Le Fils du diable/VI/5. La danseuse

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 171-179).
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Sixième partie

CHAPITRE V.

LA DANSEUSE.

Goetz se tut. On n’avait pas besoin de voir sa physionomie, et le son de sa voix disait assez l’orgueil de sa victoire.

— À vous, Albert, reprit-il, en se servant à tâtons une nouvelle tranche de pâté ; voyons si vous avez fait mieux !

— Ma foi, répondit Albert, avec une feinte modestie, j’ai fait ce que j’ai pu, mon brave Goëtz… mais il faut convenir que le Madgyar Yanos n’est pas d’aussi facile composition que votre bonhomme de Van-Praët… En somme, j’ai atteint à peu près le même résultat que vous… mais il y a eu du hasard dans mon fait… et si je n’avais pas rencontré sur mon chemin une ravissante femme…

— Ah ! ah ! interrompit Goëtz, cela ne pouvait pas manquer !…

— Pas plus que le vin et les cartes dans votre histoire, mon frère Goëtz, dit Otto.

— Ne raillez pas, reprit Albert ; les femmes ont toujours été ma providence !… et souvenez-vous combien de jolies mains ont aidé, grâce à moi, nos évasions des cachots d’Allemagne !… ne serions-nous pas encore dans la prison de Francfort, si la fille du guichetier ?…

— Bah ! fit Goëtz, une malheureuse lime qu’elle nous donna ! tandis que le vin et les cartes nous procurèrent la confiance du digne maître Blasius.

— Chaque vice a ses mérites, conclut Otto froidement ; on en peut vivre parfois jusqu’à ce qu’on en meure… passons.

— Quand je quittai M. le chevalier de Reinhold, qui était venu me faire la conduite jusqu’aux Messageries, reprit Albert, j’étais en proie à un certain embarras… ses instructions m’avaient bien appris la position de la maison de Geldberg vis-à-vis du Madgyar, mais elles ne me donnaient aucun moyen de trancher la difficulté. Je partis, comptant sur le hasard et notre bonne étoile.

» Il était dix heures du matin à peu près, quand je descendis à la douane de Londres. J’avais le temps. Je remontai à pied les rues qui vont des bords de la Tamise à l’intérieur de la Cité.

» En passant auprès d’une de ces chapelles catholiques qui se multiplient de plus en plus à Londres, je vis devant moi, sur le trottoir, un soulier mignon qui toucha lestement le marche-pied d’un équipage pour arriver d’un bond léger jusqu’à la première marche du petit perron de la chapelle.

» Ce n’était pas un pied d’Anglaise. Il appartenait à une femme assez petite, à la taille souple et fine, dont la figure se cachait presque entièrement derrière un riche voile de dentelle…

» J’ai tant de gracieux souvenirs, s’interrompit Albert en riant, que tout cela se brouille un peu dans ma cervelle !… Je ne sais pas bien toujours mettre le nom, au premier aspect, sur ces jolies figures, connues et parfois aimées, qui croisent souvent ma route…

» Je connaissais la tournure de cette femme ; je l’avais vue quelque part : j’avais dû l’adorer… »

— Mais, dit Otto, le Madgyar Yanos ?

— Nous y arrivons… cette femme joue dans mon histoire le rôle du dîner dans celle de Goëtz… c’est le principal.

» Je m’étais arrêté à la contempler, et je cherchais à préciser mes souvenirs. Elle se retourna sur le seuil même de la chapelle et je crus bien voir que son regard me cherchait, à travers les mailles de son voile.

» Je montai les degrés à mon tour, et j’entrai. Elle était agenouillée à l’ombre d’une colonne ; son voile, rejeté en arrière, découvrait maintenant l’exquise beauté de son visage. Je la reconnus.

» Vous n’avez pas été sans entendre parler de la belle Hongroise de Vienne, qui dansa le premier pas de polka sur le théâtre particulier de l’empereur… la blonde Eva, qui rendit folle toute la cour d’Autriche ?… Je m’étais trouvé à Vienne, au plus fort de son succès. Un jour qu’on la portait en triomphe au sortir du théâtre, je la vis et je devins amoureux d’elle. »

— Et vous le lui déclarâtes, murmura Goëtz, ce qui la flatta incomparablement… Vous vous aimâtes comme des tigres pendant trois jours, puis vous passâtes mutuellement à d’autres exercices… Il fait un froid de Sibérie, et je donnerais deux louis pour un verre de punch !

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, mon frère Goëtz, reprit Albert ; seulement, mettez quinze grands jours au lieu de trois… Ce n’était, ma foi, pas une conquête ordinaire !… Des cheveux blonds, des yeux noirs, un sourire d’enchanteresse et la taille la plus divine qui se soit balancée jamais sur les planches d’un théâtre… Elle m’aimait à l’adoration. Au bout de quinze jours, elle fut enlevée par un membre du parlement anglais, et la polka faillit mourir du coup.

» Depuis, j’avais entendu dire à Bade que le membre du parlement avait dépensé pour elle un petit million et s’était fait tuer en duel, pour ses beaux yeux, par un des plus riches négociants de la Cité de Londres, qui l’avait bel et bien épousée. »

Otto fit un geste d’impatience dans son coin.

— Quand les danseuses sont sages, poursuivit sentencieusement Albert, elles font toujours comme cela des fins recommandables… Notez bien que ma liaison avec Eva s’était rompue au beau moment et avant que l’indifférence eût remplacé la passion…

» En la retrouvant ainsi à l’improviste et plus charmante que jamais, je sentis mon caprice se réveiller ; s’il faut l’avouer, j’oubliai même quel que peu les affaires de la maison de Geldberg et le Madgyar Yanos.

» Je m’adossai contre un pilier de la chapelle, guettant un regard d’Eva et disposé à tout abandonner pour elle.

» Sa prière fut longue. Soit ferveur, soit hasard, elle ne tourna pas une seule fois la tête. Seulement, quand elle se leva pour gagner sa voiture, nos yeux se rencontrèrent.

» Une nuance rosée descendit de son front à sa gorge ; elle rabattit vivement son voile et pressa le pas pour sortir de la chapelle.

» Je la suivis. Au moment où ses chevaux s’ébranlaient, sa main blanche sortit de la portière et me fit un petit signe.

» C’en fut assez ; j’étais fou. La voiture partit au galop ; je voulus suivre à pied la voiture. Dix minutes après, je m’arrêtais, épuisé, à quelque carrefour de la cité.

» L’équipage d’Éva venait de disparaître au tournant d’une rue, et l’atteindre était désormais impossible.

» Je m’éveillai. Ne pouvant mieux faire, je pensai au Madgyar. Je me dirigeai tristement vers l’adresse indiquée par M. le chevalier de Reinhold.

» Le Madgyar Yanos demeure dans une de ces petites rues qui tournent et se mêlent derrière Saint-Paul.

» On est tenté d’avoir pitié des malheureux, réduits à vivre dans ces ruelles étroites et humides ; mais ces malheureux sont presque tous quatre ou cinq fois millionnaires.

» Quand j’eus pesé sur le petit bouton de cuivre qui brillait à gauche de la porte d’Yanos, un énorme groom, vêtu en cavalier hongrois, et brodé d’or des pieds à la tête, vint me demander, d’un air solennel, mon nom et le but de ma visite.

» On n’entre pas comme on veut chez le seigneur Georgyi ; sa maison est une place de guerre et tout y inspire des idées d’assaut et de bataille. Je traversai, à la suite du groom, une série de pièces dont l’ameublement avait quelque chose d’oriental. Le Madgyar avait dédaigné les modes de Londres ; il s’était fait une maison à la manière de son pays, au milieu de ce plat confort qui nivelle toutes les demeures anglaises.

» — Restez ici, me dit le groom en entrant dans une dernière pièce, meublée avec une magnificence véritable, et d’où l’on apercevait, par une porte ouverte, les murailles nues d’une salle d’armes ; je vais venir vous chercher.

» Je restai seul, debout, au milieu de la chambre, percée de quatre portes : celle de la salle d’armes qui envoyait jusqu’à moi des cliquetis de fer et des cris d’assaut, celle par où j’étais entré et deux autres, symétriquement placées à ma droite et à ma gauche.

» La porte de droite avait donné issue au groom. Mon regard, qui faisait le tour de la chambre, s’arrêta sur celle de gauche, dont la draperie fermée retombait jusqu’à terre.

» Il me sembla que le rideau de soie s’agitait légèrement ; je regardai mieux ; une ouverture se fit ; une tête s’encadra dans les plis écartés de la draperie.

» Éva !… m’écriai-je en m’élançant.

» Les draperies étaient retombées ; je les écartai de nouveau, et mon regard plongea dans un délicieux boudoir, au centre duquel une pile de coussins s’affaissait sous le beau corps d’Éva…

» Elle mit un doigt sur sa bouche, puis elle m’envoya un baiser…

» J’entendis le talon éperonné du serviteur hongrois résonner sur les dalles de la chambre voisine, et je me hâtai de laisser retomber la draperie.

» — Venez, me dit le groom.

» Le cliquetis de fer et le bruit de sandales avaient cessé ; on m’introduisit dans le cabinet du seigneur Georgyi, situé à droite de la salle d’armes.

» Le Madgyar était assis devant son bureau ; il n’avait pas pris le temps de quitter la veste de cuir matelassée qui portait d’innombrables marques de coups de sabre ; il essuyait ses cheveux et son front baignés de sueur.

» — Je vous reconnais, me dit-il brusquement et sans m’engager à prendre un siège ; je me souviens que vous avez essayé de me faire peur autrefois, à l’aide de je ne sais quelle ressemblance… Pourquoi êtes-vous revenu ?

» L’accueil était assez décourageant, d’autant que notre frère Otto m’avait recommandé de rester dans les voies pacifiques ; parlez-moi du digne Van-Praët pour recevoir son monde !…

» Il y avait deux manières de se conduire ; je ne pouvais pas, comme vous, mon frère Goëtz, jouer une très-spirituelle comédie ; on ne m’en eût vraiment pas donné le temps. Je dus rester dans les limites de mon rôle d’ambassadeur.

» Je parlai au nom de la maison de Geldberg. Le Madgyar me laissa dire, non sans jeter des regards de convoitise impatiente vers la salle d’armes, où il avait laissé un assaut en souffrance.

» Quand j’eus achevé, il se leva.

» — Le vieux Geldberg était un coquin, me dit-il ; mais il valait mieux que ses associés… ce Regnault, surtout, dont vous êtes l’envoyé, est le plus grand misérable de la terre !… Si ce que je dis là vous offense, je suis prêt à vous en rendre raison…

» J’avais une envie de montrer mon savoir faire à ce grand diable de sauvage et de le prendre au mot !

» Mais à l’occasion, je sais être vertueux ; je contins ma colère, et refusai son offre galante avec un sourire.

» — Seigneur Yanos, lui dis-je, si le malheur voulait que nous vinssions à nous combattre, j’ai contre vous d’autres armes que le sabre… Puisque vous vous souvenez de moi, vous ne pouvez avoir oublié que Zachœus Nesmer m’avait fait son confident et que je sais bien des choses !…

» Le sauvage fronça ses gros sourcils.

» — Il faut être bien fort ou bien fou, murmura-t-il, pour venir me menacer ainsi jusque chez moi !… Écoutez, baron de Rodach… Dans mon pays, dès qu’un étranger a passé le seuil d’une maison, l’hospitalité le couvre… et je suis resté fidèle à toutes les coutumes de mon pays… Je répondrai par des paroles à vos menaces : d’ordinaire, j’en agis autrement… Puisque vous avez des armes contre moi, ne m’épargnez pas, je vous conseille, car vous n’avez rien à espérer de ma bonne volonté… Je hais et je méprise ces gens qui vous envoient : c’est là ma réponse à votre message. Quant à ce que vous pouvez savoir de ma vie passée, agissez !… Je suis naturalisé Anglais ; Londres a des tribunaux qui accueillent toutes les plaintes… Seulement, je n’aime pas beaucoup tous ces bavardages de palais, et, le cas échéant, je vous montrerai une manière que j’ai d’y couper court…

» Il me tourna le dos. L’instant d’après, j’entendais dans la salle d’armes ce bruit de ferraille qui avait salué mon arrivée.

» Le groom me montra la porte d’un geste extrêmement significatif.

» J’étais battu à plates coutures. Ma première pensée fut de faire irruption dans la salle d’armes, et de payer le sauvage coquin en sa propre monnaie ; mes doigts frémissaient d’aise à la pensée de saisir une poignée de sabre. Mais je vaux mieux que ma réputation, il faut en convenir, et quand j’ai dans la tête des instructions de notre frère Otto, je deviens prudent comme un diplomate.

» Je repris le chemin de la rue.

» En passant par la chambre où j’avais entrevu la charmante figure d’Éva, mon regard se tourna involontairement vers la draperie. La draperie retombait.

» — Ceci est l’appartement de Madame ? demandai-je au groom.

» Le groom ne me fit même pas l’honneur de me répondre.

» J’étais dans la rue ; la porte du Madgyar venait de se refermer sur moi. Ma visite avait bien duré en tout dix minutes, et je n’avais aucun moyen de la renouveler.

» Je remontai vers Saint-Paul, la tête basse et songeant tristement à ma déconvenue.

» À côté de l’église, je me rangeai pour laisser passer une voiture qui courait vers le Strand. La roue de cette voiture me toucha presque en passant, et un billet, jeté par la portière, vint tomber à mes pieds.

» L’équipage, lancé à pleine course, tournait déjà l’angle de Fleet-Street.

» Je ramassai le billet, qui était de l’écriture d’Eva.

» Il contenait ces mots seulement :

» La signora di Mantova, Grosvenor-place, 3, Pimlico.

» Je sautai dans un cab, qui, en une demi-heure, me conduisit de l’autre côté du parc Saint-James.

» La signora di Mantova possédait dans Grosvenor-place un petit réduit, coquet et charmant, comme Londres entier n’aurait pas pu en fournir un second. Éva m’attendait dans son boudoir.

» Oh ! la délicieuse femme que cette Éva ! je crois vraiment que j’oubliai encore mon ambassade…

» Elle était là chez elle : s’il existe au monde une créature qui soit excusable d’avoir une petite maison, c’est assurément une danseuse mariée.

» Que de caresses et que d’adoration ! je vis bien qu’elle n’avait jamais cessé de m’aimer.

» — Qu’as-tu donc, mon Albert ? me dit-elle, en me voyant reprendre mon air soucieux, après le premier moment de plaisir.

» — Je suis venu à Londres, répondis-je, pour obtenir trêve de votre mari, qui fait à ma maison une guerre à mort.

» — En vérité… et tu n’as pas réussi ? » — Non.

» — Pauvre cher Albert !… comment peut-on te refuser quelque chose !… Sois tranquille, j’arrangerai cela.

» Je secouai la tête en assombrissant davantage mon air de tristesse.

» — Tu le voudras, mon bel ange, répondis-je avec un gros soupir ; mais tu n’auras pas le temps !…

» — C’est donc bien pressé ?

» — Il faut que cela soit fait aujourd’hui même !

» Éva se prit à songer.

» — Il faut, poursuivis-je, que l’ordre du seigneur Yanos soit mis à la poste ce soir, pour arriver samedi à Paris… ou bien il sera trop tard.

» Elle réfléchit encore deux ou trois secondes, puis elle jeta ses jolis bras autour de mon cou.

» — Et tu serais bien heureux de réussir ? dit-elle en attachant sur moi ses yeux limpides et souriants.

» — Oh ! bien heureux !

» — Cette lettre, reprit-elle, il ne la fera pas… mais si je t’apportais un blanc-seing ?

» — Cela suffirait.

» — Eh bien ! dit-elle, tu auras ce blanc-seing.

» — Le Madgyar a donc grande confiance en toi, Eva ?…

» — Il m’adore…

» — Et toi ?

» — Il me bat.

» Sa prunelle eut un éclair de haine, puis elle se prit à rire follement.

» Elle se leva ; ses pieds mignons effleurèrent le tapis, en dessinant une danse vive et gaie.

» Tout en dansant, elle jeta son écharpe sur ses épaules.

» — À bientôt ! dit-elle.

» Un baiser toucha mon front ; elle était déjà sur le seuil.

» — Dans deux heures ! me cria-t-elle de loin ; devant la poste…

» Je sortis à mon tour ; je ne savais trop si je devais compter sur cette promesse étrange.

» J’arrivai devant la poste vers quatre heures, et j’entrai dans un public-house, dont les fenêtres donnent sur la rue.

» Je m’assis à une table, les yeux fixés sur la porte du bureau qui me faisait face.

» Le temps passait, les facteurs arrivaient l’un après l’autre, avec leurs cloches et leurs sacs.

» Encore quelques minutes, c’en était fait !…

» — Elle n’aura pas pu, pensai-je en préparant tristement celle de vos lettres, Otto, qui prévoyait un échec. Fou que je suis d’avoir espéré !…

» Fou que j’étais de craindre ! n’était-elle pas belle et amoureuse ! Je vis une forme svelte glisser sur le trottoir ; je m’élançai ; un papier passa de sa main dans la mienne.

» — Ne me parlez pas ! murmura-t-elle : on m’épie… À demain !

» Elle disparut dans l’ombre naissante, et je crus voir, sur le trottoir opposé, la taille haute et arrogante du Madgyar Yanos… »