Le Fils du diable/Tome II/III/6. Deux sœurs

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 86-96).
Troisième partie

CHAPITRE VI.

DEUX SŒURS.

Reinhold s’était reculé tant qu’il avait pu, et il était adossé à la muraille, dans un coin de l’antichambre.

Le jour commençait à devenir plus sombre, et l’obscurité croissante aidait à l’illusion de la mère Regnault. Mais cette illusion n’avait pas besoin d’aide ; en plein midi, elle eût été aussi forte qu’à présent.

La pauvre mère était le jouet d’un véritable rêve ; pour l’éveiller il fallait un coup de massue.

En ce moment, Reinhold, poussé jusque dans ses retranchements, aurait eu bonne envie de produire cette secousse qui devait amener le réveil ; mais il avait désormais gardé si longtemps le silence, qu’il hésitait à prendre la parole.

Il avait bonne volonté de mal faire ; mais, en face de cette situation, comme ailleurs, il était lâche.

— Hélas ! je suis si vieille, reprit madame Regnault ; — Jacques, c’est pour te prier que je suis venue… mais Dieu m’est témoin que je veux te prier… toutes tes sœurs et tous tes frères sont morts… il ne reste plus avec moi que Victoire, la femme de mon bon Joseph, avec ses deux enfants… oh ! Jacques, ils n’ont pas de pain ; mon malheur est trop pesant pour eux… mon fils, sois leur sauveur, et je mourrai bien heureuse !

Elle s’était avancée peu à peu jusqu’à toucher Reinhold.

— Écoute, reprit-elle avec un sourire, — maintenant que j’y pense, je n’ai plus peur… car c’est toi qui me poursuivais sans le savoir, mon pauvre Jacques… Ton homme d’affaires, Johann, qui ne peut pas savoir que je suis ta mère, n’a pas eu de pitié… C’est aujourd’hui que les recors vont venir me prendre pour me conduire en prison… Jacques, mon bon fils ! tu n’auras qu’un mot à dire… Et quelle joie, mon Dieu ! de te devoir mes derniers jours de repos !

Le chevalier se collait toujours à la muraille.

En ce moment d’émotion profonde la vieille femme ouvrit ses bras et voulut le presser contre son cœur.

Jacques Regnault se dressa sur ses pieds, froid comme un bloc de pierre.

Il échappa aux étreintes de sa mère, et se tint debout à quelques pas d’elle.

— Madame, dit-il à voix basse, mais sans trouble apparent, — je ne sais pas ce que vous voulez dire, et je ne vous connais pas.

La mère Regnault ne comprit point tout de suite le sens de ces paroles, tant la chimère de son esprit la dominait puissamment.

— Sa voix !… murmura-t-elle en joignant les mains ; — tu ne m’avais donc pas encore parlé, Jacques ?… Oh ! comme mon cœur bat, et que je reconnais bien sa voix !…

Reinhold frappa du pied. Le sentiment de son infamie était en lui malgré la profondeur de sa chute, et cela lui donnait de la colère.

— Je vous dis que je ne vous connais pas ! s’écria-t-il avec emportement. — M’entendez-vous bien ? je suis le chevalier de Reinhold, natif de Vienne… Tout ce que vous venez de dire est folie ou imposture !

La vieille femme demeura muette, durant quelques secondes. Elle faisait effort pour rester aveuglée et ne point comprendre, mais son angoisse fut plus forte que sa volonté.

— Folie ! répéta-t-elle lentement. Imposture !… Mon Dieu ! mon Dieu ! c’était vous qui m’aviez inspiré cette crainte ! et je ne vous ai pas entendu !… Imposture ! imposture !… Mon fils a renié sa mère qui venait lui demander la vie !!!

Le chevalier se sentit un frisson par tout le corps. C’était comme une malédiction mystérieuse qui passait en lui ; — mais il demeura froid et obstiné dans sa cruauté lâche.

Madame Regnault tremblait et chancelait ; sa poitrine oppressée rendait des plaintes déchirantes.

Et pourtant elle espérait encore.

Elle se laissa tomber sur ses deux genoux.

— Écoutez-moi, dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine : si vous vous repentez, Dieu vous pardonnera… Jacques, mon fils, ayez pitié de vous-même !

Comme Reinhold ne répondait point, elle se traîna vers lui, sur ses genoux, en sanglotant.

À mesure qu’elle avançait, Reinhold se reculait : en se reculant, il atteignit la porte des bureaux.

Il mit la main sur le bouton ; il fut une seconde avant d’ouvrir.

— Mon fils !… mon fils !… murmura la pauvre mère en un suprême gémissement.

Reinhold avait les sourcils froncés, et tous ses traits se retiraient convulsivement. Y avait-il un combat au-dedans de son âme ? — Au bout d’une seconde un sourire impitoyable vint à sa lèvre.

— Je ne vous connais pas, dit-il pour la troisième fois.

Et la porte, ouverte avec violence, retomba sur lui.

La mère Regnault était seule.

Elle se releva toute droite et gagna la porte opposée d’un pas ferme. Elle traversa sans chanceler la première antichambre et la cour.

Mais, une fois dans la rue, cette vigueur factice s’évanouit tout à coup ; elle tomba, brisée, sur une des bornes plantées en terre à la porte de l’hôtel.

Sa bouche s’ouvrit ; ce ne fut point pour maudire.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, avec ce qui lui restait d’ardeur, — punissez-moi et prenez pitié de lui.


Reinhold reniant sa mère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait à l’hôtel de Geldberg un vaste et beau jardin, dont le mur d’enceinte longeait la rue d’Astorg et l’étroit passage menant à la rue d’Anjou. Le troisième côté de l’enclos confinait à d’autres jardins.

Le long du mur côtoyant la rue d’Astorg, il y avait une serre magnifique, attenant d’un côté à ce kiosque, dont nous avons parlé plus haut, et qui avait servi jadis à cacher les fautes mignonnes d’une jolie duchesse. De l’autre côté, la serre rejoignait la maison, ou du moins l’un des deux pavillons en retour qui flanquaient l’arrière-façade.

Le rez-de-chaussée de ce pavillon servait de boudoir à Lia de Geldberg, qui avait pour promenade, dans les jours froids de l’hiver, la serre tiède, toute pleine des belles fleurs qu’elle aimait.

Le rez-de-chaussée du second pavillon formait un charmant petit salon, où les deux filles aînées du vieux Moïse se tenaient d’ordinaire, lorsqu’elles étaient à l’hôtel. Les associés de Geldberg, M. de Laurens et le vieux juif lui-même, venaient les y rejoindre quelques minutes avant le dîner, et c’était de là qu’on partait pour se rendre à table.

M. et madame de Laurens, la comtesse Lampion, Abel, le docteur et Reinhold faisaient rarement défaut au repas de famille. C’était là une des mille coutumes patriarcales qui donnaient de loin une si vertueuse tournure à la maison de Geldberg.

En face du kiosque d’érotique mémoire qui s’ouvrait sur le passage d’Anjou, un autre kiosque s’élevait pour la symétrie. On ne racontait rien sur celui-ci, et il servait seulement à faire partie carrée avec son camarade et les deux pavillons en retour.

De la maison, il était presque impossible de l’apercevoir, car le jardin de Geldberg n’était point un de ces préaux malheureux, ornés d’un gazon pelé qu’ombragent cinq ou six acacias maigres et que les Parisiens désignent sous le nom d’endroits délicieux ; un de ces trous malsains où les lilas viennent jaunes, où les roses s’étiolent, où la vigne malade produit des groseilles vertes, un de ces paradis bourgeois, fertiles en sciatiques, protégés par six étages contre le soleil, où toute chose languit, sauf les fourmis et les araignées.

C’était un vrai jardin, avec de larges pelouses et de grands arbres, qui n’eussent point fait honte à un parc.

Dans le pavillon de droite, madame de Laurens et la comtesse Esther étaient réunies. Esther, en toilette du matin, nonchalamment étendue sur une causeuse, chauffait ses pieds, et levait le bras de temps à autre avec indolence pour respirer le parfum d’un gros bouquet de violettes de Parme. Elle était pâle ; un cercle bleuâtre cernait ses yeux alanguis : le plaisir fou de la nuit avait laisse sur sa beauté des traces visibles. Sara, au contraire, assise à l’autre coin de la cheminée, était aussi fraîche que d’habitude, et semblait avoir donné sa nuit à un tranquille sommeil.

Pour quiconque eût été initié aux joyeux, mystères du bal Favart et du café Anglais, ç’aurait été miracle. Les fatigues avaient été les mômes ; on avait partagé l’orgie ; ces deux femmes s’étaient amusées vaillamment, ne reculant devant aucun effort, et traitant la lassitude du bal par le Champagne du déjeuner.

L’une était forte ; sa riche taille unissait la perfection à la vigueur ; ses formes accusaient la jeunesse exubérante ; la santé florissait sur sa joue veloutée. L’autre était frêle ; toute sa personne présentait un modèle exquis de gentillesse gracieuse, mais débile : il semblait qu’un effort dût la briser, un souffle la courber, un excès l’anéantir.

Et c’était la femme forte qui fléchissait. Petite se montrait plus vive que jamais et plus accorte ; sa taille mignonne n’avait rien perdu de son élasticité ; ses yeux étaient brillants, son teint uni, et sa physionomie exprimait le bien-être le plus complet.

Il y a des natures qui passent au travers du plaisir comme la salamandre parmi les flammes. La jouissance mortelle les vivifie ; elles viennent respirer l’air étouffant de l’orgie nocturne, comme le malade humer, dans les jours du printemps, les brises bonnes de la campagne en sève.

Esther était arrivée la première ; on voyait encore auprès d’elle, sur la tablette de la cheminée, le livre ouvert qu’elle avait essayé de parcourir.

C’était un roman du cœur, une étude de femme, quelque chose qu’on met sur les meubles, et qu’on ne lit pas.

Petite tenait à la main une charmante lorgnette de spectacle qui n’était pas tout à fait pour elle un jouet inutile ; deux ou trois fois déjà, depuis sa venue, elle s’était, en effet, levée pour braquer son binocle sur les fenêtres du pavillon de gauche, où se tenait sa jeune sœur Lia.

En ce moment, elle avait repris sa place au coin de la cheminée, et c’était elle qui parlait.

— Vous êtes une grande enfant, Esther, disait-elle avec un peu de mépris dans la voix ; — vous avez peur de tout, et, avec la bonne envie de jouir de la vie, vous restez dans votre coin comme une nonne.

— Le bal d’hier en est une preuve !… murmura la comtesse en souriant.

Petite haussa les épaules.

— Ne voilà-t-il pas un bel exploit ! s’écria-t-elle ; — le bal d’hier !… on dirait que vous avez soulevé une montagne !…

— Je ne sais pas ce que j’ai fait, répondit Esther, dont la figure se rembrunit légèrement, — mais je suis bien sûre d’avoir commis une folie… S’il m’avait reconnue, Sara !

Petite éclata de rire.

— Mon Dieu ! que j’aurai de peine à vous former, ma sœur ! dit-elle ; vous avez peur de votre ombre, et il semble que tous les yeux sont fixés sur vous, dès que vous quittez le coin de votre feu… Vous êtes veuve pourtant, et nul n’a le droit de contrôler vos actions. Que feriez-vous donc, bon Dieu ! si vous étiez à ma place ?

— Cela dépend, reprit la comtesse.

— Assurément… il est sous-entendu que vous n’aimeriez pas votre mari…

— Si j’épouse Julien, je l’aimerai, ma sœur.

— Quelque temps, je ne dis pas… Mais c’est justement pour cela que vous devriez vous dédommager par avance.

— Me dédommager de quoi ! dit Esther, si je dois être heureuse…

— Hélas ! ma pauvre chère, le bonheur est si ennuyeux !… S’aimer, se le dire, se regarder, bâiller tendrement, avoir toujours devant soi le même visage, ne jamais rien désirer, trouver la félicité à heure fixe… Je ne sais pas, mais il me semble que ces délices me tueraient tout net.

Esther sourit encore.

— Comme tu arranges tout cela, Petite ! dit-elle ; tu n’aimes que le fruit défendu, et tu voudrais, en bonne sœur, le partager avec moi.

— C’est la vérité, s’écria Petite. Tu es belle ! ma pauvre Esther, tu es jeune, et tu t’ennuies !… Je voudrais t’intéressera la vie, parce que je t’aime… Je voudrais te donner la moitié de mes plaisirs et te faire si heureuse, que tu me dirais quelque jour : Merci, Petite, je ne connaissais rien, c’est toi qui m’as appris la vie.

Sa voix était insinuante comme une caresse, et son regard tentateur avait plus d’éloquence encore que ses paroles.

Esther avait eu bien longtemps cette vertu négative des natures paresseuses : au fond de l’âme, elle était plutôt bonne que mauvaise ; ce qui entraîne d’ordinaire les femmes avait sur elle peu d’empire, parce que son indolence lui était une sauvegarde et une égide. Pourtant le feu de la jeunesse était chez elle, couvert, mais non pas éteint ; il y avait, derrière sa nonchalance un peu lourde, une sensualité robuste. Son enveloppe de paresse une fois brisée, la flamme jaillissait ; elle se lançait ardente au plaisir, et se livrait aux voluptés offertes avec une sorte d’emportement.

C’était Petite qui jusqu’alors s’était chargée toujours de briser à propos cette enveloppe d’indolence ; tout ce qu’Esther avait fait de mal en sa vie, elle pouvait, à bon droit, le rejeter sur sa sœur.

La propagande est une nécessité de toute âme perdue. Sara, belle et gracieuse pécheresse, voulait inoculer le péché à tout ce qui l’entourait. Elle jouissait à entraîner d’autres âmes dans sa chute ; son bonheur était d’étendre autour d’elle sa perversité contagieuse, et de faire des prosélytes à la religion du mal.

Sara était tombée depuis l’enfance. Dès ses premières années, un souffle impur avait flétri son cœur adolescent. On lui avait enseigné à renier Dieu et à railler la voix de sa conscience. Elle était athée comme son maître le docteur Mira ; elle était comme lui froidement audacieuse, et, comme lui encore, impitoyable.

Mais elle était femme, et, dans le mal comme dans le bien, la femme sait aller plus loin que l’homme : Petite avait surpassé son maître.

C’était sur ceux que l’on aime d’ordinaire et pour qui l’on se dévoue que s’étendait sa sphère malfaisante. Nous l’avons vue auprès de son mari ; nous la voyons auprès d’Esther, sa compagne d’enfance ; — nous la verrons auprès de Lia, sa jeune sœur, dent l’âme pure et forte avait repoussé son influence empoisonnée.

Elle se jouait de tout. Franz, ce pauvre enfant qu’elle avait rencontré un jour sur son chemin, et qui s’était pris au piège de sa beauté admirable, ne trouvait pas plus grâce auprès d’elle que son mari lui-même. Elle s’était amusée durant quelques semaines à ses soupirs timides, suivis de témérités étourdies ; elle avait joué avec cet amour tout neuf, plein d’ignorance ardente et de passion naïve, puis elle s’était assise auprès de l’enfant sans défiance, qui avait le pied sur le bord de l’abîme. — La satiété venait ; au lieu d’arrêter Franz, elle s’était réjouie…

Elle s’était réjouie, même avant de savoir que Franz avait le secret qui pouvait la perdre !

Et si le pied de l’enfant n’eût point trébuché assez vite sur le bord du précipice, volontiers sa blanche main eût aidé au meurtre…

Mais maintenant que Franz était au fait de sa vie mystérieuse, maintenant qu’elle savait son nom, c’était une guerre déclarée ; vivant ou mort, elle le haïssait. Et si, par hasard, l’épée de Verdier ne faisait point son devoir, Franz avait désormais un ennemi mortel, plus acharné que les assassins de Bluthaupt eux-mêmes, et surtout plus dangereux.

Mais à cette heure, Petite n’avait garde de songer au pauvre Franz, qu’elle croyait mort, et bien mort.

Elle était de bonne humeur ; le souper de la veille, assaisonné à la fois par le danger qui pesait sur son amant et par la position d’Esther vis-à-vis de Julien lui laissait de jolis souvenirs.

Il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était si complètement amusée.

M. de Laurens était d’ailleurs plus mal, et cette nuit toute de plaisir pour Petite, avait pesé sur lui autant qu’une longue année de souffrance.

Petite était de bonne humeur…

Et rien de ce qui était au-dedans d’elle n’apparaissait au dehors. À la voir, vous l’eussiez jugée comme la jugeait le monde, vive, spirituelle et fine, mais pleine de bontés gracieuses. À peine l’auriez-vous soupçonnée d’être coquette ; et encore, parlons-nous ici seulement de cette coquetterie décente et choisie, qui est un défaut quelquefois, souvent une vertu, et toujours une parure.

— En fait de dangers, reprit-elle, je ne connais que la peur… Quand on a peur, on est à demi-perdu, j’en conviens… mais aussi, pourquoi craindre ?… Dans notre situation, le soupçon est presque une impossibilité… Qui donc s’aviserait de penser que la comtesse Esther, par exemple ?…

Elle s’arrêta pour sourire.

— C’est ce qui nous sauve ! poursuivit-elle. Représente-toi une grisette fiancée à un ouvrier… L’ouvrier rencontre au bal une pierrette qui lui paraît ressembler à sa promise… à bas le masque ! ces bonnes gens n’y mettent point de façons ; mais voici le vicomte Julien d’Audemer qui se promène avec toi pendant trois heures, qui cause avec toi, qui soupe avec toi…

Esther était toute pâle à ce souvenir.

— Et qui ne te reconnaît pas ! s’écria Petite d’un accent de triomphe ; — ceci, vois-tu bien, vaut une démonstration en règle… une petite bourgeoise est moins exposée qu’une grisette ; la femme d’un notaire est moins exposée qu’une petite bourgeoise ; une vraie dame est moins exposée encore que la femme d’un notaire… mais une grande dame !… une grande dame n’est pas exposée du tout.

— On ne peut pas toujours avoir un masque et un domino… commença Esther.

Petite haussa les épaules.

— Hélas ! hélas ! dit-elle, quelle raison vous me donnez là, Esther ! Un masque et un domino ne cachent point les personnes de peu… Je ne sais pas, pour ma part, de meilleur voile que la prudence, soutenue par une bourse pleine… M’a-t-on découverte jamais, moi qui vous parle ?

— Ce petit Franz…

— Il est mort !

— D’autres, peut-être…

— Jamais, ma chère !… cela est si vrai, que j’ai été obligée de me vanter auprès de mon mari, pour lui mettre en tête un soupçon dont j’avais besoin…

Esther la regarda d’un air effrayé.

— Pauvre M. de Laurens ! murmura-t-elle…

— Plains-le ! s’écria Petite en éclatant de rire. — Il y a dix ans qu’il est le plus heureux époux de Paris !… Ceci est de notoriété publique… Et vraiment, s’il avait voulu…

L’accent de Sara changea tout à coup ; elle s’interrompit au milieu de sa phrase commencée, et son regard brillant devint rêveur.

S’il eût été possible de lire sur cette physionomie qui savait prendre tous les masques, on aurait cru deviner en elle un élan muet de sensibilité profonde.

Un nom était sur ses lèvres ; elle ne le prononça point…

Parfois, tout au fond des cœurs les plus viciés, un sentiment reste debout, comme ces belles colonnes isolées qui se dressent parmi les ruines d’un temple, et qui marquent la place où on adorait Dieu.

Dans l’âme la plus souillée, il est une place parfois gardée chèrement contre l’infamie…

Un souvenir, un amour resté pur, un dévouement de mère.

Petite n’acheva point sa phrase, et ses sourcils se froncèrent.

— Mais il ne l’a pas voulu ! reprit-elle d’un ton bref et dur ; vous ne pouvez pas savoir, ma sœur, ce qu’il y a entre M. de Laurens et moi.

Son air enjoué lui revint tout à coup.

— Et puis, s’écria-t-elle qui sait ?… Vous voulez devenir vicomtesse pour tout de bon ; pourquoi n’aurais-je pas l’envie d’être marquise ?…

— Mon mari est mort, murmura Esther.

— Nous sommes tous mortels, reprit Petite. — Mais savez-vous, chère sœur, que ce n’est pas là une conversation de lundi gras ?… Je voulais vous parler plaisir, et voilà que nous mettons des crêpes noirs à notre pensée !… Fi donc ! Laissons là M. de Laurens et ses grimaces de malade. Je vous ai menée au bal masqué : vous êtes-vous amusée ?

— Oh ! oui, reprit Esther tout bas.

— Eh bien, je sais quelque chose qui vous amuserait davantage encore. Voulez-vous que je vous mène à ma maison de jeu ?

Esther baissa les yeux et ne répondit point. De toutes les impressions, la honte est celle qui s’applique à faux le plus volontiers. Suivant les circonstances, on a pudeur du bien comme du mal. — En compagnie d’un voleur émérite, tel esprit faible et grossier rougira de n’avoir jamais rien dérobé. — Dans cet immonde pâté de masures qui entoure, à Londres, le quartier des gens de lui, la plus piquante insulte que vous pourriez faire à un pauvre homme serait de l’accuser de n’avoir jamais porté faux témoignage devant la justice.

Dans nos bagnes, quand les malfaiteurs célèbres trouvent loisir de raconter leurs hauts faits, vous voyez des forçats inconnus qui s’humilient et qui courbent la tête ; ces hommes n’ont pas commis assez de crimes pour avoir le droit de lever le front avec orgueil.

Eslher, vis-à-vis de sa sœur, était, à peu de chose près, dans une situation analogue.

On lui proposait de l’associer à une faute ; c’était l’idée du refus qui la faisait rougir.

Petite attendit sa réponse durant quelques secondes, tandis qu’Esther, l’hésitation peinte sur le visage, continuait de tenir les yeux baissés. — Sara la contemplait à la dérobée.

Elle ne répétait point sa question. Sa prunelle brillante et demi-voilée sous les longs cils noirs, lançait des éclairs sournois.

Elle guettait, sûre de sa proie. Un sarcasme victorieux et cruel était parmi les grâces mignardes de son sourire.

Elle se leva brusquement, au bout d’une minute, et se dirigea vers la fenêtre qui regardait l’autre pavillon. — Puisque la comtesse hésitait, Sara la voyait vaincue ; elle ne voulait point, par trop de hâte, compromettre son triomphe.

Elle se plaça debout devant les carreaux, et braqua sa lorgnette de spectacle sur la fenêtre du pavillon de gauche.

Esther, voyant qu’elle gardait le silence, tourna la tête de son côté avec lenteur.

— Qu’y a-t-il donc de si intéressant dans le jardin, Petite ? demanda-t-elle.

Petite semblait absorbée dans sa contemplation.

— Vous êtes encore à espionner Lia ? reprit Esther, retombant à son insu dans la conversation qu’elle voulait éviter ; je parie bien que la pauvre enfant ne songe guère aux folies qui nous occupent…

Madame de Laurens abaissa son lorgnon, et secoua le doigt d’un air sérieux, en montrant la fenêtre de Lia.

— Je parie bien, moi, dit-elle, en appuyant sur chacun de ses mots, — qu’elle songe à quelque chose de pire !