LE GÉNIE DU RHIN [1]
COURS LIBRE PROFESSÉ À L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG
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I
LE SENTIMENT DU RHIN DANS L’AME FRANÇAISE


MONSIEUR LE RECTEUR,

MONSIEUR LE DOYEN,

Je suis profondément touché de la bienveillance de votre accueil dans une journée si émouvante pour un écrivain français.

Je vous remercie et avec vous tout le corps des professeurs de m’associer, pour si peu que ce soit, à votre tâche, — une des tâches les plus importantes que nous commande la victoire, comme l’a bien marqué le Président Poincaré, qui me fait l’honneur d’assister à cette leçon, quand, au terme de sa magistrature de guerre, voulant continuer immédiatement à servir le pays, il s’est venu mettre à la tête des « Amis de l’Université de Strasbourg. » Dans cette puissante ville de Strasbourg, pendant un demi-siècle, la pensée française s’était réfugiée au foyer des familles. C’est la tâche de l’Université de rassembler et de multiplier toutes ces forces spirituelles pour reconstituer sur le Rhin une pensée publique française. L’illustre maison des Pasteur et des Fustel de Coulanges a rallumé ses feux et plus que jamais elle veut, comme une vigie avancée de notre nation, porter haut et loin les lumières de la France.


MONSIEUR LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL,

MONSIEUR LE GÉNÉRAL, GOUVERNEUR DE STRASBOURG,

MESDAMES ET MESSIEURS,


Si nous sommes réunis dans cette solennité et si nous allons pouvoir parler du Rhin avec une fière liberté, c’est une des innombrables conséquences de la fidélité alsacienne et puis du génie et des sacrifices de nos armées. Aussi je vous demande que nous placions ces leçons sous l’invocation des fils de France qui sont tombés pour la délivrance, et je salue, en les nommant dans mon cœur, celles de leurs familles en deuil que je reconnais dans la salle.

Parmi ces morts, qu’il me soit permis de placer celui dont le souvenir me vaut pour une large part votre sympathie, le poète-patriote qui dévoua totalement sa vie à la préparation morale des âmes à la guerre et qui ne voulut être qu’un sonneur de clairon pour sonner et sonner sans trêve le ralliement des Français autour de Metz et de Strasbourg, jusqu’à ce que le souffle lui manquât, au matin même de la Revanche qu’il avait prophétisée, et comme au seuil de la terre promise.

Le Génie du Rhin. Ce n’est pas de politique que j’ai sollicité l’honneur de parler aux étudiants de Strasbourg. Devant le Parlement et surtout à la Commission des Affaires extérieures, il est légitime et nécessaire que les parties les plus actuelles et les plus pressantes d’une question soient examinées, mais, ici, c’est sous un angle beaucoup moins aigu que je veux prendre les choses.

Nous vivons dans une époque solennelle et presque décisive où la géographie et l’histoire sont d’accord pour nous imposer une prise de contact avec le Rhin, et les circonstances nous obligent à faire un retour sur nous-mêmes et comme un examen de conscience national. Nous avons à vérifier et à vivifier la notion rhénane toujours sommeillante dans l’âme française. La tradition libérale de l’Université de France admet l’étude de toutes les questions, pourvu qu’on les aborde d’un esprit calme et réfléchi, sans humeur de polémique, et dès lors l’Université de Strasbourg n’était-elle pas magnifiquement indiquée pour que partissent de chez elle des considérations sur cette Rhénanie si voisine ? Ici, mieux qu’ailleurs, on comprendra d’une manière sensible que ce n’est pas dans le vide que nous nous préoccupons de définir ce que le Rhin peut être pour nous. L’issue de la guerre, les garanties que le traité de Versailles nous concède, la situation de fait qui nous est attribuée sur la rive gauche nous imposent de préciser notre pensée à l’égard du pays rhénan. Elles nous l’imposent, que nous le voulions ou non. Dès lors mieux vaut le vouloir.


* * *

MESSIEURS, le Rhin a toujours attiré, obsédé même les imaginations des peuples à l’Est et à l’Ouest. On croit que le problème du Rhin est un effet de la politique. C’est une fatalité autrement puissante. Le Germain va sur le fleuve chercher la lumière du Midi, les vignobles, les cortèges joyeux ; la France, du mystère, de la tradition populaire, la musique, une fertilité neuve et luxuriante du sol et de l’imagination. D’une manière plus forte, reconnaissons dans cet attrait de la France vers le Rhin la nécessité d’une civilisation qui cherche de nouvelles matières, et la poussée d’une vocation. Si la France s’intéresse au sol fertile, c’est qu’elle veut l’ensemencer.

A vrai dire, notre sentiment exact du Rhin ne se définit pas en une fois. Il a varié d’époque en époque. C’est un sentiment qui, sans disparaître jamais, suit toutes les vicissitudes de notre fortune et de nos aspirations. On s’en assurerait en remontant le cours des âges, mais ce n’est pas notre projet de remonter le cours des âges ; nous ne prétendons pas exhumer les périodes abolies : d’autres l’ont fait, et, puisqu’il nous faut nous limiter, nous chercherons nos leçons et nos exemples dans notre riche histoire rhénane du siècle dernier.

Si la France s’intéresse au sol fertile de la Rhénanie, disions-nous tout à l’heure, c’est qu’elle veut l’ensemencer. Cette pensée va dominer toutes nos études. Le XIXe siècle a commencé un ensemencement prodigieux de la rive gauche du Rhin, — un ensemencement tel qu’au dire même des historiens rhénans, le pays n’en connut pas d’aussi heureux depuis l’époque romaine. C’est dans ce champ d’expériences, c’est dans la Rhénanie du XIXe siècle que nous chercherons notre éducation. Nous avons besoin de n’avancer qu’avec des faits et des réalités. Nous nous en tiendrons à l’expérience toujours contrôlable et vivante de nos pères et de nos grands-pères.

Voyons donc comment les quatre ou cinq générations qui nous précèdent immédiatement ont chacune, tour à tour, interprété le rôle éternel de la France sur le Rhin.

En 1792 et 1793, après Jemmapes, l’élan révolutionnaire cherchant son expansion vers l’Est, un grand désir de libération démocratique entraînait vers le Rhin nos soldats et nos propagandistes. C’est l’esprit d’apostolat des plus vigoureux moments de notre histoire. Les clubs des villes rhénanes accueillent le drapeau tricolore ; les puissances féodales défaites sur nos champs de bataille sont refoulées par la collaboration des libéraux de Mayence et de Landau, de Cologne et de Spire. Quelle irrésistible poussée de dilatation du cœur français ! Ce cœur français bat si fort qu’il inonde toute la rive gauche d’une impulsion généreuse et facile. Il semble que, pour libérer les peuples, il suffit d’une résolution de citoyens assemblés et d’un décret de groupes délibérants. Ces Français qui arrivent sur le Rhin se considèrent comme les possesseurs de la seule foi politique justifiable et veulent l’offrir, l’imposer comme un don de la raison à des populations arriérées. De ces Français, les uns sont animés par un rationalisme court, les autres par un instinct de haute civilisation ; tous veulent régénérer l’Allemagne. Pour eux, le Rhin, c’est le pont par où les idées rationnelles, estimées seules légitimes, doivent achever la ruine d’un passé féodal ; c’est le débouché par où l’esprit de l’Encyclopédie adaptera l’Allemagne aux temps modernes.

Sur quel contenu moral cette action de l’esprit français et de la culture française va être exercée, c’est ce que nous indique Mme de Staël dans son livre De l’Allemagne. Livre admirable, et nous aimerions marquer son à-propos littéraire, mais, trop incomplet, et qui manque d’horizon politique. Mme de Staël s’enthousiasme dans l’atmosphère sentimentale de la Germanie, sans se préoccuper de l’œuvre bienfaisante qu’y réalisent les armées révolutionnaires et l’administration napoléonienne. En face d’une vie morale française ramenée à un civisme étroit, à un enrégimentement de l’esprit et du corps, c’est à l’enthousiasme et aux puissances vivifiantes de l’intuition que Mme de Staël voudrait que le Rhin put donner passage. Le fleuve sera pour elle et pour les romantiques qui procéderont d’elle la porte d’entrée des mystères et des musiques, l’introduction à l’idéalisme et à la rêverie. L’idéalisme par opposition à la statistique, à la loi des grands nombres. Le Rhin, c’est le seuil d’un immense pays qu’elle embellit à souhait et où les notions insaisissables, les impondérables de l’âme ont une puissance qu’elle voudrait voir se développer chez nous. L’enthousiasme, la rêverie et la mélancolie lui apparaissent générateurs de connaissances ; elle y voit des moyens pour mieux atteindre les choses, pour approcher des secrets de l’univers, et c’est en Allemagne que se trouve leur patrie d’élection. C’est par le Rhin qu’elle voudrait faire brèche dans ce mur de Chine qui, dit-elle, risque d’enserrer la France de 1810. A ses yeux, le Rhin, c’est la porte d’une révélation.

Nos générations romantiques s’inspirèrent à la fois de Mme de Staël et des révolutionnaires, sans distinguer nettement entre ces points de vue et sans apercevoir ce qu’ils pouvaient avoir de contradictoire. Grâce à une initiation fervente à ce qu’on prétendait être la spécialité de l’Allemagne, ils espèrent restaurer en France des valeurs négligées. Las du doute, de l’esprit d’examen et du raisonnement, ils veulent se livrer à l’imagination, à la souveraineté de la foi, aux inspirations, voire aux délires du cœur. Ils s’égarent à la recherche de la fleur bleue, s’attardent sous les tilleuls à écouter le violon des musiciens errants et se laissent glisser sur les eaux du fleuve entre les terrasses et les burgs ruinés. C’est un lointain pays de fantaisie mélancolique et tranquille, qu’habitent les sylphes, les ondines, les nains ensorcelés, où fleurit la rose mystique, où soupirent de blondes amoureuses au front pâle. Plus encore, pour quelques-uns d’eux, c’est le baquet magnétique du monde et la cuve aux enchantements. Religiosité mal définie, mystère ami du clair-obscur ! Et cependant, voyez l’étrange amalgame, ces mêmes gens qui se plaisent à évoquer sur le Rhin les valeurs du moyen âge, se réjouissent que la Révolution ait fait éclore la liberté au vieux nid féodal.

Victor Hugo, dans ses voyages en Rhénanie, a donné une forme magnifique et périlleuse à cette interprétation. L’opinion qu’il laisse paraître, c’est que l’Allemagne est inopérante dans sa vie de nation, qu’elle est vouée au rêve, à l’indolence sociale, indifférente à tout ce qui anime les peuples démocratiques. La musique est son langage ; Beethoven, le grand Rhénan, est aussi son grand homme. L’éparpillement et le fédéralisme sont pour elle une fatalité inéluctable. Le Rhin sépare deux civilisations différentes et complémentaires : d’une part, la France progressiste, et, d’autre part, l’Allemagne immobile, sinon retardataire. Victor Hugo en Rhénanie va voir revivre les fantômes des Burgraves : il comprend ce pays aux profondes vallées, comme une Thessalie occidentale, hantée de Titans, qui sont réfractaires à l’ordre olympien, jaloux de leurs prérogatives locales, perpétuellement en lutte avec leurs voisins et qui groupent autour d’eux des clans fermés et rivaux.

On vécut longtemps là-dessus. Cette doctrine de Hugo, sa génération l’adopte en grande partie. Un jour vient sans doute qu’Edgar Quinet se détache de cette conception romantique et prévoit le danger pour la France : il distingue les germes d’un pangermanisme qui de Prusse est en train de gagner d’autres régions de l’Allemagne et pour qui le Rhin deviendra un fossé aisément franchissable. Mais comme il est isolé ! L’assentiment public va à Lamartine, qui, dans sa Marseillaise de la paix, s’écrie :

Vivent les nobles fils de la Grande Allemagne !

Pour reconnaître les appétits et les ambitions d’outre-Rhin, la France devra traverser des épreuves qu’elle ne soupçonne même pas en 1843.

Une nouvelle génération succède aux hommes du romantisme. Le Rhin du second Empire devient le fleuve des villes d’eaux, d’Ems, de Wiesbaden et de Bade, une sorte de pays pour voyages de noces, où l’on entretient soigneusement des ruines pour touristes, où l’on exhume des légendes pour Anglais voyageurs, où tous les restaurants ont leur orchestre, toutes les terrasses au bord de l’eau leur fête de nuit toute prête, tous les casinos leur aimable tapis vert, toutes les duchesses de Gérolstein leur garde du corps de trente-six carabiniers. En partie sous des influences intéressées, le Français de ce moment-là ne se croit plus d’autre mission sur le Rhin que celle de badaud. Dans le sillage ouvert par le génie de Henri Heine, Prussien libéré de Düsseldorf, et tandis qu’Offenbach arrive de Cologne, des feuilletonistes chers au boulevard et tous originaires du Rhin, les Albert Wolff et les Aurélien Scholl, les Alexandre Weill et peut-être les Henri Murger, prennent plaisir à déposséder l’âme française de sa foi en elle-même et favorisent cette idée que le culte de la parodie et le ricanement en face des dieux et des héros sont éminemment le fait de la race française. A l’heure où les énergies allemandes, saturées d’une farouche superstition nordique, tendent à se créer dans la Tétralogie de Wagner une expression triomphante, les grêles ritournelles de la Belle Hélène et de l’Œil crevé suffisent à la moyenne française, menée par une minorité de boulevardiers. Cela dans les années qui précèdent l’Année terrible !

Taine, en 1870, venait de passer le Rhin pour étudier l’Allemagne. Eût-il partagé cette effroyable sécurité des hommes du Second Empire et de son camarade About ? Eût-il au contraire après étude donné un écho aux alarmes de Tocqueville et des meilleurs Alsaciens ? La guerre le surprit au début de ses investigations trop tardives.

La guerre et la défaite ! Comment s’étonner qu’un tel refoulement ait écarté du Rhin non seulement notre réalité nationale, je veux dire notre territoire et notre population, mais même notre curiosité ? Francfort, la clef de voûte des Allemagnes du Nord et du Sud, le gué des Francs sur le Rhin, comme l’indique son étymologie, servant d’étiquette à notre désastre : quel désaveu plus évident pouvait-on redouter ? Dans l’amoindrissement de la France vaincue, le Rhin n’est plus qu’un fleuve d’amers ressouvenirs, un des derniers refuges des légendes dans le monde, et, parmi ces légendes, la gloire de la France. Seules les rêveries nostalgiques s’aventurent vers ses rives[2]. La musique de l’Or du Rhin, le souvenir des cathédrales ogivales, le culte de Beethoven polarisent encore quelques fidélités, mais, pour tous ceux qui ne vivent que dans le présent, le Rhin est un fleuve interdit. C’est une rivière allemande, prussienne même, vouée à une organisation mercantile. Pendant un demi-siècle la France est séparée du Rhin. Nous n’y avons plus d’activité intellectuelle, et telle est notre discrétion de vaincus que nous nous interdisons même de faire écho aux sympathies que la Rhénanie du Kulturkampf cherche à témoigner à sa voisine catholique.

J’ai connu ces minutes de notre dépression nationale. Il y a vingt-cinq ans, je descendais la Moselle de Metz à Trêves et jusqu’à Coblence, avec le projet de formuler pour la France de demain de nouvelles préoccupations et de nouveaux devoirs mosellans et rhénans, et de revivifier dans l’âme des jeunes générations notre sentiment historique du Rhin. Mais l’heure n’avait pas sonné.


* * *

Et maintenant, à cette date glorieuse, maintenant que nous revoici sur le fleuve ? Quelle va être notre attitude d’esprit ? Quelle tâche voulons-nous nous fixer ? Nos armées occupent la rive gauche. Le traité de Versailles déclare : « A titre de garantie d’exécution du présent traité, les territoires allemands situes à l’Ouest du Rhin seront occupés. La Haute Commission aura le pouvoir d’édicter des ordonnances dans la mesure qui sera nécessaire pour assurer l’entretien, la sécurité et les besoins des forces militaires. Elle pourra également adapter l’administration civile des pays occupés aux besoins et aux circonstances de l’occupation militaire[3]. »

Tel est le texte, la lettre. Et nous, dans quels sentiments allons-nous utiliser ces droits ?

J’ai hâte de le dire : pas d’annexion, pas d’assimilation simpliste, pas de conspiration. Nous nous gardons de prétendre faire table rase de tout un passé séculaire, d’ignorer des traditions plus fortes que tous les règlements, de heurter de front des usages mêmes qui ont pris force de loi. Nous savons qu’un Rhénan ne peut pas penser comme un Champenois et qu’un ancien sujet de Guillaume II ne peut pas avoir les habitudes d’esprit d’un Français de la troisième République.

Ce serait une erreur détestable de vouloir contraindre ou gêner les dispositions intimes des populations rhénanes.

Cette faute ne peut même pas être imaginée quand on parle à Strasbourg où l’abus de la force a si longtemps insulté la conscience universelle. S’il y a un lieu d’où il soit impossible pour un Français de concevoir l’annexion d’un peuple contre sa volonté, c’est bien, au cœur de cette Alsace, cette Université libérale.

Nous respectons le principe de la libre disposition des peuples qui est dans l’esprit des temps nouveaux. C’est dans ce sens que nous voulons exécuter le traité, c’est de cette manière que nous comprenons l’occupation de la rive gauche du Rhin. Nous y apportons un désir de coopération.

Cette coopération n’est possible que si nous connaissons ces populations. Et pour les connaître, je vois diverses méthodes. On peut s’adresser à l’ethnographe, au spécialiste de l’histoire d’Allemagne, au statisticien. J’aurai recours au procédé qui consiste à rechercher ce qui, dans la vie même, dans la sensibilité et l’organisation de ces populations, représente un apport ou des affinités françaises. Les expériences de nos pères et de nos grands-pères nous aideront dans notre tâche. Elles nous serviront à connaître les populations rhénanes avec tout le riche passé qu’elles contiennent et à comprendre plus profondément quels rapports nous pouvons établir avec elles. Ce Génie du Rhin que je voudrais évoquer avec vous, c’est du biais de nos expériences passées que j’entends l’aborder. N’a-t-on pas chance de mieux comprendre les activités auxquelles on a collaboré ? Et plutôt que de l’apprécier dans les périodes où nous nous détournions de lui, de plus chaudes révélations ne nous viendront-elles pas des époques où l’action quotidienne et l’intimité des entreprises communes nous le rendaient familier ?

Il ne s’agit pas de repasser par les routes antérieures cent trente ans après Marceau, un peu plus d’un siècle après les fonctionnaires de Napoléon et Mme de Staël, quatre-vingts ans après Victor Hugo, soixante ans après les touristes de Bade, quarante ans après les mélomanes et amateurs de légendes, mais de distinguer les résultats et les enseignements, en un mot, les survivances de notre activité sur le Rhin.. Si nous trouvons dans un passé récent des signes certains d’ententes fructueuses, c’est un fameux document pour nous mettre à même de répondre aux questions pressantes de l’heure : « De quelle manière pouvons-nous créer des rapports utiles avec ces populations rhénanes dont le sort a été remis entre nos mains ? Quelle notion devons-nous prendre d’elles pour connaître nos devoirs ? Quelle figure voulons-nous qu’elles aperçoivent quand l’image de la France est évoquée devant elles ? »

Par une enquête publique et volontiers contradictoire nous voulons nous rendre compte de ce qui dans ces populations, avec toutes leurs dissemblances, permettrait des collaborations, des ententes, des alliances d’intérêts ou d’entreprises. Et si nous nous préoccupons surtout des temps où la France faisait son œuvre là-bas, c’est que la réalité complexe de ces Rhénans comporte une part de ce passé vivant. Je ne méconnais pas tout ce que le rythme impérieux auquel ces populations ont été soumises en tout dernier lieu représente de force d’oubli, » mais je sais que leurs riches régions sont des terres composites, saturées de germes divers et traversées au cours de l’histoire par les courants les plus généraux de la civilisation.

Le Rhin est un fleuve qui se souvient. Pour ses riverains il y a un passé qui ne saurait mourir tout à fait, qui doivent légendaire et poétique, s’il n’a pas d’utilisation présente, mais que ne supprime pas le radicalisme destructif de la raison raisonnante. C’est le carrefour des grandes routes suivies par les légions romaines et par les invasions barbares, le croisement des voies qui de la mer remontent vers les refuges des Alpes, ou de la France se dirigent vers l’Orient : pays où la colonne d’Igel fait face à la cathédrale de Mayence, où le monument de Luther à Worms se reflète dans les eaux qui vont réfléchir la cathédrale de Cologne, où les camps d’instruction de la Prusse moderne voisinent avec les donjons des chevaliers pillards, où les comptoirs de commerce, les cheminées d’usine, les vastes salles de concert se trouvent côte à côte. A chaque pas, le présent, pour devenir intelligible, s’y doit éclairer des souvenirs du passé. Le Rhin n’a pas une puissance de résorption assez forte pour que des États antérieurs y soient complètement abolis. Nous n’empêcherons pas Frédéric Barberousse de dormir, suivant l’imagination de certaines de ces populations, dans une montagne mystérieuse qu’elles placent au Trifels dans le Haut Palatinat : à nous d’empêcher par d’autres prestiges que l’Empereur dont la barbe a fait le tour de la table de pierre ne sorte une fois de plus de son gîte millénaire pour nous assaillir. Nous n’empêcherons pas les pangermanistes de s’attribuer le mérite de ce que connut de prospérité depuis un siècle la Rhénanie : à nous de montrer que ces activités créatrices sont alimentées en réalité à des sources où la France a sa grande part et qu’une fois encore nous pouvons être pour nos voisins un appui.

Allons sur le Rhin, allons sur la basse Moselle. M’excuserai-je de me citer moi-même et de rappeler ici mes impressions notées au cours de promenades à bicyclette que la pente de ma rivière natale m’amenait à faire de Trêves à Coblence, « jouissant des villages semés sur les deux rives et des rochers abrupts mêlés aux terrasses de vignobles, parmi des circuits qui renouvelaient perpétuellement le paysage… jouissant de retrouver, au long de la rivière, les vignes sur les pentes, les maisons à pignons groupées en bourgades à chaque tournant ou allongées sur la berge étroite et toujours surmontée d’une ruine féodale, les vallées qui s’ouvrent aux deux rives et qui laissent apercevoir des donjons dans chacun de leurs dédoublements, enfin tous les éléments rhénans, proportionnés pour composer l’harmonie délicate, des paysages mosellans. Çà et là, des bancs précisent ce gentil caractère de toute la basse Moselle, heureuse de sa paix, de son demi-isolement, touchant rendez-vous des petites gens, pays de vin, non de bière, et dont les eaux transparentes apportent un peu de France à l’Allemagne. Ce ne sont point ici les grands ciels salis de bruine des antiques Burgraves, mais les nuages joliment formés promettent des pluies dont la verdure se réjouit. Et l’absence d’hommes et de bruit ne va pas jusqu’à créer la solitude, mais seulement le repos. En dépit de quelques montagnes d’une structure assez puissante, la nature dans le val de la Moselle ne trouble pas, ne domine pas le voyageur… »

A côté de la Moselle plus discrète et plus tendre, un paysage du Rhin, dans toute la majesté mystérieuse que nos romantiques lui attribuent : « Après quelques instants d’une descente très âpre le long d’un sentier qui semble par moment un escalier fait de larges ardoises, je revoyais le Rhin.*. Le jour n’avait pas encore complètement disparu. Il faisait nuit notre pour le ravin où j’étais et pour les vallées de la rive gauche adossées à de grosses colonnes d’ébène ; mais, une inexprimable lueur rose, reflet du couchant de pourpre, flottait sur les montagnes de l’autre côté du Rhin et sur les vagues silhouettes qui réapparaissaient de toutes parts. Sous mes yeux, dans un abîme, le Rhin, dont le murmure arrivait jusqu’à moi, se dérobait sous une large brume blanchâtre d’où sortait à mes pieds mêmes la haute aiguille d’un clocher gothique à demi submergée dans le brouillard. Il y avait sans doute là une ville, cachée par cette nappe de vapeur. Je voyais à ma droite, à quelques toises plus bas que moi, le plafond couvert d’herbes d’une grosse tour grise, démantelée et se tenant encore fièrement sur la pente de la montagne, sans créneaux, sans mâchicoulis et sans escaliers… »

Victor Hugo a enregistré tout le pittoresque et toute la rêverie du fleuve. Il a dénombré avec une extraordinaire puissance de relief les cathédrales, les châteaux et les légendes. Mais dans l’ombre des cathédrales, a-t-il distingué la vie religieuse quotidienne, ses couvents, ses hôpitaux, ses ouvroirs, ses écoles et ses multiples associations professionnelles et charitables ? Et surtout pouvait-il prévoir cette puissante organisation industrielle et économique, ces usines en briques rouges, à la silhouette de forteresses crénelées, ces cités ouvrières au milieu des jardins, ces somptueux palais où sont installées les vieilles Chambres de commerce de fondation impériale française, ces véritables casernes occupées par les cartels du fer, de l’acier et du charbon, ces rames de chalands, à l’aspect propre et confortable, traînés par de puissants remorqueurs, qui remontent le Rhin en pénétrant l’atmosphère de leurs fumées, et ces grands ports intérieurs de Ruhrort, de Mayence, de Cologne où le travail s’accomplit avec une telle méthode et une telle ferveur qu’on croit y distinguer une discipline militaire et religieuse ?

Il y a dans tout cela un incomparable débordement de vie sociale, économique et spirituelle. Toutes ces créations, neuves ou vieilles, c’est le signe des dispositions et des aspirations de l’âme rhénane. C’est un produit de la pensée, du cœur et de la volonté rhénane. Et c’est leur présence même qui va nous fournir les grandes divisions de ce cours.


* * *

Voilà des ruines et des paysages pleins de légendes : quel est leur esprit ? — Voilà des cathédrales, des établissements religieux, d’innombrables associations catholiques : quelle ferveur religieuse les anime ? — Voilà des fabriques, des usines, une puissante batellerie : quelle est la règle et la direction de ce puissant effort économique ? — Ainsi se présentent à nous très naturellement les étapes de notre cours. Une sensibilité rhénane est impliquée dans les légendes qui se rattachent à des ruines fameuses, une religiosité rhénane est cristallisée dans ces cathédrales, une volonté rhénane suscite ces centres industriels organisés. C’est autour de ces trois groupes de monuments que nous entendons explorer l’âme rhénane et de notre mieux saisir le Génie qui sommeille au bord du fleuve.

A chacune des ruines du Rhin est attaché tout un cycle de légendes. Nous ne mépriserons pas les légendes dans l’ordre de recherches où nous sommes engagés. Une légende, c’est plus qu’un rêve, c’est une persistance qui se protège en s’enveloppant de vapeurs dignes de la faire aimer. Le légendaire du Rhin n’est pas fait des simples jeux de l’imagination effrayée ou séduite. Dans les valeurs épiques et morales qu’il contient, nous saurons discerner un produit de la réflexion populaire et les dispositions mêmes de l’esprit rhénan.

Les cathédrales du Rhin, ses églises, ses couvents, ses chapelles nous mettent en communication avec le cœur rhénan, mais mieux encore ses hôpitaux, ses orphelinats, toutes ses institutions religieuses et charitables. Car ses cathédrales sont un monument de la foi universelle ; mais ses organisations charitables témoignent d’activités toutes modernes et régionales.

Les industries du Rhin, ses campagnes cultivées, ses fermes modèles, ses bateaux, ses canaux, ses chemins de fer, ses cartels et ses syndicats, où persiste quelque chose de l’ancienne vie corporative disparue chez nous, nous renseigneront sur l’effort de travail, l’application organisée, bref la volonté des populations rhénanes.

Esprit, cœur, volonté, voilà les trois chapitres de notre cours.

Quel est le caractère exact de ces diverses manifestations imaginatives, religieuses et sociales de l’âme rhénane ? Comment se sont-elles produites et qui les a guidées ? Quels éléments sont nécessaires pour les favoriser et les diriger, pour leur donner une direction utile et une valeur pratique ? Je ne prétends pas vous apporter toutes les réponses à toutes ces grandes questions. Plusieurs d’entre elles seront plutôt posées que résolues par ma présentation.

Je suis venu à Strasbourg et dans cette maison de hautes recherches scientifiques, comme dans le milieu où je trouverais les hommes qui peuvent le mieux étudier ces problèmes vitaux et en saisir la portée éternelle… Je soumets mes préoccupations aux maîtres éminents qui me font l’honneur de m’écouter, à leurs élèves qui voudront peut-être s’y intéresser, à tous ces grands industriels de l’Alsace et de la Lorraine qui depuis longtemps déjà jouent un rôle prépondérant dans la vie économique du Rhin. J’apporte des faits et des idées, pour susciter d’autres faits et d’autres idées qui me complètent ou me rectifient. Tout cela en vue d’un résultat positif. Il importe autant de jauger les aptitudes morales de la Rhénanie que ses aptitudes matérielles. Et les unes et les autres sans y mêler nos émotions de la guerre. Objectivement. Il faut que nous étudiions l’esprit du Rhin comme d’autres étudient sa navigabilité. Des faits, et encore des faits ; dussions-nous paraître froids. La chaleur sera en dessous.

Puisse cette chaleur nous aider à faire fondre cette gangue prussienne qui a dénaturé sur tant de points les aspects rhénans ! Il n’est pas nécessaire d’avoir fait de l’étude de l’Allemagne une spécialité pour savoir que l’Etat des Hohenzollern n’a installé sur le Rhin ses méthodes qu’à la suite d’habiles extensions territoriales, d’intrusions systématiques, de mariages prussiens. Les armées d’observation que Berlin, au cours du XIXe siècle, chaque fois que s’agitait l’esprit révolutionnaire de l’Occident, faisait manœuvrer sur les frontières de la Belgique, du Luxembourg et de la France, n’ont été que trop souvent les messagères de l’esprit pangermaniste. Pourquoi des souvenirs français n’aideraient-ils pas à restituer leur vraie dignité à ce pays que le flot prussien croyait avoir décidément submergé ?

J’ai confiance que mes paroles descendront le fleuve. Mais immédiatement ma réussite serait que mes propos inachevés fussent complétés par des travailleurs qui sont ici à pied d’œuvre, que des solutions fragmentaires dans mon esprit reçussent ici leur complément par une collaboration qui dépasse mon séjour parmi vous, et que l’esprit d’entreprise de l’Alsace sût apporter à des problèmes que la France aperçoit sans toujours les connaître leur meilleure réalisation.

Une des plus touchantes légendes qui dans le passé ont associé la Rhénanie mosellane à l’Alsace médiévale, c’est celle de saint Hydulphe, évêque de Trêves, rendant la vue à sainte Odile. Pouvons-nous espérer qu’une Rhénanie à laquelle nous voudrions ouvrir les yeux sur ses intérêts de demain y soit conviée par une parole venue d’Alsace ?


MAURICE BARRES.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1920.
  2. Cette note trouve son expression juste dans un poème, que j’ai sous les yeux, de Fernand Baldenne, l’expression juste de la « rêverie rhénane » d’un enfant de 1871 (dans le volume Mezza voce). Peut-être y avait-il, dans le sentiment même que le Rhin n’était plus vers 1890 accessible qu’au rêve français, le germe d’un changement et une nouvelle orientation qui commençait.
  3. Arrangement entre les États-Unis, la Belgique, l’Empire Britannique, la France et l’Allemagne du 28 juin 1919.