Le Général Franklin Pierce


LE GÉNÉRAL FRANKLIN PIERCE.

La vie du nouveau président des États-Unis vient d’être racontée par un des écrivains les plus éminens de son parti. M. Hawthorne, qu’une mesure impolitique des whigs en 1848 avait privé d’une modeste position administrative, s’est vengé à sa manière en écrivant la biographie du candidat démocratique[1]. Bien que M. Hawthorne se défende d’avoir été inspiré par une pensée de polémique politique, un léger sentiment de rancune court d’un bout à l’autre de son nouvel écrit. M. Hawthorne a épuisé toutes les ressources de son sujet, il a rassemblé, pour éclairer la figure, jusqu’ici très obscure, du nouveau président, les détails les plus minutieux ; il a lu les lettres et les notes du général Pierce, il a analysé les plaidoyers qu’il a prononcés au barreau du New-Hampshire, il a fouillé dans les archives du congrès et des législatures locales pour y retrouver ses états de services ; il craint perpétuellement de ne pas faire assez admirer son héros ; en un mot, le langage de M. Hawthorne est empreint d’une exagération qui contraste avec les faits qu’il doit raconter. A-t-il pris la plume simplement par amitié, pour raconter la vie honorable et uniforme d’un ancien camarade avec lequel, il le confesse, il n’a eu depuis cette époque que de rares et passagères relations ? « Tout était différent entre nous, écrit-il quelque part, notre vie n’avait pas la même fin ni les mêmes élans. » A-t-il pris la plume dans l’intention d’être utile à son parti et d’employer son talent au service d’une cause pour laquelle, après tout, il n’a guère que des sympathies passives? Nous croyons plutôt que la biographie du général Pierce a été le fruit d’un petit ressentiment contre les whigs. Ajoutons que le livre a paru d’abord par numéros détachés, juste au moment le plus vif de la lutte électorale pour la présidence. Quoi qu’il en soit, cette publication a son à-propos. Il ne nous est pas indifférent de connaître la vie du général Pierce, quelque obscure qu’elle ait été. Les fonctions dont l’ancien commandant de la milice de New-Hampshire vient d’être revêtu donnent de l’importance aux moindres actes de sa vie antérieure, et la situation des États-Unis, dont il va être le premier magistrat, rehausse singulièrement sa personne.

On sait quelle est cette situation au commencement de 18(3. L’influence des États-Unis grandit aussi rapidement que leur puissance matérielle. Ils ne vendent pas seulement à l’Europe leurs cotons et leur tabac, ils y exportent leurs principes. Dans toutes les grandes villes industrielles de l’Angleterre, à Liverpool, à Manchester, les Américains ont semé leurs idées républicaines, qui commencent déjà à germer; on a pu s’en apercevoir dernièrement par le discours de M. Bright au banquet offert à M. Ingersoll, le ministre américain. La politique de l’école de Manchester n’est guère autre chose que la politique américaine légèrement transformée. Liberté du commerce, extension du droit de suffrage, désirs d’égalité, décapitation progressive du pouvoir aristocratique, gouvernement transporté des classes nobles aux classes industrielles et bourgeoises, confiance illimitée dans l’énergie et dans l’activité individuelles; toutes ces ambitions, toutes ces convoitises et toutes ces idées des grands industriels des villes manufacturières ne sont autre chose que les ambitions, les convoitises et les idées des Américains, et sont encouragées, entretenues par eux. De plus en plus les citoyens des États-Unis agiront sur l’Angleterre avec le même zèle de propagande que les Anglais sur le continent. Contre tous les reproches qu’on peut leur adresser sur leurs excès et leurs injustices, ils s’arment des scandales, des abus et des injustices que le temps a engendrés dans les vieilles civilisations européennes. Si, par exemple l’Angleterre fait des adresses et tient des meetings pour déplorer les abus de l’esclavage, les Américains feront des adresses, ils tiendront des meetings pour déplorer les abus sous lesquels saigne depuis tant de siècles la malheureuse Irlande, et, triomphans des misères accumulées par les siècles dans notre Europe, Ils se proposeront résolument comme les patrons des peuples futurs, comme les modèles du gouvernement universel,

Si nous passons de l’influence exercée par les États-Unis sur l’Angleterre, c’est-à-dire sur un peuple frère, à leurs démêlés avec les états européens depuis deux ans, nous trouverons partout les marques de leur croissante ambition. L’Autriche a été insultée, la Russie conspuée, l’Espagne menacée, et toutes ces attaques ne sont cependant que les signes avant-coureurs de démêlés et de conflits plus graves. La doctrine du président Monroë sur l’exclusion légitime et nécessaire des Européens de l’Amérique est plus que jamais en faveur. Le discours du général Cass au sénat, prononcé sur le simple bruit d’une occupation par la France de la presqu’île de Samana, témoigne de la jalouse inquiétude avec laquelle les Américains surveillent les plus légères tentatives des Européens dans le Nouveau-Monde. Propagande républicaine non plus seulement par la parole, mais au besoin par le glaive, tel est maintenant le mot d’ordre de la politique américaine, et ce mot d’ordre, il faut s’y attendre, sera prononcé d’année en année avec plus d’énergie.

Or le général Franklin Pierce a été élu précisément pour donner une plus grande force d’impulsion à ces tendances. Il est le représentant du parti qui désire le plus violemment le triomphe de ces passions. Sa personne a pu être obscure jusqu’à présent, elle ne l’est plus. Son élection est un des incidens les plus importans parmi cette masse d’événemens que chaque jour voit éclore, et qui préparent (à quoi servirait-il de le cacher?) les explosions, les tempêtes et les guerres des prochaines années. Une question se présente, qui ne permet pas de lire avec indifférence le nouvel écrit de M. Hawthorne. Quel est le caractère de l’homme? Est-il plus sensé que passionné, plus véhément que ferme? Est-il faible, et cédera-t-il aisément à la pression que ne manquera pas d’exercer sur lui la fraction la plus fougueuse de son parti? Sera-t-il au contraire susceptible de résistance et plus soucieux du bien public que de sa popularité? Cette question reçoit, par le fait du biographe de M. Franklin Pierce, la solution la plus favorable. La modération, le bon sens, l’absence complète de vanité, la fermeté et la juste mesure dans les sentimens patriotiques les plus exaltés et les opinions politiques les plus extrêmes sont au nombre des qualités qu’on ne peut s’empêcher d’attribuer à M. Pierce. Tout en lui fait espérer que son avènement au pouvoir ne sera pas l’avènement d’une politique extérieure excessive et d’un patriotisme intempérant.

La vie du général Pierce est très simple, et ne prête guère aux développemens philosophiques. Ce n’est pas un homme de génie, ce n’est pas un héros, c’est un honnête homme, un homme de bon sens. Parlons donc de lui comme nous parlerions de quelqu’un de notre connaissance, d’un brave bourgeois, d’un magistrat intègre, d’un homme d’affaires probe et exact. Le général Pierce est un homme qui a toujours fait son devoir, ni plus, ni moins. Il est remarquable que les hommes de ce caractère ne prêtent pas au commentaire et échappent à l’analyse. Il faut faire moins que son devoir ou plus que son devoir pour conquérir un nom et réaliser le mot de Juvénal :

Ut pueris placeas et declamatio fias.

Le général Franklin Pierce est né en 1804, à Hillsborough, dans l’état du New-Hampshire, qui a été également la patrie de Daniel Webster et de plusieurs autres personnages importans de l’Union. Son père. Benjamin Pierce, originaire du Massachusets, portait comme son fils le titre de général, était comme lui attaché au parti démocratique, et était, de plus que lui, un démocrate de condition, c’est-à-dire un homme du peuple et un rude laboureur. Benjamin Pierce était, sous bien des rapports, un remarquable caractère. Il avait perdu ses parens de bonne heure, avait été élevé par un oncle avec une stricte économie et selon les règles sévères des anciens états du nord. La vie des Américains d’alors, pour le dire en passant, était bien différente de celle des Américains d’aujourd’hui : c’était une vie toute d’épargne et de privations, tout intérieure, renfermée, sans éclat, comme l’est ordinairement la vie des premiers fondateurs soit d’un état, soit simplement d’une bonne et solide maison. En 1775, alors que la révolution commençait, Benjamin Pierce laissa là sa charrue, s’enrôla dans l’armée, assista à la bataille de Bunker-Hill, et fut nommé commandant d’une compagnie. Lorsque la guerre fut achevée en 1785, il acheta un lot de cinquante acres de terre à Hillsborough, dont il fut un des premiers settlers. Là il se bâtit une maison, défricha la terre encore inculte, se maria, et fit ainsi disparaître graduellement autour de lui la stérilité et la solitude. A ses côtés grandirent neuf enfans, fruits de deux mariages successifs. Cependant, même au milieu de ses travaux rustiques, le vieux patriote n’oubliait pas son premier métier de soldat. Le souvenir de cet épisode de sa vie lui revenait toujours à la mémoire et faisait l’orgueil de ses derniers jours. Il avait eu ce bonheur, le plus grand qui puisse arriver à un homme, d’associer à un grand intérêt humain et patriotique les émotions de la jeunesse, l’éclosion des premiers sentimens, les épisodes romanesques du premier âge, toutes ces choses enfin que l’on se rappelle plus tard avec une si douce tristesse, et qui sont l’éternel objet de notre orgueil ou de nos remords. M. Hawthorne raconte à ce sujet quelques anecdotes véritablement touchantes. Un jour, le vieux Benjamin Pierce réunit à sa table tous ses anciens frères d’armes, et le soir, à l’heure de la séparation, il leur adressa de pathétiques paroles. « Nous nous séparons, leur dit-il, tous prêts à partir lorsque nous appellera le roulement funèbre du tambour voilé de crêpe, pour aller rejoindre notre bien-aimé Washington et tous nos autres camarades qui ont combattu et ont été blessés à nos côtés. » Le vieillard eut d’ailleurs l’occasion de prolonger pour ainsi dire jusque dans l’âge le plus avancé ce premier épisode de sa vie, car dès 1786 il fut nommé officier de brigade dans la milice du comté d’Hillsborough, et ne cessa jusqu’à sa mort d’exercer cet emploi et de former à la discipline militaire les jeunes générations. Sous la présidence de John Adams, il refusa un commandement important dans l’armée qu’on levait par crainte d’une guerre avec la république française, ses opinions politiques ne lui permettant pas d’accepter. « Non, messieurs, répondit-il aux délégués de l’état, je suis pauvre il est vrai, et dans toute autre circonstance cette proposition eût été acceptable; mais, plutôt que de prêter mon concours au dessein pour lequel cette armée est levée, je me retirerais dans les montagnes les plus reculées, je me creuserais une caverne, et je vivrais de pommes de terre rôties. » Ainsi il refusa, au nom des principes qui avaient guidé sa vie, d’entrer en guerre avec un gouvernement républicain et une nation qui avait jadis contribué à la naissance des États-Unis. Cette circonstance est peut-être la seule dans laquelle il n’ait pas consenti à servir son pays, car, dès le commencement de la guerre de 1812, il envoya deux de ses fils à l’armée, où son gendre, le général Mac-Neil, servait également. Le vieux patriote mourut en 1839, après avoir été successivement membre de la législature de l’état pendant treize années consécutives et gouverneur du New-Hampshire.

Ce vieux Benjamin Pierce nous suggère une réflexion qui ne s’applique pas seulement aux États-Unis : c’est que les générations du XVIIIe siècle, malgré tous leurs défauts, étaient dans tous les pays bien supérieures aux générations modernes. Nous n’aimons pas assez les hommes du XVIIIe siècle pour avoir le droit d’être injustes à leur égard et pour ne pas reconnaître ce qu’il y avait en eux d’excellent. Ils étaient, à notre avis, les fils dégénérés de leurs pères; ils n’avaient plus leurs principes moraux ni leur sagesse, mais il leur restait des principes d’action au moyen desquels ils ont jusqu’à un certain point suppléé à tous les autres. Ils savaient, par exemple, qu’ils se devaient à leur patrie, qu’ils devaient mourir pour elle, si cela était nécessaire, et lui sacrifier fortune et intérêts; quelques-uns même, hélas! surtout chez nous, pensaient qu’on devait aussi lui faire le sacrifice de son honneur et de son âme, et qu’il était excusable de paraître devant Dieu chargé de crimes, pourvu que ces crimes eussent été commis au nom de la pairie. Par un singulier contraste, jamais génération attachée comme celle-là aux choses de la terre, aux plaisirs mondains, aux rêves du parfait bonheur, n’a fait, lorsqu’il le fallait, meilleur marché de toutes ces choses et n’a montré moins de regrets pour elles. Mais, pour revenir aux États-Unis, le vieux Benjamin Pierce était bien de la même génération que ce vétéran de la révolution, presque centenaire, et que Parker Willis nous raconte avoir rencontré vivant pauvrement dans un village du Massachusetts. Plusieurs fois le gouvernement lui avait offert une pension en récompense de ses anciens travaux : il avait toujours refusé. On n’avait jamais pu lui faire comprendre qu’il avait droit à cette pension : la patrie, répondait-il, avait réclamé autrefois ses services et son sang, il avait répondu à son appel; quoi de plus simple et de plus naturel, et pourquoi venait-on importuner par de telles offres d’argent la paix de ses vieux jours? Aujourd’hui comme autrefois on trouverait certainement un grand nombre d’Américains capables de se dévouer pour leur patrie; peut-être en trouverait-on beaucoup moins qui seraient capables de refuser la légitime récompense de leur dévouement.

C’est par un père imbu de tels principes que Franklin Pierce fut élevé, et en vérité il n’est pas difficile de reconnaître dans certains actes de sa vie les traces de l’influence laissée par cette éducation. L’exemple le plus mémorable que nous en puissions citer est son discours prononcé en 1840 au sénat de Washington, précisément sur cette question d’indemnités pécuniaires et de pensions à accorder aux vieux soldats de la révolution. Franklin Pierce s’y opposa en faisant remarquer avec force que le peuple américain tout entier aurait droit à de telles immunités. Nous citerons quelques passages de ce discours, où apparaissent certaines idées morales aujourd’hui peu goûtées, et où respire quelque chose de ce stoïcisme qui a été parmi beaucoup d’autres un des caractères de la fin du XVIIIe siècle. « Les pertes, les souffrances, les sacrifices de cette période furent communs à toutes les classes et à toutes les conditions de la société. Ceux qui restèrent dans leurs foyers souffrirent presque autant que ceux qui prirent une part active à la lutte. Les vieux parens ne souffrirent pas moins que leurs fils, qui auraient été la consolation de leurs derniers jours, et qui avaient été obligés de partir pour remplir un devoir encore plus sacré que celui-là sous les étendards de la patrie saignante. La jeune mère avec ses enfans luttant contre le besoin, forcée pendant de longues années de passer les jours en travaux pénibles, les nuits en anxiétés et en craintes, n’excite pas moins nos sympathies que son mari suivant la fortune de nos armes, sans habits pour protéger son corps, sans alimens pour soutenir sa force. Monsieur le président, je ne pense jamais aux soldats de cette armée patiente et dévouée qui passa la Delaware en décembre 1777, à ces soldats marchant pieds nus à la rencontre de l’ennemi, et laissant par derrière eux, sur une étendue de plusieurs milles, l’empreinte sanglante de leurs pieds déchirés, je ne pense jamais à leurs souffrances durant ce terrible hiver sans me demander involontairement : Où étaient alors leurs familles? Qui leur adressait des paroles de consolation et d’espoir? Qui donc allumait le feu joyeux à leurs foyers? Bien plus, qui donc les protégea alors contre les rigueurs de l’hiver et leur apporta les moyens de subsistance nécessaires? » L’argument pourra paraître singulier; mais c’est par de tels sentimens, nous devons le reconnaître, que M. Pierce a pu mériter d’être élu président des États-Unis, car il se rattache par eux à la tradition des fondateurs de la république américaine. Les vertus que la tradition du genre humain attribue aux républiques animent véritablement ce beau discours où les deux supports éternels des états, la famille et la patrie, sont mis en présence, où le dévouement privé et domestique est estimé au même prix que le dévouement politique et militaire. Or ces sentimens sont aujourd’hui très atténués, ou du moins ont pris une autre forme, et, s’ils se retrouvent chez M. Pierce, c’est grâce à l’influence de l’éducation.

Le vieux Benjamin Pierce, comme il arrive à tous les hommes illettrés qui s’exagèrent pour ainsi dire les avantages de la culture intellectuelle, voulut, malgré sa pauvreté, faire jouir ses enfans de cette instruction littéraire dont il avait su si bien se passer dans la vie. En conséquence, il envoya Franklin Pierce, après plusieurs années d’études préparatoires, à Bowdoin College, dans la ville de Brunswick, état du Maine. C’est là qu’il fut le condisciple de Nathaniel Hawthorne. M. Hawthorne nous laisse supposer que les progrès de Franklin Pierce dans ses études furent lents et difficiles, et qu’il ne parvenait à regagner ses camarades qu’à force de persévérance et de ténacité. M. Franklin Pierce nous apparaît, en effet, comme un de ces hommes qui rachètent ce qu’il y a d’incomplet dans leurs facultés par la patience qu’ils mettent à combler ce vide intellectuel. Il n’a pas de facultés brillantes et élevées; tout ce qu’il a fait, il l’a accompli avec lenteur, à force d’esprit de suite, d’exactitude et de calcul. Ses qualités sont surtout des qualités d’homme d’affaires, d’administrateur. Il était au sortir du collège ce qu’on peut appeler un excellent sujet, à qui on pouvait se confier en toute assurance pour l’accomplissement d’un devoir même ennuyeux, ou l’exercice de fonctions même stériles. C’est ainsi que nous nous le représentons dans ses jeunes années, alors qu’il était président du comité d’une société nommée la Société athénienne, et qu’il faisait, paraît-il, non-seulement sa besogne, mais encore une bonne partie de celle de ses collègues. M. Hawthorne nous dit que toutes les fois qu’il a rencontré le général Pierce, il a été frappé des progrès remarquables que son esprit avait faits pendant le temps écoulé entre les deux rencontres; nous le croyons sans peine. Cette progression indéfinie est précisément ce qui distingue les hommes de son caractère, et qui, comme lui, ne font rien qu’avec lenteur. S’ils nous paraissent s’élever, c’est qu’on peut toujours les suivre de l’œil; on les voit marcher, piétiner, s’efforcer de courir, atteindre un sommet, en escalader un autre, mais on ne les perd jamais de vue. Les hommes de génie, au contraire, qui arrivent de bonne heure à un point élevé, ne nous paraissent jamais, quels que soient leurs actes ultérieurs, plus grands qu’à leurs débuts, parce qu’ils nous habituent de bonne heure à les voir planer sur les hautes cimes. Nous ne voudrions pas que ces paroles fussent interprétées dans un mauvais sens. En faisant ressortir ces qualités d’homme d’affaires, qui distinguent essentiellement M. Pierce, nous ne croyons ni ne prétendons le diminuer. Les hommes d’état de l’Amérique jusqu’à présent, même les plus grands et les plus passionnés, Henri Clay et même Daniel Webster et Calhoun, n’ont guère au fond d’autres mérites que ceux-là. Seulement chez eux, ces qualités pratiques touchent presque au génie. Ils n’ont pas ce tempérament passionné, cet éclat, cette fougue qui caractérisent souvent les grands hommes politiques. Ce sont des esprits sages et calculateurs, très froids, même sous une certaine chaleur apparente; leur éloquence n’est souvent qu’extérieure et leur exaltation n’est qu’une exaltation de tête. En un mot, aucun Américain n’a eu jusqu’à présent rien de cette passion réelle, de ces qualités poétiques et brillantes, de cet éclat éblouissant (coruscation) qui distinguent un Bolingbroke, un Fox, un Sheridan, un Mirabeau. Est-ce tant pis ou tant mieux pour eux? Ceux qui connaissent les dangers de la vie politique, les crises et les malheurs que de telles natures peuvent engendrer dans les états, se chargeront de répondre.

Outre les qualités de l’homme d’état américain, M. Pierce en a d’autres, plus précieuses peut-être et qui ne sont pas toujours le partage des grands génies dont les puissantes facultés sont trop souvent pour les affections du cœur comme l’ombre du mancenillier. Il est capable de goûter les joies de la vie domestique, il est fait pour les joies du foyer et les douces relations, il est religieux et tolérant. M. Hawthorne nous raconte qu’après son retour de la campagne du Mexique, il traversa un jour la rue pour aller serrer la main à un paysan qui conduisait sa charrette, lequel avait été, dit-il, un des bons amis de son père. Nous acceptons cette anecdote telle qu’elle nous est racontée, et sans y chercher autre chose que l’expression d’une bonne et affectueuse nature. Il ne peut y avoir ici aucune arrière-pensée, aucun charlatanisme ni recherche de popularité, car jusqu’au dernier moment, comme on le sait, M. Pierce est resté étranger à toutes les brigues pour la présidence.

Sorti du collège et ayant à faire choix d’une procession, Franklin Pierce, malgré certaines vagues inclinations pour l’état militaire, se décida à suivre la carrière du barreau, et, après plusieurs années d’études et comme nous dirions de stage, il fut reçu en 1827 membre du barreau d’Hillsborough. Il débuta par un insuccès complet. C’est à cette occasion qu’il prononça un mot vraiment digne d’être rapporté, car il nous donne la clef de son caractère. Un de ses collègues avait cru devoir lui exprimer ses sentimens de condoléance et lui donner des encouragemens, pensant sans doute que ce premier insuccès avait dû abattre sa confiance en lui-même. « Je n’ai point besoin d’encourag«mens, répondit Franklin Pierce; je tenterai encore la fortune neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois, et si je ne réussis pas encore, je la tenterai pour la millième fois. » Tel est l’homme. Il sait attendre et il a confiance dans le temps. C’est toujours une excellente vertu, surtout chez un politique, que l’absence d’impatience et d’inquiétude fiévreuse; mais chez M. Franklin Pierce, chef des démocrates, parti naturellement impatient et inquiet, cette vertu est un gage de paix et de conciliation. Ses succès au barreau se firent attendre longtemps, mais enfin ils arrivèrent, et, lorsque le vote populaire est venu lui confier la suprême magistrature de l’Union, il était un des avocats les plus renommés du New-Hampshire. D’ailleurs la confiance de ses compatriotes, devançant sa réputation, l’entraîna pour un temps loin des cours de justice, et le jeta dans la vie politique. Attaché déjà au parti démocratique, il soutint avec ardeur la candidature à la présidence du général Jackson, et fut lui-même élu membre de la législature du New-Hampshire, dont il fut deux ans le président. A l’expiration de son mandat, la confiance de ses concitoyens croissant toujours, il fut élu représentant au congrès. Là, il se montra encore tel qu’il avait été dans sa jeunesse et dans les fonctions qu’il avait précédemment remplies, réservé et modeste, parlant peu, laissant la parole aux orateurs en renom et n’en rendant pas moins pour cela d’utiles services. Il était essentiellement ce qu’on peut appeler un homme de comité : c’était là qu’il brillait et qu’il faisait, sans grands frais d’éloquence, des remarques et des objections pratiques. Toutes les assemblées possèdent de tels hommes, et il n’est peut-être pas injuste de dire que ce sont ces personnes, dont la destinée est de rester obscures et dont les services sont presque toujours inconnus du public, qui font en réalité la besogne des assemblées et disposent les matériaux dont les orateurs s’emparent souvent comme de leur bien propre.

Plusieurs de ses opinions et de ses votes sur des questions aujourd’hui résolues sont mentionnés par M. Hawthorne; ainsi il soutint le vote du général Jackson sur le Mayurville road bill. Durant la présidence de Quincy Adams, les whigs avaient entrepris de poser en principe que les grands travaux d’utilité publique devaient être entrepris aux frais du trésor. C’est contre ce système de centralisation, comme on le sait, que réagit le général Jackson, dont Franklin Pierce fut à la chambre des représentans le défenseur constant. En général, M. Pierce avait peu de confiance dans les entreprises du gouvernement; il doutait de la puissance de la législation et de l’efficacité des mesures gouvernementales, même dans les matières qui paraissent devoir être le plus facilement réglées par l’action de bonnes lois, dans les questions de travaux publics et de commerce. C’est là ce qui fait en Amérique la force du parti démocratique; il se fie moins que le parti whig aux abstractions politiques, aux formules de lois; il a plus de confiance dans les libres mouvemens de la vie, dans les instincts spontanés de l’homme. Toutefois ce système poussé à l’extrême conduit, comme le système opposé, à des résultats également erronés, et M. Pierce a pu s’en convaincre par sa propre expérience. Ainsi il s’opposa à un bill pour la création d’une académie militaire, et plus tard, après la guerre du Mexique, en voyant les services rendus par cette académie, il dut reconnaître qu’il s’était trompé. Dès cette époque enfin, ses opinions étaient bien arrêtées sur la grande question de l’esclavage. Il était d’avis, dit M. Hawthorne, que les intérêts de l’Union ne devaient pas être mis en péril pour une question de philanthropie, et il n’a jamais varié depuis. M. Hawthorne approuve cette opinion, absolument comme s’il n’avait pas fait partie jadis de l’association de Brookfarm. Ainsi voilà un homme qui a rêvé le bonheur du genre humain tout entier, et qui trouve que l’esclavage a du bon. Ne vous fiez jamais à ces Anglo-Saxons; les mots ont toujours pour eux un autre sens que pour nous; ils sont pleins de contradictions et s’entendent à merveille à fouler aux pieds la logique, lorsque leurs intérêts sont menacés; avec eux, là où vous croirez rencontrer Platon, défiez-vous, — vous trouverez Hobbes.

En 1837, M. Pierce fut élu membre du sénat. C’est dans cette assemblée qu’il prononça son discours sur les pensions révolutionnaires; mais en 1840 la fortune sembla abandonner le parti démocratique : le pouvoir passa aux whigs après la présidence de Van Buren, et alors il ne fut question, parmi le parti triomphant, que de pousser à une réaction contre l’ensemble des mesures prises dans les douze années précédentes par le parti démocratique. Les whigs firent alors ce qu’ils ont fait encore très-impolitiquement en 1848 : ils destituèrent tous les fonctionnaires nommés par les deux derniers présidens. Lorsque cette question fut soulevée au sénat, Franklin Pierce prit la parole et s’éleva contre ces destitutions, accomplies au nom de la doctrine du salut public et de la nécessité d’état. Cette doctrine funeste, qui, sous prétexte de salut général, n’est qu’une arme de combat entre les mains du parti triomphant et l’instrument des vengeances et des représailles politiques, fut attaquée par lui avec une grande, une trop grande force peut-être. Dans ce discours, M. Pierce, résumant l’histoire du monde entier, montrait, par l’exemple de toutes les nations, que cette doctrine n’avait jamais produit qu’oppression et violence, et qu’elle était la doctrine de l’hypocrisie et de la ruse. Il le prouvait par l’exemple de l’inquisition, du massacre des Indiens par les Anglais, des exécutions silencieuses de Venise, de l’astucieuse politique de Strafford, de la terreur en France, etc. Nous ne pouvons nous empêcher de trouver ce résumé historique hors de propos ; ce discours est énergique, mais il manque de tact et dépasse le but. La doctrine du salut public et de la nécessité d’état a produit par tous pays des maux incalculables; mais qu’est-ce que les excès de l’inquisition et les crimes de la terreur ont et auront jamais de commun avec la destitution de quelques fonctionnaires? Tel est en général le défaut des Américains : ils citeront l’exemple de Jules César et des moyens qu’il employa pour asseoir sa dictature, si quelque général se permet la plus légère parole d’orgueil, ou les exécutions de Venise, si une vingtaine de fonctionnaires sont destitués. Il ne faut voir dans de telles aberrations et dans de telles exagérations que l’envie démesurée de faire quelque chose, et la tendance à placer par conséquent les faits les plus simples, les incidens les plus naturels au niveau des plus grands faits de l’histoire. Les Américains se procurent par ce moyen une illusion de quelques instans.

Ce discours fut un des derniers actes de la première période de sa vie politique, car en 1842 le général Pierce donna sa démission de sénateur et se retira dans ses foyers. La vie politique l’avait laissé pauvre. Il était maintenant marié, père de famille; il songea à se créer des ressources pour l’avenir. II renouvela ses tentatives au barreau, résolut de vaincre la mauvaise volonté de la fortune, et il y parvint par ses efforts. C’est à partir de cette époque seulement, 1842, que date sa véritable carrière d’avocat. Les qualités particulières qu’il a montrées dans ces fonctions sont encore des qualités de bon sens; mais elles sont au nombre des plus indispensables à un avocat. Ainsi il avait à un degré remarquable le sentiment du ridicule et l’art d’interroger les témoins. Il apportait aussi dans l’exercice de ses fonctions un grand sentiment d’équité, et se montrait toujours prêt, même aux dépens de ses intérêts, à prendre la cause des opprimés et des spoliés; aussi un grand respect environnait-il sa personne. « Les sentimens de respect et d’affection que les citoyens avaient pour le général Pierce, écrit un de ses collègues, avaient une grande ressemblance avec ce sentiment qui éclate dans la réponse de ce pauvre Écossais parlant d’Henri Erskine : « Jamais un pauvre homme en Écosse ne manquera d’un ami et ne craindra un ennemi tant qu’Henri Erskine vivra. »

Les opinions politiques du général Pierce sont fermes, mais elles sont comme sa personne, modérées, réservées et presque silencieuses. On ne peut pas lui reprocher l’ambition, car plusieurs fois il a refusé les postes les plus importans. Une convention démocratique l’avait désigné comme candidat pour la charge de gouverneur du New-Hampshire; il refusa. M. Polk, en 1846, lui fit offrir la charge d’attorney general des États-Unis dans son cabinet. Il déclina cette offre dans une lettre modeste où il s’excusait en termes dignes d’être rapportés : « Lorsque je résignais mon siège au sénat en 1842, je le fis avec la résolution de ne plus me séparer longtemps de ma famille, excepté dans le cas où ma patrie m’appellerait au service militaire. » L’occasion ne se fit pas attendre, car la guerre du Mexique ne tarda pas à éclater. Avant cette époque, et à l’occasion des questions soulevées par le Wilmot proviso, M. Pierce, toujours fidèle à ses opinions sur l’esclavage, empêcha le parti démocratique dans le New-Hampshire de suivre la direction que voulait lui imprimer son chef, M. Hale, qui dès lors passa dans le camp des free soilers.

Lorsque la guerre éclata, M. Pierce s’enrôla comme simple volontaire; mais il reçut bientôt la charge de colonel et peu de temps après celle de brigadier-général. Il partit donc à la tête de sa brigade, composée des régimens de l’extrême nord, de l’extrême ouest et de l’extrême sud. Rien ne ressemblait moins à des régimens réguliers que ceux qu’il avait à commander : tous ses soldats étaient comme lui, leur général, de simples citoyens, des marchands, des lawyers, des cultivateurs, des hommes de toutes les professions; en un mot, son corps d’armée était ce qu’on pourrait appeler une garde nationale enthousiaste et téméraire. M. Pierce s’embarqua avec son détachement, en mai 1847, à Newport sur le vaisseau le Képler, et débarqua à la Vera-Cruz, un mois environ après son départ des États-Unis, sans savoir au juste où était le gros de l’armée et où il devait aller le rejoindre. Nous avons le journal du général Pierce durant cette marche de la Vera-Cruz à Puebla, où était l’armée du général Scott. Cette marche à travers un désert brûlant, semé çà et là de petits villages, ressemble singulièrement aux marches de nos armées en Afrique. A chaque instant, on est sur le qui-vive. Un coup de feu part à l’improviste du coin d’une montagne; on lève la tête, un détachement de l’ennemi est là qui vous ajuste. La marche est contrariée perpétuellement par ces petits obstacles et ces petites barricades vivantes composées d’une dizaine d’hommes qu’il faut mettre en déroute. Les guérillas arrivent à l’improviste, coupent un pont sur lequel l’armée devait passer, surprennent un officier qui s’est imprudemment écarté de son armée, l’enlèvent et s’enfuient avec leur proie. Ajoutez à cela les inconvéniens du climat, les chaleurs excessives ou les pluies torrentielles qui arrêtent la marche, les maladies du pays qui mettent hors de service pour un temps officiers et soldats. Mais ce qui est plus intéressant pour nous que tous ces accidens, c’est la supériorité de la race anglo-américaine sur la race hispano-américaine, dont témoigne le journal du général Pierce. Cette supériorité se révèle à nous subitement, par un bon mot, par un acte d’énergie, par une résolution prise sans hésitation. Ainsi les Mexicains ont coupé un pont magnifique, ouvrage de leurs énergiques ancêtres, et l’armée du général Pierce est forcée de s’arrêter. « Ces gens ont détruit, dit un officier, ce qu’ils ne seront jamais capables de reconstruire. » Cependant il faut passer. Un capitaine Bodfish demande cinq cents hommes et se charge de construire en quatre heures une route sur laquelle les trains de l’armée pourront traverser la rivière. Les troupes passent, et les soldats se raillent des Mexicains, qui s’étaient imaginé jouer un bon tour aux Yankees. « La route de Bodfish, dit M. Pierce dans son journal (à moins que la nation mexicaine ne se régénère), sera pour plus d’un demi-siècle maintenant la route sur laquelle passeront les diligences mexicaines. »

Enfin, après plus d’un mois de marche, le général Pierce parvint à atteindre le principal corps d’armée à Puebla, le 7 août. Une semaine après, 19 août, eut lieu la bataille de Contreras. Les troupes américaines étaient commandées par le général Scott, et les troupes mexicaines par le général Valencia. Le général Scott avait pris toutes ses mesures pour empêcher la jonction des troupes de Valencia avec celles de San ta-Anna. Le résultat répondit à ses espérances, et la bataille fut gagnée. Le général Pierce fut blessé pendant la bataille par la chute de son cheval, et, malgré toutes les observations des officiers qui l’entouraient, il se refusa à abandonner son commandement. Sa jambe était brisée, et on lai faisait remarquer qu’il lui était presque impossible de se tenir à cheval. « Eh bien! répondit-il, vous devrez m’attacher sur ma selle, » Il refusa de se retirer et resta jusqu’au complet achèvement de la victoire à son poste. En vain le général Scott le pria de ne pas s’exposer plus longtemps. M. Hawthorne raconte ainsi l’entrevue du général Pierce et du général Scott sur le champ de bataille : « Pierce, mon cher camarade (my dear fellow), dit le général Scott, — et cette épithète familière sur le champ de bataille était la preuve la plus haute de l’estime, venant d’un tel homme, — vous êtes gravement blessé, vous ne pouvez pas vous tenir sur votre selle. — Pardon, général, répliqua Pierce, je le puis et je le dois dans une occasion comme celle-ci. — Mais votre pied ne peut pas toucher l’é trier? — Un de. mes pieds le peut au moins. — Vous êtes obstiné, général Pierce, dit Scott. Nous vous perdrons, et nous avons besoin de vous. Il est de mon devoir de vous faire retourner à Saint-Augustin. — Au nom de Dieu! général, s’écria Pierce, ne parlez pas ainsi! Cette bataille est la dernière grande bataille, et je dois conduire ma brigade. — Le général en chef ne fit plus aucune objection et ordonna à Pierce d’avancer avec sa brigade. »

Quelques jours après la bataille, le général Scott donna une autre marque de sa haute estime pour l’homme qui devait être plus tard son rival et son compétiteur. San ta-Anna, après la journée de Contreras, fit proposer un armistice, et M. Pierce fut nommé par le général en chef un des commissaires chargés de régler les conventions de la trêve. La guerre recommença bientôt cependant, et le général Pierce se distingua encore aux batailles de Molino-del-Rey et de Chepultepec. Telle fut la conduite honorable et courageuse de M. Pierce durant la guerre du Mexique : il n’était point un soldat de profession, il n’avait aucune des connaissances scientifiques nécessaires dans l’état militaire; il se bornait à exécuter avec promptitude et courage les ordres de ses chefs; en un mot, il n’était encore sur le champ de bataille qu’un simple citoyen et un patriote. Toujours modeste, il sut là encore rester à sa place, sans faux orgueil et sans présomption.

Depuis la guerre du Mexique, le général Pierce n’a point pris part à la politique générale de l’Union; il a borné son action et s’est contenté d’exercer son influence sur son voisinage, pour ainsi dire. Tous ses actes se rapportent à la politique intérieure du New-Hampshire ; mais cette politique locale touche sur plus d’un point aux grands intérêts de la confédération. Ainsi le général Pierce a soutenu vaillamment, contre les free soilers, si nombreux dans le New-Hampshire, les mesures du compromis Clay, et même, dans une certaine occasion, il n’hésita pas à se prononcer contre un ami personnel, M. Atwood, qui, ayant accepté du parti démocratique la candidature à la charge de gouverneur de l’état, avait, par faiblesse ou par ruse, pris des engagemens secrets avec les abolitionistes et les fee soilers. En 1850, une convention démocratique s’assembla à Concord pour la révision de la constitution du New-Hampshire, et nomma le général Pierce son président. Là, il essaya, sans pouvoir y réussir, de faire abolir une certaine clause de la constitution portant que certaines charges et certains offices politiques ne pourront être remplis que par des protestans. Le vieil esprit puritain, si puissant encore dans les états de la Nouvelle-Angleterre, fit par deux fois rejeter cette proposition de M. Pierce, et maintint, en dépit des idées de tolérance universelle et du principe de la liberté de conscience, cette arme de défense et de guerre. Ce fut là le dernier acte de sa vie politique avant sa nomination à la présidence. En janvier 1852, certains démocrates du New-Hampshire mirent en avant le nom du général Pierce. M. Pierce refusa, et déclara que « l’usage qu’on pourrait faire de son nom dans la prochaine convocation démocratique à Baltimore répugnerait entièrement à ses goûts et à ses vœux. » Le nom du général Pierce, en effet, ne fut point porté sur la liste des candidats démocratiques à la présidence, et ce n’est, comme on peut se le rappeler, qu’après trente-cinq tours de scrutin que le parti démocratique, en désespoir de cause, commença à le prononcer. Au trente-sixième tour de scrutin, la délégation de la Virginie se déclara en sa faveur, et au quarante-neuvième, deux cent quatre-vingt-deux voix s’étaient réunies sur son nom, onze seulement sur ses compétiteurs. On sait avec quel enthousiasme la nomination de cet homme, auquel personne ne pensait la veille, fut accueillie par l’Union entière.

Telle a été jusqu’à présent la vie du général Pierce ; tel est l’homme qui va occuper la première magistrature des États-Unis. Les faits qui remplissent cette vie n’ont rien, on le voit, d’extraordinaire. On a vu à toutes les époques des hommes plus remarquables que leur position, supérieurs aux affaires qu’ils avaient à diriger. Ici, quels que soient les mérites incontestables de M. Pierce, c’est le contraire qui a lieu : la situation est plus forte que l’homme, les faits sont supérieurs à la personne. Il est parfaitement inutile de chercher dans le général Pierce autre chose qu’un homme modeste, libéral, patriote, et un infatigable travailleur. C’est là en résumé le caractère de M. Pierce. Les conclusions à tirer du récit d’une telle vie, c’est l’avenir qui les cache, un avenir prochain dont nous sommes séparés par un mois seulement, et dont les limites extrêmes sont resserrées dans l’étroit espace de quatre années. Nous saurons bientôt si le général Pierce continuera à être ce qu’il a été jusqu’à présent, ou s’il donnera un démenti à sa vie passée en obéissant aux tendances les plus extrêmes de son parti.

Émile Montégut.


V. de Mars.
  1. Life of General Franklin Pierce, the new American président, by Nathaniel Hawthorne ; London, George Routledge, 1853.