Le Fils du diable/VI/6. Petite

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 180-190).
Sixième partie

CHAPITRE VI.

PETITE.

Otto venait de faire sonner sa montre ; il était deux heures après minuit.

La chaise de poste allait toujours comme le vent.

La nuit était opaque et profonde.

— Que ne donnerais-je pas pour savoir au juste où nous sommes ! murmura-t-il ; mon Dieu ! si nous allions arriver trop tard !

— Si nous n’avons pas de mauvais relais à la frontière, répliqua Goëtz, et si nous trouvons des chevaux tout prêts à Obernburg, je garantis que nous arriverons à temps.

— Dieu vous entende, mon frère ! dit Otto.

Puis, il ajouta de ce ton d’un homme qui veut tromper son inquiétude :

— Voyons, Albert, achevez votre récit.

— Il est achevé, répondit Albert. Vous savez maintenant pourquoi le Madgyar vous a parlé de son honneur outragé… Pauvre Éva ! peut-être a-t-elle payé bien cher son dévouement !…

Il poussa un gros soupir.

— Pauvre Éva, dit-il encore, je lui avais dit : À demain ! Mais nos jours sont comptés ; il fallait partir… et je ne la reverrai jamais !

Il se tut.

— Bah ! s’écria Goëtz ; un verre de vin, mon frère !… qui sait ce que l’avenir nous réserve ?… Dans huit jours, nous serons sous les verrous, c’est vrai… mais on revient de partout, excepté de l’autre monde !

Albert repoussa le verre de vin ; Goëtz le but à sa place.

— Et vous, Otto, dit-il, quand les autres travaillent, vous n’avez pas coutume de rester oisif… qu’avez-vous fait ?

— Pendant que vous jouiez mon rôle à Londres et en Hollande, répondit Otto, je jouais un peu le vôtre à Paris… je fréquentais la maison de jeu de la rue des Prouvaires, Goëtz… et je donnais des rendez-vous à une de vos maîtresses, Albert.

— Est-ce bien vrai ?… dirent ensemble les deux frères.

— Parfaitement vrai… De plus, je faisais escompter une traite de cent trente mille francs par un marchand de haillons du Temple… en outre, je surveillais notre Gunther de mon mieux, et plût à Dieu que je n’eusse jamais abandonné ce soin à personne !

» Vous savez déjà ma conduite vis-à-vis des trois associés de la maison de Geldberg.

» Je vous parlerai seulement de cette maîtresse de notre frère Albert, à qui j’ai donné des rendez-vous, et qui m’a fourni en revanche cent mille écus pour parer à la crise de la maison…

— Peste ! fit l’homme à bonnes fortunes, je ne me connaissais pas de maîtresses si bien en fonds !

— C’est cette Sara, dont nous prononcions le nom tout à l’heure, dit Otto.

— Sara de Ligny ?…

— Sara ce que vous voudrez… Elle a comme cela bien des noms, et je pourrai vous dire tout à l’heure celui de son mari avec celui de son père.

» Il faut m’écouter, Albert, car vous allez vous retrouver face à face avec cette femme.

— Au château ?

— Au château… mais, en vérité, plus j’y pense, plus je me trouve avoir fait le Lovelace à vos dépens, mes frères… j’ai vu aussi une de vos maîtresses, Goëtz.

— À moi ? dit le joueur, je n’en ai pourtant guère.

— La comtesse Esther.

» Ah !… une bonne fille, celle-là ! interrompit Goëtz, comme s’il eût parlé de la plus sans-gêne de toutes les lorettes ; sera-t-elle aussi à Bluthaupt ?

— Sans contredit… mais Bluthaupt aura un jeu d’enfer et des festins de Balthazar… Ce ne sont pas les femmes que je crains pour vous, mon frère Goëtz.

» Mon histoire regarde surtout Albert.

» Cette Sara fut autrefois la maîtresse du docteur portugais Mira, l’un des assassins de notre père et de notre sœur.

» Elle avait à peine dix-sept ans alors. Le docteur, commensal de sa famille, abusa d’elle sans doute. Le fruit de cette séduction fut une pauvre enfant, qui a maintenant une quinzaine d’années… »

— Peste ! fit Albert ; dix-sept et quinze… ceci la met dans les respectables.

— Elle est belle et vous êtes faible, dit Otto, dont la voix eut une légère nuance de sévérité ; prenez garde !…

» Depuis lors, elle s’est mariée ; depuis lors, elle a noué intrigue sur intrigue ; mais elle a su conserver toujours une influence extraordinaire sur son premier amant.

» Celui-ci est, vous le savez, l’un des chefs de la maison de Geldberg, qui représente pour nous le patrimoine de notre Franz.

» De tout temps, le docteur eut le droit de puiser à pleines mains dans cette caisse qui fut opulente, mais qu’une perversité folle a vidée. Sara était exigeante ; elle était insatiable ! le Portugais donnait, donnait : Sara demandait toujours !

» Si bien que des sommes énormes y passèrent, et c’est par millions qu’il faut compter les prodigalités du docteur.

» Abel m’avait chargé d’aller à Amsterdam ; Reinhold m’avait confié ses intérêts à Londres ; le docteur me donna mission d’effrayer Sara et de lui faire rendre gorge.

» Cette femme est forte ; elle est habile ; mais il y a autour d’elle trop de crimes… »

— Des crimes ?… dit Albert.

— Des crimes infâmes ! et pour lesquels le vice lui-même n’a pas de pitié !…

» Cette femme a deux sœurs, la comtesse Esther, qu’elle a perdue, et une pauvre enfant, à l’âme angélique et bonne, qu’elle a tâché en vain de perdre.

» Cette femme a un mari qui l’aime, et qu’elle tue !

» Elle a une fille, elle, la millionnaire ! une fille qui meurt de faim sous ses yeux !…

» Son dernier amant était un enfant brave et beau, un de ces cœurs choisis, où tout est confiance, audace, amour… Le matin du lundi-gras, cet enfant devait périr sous l’épée d’un spadassin ; elle le savait : et vous l’avez vue, vous, Goëtz, tranquille et séduisante, dans le cabinet du Café Anglais… »

— C’était Franz ?… murmura Albert avec une sorte d’épouvante.

— C’était Franz !… Au lieu de l’épée aveugle d’un enfant, le fer du spadassin rencontra une arme exercée ; il tomba. Le lendemain, cette femme trouva un autre de ses amants, un homme robuste et vaillant, qui a dépensé sa bravoure en folies et qui passe pour dégainer trop volontiers… Albert, le bâtard de Bluthaupt.

— Moi ?… dit Albert étonné.

— Moi, répondit Otto, qu’elle prenait pour vous !

» Et si vous saviez que de séductions entassées, que d’enivrements calculés, que d’amour prodigué, que de flatteries, que de caresses !…

» Elle voulait mettre dans votre main loyale, Albert, le fer brisé du spadassin ; elle voulait que vous poursuivissiez la bataille commencée, et que votre bras, plus sûr, achevât ce que Verdier n’avait pas pu faire… »

La nuit cachait la pâleur mortelle d’Albert ; sa gaieté vive et fanfaronne était bien loin de lui.

Il avait aimé cette femme. Tout à l’heure encore, le souvenir de cette femme avait réveillé en lui de doux souvenirs.

— Et qu’avez-vous fait ? murmura-t-il.

— J’ai promis, répliqua Otto froidement, et Sara vous attend au château de Bluthaupt, Albert.

» Ceci se passait dans votre maison de jeu, Goëtz… Avez-vous remarqué certaine loge grillée ?…

— Pardieu !… le Confessionnal de la princesse !… Navarin n’avait jamais voulu me dire… Ah ! c’est cette femme damnée qui est la princesse !…

— Elle-même !… Nous étions seuls tous deux.

» Franz entra. Sur ses lèvres errait ce confiant sourire que nous connaissions à notre Margarethe heureuse. Oh ! je vous le jure, à voir le regard de cette femme percer les rideaux de la loge comme un dard, et se fixer, venimeux, sur l’enfant, j’ai eu peur pour la première fois de ma vie…

» Je me disais : elle est belle, sa prunelle fascine, ses caresses aveuglent ; si le malheur voulait que Gunther échappât à notre surveillance… »

Il n’acheva pas.

Dans le silence qui suivit, on entendit la respiration oppressée des trois frères.

— Que Dieu ait pitié de nous ! dit Albert, si nous avons commis une faute, le châtiment serait trop cruel !…

La montre d’Otto, interrogée, sonna trois heures et demie.

— Comme le temps vole ! dit-il, et comme nous allons lentement !

Les chevaux précipitaient leur course ardente ; mais il semblait à son impatience terrible que la chaise restait stationnaire.

— J’entrai chez elle, reprit Otto, le jeudi, 8 février, à midi. Je ne me dissimulais pas le danger qu’il y avait à lui déclarer la guerre ; mais la maison chancelait et il faut que notre Gunther ait la noble fortune de ses aïeux.

» Elle vint à moi souriante et sûre de son empire.

» — Deux grands jours sans me voir !… savez-vous que c’est bien long, Monsieur, me dit-elle ; je crois que vous me délaissez !…

» — Madame, répondis-je, ce n’est point ici une entrevue d’amour… je viens au nom du docteur José Mira, ou plutôt au nom de la maison de Geldberg.

» Elle me regarda d’un air étonné.

» — Je vais de surprise en surprise, murmura-t-elle après un instant de silence et en donnant à sa voix des inflexions dédaigneuses ; Albert, que j’ai connu si fier !… si gentilhomme !… Albert, réduit au rôle d’agent d’une maison de commerce ! J’attendais, en effet, quelqu’un, et l’on m’avait menacée de me parler d’affaires… mais j’étais, certes, à cent lieues de penser que ce serait vous !

» Elle me montra du doigt un siège et s’assit elle-même ; son sourire était devenu railleur ; on voyait aisément combien peu elle craignait les suites de cette entrevue.

» — Ne trouvez-vous pas, reprit-elle, que me voilà dans la situation de cette grande dame de vaudeville qui s’éprend d’un beau jeune homme, et qui dans ce beau jeune homme reconnaît plus tard son tapissier ?… La dame dut faire une grimace à peu près semblable à la mienne et parler de meubles… parlons d’affaires.

» Elle se renversa sur son fauteuil. Je demeurais immobile et j’attendais.

» — Je crois deviner, poursuivit-elle, le but de votre ambassade… José Mira devait m’envoyer ce matin un millier de louis qu’il me doit…

» — Qu’il vous doit ?

» — Qu’il me doit, répéta-t-elle d’un accent assuré ; il n’aura pas osé venir lui-même me demander du temps et vous vous présentez à sa place… je dois penser que vous avez obtenu une place de commis dans la maison de Geldberg.

» — Je me suis donné celle de caissier, Madame, répondis-je.

» Son sourire moqueur se troubla légèrement :

» — La maison de Geldberg, repris-je, me doit, ou plutôt doit à l’héritier de Zachœus Nesmer, mon pupille, des sommes assez considérables… À l’aide de moyens dont le détail vous intéresserait peu, je me suis convaincu que la maison était à deux doigts d’une banqueroute. J’ai fait alors la part des chances bonnes et mauvaises, et voyant qu’il restait d’excellentes ressources, je me suis déterminé à soutenir la maison.

» — Que de bonté, Monsieur !…

» — Le fait est que j’aurais pu l’écraser sans peine… mais ce qui m’a déterminé, surtout après mûres réflexions, c’est l’état où se trouve la caisse vis-à-vis de vous, Madame.

» Jusqu’à ce moment, Sara n’avait pas conçu l’ombre d’une inquiétude. Comment penser que le docteur, son complice, son esclave, avait osé parler ?

» Mais, à ces derniers mots, son regard prit une nuance de frayeur.

» — Je ne vous comprends pas. Monsieur, dit-elle.

» — Madame, je vais tâcher de me faire comprendre… Le docteur évalue à environ deux millions cinq cent mille francs les sommes enlevées dans la caisse de Geldberg, Reinhold et compagnie.

» — C’est du délire !

» — Il n’a point de reçus, à la vérité ; mais il compte, pour remplacer les quittances qui lui manquent, sur votre bonne foi d’abord…

» Sara haussa les épaules.

» — Ensuite sur certains petits secrets, dont il se prétend le maître.

» Sara fit un effort pour cacher son agitation croissante.

» — C’est donc la guerre que José Mira me déclare ? dit-elle.

» — Oui, Madame.

» — Et vous vous joignez à lui, vous ! Albert !

» — Madame, jusqu’à un certain point… Pour tout ce qui regarde la maison, il est évident que nos intérêts sont communs ; mais, pour tout le reste, et surtout pour ce qui tient à ce jeune homme dont vous m’avez parlé avant-hier, je puis rester votre allié… ceci d’autant mieux que l’existence de ce jeune homme menace la prospérité de Geldberg, et par conséquent mes propres intérêts…

» — Intérêts !… intérêts !… oh ! baron, vous que j’ai connu si prodigue !

» — On prend de la prudence, Madame…

» — Mais ce docteur vous a donc tout révélé ?

» — Il m’a appris quelques petites circonstances… Mais je dois vous dire que j’en savais déjà bien long, à cause de mon intimité avec Zachœus Nesmer.

» — Saviez-vous donc tout cela, lorsque vous m’avez rencontrée pour la première fois ?…

» — Je savais tout. Madame, excepté votre vrai nom que vous m’aviez caché.

» Elle réfléchit durant quelques secondes. Peut-être ne mesurait-elle pas bien encore toute l’étendue de mes avantages ; peut-être songeait-elle à ce compromis que je lui laissais entrevoir et se demandait-elle si elle se servirait de moi contre Franz, tout en me combattant pour tout le reste.

» C’était là, en définitive, sa situation vis-à-vis des associés de Geldberg.

» — En somme, dit-elle après un silence, quel est le message du docteur ?

» — La maison, répondis-je, a besoin de trois cent mille francs pour ce soir.

» Son fauteuil recula, tant elle frappa du pied le tapis violemment.

» — Et que me fait cela ? s’écria-t-elle ; à supposer que j’aie reçu de l’argent, pense-t-on que je l’aie gardé dans mon secrétaire ?…

» — On pense, Madame, que vous avez fait beaucoup mieux… on va plus loin même : on est certain que, grâce à une femme, appelée Batailleur, qui est votre prête-nom, vous possédez plus de quatre millions en valeurs diverses…

» Ses sourcils se froncèrent, et un courroux sanglant brûla dans son œil.

» — Ah !… murmura-t-elle, je vois qu’il vous a raconté tous ses rêves !… vous savez tout ce qu’il se figure !… Il ne vous a rien caché des chimères qui emplissent son cerveau malade. Monsieur, cet homme est fou !… je n’ai rien, et la maison de mon mari est sur le point de tomber…

» — Cela ne m’étonne pas, Madame… de deux millions cinq cent mille francs que vous avez pris dans la caisse de Geldberg, jusqu’à vos quatre millions, il y a quinze cent mille francs de différence… peut-être avez-vous davantage… En tous cas, c’est bien assez pour expliquer la faillite de votre mari.

» — Monsieur !…

» — Madame, si mes souvenirs ne me trompent point, je vous ai promis avant-hier que le jour approchait où je vous dirais tout ce que je sais sur votre compte… le jour est venu et me voici prêt à tenir ma promesse.

» Ses yeux se baissèrent sous mon regard.

» — Eh bien ! murmura-t-elle, parlez !

» — Je passerai sous silence, repris-je, ce que je sais de votre vie galante… vos amants, votre maison de jeu même, tout cela me paraît véniel auprès du reste… je laisserai de côté même la comtesse Esther, pauvre femme, qui eût été bonne sans vous et dont vous poursuivez l’éducation avec tant de patience !… Je commence à votre jeune sœur Lia…

» — Une hypocrite !… qui me déteste et qui m’aura calomniée… mais s’il vous plaît, Monsieur, d’où savez-vous ce qui la concerne ?

» — D’où sais-je le reste ?… C’était un enfant…

» — Un ange, n’est-ce pas ? interrompit-elle d’un accent de raillerie.

» — Un ange, Madame !… Et devant son innocence toute votre astuce s’est brisée !

» Elle se força de rire.

» — Les lettres n’étaient pourtant pas de votre écriture, Monsieur le baron, murmura-t-elle ; ainsi je ne puis dire que votre enthousiasme soit intéressé… mais, au demeurant, qui peut savoir ? Les anges ont parfois plus d’un fervent… parmi ces fervents, les uns écrivent, les autres agissent…

» Le rouge de l’indignation me monta au visage… »

Ici, Otto s’arrêta brusquement, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit.

Albert et Goëtz ignoraient encore le nom de la famille de Sara, et ne connaissaient point sa jeune sœur. Ils ne comprenaient trop rien à cette partie de l’histoire, sur laquelle Otto ne jugea point à propos de leur fournir une explication.

Ils avaient remarqué seulement, sans y attacher d’importance, que la voix de leur frère venait de prendre un singulier accent de chaleur.

Il poursuivit, mais son ton redevint tout à coup froid et calme.

— Sara m’interrompit en redoublant d’ironie.

» — Passons, Monsieur le baron, dit-elle, et laissons-là cet ange dont je n’ai pu ternir la candeur… Après ?

» — Passons, en effet, Madame, répondis-je, car ici la loi des hommes ne peut rien… Arrivons à votre mari, que vous avez ruiné d’une main si patiente, et que vous assassinez avec tant d’ingénieuse barbarie !…

» — Calomnies et démence, Monsieur !… passez !

» Elle ne riait plus, pourtant, et sa lèvre tremblait.

» — Je passe, Madame, et j’arrive à votre fille…

» — Elle se leva d’un bond ; ses yeux flamboyèrent ; sa main se posa sur ma bouche, forte et lourde comme la main d’un homme.

» — Silence ! dit-elle les dents serrées et la pâleur sur la joue ; elle souffre !… Oh ! mais je l’aime !…

» Elle cacha sa tête entre ses deux mains.

» — Sortez ! reprit-elle ; vous êtes fort, je le vois ; vous résister en ce moment serait folie !… plus tard… mais l’avenir décidera !

» — Vous n’avez pas répondu à mon message, dis-je en me dirigeant vers la porte.

» Dans une heure, vous aurez vos trois cent mille francs.

» Je sortis.

» Une heure après, cette femme dont je vous ai parlé sous le nom de Batailleur vint m’apporter les cent mille écus.

» Depuis lors, j’ai revu Sara, hautaine et rassurée en face du docteur portugais, qui tremblait devant elle ; je l’ai revue au milieu de sa famille, madame Sara de Laurens, fille aînée de Mosès Geld.

La surprise arracha un mouvement aux deux frères.

— Avoir aimé une pareille femme ! dit Albert en baissant la tête, c’est une punition de Dieu !

— Et la comtesse Esther est sa sœur ? demanda Goëtz ; une bonne fille, pourtant !… et belle femme !

— Et maintenant, reprit Otto, elle est au château de Bluthaupt, en face de notre Gunther, qui ne se doute de rien et qui l’aime encore peut-être… tandis que Reinhold, le Madgyar et les autres associés tendent leurs pièges sur les pas de l’enfant, elle travaille de son côté… soyez sûrs qu’elle travaille sans relâche !… Priez Dieu, mes frères, car le fils de notre sœur est en grand danger de mort !…

Le silence régna dans l’intérieur de la voiture.

Il faisait nuit encore lorsque la chaise de poste, qui avait traversé Metz au grand galop, quitta la route royale pour prendre un chemin de traverse menant à la frontière.

Entre Saint-Avold et Forbach, les trois frères descendirent de voiture et se prirent à marcher à pied, à travers champs, sous la conduite d’un homme du pays.

La chaise, vide, avait continué sa route.

La nuit, brumeuse et noire, ne permettait pas de voir à dix pas devant soi ; ils passèrent la ligne des frontières sans éveiller même un qui-vive.

À une demi-lieue de France, non loin des rives de la Sarre, la chaise de poste les attendait ; ils payèrent leur guide.

— Oh ! oh ! s’écria celui-ci en pesant deux pièces d’or dans le creux de sa main, il doit y avoir quelque chose de fameux sous vos manteaux, mes maîtres !

— Trois bonnes paires de bras, mon camarade, répondit Albert, avec trois bonnes épées.

— Et de l’appétit, ajouta Goëtz.

— Tout ça ne regarde pas le zollwerein, pensa le guide, qui reprit en chantant la route de France.

Quand la voiture eut traversé la Sarre, il était à peu près sept heures du matin.

Les premiers rayons du jour éclairaient au loin la campagne ; mais dans l’intérieur de la chaise, les stores baissés prolongeaient la nuit.

Peu à peu, cependant, le jour vainqueur glissa un premier rayon à travers les rideaux opaques ; une lueur pâle se fit.

On aurait pu distinguer confusément trois hommes qui sommeillaient, ensevelis dans leurs manteaux.

Il fallait bien garder quelque force pour la lutte prochaine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les heures du jour s’écoulèrent.

Le crépuscule du soir se faisait sombre déjà.

Sur la route d’Obernburg au château de Bluthaupt, trois cavaliers couraient à bride abattue.