Le Fils du diable/V/15. Paris, Londres, Amsterdam

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 108-116).
Cinquième partie

CHAPITRE XV.

PARIS, LONDRES, AMSTERDAM.

Madame de Laurens prit le fauteuil que Reinhold lui offrait.

— Je viens ici, dit-elle en s’asseyant et comme si elle eût senti le besoin d’expliquer sa présence, pour remplacer mon mari dont les intérêts sont indignement lésés par la conduite de ces Messieurs… j’ai d’ailleurs le droit de m’asseoir à cette place, ajouta-t-elle en s’adressant au Madgyar qui gardait son air rébarbatif, en ma qualité de fille et d’héritière de Mosès Geld.

Yanos s’inclina, roide comme un élève de l’École polytechnique.

— Eh ! chère enfant ! s’écria Van-Praët, permettez-moi de vous appeler ainsi, à moi qui vous ai tenue si souvent sur mes genoux… Bon Dieu ! qui donc aurait l’idée de se plaindre de votre aimable présence !… Bonjour, savant docteur… je ne puis dire toute la joie que j’éprouve à vous revoir !… Allons ! à part Mosès Geld, notre respectable doyen, qui, je l’espère, jouit d’une heureuse vieillesse, et le pauvre Zachœus Nesmer (il essuya une larme réelle ou fantastique), nous voilà tous réunis encore une fois !… Je puis vous affirmer, mes pauvres bons amis, que nous ne venons point ici avec des pensées hostiles…

— Parlez pour vous ! interrompit sèchement le Madgyar.

— Fi ! seigneur Yanos ! répliqua l’excellent Hollandais, dont la parole se faisait à chaque instant plus onctueuse, gardez-vous d’enlever à cette heureuse entrevue son caractère tout amical… Je crois comprendre que notre chère Sara est dans le même cas que nous… Hélas ! l’intérêt divise comme cela les familles ! mais si son affaire est aussi simple que les nôtres, je veux que nous soyons tous d’accord avant dix minutes.

Il adressa un doux sourire à madame de Laurens.

— Procédons méthodiquement, reprit-il, et puisque nous avons une dame parmi nous, cédons-lui la parole, comme l’exige là galanterie.

— La coutume de la maison, répondit Petite d’un accent libre et ferme qui eût fait honneur à un avocat, était, à ce qu’il paraît, de déléguer un de ses membres, qui avait charge de s’occuper d’un ou plusieurs comptes particuliers…

— C’est parfaitement exact, interrompit Van-Praët ; car depuis la retraite du vénérable Mosès, je n’ai eu de rapports qu’avec mon jeune ami Abel.

— Moi, j’ai eu le malheur de traiter avec cet homme ! ajouta Yanos, en montrant du doigt sans façon M. le chevalier de Reinhold.

Le chevalier eut la force de sourire.

— Moi, poursuivit madame de Laurens, j’étais en relations directes avec le docteur José Mira, et je dois dire que j’avais en lui une confiance aveugle… Voici ce qui s’est passé… le docteur a feint une absence ; il m’a dépêché un agent qu’il avait préalablement mis au fait de certains mystères, intéressant M. de Laurens.

Petite ne se troubla point, en prononçant ses paroles.

— M. de Laurens ! continua-t-elle en s’échauffant à froid, un mourant couché sur son lit d’agonie et dont le docteur Mira, en sa qualité de médecin, connaît mieux que personne la position désespérée !… Ah ! Monsieur, s’écria-t-elle en s’adressant tout à coup au docteur, ne pouviez-vous le laisser finir en paix une vie d’angoisses et de souffrances ! il avait encore quelques jours à passer sur cette terre !… vous les avez empoisonnés !

Elle s’arrêta, comme si son émotion l’eût suffoquée.

Ces paroles faisaient sur le Madgyar une impression visible ; il la regardait, ébloui par sa beauté merveilleuse, et, un instant, il oubliait sa propre colère pour épouser le courroux de Sara.

Reinhold s’applaudissait à part lui, et jouissait de ce résultat précieux.

Quant au bon Van-Praët, il essuyait ses yeux secs avec son grand foulard.

— Messieurs, reprit Sara en s’adressant aux deux étrangers, vous êtes les anciens amis de mon père… je vous regarde comme étant presque de la famille, devant tous autres, j’aurais trouvé la force de me taire, mais je sais bien que je puis parler devant vous… Oui, cet homme a choisi un de ses pareils, rompu à l’astuce et à la tromperie !… il me l’a envoyé, à moi, pauvre femme sans défiance !… j’ai vu avec terreur entre les mains d’un inconnu des secrets qui pourraient perdre mon mari !… il a menacé, j’ai cédé et Monsieur le docteur doit avoir maintenant les cent mille écus arrachés à une femme qui était son amie !

La voix de Petite, où il y avait des larmes, était plus éloquente encore que ses paroles.

— C’est odieux et lâche ! s’écria le Madgyar en serrant les poings.

Reinhold et Abel gardaient le silence.

— Oh ! docteur, cher docteur ! murmura Van-Praët, êtes-vous bien capable d’une action si noire ?…

Le docteur baissait les yeux ; des paroles se pressaient sur sa lèvre tremblante et blêmie ; mais il les contenait énergiquement, et affectait une résignation grave et sombre.

La comédie débordait dans cette scène, qui voulait toujours tourner au drame. Une chose étrange, c’est qu’on y parlait de vol, et que ce mot, accueilli avec indignation par la moitié au moins des assistants, aurait dû être écrit en belles lettres d’or sur les murailles de la salle.

Plaignants et accusés en étaient tous au même point ; pour aucun d’eux, le mot probité n’avait de signification bien précise.

En fait, Abel de Geldberg n’avait aucun crime à se reprocher ; mais c’était peut-être la faute des circonstances. Pour trouver un semblant de cœur entre ces six personnages, il eût fallu fouiller la brutale poitrine du Madgyar.

Il avait tué, il avait volé ; mais tout sentiment n’était pas mort au fond de son âme, et du moins avait-il le courage du bandit.

Les autres, à l’exception de Petite, étaient aussi peureux que corrompus.

Ils jouaient des rôles, les uns bien, les autres médiocrement ; mais aucun d’eux n’allait à la cheville de la comédienne consommée.

Le docteur avait eu raison de se cacher et de fuir ; il était, sans contredit, le plus fort des trois associés, mais les trois associés réunis, en leur adjoignant même le farouche Madgyar et l’insinuant Fabricius, n’auraient point été de force contre Sara toute seule.

Elle se taisait maintenant ; son beau sein agitait l’étoffe de sa robe ; elle semblait attendre la réponse de Mira.

Mira ne desserrait pas les dents.

— Comme cela, reprit Van-Praët avec sa douceur inaltérable, nous voici arrangés fort symétriquement : trois contre trois… la cause de notre chère Sara me paraît jugée… elle a raison, cent fois raison… À votre tour, noble Yanos !

— J’ai déjà parlé, répliqua celui-ci, et je n’aime pas à parler deux fois… Mon histoire est d’ailleurs celle de la fille de Mosès Geld… Un homme que je connaissais déjà de nom, est venu vers moi de la part de Regnault.

— Reinhold… murmura le chevalier.

— Reinhold ou Regnault, répliqua Yanos durement, c’est le nom d’un infâme coquin !… qu’on ne m’interrompe plus ! Cet envoyé s’est servi auprès de moi de moyens dont il ne me plaît pas d’expliquer la nature…

Sa voix trembla légèrement, comme il prononçait ces paroles, et son front s’empourpra davantage.

Il enfonça son Kalpack sur les mèches épaisses de ses cheveux, et reprit en relevant la tête :

— Peu importent les détails !… ces traites étaient à Paris chez mon homme d’affaires, et aujourd’hui même, en cas de non-paiement, on devait commencer les poursuites… Votre envoyé, Monsieur Regnault, est parvenu à m’extorquer un blanc-seing dont il s’est servi pour retirer les traites des mains de mon agent… et quand je suis arrivé à Paris suivant de près les traces de l’escroc, il était trop tard !

Malgré son épouvante, Reinhold eut envie de rire, tant le tour lui sembla parfait.

— Affaire jugée ! dit le gros Van-Praët qui s’administrait, de son autorité privée, l’office de président. Quant à moi, ma position était exactement la même que celle du vaillant Yanos… Il paraît que la maison de Geldberg a d’excellents et nombreux agents diplomatiques… celui qui s’est présenté chez moi ne m’était pas absolument inconnu… je dois dire que c’est un gaillard extraordinairement habile ! Il m’a demandé un pouvoir pareil à celui dont vient de nous parler le seigneur Georgyi, car mes traites étaient aussi à Paris, chez un homme d’affaires qui devait en exiger le paiement intégral aujourd’hui, sous peine de poursuites définitives… Le cher Yanos et moi nous avions échangé, à ce sujet, une correspondance tout amicale, et nous étions convenus d’agir de concert. Ce pouvoir, de manière ou d’autre, je l’ai donné… Et quand je suis tombé, comme une bombe, chez mon mandataire, à Paris, mes traites étaient allées rejoindre celles du seigneur Yanos.

Van-Praët s’essuya le front et retint la parole d’un geste.

— Voici ce que je propose, poursuivit-il, quand il eut repris haleine ; point d’esclandre !… À quoi bon ? Nous sommes de vieux camarades. Le cher docteur va rendre les cent mille écus à notre petite Sara ; Reinhold restituera les traites du brave Yanos ; mon jeune ami, Abel, me remettra les miennes… et nous dînerons tous, ce soir, avec le respectable Mosès Geld, pour célébrer notre réunion !

La sentence était, à coup sûr, toute remplie de mérite et digne du sage roi Salomon.

Néanmoins, aucun des trois associés de Paris ne sembla vouloir y acquiescer.

Le Madgyar attendit une seconde entière, après quoi sa patience fut à bout.

Il déboutonna les revers de sa redingote, sous lesquels se cachait une très-riche paire de pistolets.

Reinhold aurait voulu être au Canada.

— Faites ce que vous voudrez pour les autres, dit Yanos ; mais rendez-moi mes traites, ou je vais me faire justice moi-même !

Il prit à la main un de ses pistolets.

Reinhold, saisi d’un tremblement impossible à réprimer, se cacha derrière le fauteuil de Petite.

Le conciliant Van-Praët s’interposa encore une fois.

— La paix ! dit-il, la paix ! Nous sommes à Paris, mon cher camarade, et, à Paris, on n’a pas besoin d’armes à feu pour se faire rendre justice.

— J’aime à ne compter que sur moi, répondit le Madgyar ; que cet homme parle sur-le-champ, ou je lui casse la tête !…

Il avait armé un de ses pistolets, et son regard disait que sa menace n’était point vaine.

Avec lui, on ne pouvait compter ni sur la prudence ni sur la crainte. Quel que fût le danger à courir, ce qu’il voulait faire, il le faisait.

L’excès du péril délia la langue du chevalier. Au moment où il vit le Madgyar repousser rudement Van-Praët, qui tâchait encore de le contenir, il se souleva sur ses jarrets chancelants.

Son regard épouvanté fit le tour de la chambre, cherchant un aide ou un asile.

Mais il n’y avait point de secours à espérer : Abel de Geldberg, pâle et immobile, crispait ses doigts sur les bras de son fauteuil ; Mira tenait toujours ses yeux baissés ; il ne voyait même pas la menace suspendue au-dessus de la tête du chevalier.

Quant à madame de Laurens, elle s’était renversée, nonchalante et gracieuse, sur le dossier de son siège ; elle attachait sur le Madgyar un regard où il y avait de la curiosité et cet effroi mêlé de charme qui prend les spectateurs d’un drame, au moment où l’acteur en scène court un grand danger imaginaire, où il y avait peut-être encore autre chose, car la figure du Madgyar était en ce moment magnifique de colère sauvage et d’orgueil indompté.

— Sur mon honneur ! balbutia Reinhold d’une voix étouffée, je n’ai pas reçu vos traites, seigneur Yanos…

— Tu mens ! s’écria celui-ci, qui leva son pistolet.

Petite fit un geste de la main ; ce n’était pas une prière en faveur du chevalier, c’était seulement un signe indiquant qu’elle voulait prendre la parole.

Le pistolet du Madgyar retomba, docile.

— J’ignore, dit Petite, si M. le chevalier ment ou non… mais l’impatience du seigneur Yanos m’a empêchée d’obtenir la réponse de M. le docteur.

— Et moi, celle de mon jeune ami Abel, ajouta Van-Praët ; il en faut un peu pour tout le monde.

— Monsieur le docteur, reprit Sara d’un ton d’ironie amère, prétend-il aussi n’avoir point touché les cent mille écus ?

— Je l’affirme sous serment, dit Mira sans lever les yeux.

— Ah ! ah !… fit meinherr Van-Praët, et vous, mon jeune ami ?

— Sur ma parole, répondit Abel, je n’ai pas revu M. le baron de Rodach !…

À ce nom, prononcé au hasard, toutes les têtes se relevèrent d’un commun mouvement. Puis, tous les regards se portèrent sur Abel, interrogateurs et surpris.

Il faut excepter pourtant celui du digne Van Praët, qui n’exprimait aucun étonnement.

Au bout de deux ou trois secondes de silence, il se passa un fait bizarre. Pour un instant, chaque couple d’adversaires composant ce triple duel sembla faire trêve.

Petite et le docteur échangèrent une rapide œillade.

Le Madgyar lui-même laissa tomber sur Reinhold un regard où il n’y avait plus de colère.

Mira fut le premier à reprendre la parole.

— Vous avez dit Monsieur le baron de Rodach, Abel ?… prononça-t-il, comme s’il eût pensé que ce seul nom, répété, allait amener une rectification immédiate de la part du jeune homme.

Sara, Reinhold et le Madgyar tendirent avidement l’oreille.

— Oui, répliqua Abel, j’ai dit Monsieur le baron de Rodach.

— Alors, vous vous trompez, répliqua péremptoirement Yanos.

Van-Praët sourit.

— Mon brave camarade, dit-il doucement, cette fois nous ne sommes pas du même avis… Mon jeune ami Abel a raison…

— Non pas ! s’écria vivement Petite.

— Non pas ! répétèrent Reinhold et Mira.

Le Madgyar haussa les épaules.

— Il y a loin d’Amsterdam à Londres, dit-il, et puisque ce baron de Rodach était chez moi jeudi, il ne pouvait être chez vous…

— C’est clair ! murmura Reinhold, qui était bien aise de faire acte d’allié auprès de son terrible adversaire.

L’étonnement qui était sur le visage de Petite et de Mira se changeait en stupéfaction.

— Êtes-vous bien sûrs de ce que vous dites ? murmura machinalement la première.

— Aussi vrai que j’existe !… commencèrent à la fois Abel et Van Praët.

— Laissez donc ! interrompit le Madgyar ; est-ce bien ce Rodach que vous m’avez envoyé, Monsieur Regnault ?

— Oui, répondit Reinhold.

— Et bien ! c’est lui que j’ai reçu… Je l’ai vu, je l’affirme… Que dire à cela ?

— Que je l’ai envoyé à meinherr Van-Praët, répondit Aboi timidement.

— Et que meinherr Van-Praët l’a vu comme il vous, voit, ajouta ce dernier.

— Il y a encore à dire, reprit le docteur dont les yeux grands ouverts se fixaient sur Sara, que c’est ce même baron de Rodach que j’ai envoyé, moi, à madame de Laurens.

— Et que, moi aussi, je l’ai vu, appuya Petite, et qu’il était chez moi, à Paris, à l’heure que vous dites jeudi dernier, 8 février.

— C’est impossible ! s’écrièrent à la fois Van-Praët et le Madgyar.

— Cela est !

Tout le monde croyait rêver.

— À Paris !… à Londres !… à Amsterdam !… murmura Van-Praët qui ne souriait plus.

Yanos avait les sourcils froncés et demandait vainement la lumière à son esprit, où il ne trouvait que ténèbres.

Les trois associés de Paris s’interrogeaient de l’œil à la dérobée.

Mais c’était en vain : le mystère restait pour tous également inexplicable.

— C’est impossible, conclut le Madgyar après quelques instants de silence, et il y a quelque nouvelle perfidie là-dessous.

— Quant à moi, dit Reinhold, je puis prouver ce que j’avance… J’ai là une lettre du baron, datée de Londres.

— J’en ai une datée d’Amsterdam, riposta Abel.

— J’en ai une datée de Paris, ajouta le docteur Mira.

Et tous trois à la fois tirèrent de leur poche les lettres reçues quelques heures auparavant.

On fit cercle ; les lettres dépliées furent mises l’une à côté de l’autre. Durant une seconde, les respirations s’arrêtèrent. On eût entendu voler une mouche dans le silence profond de la chambre du conseil.

Puis un murmure étouffé s’éleva.

C’était de la magie !…

La même main avait écrit les trois lettres !

On ne parlait plus. Les esprits étaient frappés de stupeur. La raison se voilait.

Comment expliquer ce fait inexplicable ?…

Et de vagues terreurs se glissaient parmi l’étonnement poussé jusqu’au comble. Chez quelques-uns, l’idée des choses surnaturelles s’éveillait involontairement.

— Si l’on croyait aux sorciers !… commença Van-Praët à voix basse.

— À Paris ! à Londres ! à Amsterdam !… répéta le Madgyar lentement.

— C’est à devenir fou ! dit le jeune M. de Geldberg.

Mira, Petite et Reinhold gardaient le silence, les yeux cloués au parquet.

— À Paris ! à Londres ! à Amsterdam !… répéta encore Yanos ; il faut que ce soit le diable !

Au moment où ce mot tombait de la bouche du Madgyar, l’assistance tressaillit comme au choc d’une décharge électrique. La porte de la caisse venait de s’ouvrir avec fracas, et Klaus, debout sur le seuil, annonçait d’une voix retentissante :

— Monsieur le baron de Rodach !…