Le Fils du diable/VII/6. Caresses qui tuent

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 326-336).
Septième partie

CHAPITRE VI.

CARESSES QUI TUENT.

Germain, le valet de chambre de M. de Laurens, ne détestait pas absolument le vin du Rhin.

Quelques minutes à peine s’étaient passées depuis la visite du docteur ; mais Petite avait employé comme il faut ces quelques minutes.

Elle était seule avec son mari dans l’appartement de ce dernier.

Germain n’était pas à son poste ; il avait profité de la présence de Sara pour descendre à l’office et voir un peu les vivants ; à l’office, il rencontra Mâlou, qui était un entraînant compère et qui semblait l’attendre.

Mâlou s’était fait l’ami de tout le monde au château ; on aime les anciens militaires.

Un flacon fut débouché. Pauvre Germain ! il restait nuit et jour à l’attache, et pareille débauche ne lui était pas souvent permise…

Petite se tenait debout, le coude appuyé sur la tablette de la cheminée.

Elle chauffait tour à tour ses pieds mignons, enchâssés dans des babouches brodées de perles.

On eût dit qu’elle se posait de manière à montrer à la fois tous les charmes exquis de sa taille et de son visage.

Il y avait en elle, à ce moment, cette grâce plus parfaite, cet attrait concentré de la femme qui veut séduire.

L’agent de change la contemplait en extase.

Il était levé depuis le matin ; ses crises mettaient entre elles maintenant d’assez longs intervalles ; ce séjour au château de Geldberg était pour lui un temps comparativement heureux ; Sara se montrait clémente, et il retrouvait de la joie à vivre.

Il espérait guérir.

Sara commençait à prendre pitié ; l’amour vient ainsi quelquefois. Et toutes ses souffrances passées, ce n’était pas un prix trop élevé pour l’amour de Sara.

À la contempler si belle, il se sentait reprendre du cœur, son sang se réchauffait dans ses veines ; il redevenait jeune et fort.

— Que vous êtes bonne d’être revenue ! dit-il ; je n’espérais plus guère votre visite, Sara ?

— Aurais-je voulu aller au bal sans vous voir ? répondit cette dernière avec douceur.

Mais, derrière cette douceur, il y avait comme une préoccupation impossible à secouer ; les yeux de Sara voulaient sourire, et, c’était étrange, ce sourire blessait…

L’agent de change ne voyait en elle que la grâce incomparable et la beauté qui le faisaient esclave.

— Vous ne me détestez donc plus, Sara ? murmura-t-il, quêtant un mot de tendresse.

— Non, répliqua Petite.

C’était bien peu, et pourtant l’âme de M. de Laurens s’inondait de joie.

L’avenir ! L’avenir ! Il n’y avait plus de haine, l’amour viendrait, oh ! que de délices dans l’amour après ce long martyre !

Laurens eut un sourire, puis son front se couvrit d’un nuage.

— Vous allez être bien belle à cette fête, madame, dit-il, et je ne vous verrai pas… Je vous ai répété bien des fois cela, mais c’est toujours vrai, Sara ; ce costume vous sied par dessus tout, et jamais je ne vous ai trouvée si charmante !

Petite cambra sa taille et fit onduler d’un mouvement coquet l’aigrette de son turban.

— Flatterie !… dit-elle.

— Non ! oh ! non !… Tous ceux qui vous voient doivent vous adorer… et vous serez belle pour tous cette nuit, Sara, excepté pour moi…

Il se leva comme pour éprouver sa force revenue ; ses jambes ne chancelaient plus guère.

— Si j’osais, prononça-t-il timidement, je vous avouerais ma folie, Sara… J’ai envie d’aller à ce bal…

— Pourquoi non ? répliqua Petite, que sa distraction emportait de plus en plus.

— Hélas ! vous n’y songez pas, reprit l’agent de change ; vous êtes bonne, et la présence d’un pauvre malade gâterait votre plaisir.

L’œil de Sara, qui se fixait dans le vide, retomba tout à coup sur M. de Laurens.

— Non, dit-elle, votre présence ne pourra que me rendre joyeuse. Si vous vous sentez la force de venir, venez.

L’agent de change hésitait.

— Je vous en prie, ajouta Petite doucement.

Laurens lui baisa la main avec un transport de gratitude.

— Merci !… merci ! murmura-t-il, vous êtes un ange de bonté… mais il faut être costumé pour aller à ce bal.

— Un malade !… répondit Petite ; d’ailleurs vous avez cette robe de chambre de brocart… avec cela et un masque…

— C’est vrai, c’est vrai ! s’empressa de dire l’agent de change.

Il s’élança, dans toute la force du terme, dans son cabinet de toilette.

Petite le suivait du regard et ses sourcils se froncèrent, tant elle lui trouvait le pas ferme et vif.

Au bout de quelques minutes, Laurens reparut. Les plis amples de la robe, serrée autour de sa taille, dissimulaient sa maigreur et son visage rayonnait ; il était beau ; il se redressait en une vigueur nouvelle ; sa maladie semblait un rêve.

Petite cacha le sourire amer qui relevait sa lèvre.

— Venez, dit-elle, l’heure presse…

Elle donna sa main à l’agent de change, et ils sortirent.

Au lieu de prendre le chemin des salons, Petite se dirigea vers son propre appartement.

Et pour expliquer ce détour elle dit :

— J’ai oublié mon éventail de plumes, et puis il vous faut un masque.

Ce fut Batailleur qui vint ouvrir la porte ; Petite lui fit signe de s’éloigner, et comme la marchande voulait se retirer dans la pièce où dormait l’enfant, Sara lui dit d’une voix impérieuse et sèche.

— Pas par là !… Esther doit m’attendre, ajouta-t-elle en se reprenant. Allez lui dire, ma bonne, que je suis à elle dans un instant !

L’agent de change et sa femme étaient seuls ; ils s’assirent l’un auprès de l’autre sur la causeuse.

Ceux qui connaissaient madame de Laurens auraient vu, en l’examinant de près, que la tempête couvait derrière son froid sourire. Par moments, ses lèvres se plissaient et devenaient pâles ; ses sourcils remuaient comme s’ils eussent voulu se rapprocher menaçants. Elle était obligée de baisser les paupières de temps en temps pour cacher l’éclair qui, malgré elle, s’allumait dans ses yeux. L’agent de change ne voyait que sa beauté sans rivale et s’arrêtait, pris à son sourire. Sara semblait se retenir et attendre. Elle prolongeait la situation avec cette avarice du chat qui économise sa cruelle jouissance, et qui joue longtemps avant de frapper le dernier coup. Son cœur était plein de haine ; elle souffrait, elle aussi, et il lui fallait toute sa force pour rester calme en apparence, malgré les élancements de son angoisse. Durant cette soirée, des blessures terribles et répétées avaient touché la partie vulnérable de son cœur ; elle avait été martyre, elle voulait être bourreau. Il lui était doux de torturer pour tromper sa peine.

— Léon, dit-elle en renversant sa tête charmante sur le dossier de la causeuse, vous paraissez rajeuni de dix ans, ce soir.

— Je vous l’ai dit souvent, Sara, répliqua l’agent de change, vous êtes la maîtresse de ma vie, et il ne vous faut qu’un peu de compassion pour faire des miracles.

Petite ramena son beau corps en avant et mit sa main blanche sur l’épaule de son mari.

— Je vous ai donc fait bien du mal ? murmura-t-elle, tandis que ses yeux lançaient une flamme aiguë à travers la frange de ses longs cils.

— Du mal ?… Oh ! oui, j’ai été bien à plaindre !… Mais la faute en était-elle à vous, Sara ?… C’est moi qui n’ai pas su me faire aimer.

— Pauvre Léon ! reprit l’enchanteresse en lui touchant doucement les cheveux ; vous êtes beau pourtant !… Où avais-je les yeux et que vous manque-t-il pour plaire ?

Laurens ne savait si ses oreilles ne le trompaient point ; était-ce une illusion ? Il craignait de s’éveiller.

Sara pencha vers lui sa tête souriante.

— Mon Dieu ! reprit-elle, vous êtes jeune… et nous aurions de beaux jours pour réparer la tristesse oubliée.

— Oh !… soupira l’agent de change, si Dieu me donnait ce bonheur !

— Se connaît-on soi-même, poursuivit Sara avec des inflexions de voix molles et comme balancées ; sait-on ce qu’on a tout au fond de son âme ?… Je m’interroge souvent et ma conscience ne veut pas me répondre… Je lui demande si je vous hais ou si je vous aime, Léon.

La terreur et l’espoir passaient tour à tour sur le visage de Laurens. Sara poursuivit encore, et son accent était plus rêveur :

— La femme est un être étrange !… nous frappons parfois notre idole, Léon… que sais-je ? Il est en moi une voix qui prononce votre nom bien souvent…

Son regard, voilé, parlait de tendresse ; Laurens était ivre.

— Et si je vous aimais ? demanda-t-elle en mettant son front jusque sous la lèvre de son mari.

— Mon Dieu !… mon Dieu ! murmura l’agent de change en extase.

Sara souriait ; sa prunelle, allanguie, semblait mendier un baiser. L’agent de change se pencha lentement, lentement, sa bouche s’arrondit ; il allait oser… Sara souriait toujours ; mais au moment où les lèvres de Léon touchaient son front incliné, elle se dressa sur ses pieds comme un ressort d’acier qui se détend. Elle était debout devant son mari qui ne la reconnaissait plus, tant sa physionomie s’était soudain transformée. Son sourire s’imprégnait de raillerie méchante et cruelle, ses yeux étaient fixes et durs, tout en elle peignait la haine froide, longue, impitoyable.

— Fou que vous êtes ! dit-elle, vous ne vous souvenez donc plus ?…


AVANT LE BAL
LE FILS DU DIABLE

La tête de l’agent de change tomba, lourde, sur sa poitrine, qui rendit un gémissement.

— Vous avez donc oublié l’enfant ? reprit Sara ; vous ne savez donc plus que vous m’avez frappée au cœur autrefois, et qu’en ma vie je n’ai jamais rien pardonné !

Elle relevait sa tête hautaine et belle comme la terreur tragique ; sa voix, qui n’éclatait pas encore, avait des vibrations profondes.

— Je croyais, balbutia Laurens, que vous aviez enfin pitié…

— Pitié !… répéta-t-elle en lui saisissant le bras ; que veut dire ce mot dans votre bouche ?… venez !

Elle l’arracha de la causeuse où il s’asseyait, et l’entraîna vers la chambre de Batailleur. Elle s’arrêta devant le lit de l’enfant, dont sa main étendue montra le pâle visage.

— Pitié !… dit-elle encore, voyez !

L’agent de change était comme frappé de la foudre, ses idées vacillaient dans son cerveau. Durant un instant, son regard égaré alla de la petite fille à Sara et de Sara à la petite fille. Son œil éteint se ralluma au feu d’une colère aveugle. Sa raison ne parlait plus. Cette enfant, il la reconnaissait, non pas à ses propres traits, mais à ceux de sa mère. C’était comme le premier anneau de cette chaîne de malheurs qui accablait si lourdement sa vie. Il ne haïssait qu’un être en ce monde, c’était la fille de Sara ; par un mouvement irrésistible de fou, il s’élança vers le lit, les mains crispées. Mais Sara se mit au-devant de lui et le contint avec la vigueur d’un homme ; Laurens n’essaya même pas de se débattre.

— Il y a quinze ans qu’elle souffre ! murmura Petite en tournant vers l’enfant ses yeux subitement adoucis, — cinq ans de plus que vous, Monsieur… et qu’avait-elle fait pour souffrir ?

Laurens ne répondait pas ; à peine avait-il l’air de comprendre.

— Elle a quinze ans, poursuivit Sara ; — les enfants malheureux ne grandissent pas… ceux qui ne l’ont jamais vue, ne lui donnent pas les deux tiers de son âge… Elle a tant pleuré !… Si vous aviez voulu lui laisser place dans la maison de sa mère, elle serait grande maintenant… oh ! grande et belle !…

Laurens était toujours immobile, les yeux fixes et frappés. Sara fit un pas en arrière et vint se mettre auprès de l’oreiller de sa fille, dont le sommeil était tranquille en ce moment.

— Je ne sais pas si vous vous souvenez, dit-elle ; — Judith avait quatre ans… je vins vers vous, suppliante et soumise ; je vous demandai grâce pour moi et pour elle… pour moi, victime d’une manœuvre infâme ; pour elle, qui ne savait même pas le malheur de sa mère !… Vous étiez jeune ; vous aviez la conscience de votre force supérieure et de l’autorité sans contrôle que la loi donne au mari sur la femme…

» Vous me repoussâtes, vous fûtes impitoyable !

» M’aimiez-vous alors ? — je le crois ; — mais il fallait étouffer cet amour, monsieur !

» Imprudent et fou que vous étiez ! D’après le code que vous avez fait, vous autres hommes, vous aviez le droit de me mépriser, de me chasser !…

» Et VOUS vous mîtes à m’aimer davantage !…

» Rappelez-vous bien, Monsieur, que je ne vous ai prié qu’une seule fois. Depuis ce jour, où notre sort à tous deux fut décidé, le nom de ma fille n’est jamais sorti de ma bouche ; j’ai été, aux yeux du monde, votre femme aimante et dévouée ; — à vous, tout seul, j’ai montré parfois la haine qui était pour vous dans mon cœur.

» À personne, — à personne, entendez-vous ! et jugez de ce que j’ai souffert ! Je n’ai pu montrer mon amour pour mon enfant… »

Un premier et léger tressaillement se fit parmi les muscles du visage de l’agent de change. Sentant peut-être la crise prochaine, il se retourna pour gagner son appartement.

— Restez ! dit Petite.

Laurens resta. Devant ce malheureux qui ne se défendait pas, et qui gardait vis-à-vis de son bourreau armé sa passive obéissance, on eût dit que la colère de Sara devait tomber. Mais il y avait comme un trésor de fermeté implacable dans le cœur de cette femme. Et puis elle était auprès du lit de Judith, de Judith, qu’un vague et poignant remords l’accusait d’avoir laissée mourir !… Il lui fallait crier bien haut à l’assassin pour ne pas entendre la voix de sa propre conscience. C’était le moment fatal ; — elle avait presque peur de faiblir ; — elle rouvrait elle-même ses blessures pour envenimer sa haine. Elle se représentait ces taches sinistres qu’elle avait comptées sur le corps de son enfant ; — elle se répétait ce mot qui tuait ses espoirs et qui couronnait le long crime de sa vie par un châtiment terrible :

Poitrinaire !…

Et son courroux grandissait sourdement, malgré le défaut de résistance. Elle parvenait à chasser la pitié de son âme endurcie ; elle frappait sans honte ni fatigue, comme si la lutte eût excusé l’obstination de sa rage.

— Restez ! répéta-t-elle, — il faut que vous sachiez tout aujourd’hui… Vous êtes ruiné, monsieur ; à l’heure qu’il est, vos créanciers font vendre votre charge, peut-être… Eh bien ! moi, je suis riche à plusieurs millions… et les tribunaux ne peuvent rien à cela, soyez sûr ; j’ai consulté, je sais la loi ! Ma fortune est aussi bien hors de votre portée, que si je l’avais enfouie à cent pieds sous terre !

Laurens avait passé longtemps pour un des négociants les plus honorables de Paris. Malgré sa conduite irréprochable, il avait vu son crédit tomber de jour en jour. Sara ne lui apprenait rien ; il savait que sa ruine venait d’elle. Il était commerçant, et fils de commerçant, et la faillite, pour un homme dans sa position, c’est plus que la ruine, c’est le déshonneur. Il souffrait tant que cette pensée ne pouvait pas augmenter beaucoup sa détresse ; — cependant Sara put constater sur ses traits des convulsions plus marquées ; il s’appuya de la main au bois de lit de Judith.

— C’est pour elle, monsieur, reprit Sara, dont l’œil tourné vers l’enfant était plein de caresses, toute cette fortune que j’ai amassée à vos dépens, elle est pour ma fille, qui n’est point la vôtre… Ma haine pour vous, c’est mon amour pour elle… N’est-il pas temps que les rôles changent ? Hier, vous aviez une maison dont vous lui fermiez durement la porte ; demain, elle aura un palais : viendrez-vous nous y demander asile ?

L’agent de change s’appuya plus fortement à la colonne du lit. Sa crise le prenait, il luttait déjà contre le mal victorieux. Ce que lui disait maintenant Sara irritait de plus en plusses nerfs en révolte ; mais le coup principal avait porté au moment où elle s’était démasquée brusquement pour déchirer à deux mains, en quelque sorte, ce cœur malade qu’elle venait de chauffer jusqu’au délire et à l’extase.

— Madame, dit l’agent de change, il me reste encore assez de force pour gagner ma chambre… Hâtons-nous… il faut au moins que le monde ignore !…

Sara haussa les épaules avec dédain.

— Le monde ! interrompit-elle, vous savez bien que le monde est aveugle et sourd ! il n’y a d’yeux que pour les illusions, d’oreilles que pour le mensonge… le monde me croit votre providence… s’il vous voyait mourir à mes pieds, je vous prendrais jusqu’au misérable bénéfice de sa pitié… Restez encore, monsieur !

— Je ne puis… je ne puis ! balbutia Laurens, dont la main livide se crispait sur le bois du lit.

— Moi, je le veux !

— Vous voulez donc me tuer, madame ?…

— Oui, répondit Petite avec un calme effrayant.

Elle le regardait en face ; il chancelait ; ses yeux, blancs, noyaient leurs prunelles sous ses paupières vibrantes. Sara le regardait toujours et suivait avec une horrible froideur la marche de cette agonie.

— Vous l’avez dit, reprit-elle, je veux vous tuer !… je le veux depuis longtemps… et ma volonté sera faite.

Laurens essaya de parler ; ce fut un râle confus qui sortit de sa bouche. Sara s’animait dans sa tâche monstrueuse ; ses yeux s’allumaient par degrés, fascinateurs et homicides, comme ceux de la Gorgone antique. La fureur venait.

— Je veux vous tuer, répéta-t-elle en assourdissant sa voix : vous tuer ! vous tuer !

Il semblait que ses lèvres éprouvaient à prononcer ce mot quelque affreuse volupté.

— Comme tu seras vengée, ma fille ! s’écria-t-elle en se tournant vers Judith avec un geste emporté ; vois cet homme !… il est malheureux autant que tu vas être heureuse !… ses jambes chancellent sous le poids de son corps ; toi, tu es forte et jeune !…

Car elle ne voulait point avouer la menace suspendue sur la tête de sa fille ; elle voulait la victoire tout entière, avec l’accablant contraste entre son triomphe à elle et la défaite de son mari.

— Vois, poursuivit-elle en s’adressant toujours à l’enfant dont le visage n’exprimait qu’innocence et douceur, vois cet homme qui t’a fait tant de mal ! il se débat contre le châtiment qui l’écrase… et toi tu as achevé les jours de peine… tu n’as plus à vivre que de longues années de bonheur… Oh ! que tu es adorée, ma fille ! Et comme on le déteste !…

Le corps de Laurens oscilla, prêt à perdre l’équilibre ; Sara s’élança pour le soutenir. La sinistre comédie était jouée.

— Venez, dit-elle, en changeant de ton subitement, et tâchez de prendre sur vous… je vais vous reconduire à votre chambre.

Il est constaté que, dans les maladies nerveuses, un puissant effort de volonté peut retarder la crise imminente. L’agent de change réussit à marcher lentement vers la porte avec l’aide de sa femme ; ils sortirent. Nono la Galifarde ignorait, la pauvre enfant, ce qui venait de se passer à son chevet ; elle dormait toujours de son paisible sommeil. En traversant les corridors, M. et madame de Laurens rencontrèrent quelques invités, descendant à la salle de bal. Petite mettait à soutenir les pas tremblants de son mari une angélique complaisance ; on était ému d’admiration à la voir si belle, attachée ainsi, par son devoir, à cet homme dont l’agonie se prolongeait depuis des années. Quoi qu’aient dit les poètes sur les vertus de la femme, on ne trouve pas beaucoup de dévouements pareils. La tendresse s’use ; l’abnégation se lasse, et il y avait si longtemps que Sara jouait le rôle d’ange gardien. En entrant dans son appartement, l’agent de change eut encore la force de monter sur son lit ; mais à peine sa tête touchait-elle l’oreiller, que la crise commença, crise affreuse et comme il n’en avait jamais subi.

Germain n’était pas encore revenu ; Sara se trouvait seule dans la chambre du malade. Pendant tout le temps que dura la crise, on n’eût découvert, sur sa pâle figure, ni effroi, ni pitié.

Au bout d’une longue demi-heure, les convulsions cessèrent, et suivant l’habitude, Laurens demeura étendu sur son lit, immobile comme un cadavre. Sara mit la main sur son cœur qui ne battait presque plus ; elle fit glisser les rideaux du lit sur leurs tringles.

On frappait à la porte en ce moment, c’était la comtesse Esther, avec son fiancé Julien, et deux ou trois autres invités, qui venaient chercher Sara ; en son absence on ne pouvait former le fameux quadrille des Mille et une Nuits.

— Eh bien, Petite, s’écria Esther, nous vous attendons depuis une heure !

— Chut ! fit Sara en montrant le lit : je n’aime pas à le laisser seul avant qu’il soit endormi.

— Oh ! dit Julien, nous savons que vous êtes la perle des femmes.

— Mais maintenant, ajouta Esther, allez-vous venir ?

Sara réclama encore le silence d’un geste, puis elle regagna le lit sur la pointe des pieds ; elle entr’ouvrit les rideaux, et fit mine de regarder derrière elle avec sollicitude. Laurens ne bougeait pas. Elle laissa retomber les rideaux.

— Je vous suis, dit-elle en souriant ; il dort…

Tout le monde repassa le seuil, et Sara, qui sortit la dernière, ferma la porte à clef en dehors. Quelques instants après, Germain, le valet de chambre, revint de l’office : il était entre deux vins. Il s’arrêta un instant devant cette porte close ; puis il redescendit, charmé d’avoir trouvé un prétexte de boire une autre bouteille. Quelques instants après encore, on eût pu entendre dans la chambre de M. de Laurens des plaintes faibles ; cela dura deux ou trois minutes. Après quoi le silence se fit, interrompu seulement par quelques joyeux accords qui montaient par bouffées de la salle de bal…