Le Géranium ovipare/Épître de Cassandre à Colombine


ÉPÎTRES


ÉPÎTRE
DE CASSANDRE À COLOMBINE


Oh ! qui dira les torts de la rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

Paul Verlaine.


Comme le champ pierreux qu’en vain le colon bine
votre cœur est un roc, aimable Colombine !
Il me faut adorer ce quartz ou ce silex ;
l’adage ne ment pas : dura lex — oui ! — sed lex.
On dit que vous aimez Pierrot, la face blême,
exégète neigeux d’on ne sait quel problème,
on narre qu’à ce drôle épris de Seléné
(des fils de Bélial je crois que c’est l’aîné),
Colombine, un beau soir, laissant tomber sa robe
livra tous les joyaux que ce voile dérobe.
Or, madame, Pierrot est ruiné ; le krach
de certain financier qu’on patronyme Oustrac
est l’effrayant Maëlstrom où sombra sa fortune :
il ne lui reste plus une suprême « thune ».

En vain, rébarbatif comme un vieux caloyer,
réclamant ce que nomme un avocat : loyer
et parlant durement et d’une voix qui tance,
chaque mois, son portier lui monte la quittance
de ses termes échus. Certes la pie est rôt
plus fréquent sur la table abstème de Pierrot
que l’ortolan sans prix ou la fine pintade ;
il vit ignorant les truffes et la croustade ;
hier (en me curant une dent) je songeai
qu’il lui faudra bientôt mettre en broche son geai
pour souper ; le docteur m’a donné sa parole
qu’il souffre de ce mal… qui rime à « casserole ».
Hâve tuberculeux, pâle faquin qui n’a
que la peau sur les os ! Le vin de quinquina
et l’huile qu’on extrait de ton foie, ô morue,
pourraient-ils rappeler sa fraîcheur disparue ?
De coton rembourrant ses mollets amaigris
sans cesser d’être blanc, chaque soir, il est gris.
Mais il est scandaleux que ce triste sire ose
sur vous lever les yeux ! S’il ne meurt de cirrhose
il deviendra poète ou commis de bureau ;
de plus (détail horrible et qu’omit Debureau !)
il est jaloux : si vous teignez en omelette
le candide surcot dont le dota Willette,
hargneux comme Séjan de l’univers cité
ou bien comme ces gens de l’Université

que l’on voit ne mâcher que pensum et qu’aoristes[1],
quittant gris le comptoir poisseux des liquoristes,
sans pitié le brutal meurtrira de soufflets
ce minois que l’aurore a peint de ses reflets.
Vous ! belle comme un cygne impollu de Norvège,
vous, femme de Pierrot ? Ça, madame, rêvé-je ?
Oh ! profanation ! cet affreux mime osa,
tel un colimaçon sur l’or d’un mimosa
met sa bave d’argent, sur votre lèvre, ô femme
adorande, poser sa lèvre ? Ah ! c’est infâme !
Colombine, quittez, quittez ce meurt-de-faim
et jetez un regard à vos pieds ! Car enfin
si je parais moins beau que l’Hercule Farnèse
je peux me proclamer un bourgeois à son aise !
Viens ! tu serais pour moi Chimène et doña Sol
et je te meublerais un petit entre-sol
en un coin que je sais du boulevard Montmartre
et je t’habillerais de dentelle et de martre,
d’hermine, de vison, de skunks, de chinchilla.
Te plaît-il au Lido d’avoir une villa
de marbre ? En attendant, je veux par ministère
de maître Champetier de Ribes, mon notaire,
te céder ma maison boulevard Saint-Michel.
Tharsis, Central-Mining, Royal-Dutch, de Beers, Shell,

Padang, Rio-Tinto, valeurs à change qu’offre
un prudent coulissier, par monceaux dans ton coffre
s’empileront, s’amasseront, s’entasseront.
Vois-tu les diamants corusquer sur ton front,
tes mains, tes pieds, ton cou ? L’on ne soupçonne guère
ce que j’ai pu gagner d’argent pendant la guerre !
L’or sortant de ma poche inonde mes habits,
mes cheveux sont d’argent, mon nez est un rubis
à ce point que j’ai peur qu’on me dérobe en ville !
Monte-Cristo, Loucheur, les rimes que Banville
fait éclater au bout d’un distique fougueux
ne sont auprès de moi que pitoyables gueux.
Mon patrimoine à ceux des rajahs s’assimile.
Or j’ai payé d’impôts six millions, six mille
six cent soixante francs, six centimes ; pourtant
j’en ai dissimulé près de six fois autant.
Pendant que jeûnera tout seul Pierrot, l’esthète,
allons tous deux souper à mille francs par tête :
le fin sterlet pour nous quittera sa Volga,
des œufs de chrysornis et de souïmanga
subtilement battus feront notre omelette,
le kinkajou nous offrira sa côtelette ;
j’aime la crème au lait de puma ; des cochons
(pachydermes bénins à qui nous décochons
de sots brocards) pour nous cherchent ce tubercule
périgourdin qui fait de Narsès un Hercule,

et, pour les vins, Chiraz, Pommard, Tokay ? C’est bon
pour des croquants ! À nous le fameux Chalibon,
ce noble Chalibon qu’autrefois l’Assyrie
vendangeait pour ses rois ! Colombine chérie,
laissons les ronds-de-cuir et les petits rentiers
en leur étroit logis passer des jours entiers ;
nous, fuyons comme un vol migrateur d’hirondelles
qui partent sans chercher ce que nous dirons d’elles.
Sur votre aéronef, noble coursier des airs,
irons-nous survoler l’Afrique et ses déserts,
madame ? ou cinglons-nous vers l’île fantastique
où la négresse blonde exhibe sa plastique ?
passerons-nous la ligne afin de voir là-haut
dans un ciel de cobalt scintiller Fomalhaut ?
Et quand nous reviendrons si vous n’êtes pas lasse
eh bien ! pour nous Tobolsk inaugure un palace !
vous plaît-il en quittant le soleil tropical
patiner sur l’Irtish ou le lac Baïkal ?
Mais non ! contentons-nous d’endroits élégants : Bade,
Londres où dans le cirque un clown ailé gambade,
Dinard, Juan-les-Pins et puis dès les premiers
jours d’hiver nous fuirons à Nice où les palmiers
ouvrent leur éventail et leurs fleurs en régime.
En dépit du docteur prescrivant un régime,
je paladinerai dans les tournois d’amour,
je ferai le bandit comme un vrai Charles Moor

et je lirai (trouvant Hegel et Kant arides)
ces beaux récits d’amour poivrés de cantharides :
Faublas, Gamiani, le Portier des chartreux !
Je me redresserai, superbe et vigoureux !
Tu ris ? Mais les damnés qui cuisent dans l’ardente
fournaise où les montra par un coup de l’art Dante,
mais les dyables sur leurs charbons incandescents
brûlent de moins de feux que mon cœur et mes sens
lorsque sur ton sein nu mon regard lascif ose
se poser ! Pour te plaire, incaguant la syphose
et l’asthme et l’emphysème et la goutte et la toux,
moi podagre, j’irais gravir le mont Ventoux.
Je ne demande pas, vois-tu bien, que l’on m’aime
d’un véritable amour, je n’exige pas même
que l’on fasse semblant : à moi, vieux roquentin,
devenir ton bouffon, ton hochet, ton pantin,
pauvre jouet dont on s’amuse et que l’on casse
voilà tout ce qu’il faut ! Je serai si cocasse !
Je fais des à-peu-près (je les chipe à Willy)
et, pour te divertir, comme un pitre avili,
je cabriolerai, je ferai des grimaces…
Pourtant, si Dieu voulait, un jour, que tu m’aimasses !
Écoute ! tu pourras me gifler si tu veux,
me fesser, me tirer le nez et les cheveux,
trouer à coups de pied le fond de ma culotte ;
croquignolle et pinçon et nazarde et calotte

de toi j’aimerai tout ! et je dirai : « Merci ! »
Même — ô prévision trois fois amère ! — si
quelque beau gigolo sans barbe ni moustache,
un marlou vigoureux affûtant son eustache,
un chansonnier pleurant d’amour sous ton balcon,
ou bien un fox-trotter, ornement du bal qu’on
admire sous le frac veut cueillir l’œillet rose
de ton baiser eh bien ! pauvre cornard morose,
je resterai bien sage en un coin, étouffant
mes sanglots et plus tard je dirai que l’enfant
est moi-même en plus beau. Catharreux, cacochyme,
usé jusqu’à la corde et jusqu’au parenchyme
je mourrai dans un an, six mois, peut-être avant :
alors mes vingt châteaux, mes cent moulins à vent,
mon ancestral donjon que tapissent des lierres,
bijoux, argent, tableaux et valeurs mobilières,
tout je te laisse tout, je te l’atteste, amant
fidèle et généreux, par un bon testament
et mes os danseront de bonheur dans ma tombe
si quelquefois, rêveuse à l’heure où le soir tombe,
Colombine murmure : — « Oh ! tant qu’il a vécu
il m’aima bien pourtant, Cassandre le cocu ! »
Colombine sourit, fillette encore sage
et, glissant le billet musqué dans son corsage,
se disait : « Tu feras, subtile étonnamment,
du riche ton époux, du jeune ton amant ! »



  1. L’Académie prononce « oriste ».
    (Note de l’Auteur).