes galons de quartier-maître, je venais d’être désigné pour servir à bord de l’Alcyon, un garde-pêche minuscule, presque un yacht de plaisance, avec Tréguier pour port d’attache.

Or, ce dimanche-là, — un dimanche d’avril, — nous étions rangés à quai, nos hautes vergues plongeant parmi les branches des vieux ormes reverdis. L’équipage, désœuvré, jouait aux cartes sur le pont. Moi, debout à l’arrière, j’échangeais de vagues propos avec le douanier de planton sous les arbres. C’était à l’issue de vêpres. Des groupes d’artisanes descendaient la Grand’Rue, leurs psautiers dans les mains. Machinalement je tournai la tête de leur côté. Si pourtant je ne l’avais pas fait, ce geste quelconque, je ne monterais pas, à cette heure, cette sinistre faction de vengeance et d’agonie au phare de Gorlébella.

— Quelle est donc celle qui marche un peu en avant des autres ? demandai-je au gabelou, en déguisant de mon mieux la subite émotion qui m’avait saisi.

J’entends encore sa réponse.

— Ça, c’est la plus jolie fille de Tréguier, Adèle Lézurec. Son père, un retraité de la marine, tient l’auberge des Trois-Rois… Vous savez bien, rue Colvestre ?

Elle, cependant, avait passé, de son allure élégante de citadine, sans daigner s’apercevoir qu’il y avait là deux hommes qui parlaient d’elle, sans se douter surtout que son charme venait d’ensorceler la pensée de l’un d’eux, de l’ensorceler toute, et pour jamais. Je suivis des yeux, jusqu’à ce qu’elles se fussent effacées dans l’éloignement du mail, la blancheur claire de sa cornette à deux pointes et la nuance gris-perle de son grand châle à franges, qui tombait de ses épaules à ses talons comme les ailes repliées d’un goéland. Et, le reste de l’après-midi, retiré dans le poste, où j’étais sûr de n’être point troublé, je ne fis que murmurer sur un ton de litanie ces mots à qui je prêtais je ne sais quelles significations magiques : « Rue Colvestre… les Trois-Rois… Adèle Lézurec !… »

C’était dans la haute ville, cette rue Colvestre, presque à l’orée de la campagne, en des parages silencieux, peu fréquentés des matelots. On préférait les tavernes du port, plus animées, plus engageantes, et dans lesquelles on pouvait s’attarder davantage, sans compter que les servantes, familiarisées avec les habitudes des hommes de mer, y étaient accortes et faciles. Le soir venu, ma permission de minuit en poche, je m’acheminai pour la première fois vers les faubourgs.

L’air était doux ; les vergers des monastères embaumaient. Les sentiments les plus contradictoires s’agitaient en moi : c’était un mélange singulier d’incertitude et d’audace. En passant au pied de la cathédrale, je vis que l’intérieur en était illuminé. Je franchis le seuil du porche et m’agenouillai derrière une confrérie laïque de vieilles femmes qui récitaient le rosaire dans la chapelle de la Vierge. L’encens des vêpres se respirait encore sous les voûtes et l’odeur des cires pascales emplissait la nef. Je priai de toute ma ferveur de Léonard. Quand je sortis, ma fièvre était tombée, ma résolution ne tremblait plus, et ce fut d’une main délibérée que je soulevai le loquet des Trois-Rois.

Je me trouvai dans une salle basse, aux boiseries peintes de vert et de blanc, comme une cabine de navire. De-ci, de-là, étaient accrochées des vues de mer ou de paysages lointains, une « Éruption du Vésuve », un « Combat de Trafalgar », et, à la place d’honneur, au-dessus de la cheminée, un diplôme, sous verre, de second maître de timonerie. Pour ameublement, quelques tables, garnies de leurs tabourets, sur un parquet de briques aspergé de son ; dans les étagères d’angle, des bouteilles de boissons diverses qui attendaient encore, pour la plupart, qu’on brisât leur cachet. Tout cela un peu fané, un peu pauvre, mais d’une pauvreté décente et quasi coquette.

Mon ingénieur m’excusera de me complaire de la sorte en d’aussi menus détails. Je suis comme le naufragé qui va mourir, et je baise une à une les reliques chères, les tristes reliques de mon passé défunt…

Il n’y avait dans l’auberge, quand j’entrai, qu’un homme d’un âge respectable, à mine usée, avec ce teint de bistre que donnent les soleils de la mer aux gens qui ont longtemps « bourlingué ». Il semblait plongé dans la lecture d’un journal dont j’ai retenu le titre, — vous saurez tout à l’heure pourquoi, — le Moniteur des Sémaphores et des Phares. En réalité, je crois bien qu’il sommeillait, car il me dévisagea d’abord de l’air ahuri d’un dormeur qu’on dérange. Il ne me témoigna, du reste, aucun empressement ; sans même m’inviter à m’asseoir, il se contenta de crier :

— Adèle !

Une porte vitrée s’ouvrit au fond de la pièce ; la jeune fille parut.

Elle avait quitté sa toilette des dimanches, mais n’en était que plus gracieuse dans sa robe d’étamine noire, qui dégageait toute la souplesse de sa taille, son buste svelte sur des hanches un peu larges, finement arrondies. Un « mouchoir » de soie des Indes, souvenir, sans doute, des voyages paternels, était noué sur sa poitrine ; sa coiffe mince, épinglée au-dessus du front, laissait à découvert les épais bandeaux de ses cheveux, d’un noir bleuâtre, qu’elle portait en bourrelets sur les tempes, à la manière des Trégorroises. Ses yeux, de nuances changeantes, étaient vifs et doux. Les couleurs de son visage étaient légèrement pâlies, comme d’une plante qui a poussé à l’ombre.

Je la regardais en extase, immobile et muet au milieu de la salle. Mais, au dedans de moi, s’était mis à galoper furieusement le vieux sang barbare qui est, dit-on, dans les veines léonardes et que je tiens de mes ancêtres. Cette femme dont, la veille encore, j’ignorais l’existence, j’aurais voulu la saisir d’un bond, l’étreindre, l’entraîner comme une proie.

Elle, cependant, soulevée sur la pointe de ses pieds fins, à demi sortis de leurs babouches, avait haussé la mèche d’une petite lampe de porcelaine, suspendue aux solives, qui était tout l’éclairage de l’humble logis.

— On verra du moins la moitié de sa misère ! dit-elle avec gaieté, d’une voix chantante, au timbre grave et pur.

Et j’eus l’impression que je l’avais déjà entendue, cette voix, dans les songes de mes traversées, durant les quarts solitaires, sous les nuits calmes, alors que des musiques invisibles semblent courir le long du bordage, parmi les phosphorescences de la mer… Elle reprit, en se tournant vers moi :

— Asseyez-vous donc, matelot ! Que faut-il vous servir ?

— Si tu l’appelais quartier-maître, hein ! fit à ce moment, d’un ton assez bourru, le vieux qui n’avait pas encore desserré les lèvres, pas même pour me donner le bonsoir.

Et, s’adressant à moi, maintenant, il continua :

— Elle devrait pourtant savoir reconnaître un gradé d’avec un simple mathurin, puisqu’elle est ma fille. Car j’ai navigué, moi aussi. Le brevet que voilà, c’est le mien.

Il me montrait le diplôme qui était sur la cheminée, dans un cadre.

— Oh bien ! déclarai-je, nous allons donc trinquer ensemble. Vous ne me refuserez pas cela, mon ancien ?

Nous trinquâmes une fois, deux fois… Il me contait ses campagnes, tout heureux d’évoquer, devant un cadet, les croisières belliqueuses du temps de l’Empire, les mouillages dans les eaux de Sébastopol, les débarquements dans les arroyos du Cambodge et sur les plages du Mexique. Je feignais de l’écouter religieusement, mais mon attention était ailleurs : elle suivait chacun des mouvements d’Adèle, son geste harmonieux pour remplir nos verres, et, quand elle s’était rassise à l’écart, dans la lumière de la lampe qui la baignait toute, le tremblement délicat que faisait l’ombre de ses grands cils bruns sur ses pommettes de frais ivoire. Ce m’était une douceur inexprimable de la sentir là, tout près. Les tumultes de mon sang s’étaient apaisés. Je goûtais un bien-être intime, une joie silencieuse et profonde, l’oubli complet de tout ce qui n’était pas cette belle fille, cette fleur de jeunesse et de grâce, cette rose d’enchantement. Les cloches des moûtiers voisins tintaient les heures dans la nuit. Puis une lourde sonnerie s’ébranla, roula par grandes ondes solennelles sur la ville.

— Le couvre-feu, dit Adèle.

Le vieux repartit :

— Un dernier coup, camarade, à la santé des gars de la Flotte !… Il n’y a que la mer, voyez-vous, il n’y a que la mer. Moi, je la pleure comme un paradis perdu.

Il avait abattu son poing sur la table, faisant voler à terre la gazette qui l’absorbait si fort, sur le tantôt, quand j’étais entré. Adèle se pencha pour la ramasser et, jetant les yeux sur le titre, articula d’une voix ferme :

— Lorsqu’on la contemple en toute sécurité de la chambre d’un phare ou de la maisonnette blanche d’un sémaphore, comme cela, oui, je comprends la mer. Autrement, non ! Paradis des hommes, mais enfer des femmes !…

C’était ma destinée et la sienne dont elle venait de prononcer l’arrêt.


◄  Introduction Chapitre II   ►