Le Fils du diable/V/12. L’invitation

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 80-88).
Cinquième partie

CHAPITRE XII.

L’INVITATION.

En entrant, Sara regarda le luxe qui l’entourait avec un étonnement impossible à réprimer. Elle n’était jamais venue chez Franz, mais elle le savait pauvre. Tout à l’heure encore, elle croyait entrer dans quelque indigent cabinet d’étudiant, avec un lit maigre, un secrétaire boiteux, un fauteuil pelé, une carafe et des pipes.

Elle avait même compté sur cela pour l’effet de son entrée ; elle avait espéré fasciner, étonner, éblouir.

Elle était trop habile, néanmoins, pour laisser paraître au dehors sa surprise désappointée ; quand elle releva son voile, un intérêt tendre et empressé se lisait dans ses yeux.

Franz la conduisit jusqu’au divan, où il s’assit auprès d’elle.

— Vous ne m’attendiez pas ? dit-elle.

— J’avoue… commença Franz…

— Vous êtes étonné de me voir ?

— Je suis surtout heureux…

Sara passa le revers de sa main sur son front.

— Vingt-quatre heures sans un mot de vous ! murmura-t-elle, quand je savais que votre vie était en danger !… Ah ! vous n’avez pas songé à mon inquiétude, Franz.

Franz rougit ; il n’avait pas songé du tout en effet ; et, dans la sincérité de son cœur, il se trouvait bien coupable.

Sara Je regardait avec ses grands yeux noirs chargés de tristesse ; il ne l’avait jamais vue si belle.

Il balbutia quelques excuses embarrassées.

— Vous n’avez pas besoin de vous justifier, Franz, dit Sara mélancolique ; votre excuse, je ne la devine que trop… Vous ne m’aimez plus.

— Pouvez-vous penser ?…

— Il y a si longtemps que je le crains !… Vous êtes un enfant auprès de moi, et au bout de ces liaisons coupables il y a toujours du malheur !

Franz était pris à l’improviste. Il n’avait pas assez de sang-froid en ce premier moment pour découvrir la feinte sous le jeu si vrai de Sara ; il ne sut faire qu’une chose, protester de sa constance et jurer ses grands dieux qu’il n’avait jamais tant aimé.

Et peut-être ne mentait-il pas tout à fait. Il était jeune, ardent, facile, et Sara, l’enchanteresse, attaquait ce cœur ouvert avec des armes éprouvées.

Quel enfant a résisté jamais à une plainte d’amour ?

Sara, d’ailleurs, avait ici tous les avantages ; sa plainte se modulait avec d’autant plus d’art et de charme, qu’elle y pouvait mettre son habileté consommée. Rien ne la préoccupait, en effet ; elle n’avait nulle raison de se croire oubliée, et c’était par calcul qu’elle jouait ce rôle d’Ariane.

Bien au contraire ; elle pensait que l’amour fougueux et jeune de Franz survivrait à son propre caprice. Elle avait entendu parler vaguement des assiduités de Franz auprès de mademoiselle d’Audemer ; mais Sara, faite à tous les triomphes, pouvait-elle craindre une rivale ?

Franz était jeune, bon, sincère. Elle avait fouillé jusqu’au fond des secrets de la vie ; elle avait rongé jusqu’au noyau ce fruit mystique qui perdit notre mère Ève.

C’était Franz qui devait aimer le dernier.

En calculant ainsi on arrive juste d’ordinaire, comme avec les quatre règles de l’arithmétique. Petite était sûre de son fait.

Mais l’arithmétique elle-même est sujette à errer, si elle néglige imprudemment un des éléments du calcul. Petite ne tenait pas compte de la possibilité d’un autre amour.

Et cependant le trouble de Franz lui donna tout de suite à penser, car elle était plus habile encore que confiante ; elle trouva qu’il se défendait mal ; elle douta.

En outre, à mesure qu’elle réfléchissait, cette opulence inattendue qu’elle rencontrait à la place de la pauvreté lui inspirait une inquiétude croissante.

Franz lui avait menti depuis des semaines, ou bien cette richesse était-elle toute récente ?

Dans l’un et l’autre cas, il y avait là-dessous un mystère, et quoi qu’il en pût être, il lui semblait de plus en plus urgent d’atteindre son but et d’attirer le jeune homme à cette fête de Geldberg, où l’intrigue aurait son dénoûment fatal.

Un travail rapide se fit dans son esprit expert : elle se dit que ce rôle de victime, continué trop longtemps, détournerait l’entretien et pourrait éloigner le résultat ; elle changea de batteries, non pas tout de suite, mais en feignant d’être insensiblement persuadée.

— J’ai attendu jusqu’à cette heure, mon pauvre Franz, reprit-elle, et avec quelle impatience 1 J’espérais un mot de vous !… Rien ne venait… Mon Dieu ! j’ai bien souffert !… Enfin je n’ai pu résister davantage ; j’ai fait atteler ma voiture et je suis accourue…

— Combien je vous remercie, Sara ! dit Franz.

C’était froid. Au lieu de s’échauffer, le jeune homme semblait prendre de la réserve.

Petite l’examina, cherchant à lire sa pensée intime sur son visage.

Cette pensée intime était une subite défiance. Franz venait de se reporter tout à coup à sa dernière entrevue avec madame de Laurens ; il se souvenait des paroles prononcées au café Anglais, à la fin du déjeuner. Petite avait soulevé là un coin du voile qui couvrait son cœur, et Franz n’y avait découvert que sécheresse cynique et profonde indifférence.

Au moment où il lui avait annoncé son duel, ces détails lui revenaient maintenant, un bâillement léger avait entr’ouvert la jolie bouche de Petite.

Sans savoir exactement pourquoi, il suspectait la sincérité de son empressement. Il n’avait assurément aucune idée du but poursuivi par madame de Laurens, mais un instinct secret le poussait à se défier, sinon à feindre.

— Je ne suis pas si coupable que vous le croyez, dit-il, reprenant son sang-froid : hier, je me suis rendu à la rue des Prouvaires, afin de vous voir.

— J’y étais et je vous attendais.

— Madame la baronne de Saint-Roch m’a dit que vous n’y étiez pas… Je suis rentré fort tard, espérant toujours que vous pourriez venir… Ce matin, je ne suis pas sorti encore et ma première visite aurait été pour vous.

Il lui baisa la main avec galanterie.

Petite écoutait, les yeux baissés, ces explications trop précises, à son gré ; elle eût voulu de l’émotion, elle ne trouvait que de la courtoisie.

Pour la première fois, depuis qu’elle engageait chaque jour de ces luttes coquettes où jamais la victoire ne l’avait abandonnée, elle eut comme un pressentiment de défaite.

Ses sourcils délicats se contractèrent malgré elle. C’était un enfant qui lui résistait ainsi ! Elle était indignée.

Mais elle eut bientôt honte d’elle-même. Qu’y avait-il, en somme ? Elle rougit comme ferait un soldat, vaillant d’ordinaire, qui se sentirait envie de fuir à la première décharge.

— Je me suis trompée, reprit-elle en relevant ses yeux où brillait un sourire ; il n’y avait pas de votre faute, Franz… et que je suis heureuse de mon erreur !… Maintenant, que me voilà rassurée sur votre compte, il me reste une prière à vous adresser… car j’avais deux motifs en venant chez vous.

Franz s’inclina et prit la pose d’un homme qui écoute.

— Je venais vous inviter, poursuivit Sara, à la fête champêtre que nous donnons au château de mon père.

Parmi les choses que Franz désirait le plus depuis son entrevue avec Denise, il fallait compter une invitation à la fête de Geldberg ; mais, en ce moment, il y avait au dedans de lui un sentiment hostile à Sara, et qu’il n’aurait point su définir. D’ailleurs, les enfants ont de la coquetterie, presqu’autant que les femmes.

— Je vous rends grâces, répliqua-t-il du bout des lèvres ; mais…

Il hésita ; il ne savait en vérité que dire.

— Vous ne voulez pas ?… dit Sara, dont le front se couvrit d’une légère rougeur…

— Belle dame, répliqua Franz en minaudant, je suis flatté… honoré… je suis reconnaissant…

— Mais vous refusez ?…

— Je n’ose dire cela… Je ne sais…

Sara fit un mouvement comme pour se lever, tant il y avait en elle d’impatiente colère ; mais elle se contint et réussit à rappeler sur ses traits ce sourire mélancolique qu’elle avait prie au commencement de l’entrevue.

— Autrefois, murmura-t-elle, vous eussiez accueilli bien chèrement cette occasion de me voir.

— Aujourd’hui encore, répondit Franz ; veuillez croire que je ne suis point changé ; s’il n’y avait que vous…

Petite attendit une seconde, puis comme Franz n’achevait pas, son front s’éclaira ; elle crut deviner.

— Serait-ce rancune de votre part ? dit-elle, et me feriez-vous payer les torts que certains membres de la maison de Geldberg ont eus à votre égard ?

Franz n’avait pas été si loin que cela ; il ne savait pas bien lui-même les motifs de son refus ; il était un peu comme ces enfants capricieux qui disent non et détournent la tête, tout en étendant la main pour accepter.

Mais ces paroles, prononcées imprudemment, lui ouvrirent un nouvel ordre d’idées ; sa lèvre se pinça en un sourire amer et rancunier.

— J’aurais bien mauvaise grâce à me souvenir de cela, madame, répliqua-t-il ; aux gens pauvres et faibles, on fait tout ce qu’on veut : c’est reçu, vous le savez, dans un certain monde, et j’étais alors si faible et sl pauvre !

— Êtes-vous donc riche maintenant ?… ne put s’empêcher de murmurer Petite.

Cette question à peine lancée, elle eût voulu la retenir ; mais il n’était plus temps.

Franz s’était levé d’un mouvement involontaire et parcourait sa chambre, livré à d’irritants souvenirs.

— Oui, Madame, répondait-il en phrases entrecoupées, je suis riche… je serai plus riche encore… je suis noble !… et ceux qui ont méprisé mon malheur seraient bien aises peut-être de s’associer à sa fortune…

Sans savoir ce qu’il faisait, il prit sur la table les deux lettres apportées par le concierge et les froissa entre ses mains.

Madame de Laurens poussa un gros soupir qu’elle ménagea de manière à frapper l’oreille de Franz, et pencha sa tête sur sa poitrine.

— Si j’avais su que vous étiez riche, dit-elle d’un ton profondément blessé, je ne serais pas venue.

Il y avait dans son accent une plainte douce et résignée.

Franz arrêta aussitôt sa promenade et se tourna vers elle ; il crut voir une larme briller sous ses longs cils.

— J’ai tort, s’écria-t-il ; je suis un fou, Sara… je vous demande pardon !… Vous ne m’avez jamais fait que du bien, vous !… J’irai ! j’irai !

Un mouvement de joie fit bondir le cœur de Petite ; mais elle le contint comme elle avait contenu sa colère, et rien ne parut sur son visage.

— Vous n’êtes pas un fou, Franz, dit-elle, et je vous remercie du fond du cœur, si c’est pour moi que vous oubliez vos rancunes.

— Pour vous seule, chère.

— L’homme qui vous a insulté vous fera des excuses…

— Le chevalier de Reinhold ? interrompit Franz retrouvant pour un instant sa veine d’espièglerie ; il est trop vieux, trop ridé, trop fardé, trop chauve, trop rembourré, trop peureux !… je n’en veux pas !

Il s’était rapproché de Petite, et machinalement il rompait le cachet de l’une de ses deux lettres.

— Ce sera comme vous voudrez, reprit Sara ; mais je déteste cet homme pour ce qu’il vous a fait, et j’aurais aimé à l’humilier devant vous… Maintenant que vous avez accepté, Franz, parlons affaires, et prenons nos mesures… Ce sera une fête considérable ; le gros des invités partira dans le courant de la semaine prochaine ; mais la famille et les amis intimes quitteront Paris dimanche ou lundi… Voulez-vous être des nôtres ?

Franz ne répondit point. Une fois la lettre décachetée, il avait achevé de l’ouvrir, et ses yeux s’y étaient portés avec distraction. Par un hasard étrange, la lettre parlait de la fête de Geldberg, et annonçait positivement la visite de Sara.

Bien plus, elle prophétisait, en termes précis, la dernière proposition que Sara venait de faire.

Elle était d’une écriture inconnue à Franz, et, dans ce premier moment, il n’y découvrit point de signature.

Voici ce que disait cette lettre :

« Une personne qui a ses raisons pour porter à M. Franz un intérêt sérieux croit devoir le prévenir qu’une invitation lui sera prochainement adressée pour assister à la grande fête que les banquiers Geldberg, Reinhold et compagnie doivent donner à leur château d’Allemagne.

» Il n’y a aucun inconvénient pour M. Franz à accepter cette invitation, mais on doit le prier en outre d’anticiper sur le départ commun et de quitter Paris avec la famille Geldberg. Là est le danger, c’est un danger de mort ! »

La phrase et la page finissaient ensemble à ce mot.

Franz froissa la lettre et la mit dans sa poche.

Sa tête se pencha sur sa poitrine ; cette bizarre concordance des paroles de la lettre avec celles de Petite le plongeait dans un inexprimable étonnement.

— Eh bien ?… dit Sara.

La volonté de Franz était de refuser, mais il ne répondit point encore.

Il rêvait. Dans sa rêverie, il ouvrit la seconde lettre comme il avait ouvert la première.

— Vous choisissez un singulier moment, murmura Petite en souriant, pour dépouiller votre correspondance !…

Franz n’entendait pas. Il jeta les yeux sur la seconde lettre, qui contenait seulement deux lignes d’une écriture fine et mignonne.

À peine eut-il parcouru ces deux lignes que sa physionomie changea ; sa joue se couvrit de rougeur.

— Eh bien ?… répéta Sara, j’attends votre réponse, Franz…

Et comme le jeune homme hésitait encore, elle ajouta :

— Je vous demande si vous voulez…

— J’ai entendu, j’ai entendu ! interrompit Franz précipitamment, j’accepte et je vous rends mille grâces… j’irai, oh ! j’irai !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait dix minutes que madame de Laurens était partie.

Franz restait seul ; il tenait à la main la seconde lettre ouverte, et ses yeux semblaient ne point pouvoir s’en détacher.

Deux ou trois fois, depuis la sortie de Petite, il avait approché le papier de ses lèvres pour le baiser tendrement. La lettre ne parlait pourtant point d’amour ; elle ne contenait qu’une seule phrase ainsi conçue :

« D… d’A… prévient M. Franz que son départ de Paris est avancé de quelques jours ; elle se rendra en Allemagne avec la famille de Geldberg. »

— Moi aussi ! murmura Franz ; comme tout s’arrange pour moi dans cette bienheureuse semaine !… j’irai, je la verrai… Puisse la fête durer bien longtemps !

Il resta encore deux ou trois minutes pensif et perdu dans sa méditation joyeuse, puis un nuage vint à son front.

— Mais cette autre lettre ? pensa-t-il, que veut dire cet avis menaçant, et qui donc peut m’écrire ainsi ?…

Il chercha la lettre sur la table et sur le divan où il s’était assis auprès de Petite : il finit par la trouver froissée et changée en informe chiffon dans la poche de sa robe de chambre.

Il la déplia ; il la relut lentement et avec attention.

C’était étrange ! étrange ! La lettre disait tout, et la menace qu’elle contenait empruntait à la vérité des autres assertions une importance réelle.

Mais de qui venait-elle ?

Après avoir relu, Franz regarda l’adresse, ce qui ne lui apprit rien. Comme le sens était fini au bas de la première page, Franz ne s’était point avisé de chercher plus loin.

En ce moment, et purement au hasard, il tourna la feuille.

Une exclamation s’échappa de ses lèvres.

La lettre n’était pas achevée. Elle contenait encore plusieurs lignes suivies d’une signature.

Franz lut avidement ; la lettre disait :

« M. Franz sera porté peut-être à mépriser cet avis, parce qu’il est brave et amoureux du danger, mais le danger n’est pas seulement pour lui ; mademoiselle D. d’Au… fait partie des invités qui doivent partir avec les Geldberg ; elle partagerait le péril et ce serait sur sa tête que retomberait l’imprudence de M. Franz. »

— Il sait tout !… murmura ce dernier avec stupéfaction ?

Le hasard semblait se charger de prouver une à une toutes les assertions de l’écrivain anonyme. Il annonçait la visite de madame de Laurens, madame de Laurens était venue ; il prédisait l’invitation, l’invitation avait été faite pour ainsi dire dans les termes mêmes de sa lettre ; il parlait de mademoiselle d’Audemer, et Denise venait elle-même certifier son dire, en quelque sorte, et lui donner un dernier certificat de sincérité.

Mais, si bizarres et inexplicables qu’elles fussent, ces coïncidences ne causaient pas seules la surprise profonde de Franz. C’est à peine s’il s’en rendait compte en ce moment.

Il hésitait ; il ne savait plus ce qu’il devait faire par rapport à ce voyage ; mais son irrésolution n’était point réfléchie. Il n’y avait en son esprit que confusion et trouble ; il ne pensait pas.

Ses yeux, grands ouverts, restaient cloués à la signature de la lettre.

Ce n’était pas un nom. C’étaient deux mots qui résumaient pour lui toutes les émotions des jours précédents, deux mots qui le fascinaient, qui faisaient battre ses tempes, qui le ramenaient au plein milieu de cet impénétrable mystère dont s’enveloppait son avenir.

La lettre était signée :

« LE CAVALIER ALLEMAND. »