Le Fils du diable/V/8. Compagnons de route

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 44-54).
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Cinquième partie

CHAPITRE VIII.

COMPAGNONS DE ROUTE.

Cependant Geignolet se coulait dans la foule et Jean, son frère, arrivait au lieu du rendez-vous assigné par le cabaretier Johann.

C’était sous le péristyle de la Rotonde, du même côté que l’échoppe du bonhomme Araby.

La porte de l’usurier était ouverte, et il attendait maintenant la pratique, comme à l’ordinaire, derrière le trou en demi-lune de son bureau privé ; mais le marché arrivait à sa fin, et les emprunteurs, rebutés, qui avaient trouvé porte close dans la matinée, s’étaient pourvus ailleurs.

Le bonhomme avait ce matin du malheur ; il avait beau guetter, nulle proie ne venait le consoler de la brèche terrible faite à sa caisse secrète.

Il était plié en deux dans son vieux fauteuil, et il supputait dolemment ce qu’il faudrait de gros sous, arrachés à l’indigence, pour refaire cent trente mille francs.

Cent trente mille francs !…

Dans un coin, Nono, la petite Galifarde, portant sur le visage et sur le cou les traces de la démence brutale de son maître, se tapissait, transie de froid ; ses yeux étaient fixés sur le bonhomme avec épouvante ; elle n’osait pas se plaindre ; à peine osait-elle respirer.

Johann et Jean se rencontrèrent devant la porte extérieure de la boutique. Le cabaretier venait de faire le tour de la place ; il avait passé la revue de ses hommes : tous étaient prêts. Fritz avait bu sa chopine d’eau-de-vie, et les deux amis inséparables, Mâlou et Pitois, venaient de vendre leur dernier pantalon volé.

— Voilà ce que j’appelle être exact ! dit Johann ; sais-tu, petit Jean, que tu as une bonne poigne et que je garderai longtemps la marque de tes caresses ! mais ne parlons pas de ça, l’heure nous presse et ta place est retenue à la diligence de tantôt.

— J’ai promis de partir, répondit Jean, je partirai.

L’idiot arrivait en ce moment, suivant la trace de son frère, comme un limier tient une piste. Il essaya de se mettre aux écoutes derrière un des piliers du péristyle, mais Johann et le joueur d’orgue parlaient bas et se promenaient, faisant trois ou quatre pas en avant, trois ou quatre en arrière. L’idiot, qui tendait l’oreille de son mieux, ne saisissait pas un mot de leur entretien.

Tout autre que lui eût déserté la tâche, dans l’impossibilité de s’approcher davantage : mais le hasard avait singulièrement servi Gertraud dans le choix de son messager. Geignolet, comme presque tous les malheureux privés de raison, avait dans sa nature une part de cette adresse instinctive qui fait, en certains cas, la supériorité du sauvage sur l’homme de la civilisation. Il passait sa vie à guetter comme une bête fauve à l’affût, à se cacher pour dérober une proie convoitée, à se glisser dans les trous comme un serpent.

Et comme personne ne daignait faire attention à ses manœuvres folles, il était réellement la perle des espions.

Durant deux ou trois minutes il suivit Johann et son frère de pilier en pilier, avec une patience rusée qui lui était propre ; puis, voyant l’inutilité de ses efforts, il parcourut le lieu de la scène d’un regard rapide pour chercher un abri plus proche. Dans ses yeux mornes d’ordinaire brillait, par éclairs intermittents et soudains, une intelligence farouche.

Il n’y avait point de cachette sous le péristyle, mais l’œil de l’idiot s’arrêta sur la porte ouverte du bureau d’Araby.

C’était pour lui un lieu connu. Pendant plusieurs mois, il avait été le galifard d’Araby, et, depuis que la petite Nono l’avait remplacé dans ce poste peu enviable, il venait presque tous les matins épier la sortie de l’enfant pour la battre ou lui arracher son déjeuner.

Il saisit l’instant où Johann et son frère avaient le dos tourné, pour traverser d’un seul bond le péristyle. Quand ils se retournèrent, il était tapi déjà derrière la porte de l’usurier.

De là, il entendait beaucoup mieux.

Lorsque les deux interlocuteurs passèrent devant la porte, c’était Johann qui parlait. Il répondait sans doute à une question du joueur d’orgue, touchant le but du voyage.

— Tu auras tout le temps de savoir cela en route, mon garçon, disait-il ; je vais te mettre avec un gaillard qui t’expliquera la chose… tout ça ne sera pas la mer à boire, crois-moi, et tu auras gagné facilement ton argent !

Ils étaient tous les deux, vis-à-vis l’un de l’autre, dans une situation analogue. Entre eux, il s’agissait d’un meurtre que Johann prenait fort au sérieux sans doute, mais pour lequel il ne comptait nullement sur le joueur d’orgue ; Jean était à ses yeux un comparse, chargé uniquement de compléter sa troupe, et qu’il embauchait pour avoir droit à la récompense promise.

Quand on a deux estafiers comme Mâlou et Blaireau, sans parler de l’honnête Fritz, un pauvre garçon de la trempe de Jean Regnault est assurément du luxe.

Mais le chevalier avait exigé quatre hommes, pour le moins, et il fallait lui en donner pour son argent.

C’était sous l’influence de la roide eau-de-vie des Quatre-Fils-Aymon que Johann avait entamé cette conquête à peu près inutile ; à jeun, peut-être eût-il agi différemment. Néanmoins, une fois l’affaire commencée, autant celui-là qu’un autre. Il savait l’allemand, et Johann ne songeait pas, sans un certain plaisir, que l’absence du joueur d’orgue laisserait le champ libre au neveu Nicolas, auprès de la gentille Gertraud.

Johann avait l’estime la plus profonde pour les économies du père Hans.

Quant à Jean, nous savons que sa détresse lui avait enseigné la ruse, et qu’il avait fait avec sa conscience une sorte de compromis. L’idée du meurtre était à cent lieues de sa cervelle.

Pourtant, Johann et lui vinrent naturellement à parler du meurtre. Geignolet saisit quelques paroles à la volée et les mit telles quelles dans sa mémoire.

Au bout de dix minutes, il vit Johann tirer de sa poche une bourse qu’il remit à Jean, et tous deux s’éloignèrent.

— Hue ! gronda l’idiot en les suivant de loin ; je vais dire tout ça à la petite Gertraud…

Johann et Jean Regnault abordèrent Fritz sur le seuil des Deux-Lions ; Johann prononça quelques mots, et l’ancien courrier de Bluthaupt, affaissé déjà sous ses libations matinales, marcha silencieusement à ses côtés.

Ils arrivèrent tous trois, suivis toujours par Geignolet, jusqu’à l’allée humide et noire conduisant au cabaret des Quatre-Fils.

— Oh ! hé ! fit Johann sans se donner la peine d’entrer ; oh ! hé ! les camaros ! en route !

Mâlou, tenant au bras Bouton-d’Or, et Pitois, remorquant la grande duchesse, arrivèrent à ce signal.

— Nous voilà parés, dit Mâlou ; faites-vous la conduite, papa Johann ?

— Et vos bagages ! demanda celui-ci.

— Pas de bagages, répondit Blaireau ; nous ne nous chargeons que de passe-ports, très-bien faits, et de nos épouses.

— Comment ! vous ne partez pas seuls ? murmura le cabaretier, dont les sourcils se froncèrent.

Bouton-d’Or et la grande duchesse lui rirent au nez le mieux du monde, et la petite fille ajouta, en dessinant un geste de polka très-avancé :

— Ça t’étonne, mon vieux vilain !… Comment se portent l’Amour et sa perruque ?

Johann secoua la tête avec une mauvaise humeur croissante.

— On n’avait pas mis ça dans le marché, dit-il.

— Nous nous y mettons, mon bauffeton, riposta Bouton-d’Or.

— Que voulez-vous, papa Johann, ajouta Mâlou, ces dames veulent faire un voyage sur les bords du Rhin ?

Johann haussa les épaules et ouvrit la marche. La caravane s’ébranla sur ses traces.

Jean marchait côte à côte avec Fritz. À voir la répugnance peinte sur son visage, on eût dit que l’anneau de fer des bagnes rivait son poignet à celui de ce taciturne compagnon.

Les deux couples venaient ensuite joyeux et bavards. Ils étaient gais comme pinsons ; ils chantaient de tout leur cœur, et, quand la rue s’y prêtait, ils essayaient un temps de galop sur le trottoir. Eu égard à leurs mœurs aimables et à leurs charmants caractères, ils allaient faire là un véritable voyage d’agrément.

Par derrière, Geignolet se coulait le long des maisons ; il regardait tout cela d’un air surpris et s’amusait assez.

On arriva aux messageries. Mâlou, Pitois et leurs compagnes se juchèrent délibérément sur la banquette ; Fritz et Jean se placèrent dans la rotonde, où ils se trouvèrent seuls.

Geignolet, mêlé aux gamins et aux commissionnaires, achevait de remplir son rôle d’éclaireur.

— Dès que vous serez là-bas, dit Johann à Mâlou, vous vous établirez dans les environs du château, et vous accoutumerez les bonnes gens de Geldberg à votre visage… Tâchez surtout de vous conduire comme il faut, et de ne pas gâter les choses à l’avance !

— Entendu, papa Johann ! répondirent les deux voleurs.

— Et bien des choses à l’Amour ! ajouta Bouton-d’Or.

Johann revint vers la rotonde.

— Toi, Fritz, reprit-il, tu es du pays et tu sauras comment te retourner… Tu aideras un peu les autres et feras la leçon à ce petit homme que je te confie.

Fritz, suivant sa coutume, mit ses gros yeux éteints sur le cabaretier et ne répondit point.

Le fouet du postillon retentit ; le cornet du conducteur sonna une douzaine de notes surprenantes, et la diligence écrasa le pavé au galop des cinq chevaux.

Johann et Geignolet reprirent, chacun de son côté, la route du Temple.

Jean connaissait Fritz pour l’avoir vu bien des fois sur le carreau, mais il ne lui avait jamais parlé. À peine la voiture avait-elle fait dix tours de roues, que l’ancien courrier de Bluthaupt s’enfonça dans un coin de la rotonde, et ferma les yeux pour dormir.

Jean se prit à l’examiner, et sa répugnance ne diminua point en voyant l’aspect misérable du camarade qu’on lui imposait. Il remarqua ses habits usés et souillés de taches innombrables, sa barbe hérissée, où le peigne semblait n’avoir point passé depuis dix ans ; ses traits flétris, ses orbites caves et la pâleur livide de ses joues, aux pommettes desquelles rougissaient deux étroites taches de sang.

Quand il eut fini son examen, il se prit à songer, et sa tête s’emplit de pensées amères. Tout ce qu’il avait souffert lui revint en mémoire, et il sentit son cœur se serrer à l’idée de ce qu’il devait encore souffrir.

Parmi sa rêverie douloureuse passaient de vagues épouvantes. Johann s’était refusé à toute explication ; Jean ne savait rien, et pouvait deviner seulement qu’il faisait partie d’une bande d’assassins payés d’avance.

Qu’allait-il se passer dans ce château lointain ? Jean était résolu à feindre l’obéissance, et à tâcher d’empêcher le meurtre, tout en jouant le rôle de meurtrier. Mais tout était pour lui mystère ; il ne savait rien de ce qui l’attendait au bout du voyage. Son cerveau, incessamment sollicité, s’échauffait peu à peu ; la solitude augmentait son agitation, et la fièvre, qui l’avait brûlé dans la matinée, le reprenait, plus vive.

À quelques lieues de Paris, il éveilla Fritz d’un brusque mouvement.

— On vous a ordonné de me faire une leçon, dit-il ; j’ignore tout, et je veux savoir… Qu’allons-nous faire en Allemagne ?

Fritz ouvrit les yeux lentement et les referma de même.

— Éveillez-vous, éveillez-vous ! s’écria le joueur d’orgue en le secouant ; je ne puis rester davantage dans cette incertitude qui me rend fou !

Le courrier ouvrit encore les yeux et son regard tomba lourdement sur son jeune camarade.

— Je connais un homme qui voudrait bien être fou, murmura-t-il de sa voix creuse et sourde ; mais celui-là ne peut pas !

Sa paupière appesantie semblait avoir peine à se tenir ouverte.

— Je rêvais, reprit-il, en se parlant à lui-même. Toujours le même rêve !… Deux hommes au bord de l’Enfer… La lune blanche, courant sous les nuages… et un cri… Oh ! ce cri qui me passe au travers du cœur !…

Jean l’écoutait, bouche béante ; il ne comprenait point ; mais un frisson glissait par ses veines.

— Vous êtes bien jeune, poursuivit Fritz, et vous aurez de longues années pour vous souvenir… J’avais votre âge à peu près, et ce ne fut pas moi qui commis le crime… pourtant, le crime est là, comme un poids glacé, sur ma conscience… Je ne vous connais pas, mais j’ai pitié de vous…

Jean restait muet ; quelque chose arrêtait les paroles dans sa gorge.

— Nous retournons là-bas, poursuivit encore Fritz, dont la voix somnolente s’embarrassa. Je reverrai l’Enfer et les broussailles où je retrouvai des lambeaux de son manteau… J’irai le soir à la même heure et par un clair de lune pareil… je m’agenouillerai sous le mélèze, et j’essaierai de prier Dieu, pour voir une bonne fois si je suis damné…

— Mais de quoi parlez-vous ? balbutia Jean.

Fritz déboutonna son vieux paletot et prit une énorme bouteille, recouverte d’osier, qui pendait à sa ceinture. La bouteille contenait de l’eau-de-vie, il but à longs traits.

Quand il eut fini de boire, il tendit le flacon à Jean.

— Faites comme moi, dit-il, si vous avez déjà besoin d’oublier.

Jean repoussa l’offre du geste ; le courrier remit sa bouteille à sa ceinture et se renfonça dans le coin de la rotonde.

Jean était seul de nouveau. Fritz ronflait. Sur l’impériale, les deux voleurs et leurs compagnes chantaient à tue-tête. Leurs voix joyeuses arrivaient jusque dans le silence de la rotonde.

Jean retomba dans sa méditation accablante ; les heures passaient ; le jour baissa ; la nuit vint noire et froide.

L’esprit de Jean était frappé ; des idées sinistres tournaient dans sa pensée et d’effrayants fantômes se couchaient auprès de lui dans l’ombre. Il y avait dans sa famille un pauvre être sans raison ; peut-être son intelligence à lui était-elle moins assurée que celle du commun des hommes. Les chocs répétés qu’il avait subis depuis peu avaient usé sa force, et il sentait ses pensées vaciller en lui, comme la veille, à l’heure folle de l’ivresse.

Il eût donné tout au monde pour avoir un ami à qui demander secours.

Mais il était seul. Auprès de lui, un homme dormait à qui le remords arrachait dans ses songes de sinistres paroles. Jean écoutait ; il surprenait, ça et là, quelques mots confus qui étaient toujours les mêmes : crimes ! enfer ! assassin !

Sa tête se perdait.

Ses tempes s’inondaient d’une sueur froide ; le pacte sanglant qu’il avait signé lui apparaissait tout à coup, rigoureux et impossible à éluder. Sa main s’ouvrait, frémissante, comme pour lâcher le manche du couteau…

Il ne voyait plus Fritz ; mais il entendait son souffle rauque, et le souvenir lui montrait dans la nuit la figure hâve et lugubre de son compagnon. Parfois, lorsque la diligence arrivait aux relais, les lanternes de la poste égaraient un rayon jusque dans l’intérieur de la rotonde. La figure livide du courrier sortait alors de la nuit ; Jean voyait alors ses yeux ouverts et immobiles comme ceux d’un mort.

Quand la voiture s’éloignait, quand l’obscurité devenait plus opaque, Jean avait du froid dans les veines ; cette tête effrayante, que lui cachait la nuit, surgissait vaguement illuminée. Jean avait beau fermer les yeux, il la voyait à travers ses paupières closes ; il essayait de prier et il ne pouvait pas ; il pensait alors au démon, et il se disait, affolé par l’épouvante, que Satan avait ratifié le pacte, et qu’il y avait là, près de lui, un être venu de l’enfer.

Puis d’autres pensées traversaient son délire. Il prenait le bruit continu des roues pour le sourd fracas de la mer prête à l’engloutir.

C’étaient ensuite les mille voix murmurantes d’une grande foule qui l’entourait, qui le pressait, qui l’étouffait ; parmi ce murmure, les chants qui tombaient de l’impériale grinçaient douloureusement à son oreille, et le blessaient à l’âme comme une poignante moquerie.

Il s’éveillait pour se retrouver seul, glacé, tremblant, dans les ténèbres pleines de terreur.

Dieu, impitoyable, n’entendait point sa plainte. La fièvre le secouait ; ses dents claquaient.

Hélas ! bien loin, bien loin, dans la nuit éclairée de ce Paris qui fuyait, il entrevoyait deux fantômes aux formes indécises qui glissaient vers lui, les bras entrelacés, les yeux émus, les bouches unies…

Il ne savait ; il voulait douter… mais la double vision approchait. Qu’ils étaient beaux et qu’ils étaient heureux !…

Une main d’acier broyait le cœur de Jean… c’était Gertraud, Gertraud toujours adorée, et ce jeune homme aux blonds cheveux qui souriait comme une femme et dont la voix insultait à son martyre !

Si Jean eût senti à ce moment le manche d’un couteau dans sa main, il n’aurait point lâché prise…

Fritz s’éveilla en sursaut.

— Je crois que mon lit roule, dit-il d’une voix effrayée ; quelle nuit ! et que de sang j’ai vu depuis le coucher du soleil !

Il tâta les parois de la voiture autour de lui, en grondant des paroles confuses. Puis Jean sentit à l’improviste une main chaude et humide se serrer autour de son cou.

— Ah ! je te tiens ! s’écria Fritz. C’est toi que je vois dans mes songes !… C’est toi qui as rendu ma barbe grise et mis des cendres à la place de mon cœur !… assassin ! assassin !…

Jean se débattait et perdait le souffle.

Les doigts du courrier &e détendirent tout à coup.

— Mais je ne suis pas dans mon lit, grommela-t-il ; je me souviens, nous allons en Allemagne… Il faut boire pour oublier !

Une odeur d’alcool se répandit dans l’intérieur de la rotonde. Fritz garda le silence durant la moitié d’une minute, parce qu’il buvait.

— En voulez-vous ? dit-il avant de reboucher sa bouteille.

La gorge de Jean brûlait ; il tendit sa main dans l’ombre avidement et colla le flacon à ses lèvres. Il but jusqu’à perdre haleine.

En cet instant de faiblesse, l’eau-de-vie lui monta tout d’un coup au cerveau et le jeta hors de sa raison.

Il éclata en un rire insensé.

— C’est vrai, balbutia-t-il, avec cela, on oublie !… Ah ! ah ! qu’avais-je donc à souffrir ?…

— Quand vous aurez tué, dit Frits a voix basse, il vous faudra plus d’une gorgée…

Jean haussa les épaules, et, saisissant au vol les bribes d’une chanson entonnée joyeusement sur la banquette, il s’endormit en murmurant :

Sur l’air du tra la la la.
Sur l’air du tra la la la.
Sur l’air du tra deri dera,
La la la !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Geignolet l’idiot avait retrouvé Gertraud à la place où il l’avait laissée, au fond de l’allée de Hans Dorn. Dès que la jeune fille l’aperçut, elle s’élança vers lui.

— Où est-il ? s’écria-t-elle.

— Je veux mes sous ! répondit l’idiot.

Gertraud l’entraîna jusque dans sa chambre, et lui mit des sous plein les deux mains.

L’idiot poussa un cri de joie.

— Hue ! fit-il, en voilà-t-il des Jacques !… Vous êtes une bonne fille Gertraud !… Le frère est en diligence, comme un monsieur.

— Quelle diligence ?

— Ils disent que ça va dans un pays qu’on appelle l’Allemagne, et qui est bien loin d’ici.

Gertraud joignit les mains.

— Et tu n’as rien appris de plus ? murmura-t-elle d’une voix étouffée.

— Oh ! que si fait ! répliqua l’idiot ; il va là pour tuer un homme.

Gertraud chancela.

— Il est parti avec ce vieux chineur de Fritz, reprit l’idiot, qui a un paletot gris déchiré et qui pompe du dur toute la journée… et le papa Johann lui a donné de l’argent pour faire le coup là-bas.

Gertraud s’affaissa sur une chaise et ses yeux se fermèrent.

L’idiot resta deux ou trois secondes à la regarder ; puis sa physionomie prit une expression d’astuce singulière.

— Tiens, tiens ! pensa-t-il, la voilà qui dort pour tout de bon…

Il traversa la chambre sur la pointe des pieds et entr’ouvrit doucement la porte de Hans Dorn.

Son regard rapide fit le tour de la chambre.

— Les jaunets sont là, grommela-t-il en montrant du doigt l’armoire, et le trou est derrière le lit… ça sera fait ce soir !

Il repassa devant Gertraud évanouie, sans lui accorder un coup d’œil, et descendit l’escalier en faisant sonner ses gros sous dans sa poche.