Le Fils du diable/VI/14. L’apparition

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 257-263).
Sixième partie

CHAPITRE XIV.

L’APPARITION.

Franz se jeta, par un mouvement de générosité irréfléchie, entre l’énorme masse et la jeune fille, comme s’il eût voulu la protéger contre un péril que nulle force humaine ne pouvait conjurer.

En quittant la base, où elle avait gardé, durant des siècles, son tremblant équilibre, la roche, surnommée la Tête-du-Nègre, fit deux ou trois tours sur elle-même avec une sorte de lenteur ; puis, sa vitesse, multipliée suivant la loi des distances parcourues, devint semblable à celle d’un boulet de canon.

Elle bondit sur la rampe, écrasant tout sur son passage.

Si Franz n’eût point quitté la place qu’il occupait naguère, pour se jeter, avec sa vaillance étourdie, au-devant de Gertraud, il eût été littéralement anéanti…

La Tête-du-Nègre roula en effet, rapide comme la foudre, à l’endroit même où il se tenait naguère debout, et broya, sous son poids énorme, les gros pavés qui défendaient le seuil de la cabane.

Elle continua sa route impétueuse vers le fond de la vallée, déracinant d’autres roches en chemin et brisant, comme autant de brins de paille, les vieux troncs de pins épars sur la descente.

On vit s’ouvrir une large trouée dans le taillis, et la pesante masse disparut parmi les arbres.

Hans Dorn, Gertraud et Franz demeurèrent un instant comme pétrifiés ; ils n’avaient plus ni souffle ni parole ; leurs yeux, grands ouverts, restaient cloués, par une sorte de fascination, à la trace béante que la pierre avait laissée au bord du taillis.

Cela dura quelques secondes, au bout desquelles Franz, recouvrant sa liberté d’esprit tout à coup, leva son regard vers la place vide où reposait naguère la Tête-du-Nègre.

C’était maintenant une petite plate-forme, entourée de roches de médiocre grosseur, que séparaient d’étroites fissures.

— Ma foi, dit Franz, nous l’avons échappé belle !… un pied de plus à gauche, nous étions lancés lestement dans l’autre monde !

— Vous n’êtes pas blessé, monsieur Franz ? balbutia Gertraud, dont la joue était plus blanche que le linge de sa collerette.

— Oh ! les coquins maudits ! murmura Hans Dorn qui avança la tête en dehors du seuil pour regarder à son tour l’endroit d’où la Tête-du-Nègre avait été précipitée.

Son œil resta fixé longtemps sur l’étroite plate-forme.

— Ils se sont enfuis, reprit-il, et Dieu nous a protégés encore une fois, monsieur Franz !

— Vraiment, répliqua celui-ci en retrouvant toute l’allègre franchise de son sourire ; voici une chose qu’on ne peut pas traiter de bagatelle ! En notre vie, je ne crois pas que nous voyions jamais la mort de plus près.

Le marchand d’habits et la jeune fille se signèrent.

Franz prit un air sérieux pour les imiter.

— Je remercie Dieu de vous avoir épargnée, petite sœur, dit-il, car, malgré ma bonne volonté, je n’étais pas de force à vous défendre.

Hans avait toujours les yeux fixés sur la plate-forme ; son émotion le rendait muet.

— Allons, allons, père Hans ! dit le jeune homme en changeant de ton brusquement ; ne regardez pas tant de ce côté, et surtout n’abusez pas de l’argument que le hasard vous donne !… je devine tout ce que votre imagination voit en ce moment : des hommes postés derrière la roche et l’ébranlant de leurs mains pour me la jeter à la tête comme une petite pierre !… rêves que tout cela, mon brave ami !… la roche est tombée parce que le temps avait miné sa base…

Hans secoua la tête gravement.

— Je ne dirai rien, monsieur Franz, répliqua-t-il ; je ne suis pas assez habile pour rendre la vue aux aveugles… seulement j’ouvrirai les yeux pour vous à l’avenir.

Une voix prononça le nom de Hans Dorn à l’intérieur de la cabane, Franz se retourna au son de cette voix et vit dans le demi-jour de la pièce d’entrée un paysan chevelu qui appelait du doigt le marchand d’habits.

Franz se rejeta vivement en arrière.

— Oh ! oh ! s’écria-t-il, dans quel piège suis-je tombé ! vous êtes donc alliée avec mes persécuteurs, petite Gertraud ?

— Pourquoi cela ? demanda la jeune fille étonnée.

— C’est que je viens de reconnaître dans ce brave homme l’honnête Gottlieb, général en chef de mes donneurs d’avis.

Il baissa la voix et prit la main de Gertraud entre les siennes.

— Mais voilà votre père qui s’en va, petite sœur, reprit-il, nous allons pouvoir causer un peu de Denise. J’ai bien des choses à vous raconter.

Ils s’éloignèrent à quelques pas du seuil.

Hans s’était rendu à l’appel du paysan Gottlieb.

Celui-ci ouvrit une porte située au fond de la pièce d’entrée et introduisit le marchand d’habits dans une seconde chambre de grandeur moyenne, où six ou sept hommes étaient réunis.

Ils étaient tous découverts, à l’exception d’un seul qui se tenait debout, à part du gros de l’assemblée.

Nous eussions reconnu là Hermann et les autres convives allemands du cabaret de la Girafe. L’homme qui restait debout, au milieu de la chambre, était monsieur le baron de Rodach…

Au dehors, Franz et Gertraud s’entretenaient.

Ils avaient traversé le sentier sur lequel s’ouvrait la porte de la cabane et se trouvaient engagés parmi les rochers qui parsemaient, de ce côté, toute la base de la montagne.

— J’espère toujours, disait Franz, j’espère plus que jamais, car elle m’aime !… Mais que d’incertitude, ma pauvre Gertraud !… quand il faudrait si peu de chose, un nom et de la fortune, pour être parfaitement heureux !

— Vous appelez cela peu de chose ?… murmura la jeune fille.

— Fût-elle pauvre et fille d’un mendiant, répliqua Franz, j’aurais encore tant de bonheur à l’aimer !…

Ces paroles vont tout droit au cœur des femmes.

— Vous êtes bon, monsieur Franz, reprit Gertraud, et quelque chose me dit que vous ne souffrirez pas longtemps… mais, par grâce, ne méprisez pas ainsi les avis de ceux qui vous aiment !… prenez garde…

— Vous aussi ? interrompit Franz avec reproche.

Puis un sourire malin éclaira les jolis traits de son visage.

— Écoutez, petite sœur, reprit-il, vous êtes ma confidente… je ne vous cache rien, à vous… À vrai dire, je ne m’occupe pas beaucoup de tous ces dangers réels ou imaginaires : mais, cependant, je ne suis pas si aveugle que j’ai voulu le faire paraître… sans admettre que je sois le point de mire d’une troupe d’assassins et que chacun de mes pas soit menacé d’un piège, je commence à croire que j’ai des ennemis… et cela soutient en moi ces espoirs que vous étiez toute prête à traiter autrefois de folie.

— J’ai changé, dit Gertraud sans réfléchir.

Franz la regarda en face, mais il ne l’interrogea point encore.

— Mon ennemi naturel, poursuivit-il, est d’abord monsieur le chevalier de Reinhold… je crois cet homme capable de tout… et comme il a sujet de me haïr… je tuerais celui qui me prendrait le cœur de Denise !

Ses sourcils se détendirent.

— Pauvre chevalier ! continua-t-il avec une gaieté railleuse, je l’ai vaincu malgré son blanc et son rouge, malgré ses pantalons à mollets, malgré son corset, malgré sa perruque blonde !… Pour en revenir, petite Gertraud, j’ai joué l’incrédulité auprès de votre père, afin de l’impatienter et de le faire parler.

— Voyez-vous cela ! dit Gertraud, qui le regarda en dessous.

— Mais, reprit Franz, je suis un pauvre diplomate, et je n’ai rien pu contre la discrétion de Hans Dorn… Voyons, petite sœur, ajouta-t-il d’une voix insinuante et pleine de caresses ; avec vous, je ne joue pas la comédie… je vous prie tout simplement en grâce de me dire ce que vous savez.

— Je ne sais rien, répliqua Gertraud en rougissant.

Franz secoua la tête.

— Vous savez, reprit-il tristement, mais vous ne voulez rien dire… j’aurais pourtant grand besoin d’être consolé !… Excepté Denise, ma pauvre Gertraud, tout le monde est contre moi… La vicomtesse raffole de plus en plus de son chevalier de Reinhold, l’un des futurs directeurs du fameux chemin de fer… Julien lui-même, mon ancien ami, est au nombre de mes adversaires… La comtesse Lampion l’a tout à fait subjugué ! leur mariage est désormais une chose certaine, et le grand bal de la mi-carême leur servira de bal de fiançailles.

» Ces Geldberg ont tant d’argent ! moi, je suis pauvre toujours, malgré les dépenses que je fais… Julien et la vicomtesse voient en moi l’obstacle qui sépare Denise d’une immense fortune.

» Ils me guettent, ils m’épient… je ne puis plus approcher de Denise sans voir arriver M. le vicomte, un sourire impertinent sous la moustache, et tout prêt à me chercher querelle.

» Ma parole d’honneur je mourrais à la peine, s’il n’y avait pas ce bon ange de Lia qui nous console et qui nous aide !

» Mais Denise prend de l’inquiétude ; de toutes les promesses que je lui ai faites devant vous, là-bas, à Paris, pas une n’a été réalisé !

» Je lui avais dit : Je suis riche, je suis noble ; je vais savoir le nom de mon père… Hélas ! petite sœur, je ne mentais pas ! mais parfois mon cœur se serre, et une voix s’élève en moi qui me dit : Tu te trompais !… »

Il y avait un découragement amer dans l’accent du pauvre Franz.

Ces dernières paroles semblaient mendier une espérance et une consolation.

— Il n’y a pas de temps perdu, répliqua Gertraud, voilà quinze jours à peine…

— Près de trois semaines, petite sœur, interrompit Franz ; c’est demain la mi-carême… et rien ! pas une nouvelle ! je suis resté au point où j’en étais lors de mon départ pour l’Allemagne… Je ne sais plus comment calmer les craintes de Denise ; mon imagination a épuisé toutes ses ressources, et je n’ai plus de courage.

Franz poussa un soupir à fendre l’âme ; mais, avant que Gertraud eût essayé seulement de combattre ce grand désespoir, Franz rejeta en arrière sa belle chevelure blonde, et redressa son front où jouait un sourire.

— Bah !… dit-il, ai-je bien le cœur de me plaindre !… elle m’aime, que me faut-il de plus ?

Il passa le bras de Gertraud sous le sien.

— Mais je suis un grand égoïste, petite sœur ! reprit-il, je vous parle de moi, toujours de moi… Dites-moi bien vite ce qui vous est arrivé depuis que je vous ai vue… dites-moi si le pauvre Jean Regnault…

Franz s’interrompit, parce qu’il sentit le bras de Gertraud tressaillir contre son flanc.

Il leva les yeux sur elle et l’interrogea d’un regard inquiet.

La figure de la jeune fille était pâle comme à l’instant où la roche précipitée l’avait mise à deux doigts de la mort ; ses lèvres blêmes frémissaient. Était-ce la question de Franz qui avait fait naître cette détresse subite et profonde ?

Ils étaient à une cinquantaine de pas de la cabane qui disparaissait à leurs yeux maintenant, cachée par les accidents du sol inégal et tourmenté.

La place où se dressait naguère la Tête-du-Nègre restait au contraire visible pour eux. Ils l’apercevaient de profil et pouvaient voir l’étroit rebord de la plate-forme qui s’avançait comme une corniche au-dessus du vide.

C’était vers ce point que se fixaient les yeux de Gertraud, effrayés et comme fascinés.

Franz, qui s’était arrêté court, se retourna vivement pour suivre la direction de cet étrange regard.

— Est-ce qu’il nous tombe un autre rocher sur le corps ? dit-il.

Gertraud ne répondit point.

Le regard de Franz, après avoir parcouru rapidement la plate-forme qui était vide, revint vers Gertraud ; la jeune fille tremblait à son bras, ses traits exprimaient de l’angoisse et de l’horreur.

Franz ne devinait point la cause de ce trouble subit et inexplicable.

— Qu’avez-vous, petite sœur ? murmura-t-il.

Gertraud resta muette ; son regard se détournait maintenant de la plate-forme avec une sorte d’épouvante.

Son bras était glacé sous le bras de Franz. Malgré le vent de cette matinée d’hiver, des gouttes de sueur perlaient sous ses beaux cheveux. Ses jambes fléchissaient.

Elle avait cet aspect immobile et morne que la fable prête aux malheureux frappés par l’aspect redoutable de la face de Méduse.

Tandis que Franz parlait naguère de ses craintes et de ses espoirs, Gertraud, qui l’écouîait avec l’intérêt tendre d’une sœur, avait le visage tourné vers le piédestal vide de la Tête-du-Nègre.

Ses yeux se fixaient au hasard sur la plate-forme et mesuraient, à son insu, l’énorme vide laissé par la roche tombée.

Elle avait vu surgir tout à coup sur le rebord même de la pierre un front livide que couronnait une chevelure hérissée, puis lentement, lentement, le reste d’un visage plus pâle que celui d’un mort.

Franz prononçait en ce moment le nom de Jean Regnault.

Cette tête de fantôme qui se penchait au-dessus du vide et dont le corps disparaissait derrière les roches, jetait du côté de la cabane un regard épouvanté.

Il y avait sur ses traits une agonie terrible et une épouvante que nulle parole ne saurait peindre.

L’apparition ne dura pas plus d’une seconde ; le pâle visage se cacha derrière le bord de la plate-forme, et lorsque Franz se retourna, on ne voyait déjà plus rien.

Mais Gertraud avait eu le temps de reconnaître Jean Regnault.

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