Le Fils du diable/V/11. Toilette de Franz

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 71-79).
Cinquième partie

CHAPITRE XI.

TOILETTE DE FRANZ.

Madame de Laurens pressa tendrement les mains de son mari.

Le Portugais fronça le sourcil ; il avait comme un pressentiment sinistre.

Le médecin Saulnier admirait de loin, et se demandait comment M. de Laurens, cet homme heureux entre tous, pouvait avoir la maladie des âmes blessées…

— Là-bas, poursuivit Sara, au château de Geldberg, je vous dis tout ce que je pensais ce matin, Léon ! nous pourrions être seuls au milieu de la foule… ce seraient de beaux jours !

— Ce serait le ciel !… murmura M. de Laurens en extase.

— Mais vous voilà si souffrant et si faible ! dit encore Sara en glissant un regard oblique du côté de Mira ; pourrez-vous supporter le voyage ?

Un coup d’œil lancé à Mira était un ordre ; le Portugais affecta de ne le point comprendre.

— Pour vous suivre, répondit M. de Laurens, je trouverai de la force…

— C’est impossible ! reprit sèchement Mira.

Petite tressaillit comme un chef que ses propres soldats frapperaient par derrière.

Saulnier se rapprocha.

— Sans me prononcer aussi péremptoirement que mon savant confrère, dit-il, je crois qu’un long voyage pourrait avoir des inconvénients.

— Ne dites pas cela ! s’écria le malade, dont la joue recouvra un incarnat léger ; vous êtes d’habiles médecins… vous savez tout… mais vous ne connaissez pas mon mal !

— Si fait, interrompit encore le Portugais de ce même ton sec et cassant.

Laurens leva sur lui un regard effrayé. Petite ne bougea pas et continua de lui tourner le dos.

Mais c’était un grand effort qu’elle faisait sur elle-même. Sa bouche se fronçait malgré elle, et l’on voyait s’agiter, soumis à une tempête nerveuse, les muscles de ses doigts.

Laurens secoua sa tête renversée sur l’oreiller.

— Non, non, ami, dit-il avec lenteur et en s’adressant à José Mira, vous ne savez pas où je souffre !… personne au monde ne le sait !… Sara elle-même, cet ange que Dieu a mis auprès de moi pour diminuer mon martyre, Sara n’a jamais pénétré le secret de mon cœur…

Il y avait dans ces paroles une contre-vérité si navrante, que Sara elle-même, cuirassée contre tout remords, sentit un instant sa conscience ; mais ce ne fut qu’un instant.

À peine eut-elle le temps de baisser les yeux ; elle les releva dans un sourire.

Elle pressa les mains du malade contre son sein avec une reconnaissance douce et merveilleusement jouée.

Laurens souriait, lui aussi ; mais que de tristesse accablante derrière son sourire !…

Il s’épuisait en un suprême effort pour conserver le dernier bien qui lui restât : l’opinion du monde et la renommée d’être heureux.

Le jeune médecin ne voyait rien de tout cela ; mais Mira lisait comme en un livre dans l’âme ulcérée du malade.

Il ne faudrait point affirmer que cette immense détresse lui causât une véritable pitié. Le sentiment qu’il éprouvait était surtout égoïste ; il avait souffert, il souffrait encore d’une blessure pareille ; une tyrannie semblable pesait sur lui et il s’essayait à la révolte.

— Il ne faut pas me dire, poursuivit l’agent de change en attirant la main de Sara sur sa poitrine, que ce voyage me sera nuisible… C’est Paris qui me tue !… Je le sais et je le sens… J’ai encore de la force, dès que cette main de fer, qui broie mon âme, vient à la laisser en repos… Quand partons-nous ?

— Il faudrait savoir… commença Saulnier, qui n’osait pas se prononcer contre l’expérience de son collègue.

Laurens fit un geste impatient et colère.

Petite eut un beau mouvement de comédie.

— Calmez-vous, mon ami, dit-elle avec douceur ; M. Saulnier a raison… Le docteur Mira nous est tout dévoué, vous le savez, et nous devons avoir foi en sa science… Si véritablement ce voyage…

— Je crois… interrompit une troisième fois le Portugais d’un accent toujours sec et péremptoire.

Avant qu’il eût achevé sa pensée. Petite se tourna vers lui sans empressement et de la façon la plus naturelle ; mais quand elle fut tournée, son visage prit cette expression effrayante que nous lui avons vue déjà plusieurs fois ; ses lèvres blanches tremblaient ; ses yeux avaient un éclat fixe et froid qui glaçait.

Mira essaya de soutenir son regard ; mais, au bout d’une seconde, les paupières du Portugais battirent comme si un rayon trop vif les eût frappées ; ses mains s’agitèrent au hasard, cherchant une contenance.

Il changea de position sur son fauteuil ; il toussa, il demanda secours à sa large boîte d’or qu’il savait ouvrir d’un air si doctoral.

Rien n’y faisait, un trouble évident et insurmontable remplaçait sa roide impassibilité.

Et pourtant ses yeux restaient fixés malgré lui sur Petite.

La bouche de celle-ci s’ouvrit et figura, sans produire aucun son perceptible, ces trois mots :

— Je le veux !

Puis elle se retourna, sans attendre la réponse du Portugais.

Il y eut un silence d’une demi-seconde ; puis le docteur José Mira, reprit d’une voix suffoquée, la phrase interrompue par le regard de Petite.

Mais il n’avait plus ce ton tranchant et plein de solennelle pédanterie qui jamais ne l’abandonnait d’ordinaire.

— Je crois, répéta-t-il en hésitant et en raccordant sa phrase de son mieux, je crois que j’ai pu exprimer naguère mon opinion d’une façon trop absolue… Il se peut que ce voyage ne soit pas nuisible, à tout prendre… il se peut même que la santé de notre ami en éprouve de bons effets…

— Ce fut toujours mon avis, dit Saulnier.

— Tout le monde est contre moi, reprit Mira en tâchant de sourire ; je cède de bonne grâce et je donne mon adhésion de grand cœur.

Un air de contentement éclaira le visage du malade ; Sara se pencha jusque sur lui et lui effleura le front d’un baiser.

— Nous partirons dans quelques jours, dit-elle.

L’agent de change la contemplait avec ravissement.

— Sara !… Sara ! murmura-t-il ; aurez-vous donc désormais pitié de moi ?…

— Chut ! répliqua Petite en se jouant, vous verrez !…

— Vous m’avez dit si souvent que vous ne pouviez pas m’aimer !…

— On ment quelquefois… quelquefois on se trompe…

— Voulez-vous donc que j’espère ?

Sara mit dans son sourire une enivrante promesse.

Léon de Laurens ferma les yeux, épuisé par son émotion trop forte. Il eût voulu prolonger ce moment, unique dans sa vie, mais la fatigue le dompta. Un voile confus tomba sur sa pensée, il s’assoupit.

Ses traits, naguère si pâles, avaient un rayonnement de bien-être ; l’espoir, comme un souverain baume, avait guéri sa blessure en la touchant. Il était heureux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Franz n’avait guère été plus matinal que Petite ; sa nuit s’était prolongée jusque par delà le milieu du jour, mais Dieu sait que ses songes n’avaient point ressemblé à ceux de madame de Laurens !

Il avait rêvé joie, plaisir, folie ; peut-être, dans son sommeil, quelque voluptueux souvenir avait amené le nom de Sara sur sa lèvre ; mais il n’y avait certes aucune idée de vengeance attachée à ce joli nom, et le sommeil de Franz n’était pas plus tragique que la veille.

De l’amour frais et charmant, une ambition enfantine, de l’or, de la grandeur, des sourires.

Il s’éveilla, heureux comme dans son rêve ; il regarda les magnificences nouvelles de son alcôve ; il palpa la soie riche de ses rideaux ; il bondit, les pieds nus, sur la molle opulence de son tapis.

Que tout cela est beau ! que tout cela est bon !… Fi ! de la mansarde d’hier !

Franz avait-il jamais habité une mansarde ? Vraiment, il ne s’en souvenait plus !

Il était fait pour ce luxe brillant ; son élégance allait avec toutes ces richesses ; il était là dans son centre, et sa pauvreté passée lui apparaissait comme l’insulte d’un rêve.

Le soleil d’hiver passait à travers le tulle brodé qui drapait les croisées ; la lumière ruisselait sur la moquette vierge du tapis et donnait aux couleurs, toutes fraîches, un éclat joyeux ; le ciel semblait sourire. Oh ! que la vie était belle !…

Franz avait le cœur plein ; il était comme oppressé d’allégresse.

Les fameux meubles de Monbro, placés la veille au soir, pendant son absence, dressaient leurs formes élégantes et choisies. Franz allait de chambre en chambre ; il s’arrêtait en extase devant quelque groupe charmant de Cumberworth ou de Pradier ; il admirait ; il se couchait sur les divans ; il sautait follement, prodiguant sa joie étourdie et ne sachant que faire pour user son allègre humeur…

On n’avait pas encore eu le temps de lui procurer un domestique ; il était seul dans son vaste appartement ; il pouvait s’en donner à cœur joie.

Quand il eut bien fatigué les sofas, bien gambadé sur les tapis, il revint dans sa chambre à coucher et s’assit auprès d’une table de palissandre où il avait jeté en rentrant son gain de la veille, or et billets pêle-mêle.

Il croisa sur sa poitrine les revers de satin d’une splendide robe de chambre, et se prit à contempler son trésor.

Ce fut au premier moment une ardeur fiévreuse ; il alignait les piles de louis avec soin et symétrie : il supputait, comme un caissier minutieux qui veut faire sa balance du soir.

Mais à moitié de compte, une idée soudaine traversa sa cervelle éventée ; le calcul ne lui allait plus ; il donna un grand coup de poing sur la table et les piles alignées symétriquement se mêlèrent.

Cela redevint un chaos de pièces d’or et de billets de banque qui avait son charme. Le désordre va bien à certaines choses, et le véritable amateur, l’avare quelque peu artiste dans sa lésine, ne déteste pas ces joyeux fouillis où l’on peut baigner ses mains frémissantes, en produisant un cliquetis aimé…

Mais Franz était loin d’être avare ; il jeta sur son trésor un dernier regard, distrait et ennuyé déjà, puis il n’y songea plus.

Il s’enfonça paresseusement dans son fauteuil Pompadour et se prit à rêver.

Toutes ses idées, qui avaient tant fait travailler son cerveau durant la journée de la veille, lui revinrent. Son père, sa famille, son nom, sa fortune ; mais à ces méditations, Franz ne trouvait point d’issue ; c’étaient des conjectures, des possibilités, d’enivrants espoirs, parmi lesquels il n’y avait pas une certitude.

Franz était ce matin d’humeur indolente ; il rejeta ces réflexions trop laborieuses et se reposa dans la pensée de Denise.

Là, il n’y avait que douceur et joie. Franz était renversé dans sa bergère, les yeux demi-clos, la bouche entr’ouverte ; il causait avec ses riants souvenirs de la veille ; tout ce qu’il se rappelait de Denise le portait à l’aimer davantage. Il la voyait toujours noble et franche ; l’image caressée de la belle jeune fille était au fond de son cœur et gardait une auréole de sérénité suave. La veille, Franz aurait voulu peut-être plus de romanesque dans l’entrevue qui avait eu lieu chez Hans Dorn ; maintenant, et à son insu, il s’applaudissait, il était heureux de retrouver sans tache le blanc voile de la vierge.

Mais pouvait-elle faillir ou se tromper ? Franz tressaillit d’aise et d’orgueil, chaque fois qu’il se disait : J’ai son amour !

Car il la voyait comme une perle unique, et il aurait mis en usage la leçon de duel de Grisier contre quiconque eût voulu prétendre seulement qu’il pouvait exister, en ce monde, une femme comparable à mademoiselle d’Audemer.

Et cette femme l’aimait, lui, Franz, non pas seulement depuis que la fortune lui souriait, depuis qu’il était fils de prince, mais dès longtemps ; elle l’avait aimé, pauvre, chétif, sans nom !

Sa joie se mêlait de reconnaissance grave et profonde ; l’enfant étourdi devenait homme, et recueillait sa pensée qui allait à Dieu comme une prière.

Puis le rire espiègle étincelait soudain dans son œil rallumé ; la vive gentillesse de Gertraud venait de se mettre en tiers dans son rêve.

Partout, autour de lui, de gracieuses images, partout des figures amies ?

La sonnette de son appartement, tirée avec une discrétion timide, tinta faiblement ; il ne l’entendit pas. On sonna une seconde fois, puis une troisième, puis enfin une clef tourna dans la serrure de la porte d’entrée, et l’on s’introduisit sans son aide.

Franz ne prenait pas garde. Il fallut la voix douce et toute charmante de sa portière pour le tirer de sa méditation.

La brave dame s’arrêta sur le seuil de la chambre à coucher, et, à la vue de l’or étalé sur la table, elle ôta respectueusement ses lunettes.

— Monsieur me pardonnera, dit-elle en saluant avec solennité, si je suis entrée en me servant de ma double clef… mais Monsieur n’avait pas entendu la sonnette.

Franz se dressa sur son fauteuil ; la portière continua :

— Il n’y a pas à dire, la jeunesse est la jeunesse !… Ce ne sont pas les vieux grigous, l’homme et la femme de cinquante ans, ou cinquante-cinq, peut-être soixante, qu’on a eus ici pour locataires pendant un bail de trois-six-neuf, qui auraient relevé l’appartement comme ça !… Ah ! mais non !… ça avait de vieux meubles ! des commodes, des tables à pieds de serpent, des chaises de paille, des fauteuils d’avant le déluge !…

— Vous venez pour le domestique que je vous ai demandé, ma bonne dame ? dit Franz.

La portière remit ses lunettes, pour les ôter de nouveau avec déférence.

— C’est joli ! reprit-elle, en faisant du regard le tour de la chambre, c’est joli ! joli ! joli !… Ah ! dame, c’est joli !… Tout de même, ça doit sembler drôle à Monsieur de se voir là-dedans après avoir été…

La concierge n’acheva pas ; son instinct diplomatique l’avertissait que la phrase était éminemment périlleuse.

— Là-haut, à la mansarde ? demanda Franz en souriant.

La portière déplia un vaste mouchoir de coton à carreaux rouges et bleus, et se moucha bruyamment pour cacher son trouble.

— Ah ! c’est joli ! joli ! reprit-elle ensuite, ça fait honneur à une maison d’avoir un premier meublé comme ça… et des équipages qui s’arrêtent à la porte maintenant !

Elle s’interrompit brusquement pour s’écrier :

— Que je suis bête !… je l’avais oublié l’équipage !… et cette dame qui attend ?…

— Quelle dame ? dit Franz vivement.

Les petits yeux de la portière se prirent à cligner d’une façon agréable.

— Une jolie dame, répliqua-t-elle, qui veut absolument parler à Monsieur.

— Faites-la monter.

Autrefois, quand Franz était là-haut, on lui avait déclaré qu’on ne recevait point de femmes dans la maison, mais cette austérité de concierge ne regardait que la mansarde ; la vertu, à Paris, n’est de rigueur que pour les petits loyers.

Au premier étage, on aime assez les mœurs-régence ; d’une part ça fait aller le commerce, de l’autre on ne peut pas dire à un homme qui paye deux mille écus par an de ces vérités qu’on prodigue aux locataires de cent cinquante francs.

Les convenances s’y opposent.

— Je pensais bien que Monsieur recevrait, poursuivit la portière en donnant à ses clignements d’yeux une portée manifestement égrillarde, mais pourtant je n’ai pas voulu me permettre…

— Faites monter, répéta Franz.

La portière salua du torse, de la tête et des lunettes.

Franz n’eut que le temps de nouer une cravate ; la portière réparut au bout de quelques secondes précédant une dame voilée.

— Deux lettres que j’avais oubliées tout à l’heure, dit-elle en les posant sur la table.

Puis elle prit congé bien discrètement.

Franz laissa les deux lettres pour recevoir la belle visiteuse qu’il avait reconnue sous le voile.

C’était madame de Laurens.