Le Fils du diable/VII/3. Triomphe de Reinhold

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 298-305).
Septième partie

CHAPITRE III.

TRIOMPHE DE REINHOLD.

Reinhold frappa sur son estomac, à l’endroit où le revers de son paletot blanc se gonflait et accusait la présence d’un paquet.

— Vous allez voir ! répéta-t-il ; à mesure que j’avançais, il me semblait que j’avais aperçu déjà quelque part cette difforme tournure… mes souvenirs s’éveillaient ; je me rappelai enfin où j’avais rencontré ce pauvre diable… c’est sur le Carreau du Temple, à Paris. Docteur José Mira… cela commence-t-il à vous paraître drôle ?

— Non, répliqua le grave Portugais.

— Alors, je me tais, riposta le chevalier ; je ne veux pas abuser de vos moments précieux.

— S’agit-il du baron de Rodach dans votre histoire ? demanda Yanos.

— Beaucoup, cher seigneur.

— Eh bien, je vous écoute, moi… allez !

Reinhold accepta cette rude approbation, comme il eût fait du compliment le plus flatteur.

— J’abrège, poursuivit-il, afin de contenter plus tôt votre curiosité, seigneur Yanos… mais je vous préviens qu’il y aura autre chose au bout de mon histoire que la curiosité satisfaite… Dès que je reconnus ce malheureux idiot et mendiant, auquel les gens du Temple ont donné un sobriquet grotesque, Geignolet, je crois, je pressai le pas, décidé à l’atteindre.

» Comme j’allais y réussir, une idée baroque traversa sa pauvre cervelle : il sauta par dessus les broussailles qui entourent la perrière et se coucha dans l’herbe glacée.

» Je n’étais plus séparé de lui que par la haie, et je pouvais voir tous ses mouvements.

» Il ne chantait plus : il avait mis dans sa bouche le goulot d’une bouteille et buvait avidement.

» Quand il eut fini de boire, il tira de dessous sa blouse un paquet de papiers qu’il éparpilla autour de lui sur l’herbe.

» J’avançai la tête entre les branches… Je vous donne en mille à deviner ce que je vis !… »

— Épargnez-nous, chevalier, dit madame de Laurens.

— J’attends !… ajouta le Madgyar dont les gros sourcils se fronçaient.

Reinhold hésita un instant entre le désir de flatter Yanos par une prompte obéissance et l’envie de filer son histoire suivant les règles du roman.

Il était sûr d’un succès et il le voulait complet.

À vrai dire, son auditoire n’était pas pourtant des plus bienveillants ; Petite, Mira et le Madgyar manifestaient sans façon leur impatience.

Il n’y avait guère que l’excellent et courtois Van-Praët qui fît preuve de longanimité.

Reinhold lui adressa un sourire de reconnaissance.

— Qu’il vous suffise de savoir en ce moment, reprit-il, que ces papiers étaient de telle sorte, que j’aurais donné cinquante mille écus à l’instant même pour les avoir.

— Diable ! fit Van-Praët.

— Quelle folie ! grommela le Portugais.

— Je passai résolument au travers de la haie, déterminé à prendre l’idiot à l’improviste.

» Ma vue ne l’effraya pas : il resta demi-couché au milieu de ses papiers épars.

» — Tiens, tiens, dit-il seulement, voilà le bausse.

» C’est le nom qu’on me donne au Temple.

» — Où as-tu pris ces papiers, Geignolet ? demandai-je d’un air sévère.

» Il me toisa de son œil morne et farouche.

» — Je suis plus grand que vous, murmura-t-il ; si vous voulez me faire du mal, je vous jetterai dans le trou.

» — Je ne veux pas te faire de mal, mon pauvre enfant… mais j’aime beaucoup les vieux papiers, et si tu veux, je t’achèterai ceux-ci.

» — Combien ? s’écria l’idiot dont les yeux brillèrent.

» — Ce que tu voudras.

» Il arrondit ses deux mains jointes en forme de vase, puis il secoua la tête, ne trouvant pas le récipient assez ; volumineux.

» — Ma casquette ! s’écria-t-il, en découvrant sa tête hérissée ; je veux plein ma casquette de sous.

» — Tu les auras, dis-je, et je tirai de ma poche trois ou quatre pièces de cinq francs qui étaient assurément l’équivalent, pour le moins, du prix demandé.

» Mais ce n’était pas le compte de l’idiot.

» Il secoua gravement la tête, et me montra sa casquette tendue.

» Je fus obligé de prendre ma course et d’aller changer mes pièces de cinq francs contre des gros sous dans la ferme la plus voisine. »

— Et quand vous revîntes, interrompit Petite, vous eûtes les papiers ?

— Attendez donc, belle dame !…

— Non, interrompit le Madgyar à son tour ; moi je ne veux plus attendre !

Reinhold avait fait provision de style et de couleur pour rendre cette partie de son récit pittoresque et attachante ; il jeta un regard piteux vers le Madgyar et n’osa point désobéir.

— Allons ! dit-il en essayant de sourire, je suis seul contre quatre.

Et avec une répugnance visible, où perçait encore pourtant une bonne dose de vanité triomphante, il entr’ouvrit les revers de son paletot blanc.

— Ces papiers, dit-il, les voici… c’est tout bonnement le contenu de la fameuse cassette.

Si Reinhold avait craint de manquer son coup de théâtre, il dut être rassuré complètement. Les quatre associés se levèrent tous à la fois.

— La cassette du baron ! s’écrièrent Mira et Petite.

— Avec mes lettres de change ? dit Van-Praët.

Le Madgyar seul ne prononça pas une parole.

Les papiers furent étendus sur la table qui venait de servir au déjeuner ; on en fit de l’œil un rapide inventaire. D’un seul regard, le clairvoyant Van-Praët découvrit ses lettres de change au milieu d’une trentaine d’autres chiffons.

Il les plaça dans son portefeuille, tandis que Mira maugréait, au fond du cœur, contre l’imprudence du chevalier.

Yanos, avec beaucoup moins d’empressement, prit aussi ses traites et les serra.

Mais cette trouvaille inespérée semblait vraiment le toucher assez peu.

Reinhold s’enflait comme un paon qui fait la roue.

— Je vous ferai remarquer, Messieurs, disait-il avec emphase, que ce diable de baron n’exagérait en rien la vérité, lorsqu’il nous disait que notre condamnation à tous était au fond de cette cassette… Voici toute notre correspondance de 1824 qu’il avait trouvée dans le secrétaire de son patron Zachœus… Brave Yanos, cette lettre est de vous !… Voilà votre signature, digne Van-Praët !… voici la mienne !… Et quant à vous, belle dame, cette épitre, qui contient de quoi faire pendre un homme, est écrite en entier de la main de votre vénérable père !… Ah ! ah ! depuis que l’association existe, je crois que personne ne peut se vanter de lui avoir rendu un service pareil !

— Il est certain, dit madame de Laurens, que vous avez droit à nos remerciements, M. de Reinhold.

— Moi, je vous vote toute sorte d’actions de grâces, mon bien-aimé camarade, s’écria Van-Praët attendri à la pensée de ses lettres de change.

Mira gardait le silence ; il pensait que le chevalier aurait bien pu trouver tout cela et le garder pour lui.

— Maintenant, reprit Petite, qui n’était pas femme à perdre de vue son idée, M. de Rodach est sans armes contre nous… rien n’empêche de l’attaquer en face… Seigneur Yanos, êtes-vous toujours prêt à tenter l’aventure ?

— Qu’on me dise où il est, répliqua le Madgyar, et dans une heure j’aurai la couleur de son sang !

Comme Sara hésitait à répondre, le sourire du chevalier se fit plus vaniteux.

— Je vois bien, dit-il, qu’il me faudra encore vous tirer d’embarras à cet égard… Si vous m’aviez laissé raconter tout au long mon histoire, vous n’en seriez plus à faire de ces questions-là.

— Vous savez où il est ?… demanda vivement Yanos.

— Peu de choses m’échappent, seigneur Georgyi… et malgré la légèreté qu’on met à me traiter parfois, je puis rendre à l’occasion des services d’un certain prix.

— Parlez, je vous en prie ! s’écria Petite qui le dévorait du regard.

— On a donc l’obligeance de vouloir bien m’écou ter maintenant ?… C’est fort heureux ! Eh bien ! je ne ferai pas le cruel : voilà ce que je sais :

» Mon Geignolet était, ce matin, d’humeur très-communicative avant même d’avoir vu le trésor de gros sous dont je l’ai comblé, sa bouteille l’avait disposé à faire au premier venu toutes les confidences possibles. Il ne parle guère que l’argot du Temple, mais je suis un peu versé dans cette langue et je comprenais parfaitement.

» Il paraîtrait que la demeure de sa famille est voisine du domicile d’un certain marchand d’habits, nommé Hans Dorn, que Johann m’avait signalé depuis longtemps comme un des plus entêtés partisans de Bluthaupt.

» Soit dit, entre parenthèses, ce Hans Dorn est maintenant en Allemagne, suivant toute probabilité.

» L’idiot Geignolet était à la fenêtre de sa mère, le matin du lundi-gras lorsqu’il vit un grand Monsieur entrer chez son voisin Hans Dorn. Il savait que le marchand d’habits passait dans le Temple pour avoir beaucoup d’argent caché chez lui.

» Et Geignolet aime l’argent, qui lui sert à remplir sa bouteille.

» De sa fenêtre, il regardait souvent, avec envie, dans la chambre de Hans Dorn.

» Ce matin-là, il vit le grand Monsieur tirer de dessous son manteau un objet dont la nature lui échappa, mais qu’il prit de loin pour des pièces d’or, tant cela brillait gaiement au soleil !

» — C’était la cassette qu’entourait un cordon de clous de cuivre.

» Hans la serra sur le plus haut rayon de son armoire. Tout en haut, tout en haut, comme dit la chanson de l’idiot…

» Geignolet, qui est un gaillard, fit un trou dans la muraille, derrière la ruelle du lit de Hans ; il entra. Dieu sait comme ; il ouvrit la cassette sans la briser, et fut bien désappointé, le pauvre diable, quand il vit dedans une liasse de chiffons au lieu des jaunets convoités.

» Il prit les papiers, en désespoir de cause, plutôt pour nuire que pour se faire du bien ; il referma la cassette, après l’avoir remplie avec les cendres du poêle, et sortit par son trou.

» Le plaisant, c’est que M. le baron de Rodach a probablement dans ses mains, à l’heure qu’il est, sa terrible cassette remplie de cendres !…

» C’est ce qu’on appelle un pistolet de paille ! »

— Mais le baron, dit madame de Laurens, cela ne nous apprend pas où il est ?

— Laissez faire Geignolet !… c’est notre oracle… Geignolet est en Allemagne depuis deux jours à peine et il a déjà rencontré trois fois le grand Monsieur qui porta la cassette chez Hans Dorn…

— Ah !… fit le Madgyar qui était tout oreilles.

— Vous voyez bien que j’avais deviné, murmura Petite ; il est ici !

Van-Praët s’occupait à faire un paquet des papiers jadis contenus dans la cassette. Il n’y manquait que les lettres de change tirées de Londres et d’Amsterdam sur la maison de Geldberg.

Mira contemplait le paquet d’un air de chagrm ; si le hasard eût fait tomber cette arme entre ses mains, il n’eût pas été homme à s’en dessaisir étourdiment.

— Je pense que mon ami Geignolet m’en a donné pour mon argent ! reprit Reinhold, qui triomphait toujours.

— A-t-il su vous dire le principal ? demanda madame de Laurens, la retraite du baron de Rodach ?…

— Nous y arrivons belle dame… Les trois fois que Geignolet a rencontré le grand Monsieiur, le grand Monsieur sortait de certaine chaumière, située à quatre ou cinq cents pas du village, au bas de la montagne, sous la roche que les gens du pays nomment la Tête-du-Nègre.

— C’est la maison de Gottlieb, dit Van-Praët, un brave garçon, qui déjà, de mon temps, était vassal de Bluthaupt.

— Et qui s’en souvient, à ce qu’il paraît, ajouta Reinhold ; il y a dix à parier contre un que le baron se cache chez lui.

Van-Praët ouvrit son secrétaire et y plaça le paquet qu’il venait d’attacher avec soin.

Yanos se dirigea vers la porte, sans prononcer une parole.

Le chevalier de Reinhold ouvrit la bouche pour interroger, mais Petite lui serra le bras.

— Silence ! murmura-t-elle ; il va chercher ses armes…

Au moment où le Madgyar entrait dans l’antichambre, Klaus venait d’en sortir par la porte opposée.

Depuis l’arrivée de Reinhold, Klaus était là, immobile et l’oreille au guet.

Il descendit précipitamment l’escalier, et s’engagea au pas de course dans un long corridor qui reliait l’une à l’autre les deux ailes du château.

Parvenu au bout du corridor, il ouvrit une porte massive donnant accès dans une cour de peu d’étendue et complètement hors d’usage.

Cette cour touchait d’un côté aux remparts, de l’autre aux derrières de la chapelle.

Klaus regarda tout autour de lui avec inquiétude, pourvoir si personne ne l’épiait.

La cour était tout à fait déserte, ainsi que la partie du rempart qui la dominait.

Klaus entra dans la chapelle par une brèche que le temps avait pratiquée aux murailles.

L’intérieur de la chapelle montrait encore les restes d’une magnificence antique ; mais c’était une ruine.

Le vent sifflait dans les fenêtres complètement dégarnies de leurs vitraux, et l’eau du ciel, filtrant par la voûte désemparée, avait ruiné peu à peu les ornements de la nef.

Le sol était jonché de débris de colonnes et de statues ; — il ne restait plus que les piliers de marbre du maître-autel.

Klaus traversa la chapelle et gagna le chœur, dont les stalles vermoulues ne gardaient plus aucune trace de sculpture. — Il ouvrit une petite porte située derrière l’autel, et descendit les marches roides et humides d’un escalier souterrain.

Il était dans les caveaux mortuaires des anciens comtes de Bluthaupt.

C’était une large salle, soutenue par des piliers massifs, entre lesquels s’élevaient des tombeaux.

Une lampe mourante, placée sur une des tombes, envoyait aux objets de vagues lueurs.

Quand la mèche, ranimée, jetait par instants une lumière plus vive, on voyait sortir de l’ombre les statues des vieux comtes, couchés sur le dos, les bras en croix sur la poitrine, avec leur grande épée le long de leur flanc.

Klaus se signa en entrant dans cette salle funèbre.

— Êtes-vous là ? murmura-t-il ensuite.

Personne ne répondit.

Klaus tremblait parmi tous ces morts.

La tombe sur laquelle était posée la lampe supportait trois statues de porphyre rouge, couchées côte à côte.

C’étaient les trois fils du Comte-Noir, — ceux-là mêmes qui, suivant la légende, revenaient de temps en temps sur terre pour fêter la naissance ou la mort des Bluthaupt, — les Trois Hommes Rouges…

Les lueurs vacillantes de la lampe mettaient à leurs visages de pierre comme un reflet vivant.

L’idée venait à Klaus que peut-être ils allaient se lever et marcher.

— Êtes-vous là ?… répéta-t-il d’une voix étouffée.

Personne ne répondit encore.

Mais il se fit un bruit sourd tout au fond du souterrain, et quelques secondes après, aux dernières lueurs de la lampe, trois formes humaines se dessinèrent vaguement entre les colonnes…

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