Le Fils du diable/Tome II/II/14. Les trois clefs

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 14-20).
Deuxième partie

CHAPITRE XIV.

LES TROIS CLEFS.

An nom de Rodach, les trois associés saluèrent, et le jeune M. de Geldberg aussi bas que les autres.

— Si monsieur le baron avait eu la bonté de nous dire son nom tout de suite… balbutia-t-il.

— Mon jeune Monsieur, répliqua Rodach, j’ai vu bien des négociants en ma vie, et je me formalise seulement dans un salon ou dans la que… ne prenez pas la peine de vous excuser, puisque le mal vient de moi… Comme je vous le disais dans ma lettre, dont, à ce qu’il paraît, vous gardez un souvenir très-vague, j’ai fait pendant un an toutes les affaires de votre correspondant et ami Zachœus Nesmer… Cet honnête homme n’avait pour moi aucun secret… je connais sa vie présente et passée, et je n’ignore rien des rapports excessivement intimes… il appuya sur ces derniers mots… qui existèrent à une autre époque entre lui, ces deux messieurs et Mosès de Geldberg.

Le sourire de Reinhold se changea en grimace ; Mira lui-même ne put retenir un léger froncement de sourcils.

— Je sais tout, reprit Rodach, absolument tout, depuis la mort du comte Ulrich jusqu’à celle de Nesmer lui-même !

La voix de Rodach eut comme un tremblement imperceptible en prononçant le nom d’Ulrich de Bluthaupt ; mais sa physionomie demeura calme et ferme.

— Ce qui me manquait, poursuivit-il, c’était la connaissance de ce qui s’est passé dans cette dernière année… Je suis venu pour m’informer et savoir… le hasard m’a servi et j’ai appris ce que vous auriez voulu me cacher peut-être, les dangers sérieux qui menacent la maison de Geldberg.

— Monsieur le baron, répliqua Reinhold, ces dangers sont plus apparents que réels… en somme, la maison a des espérances magnifiques, qui ne peuvent guère lui échapper.

— C’est justement sur ce point que je désirais vous interroger… mais, encore une fois, pas de réticences, je vous conjure ; vous êtes les plus forts débiteurs de la succession Nesmer, et notre intérêt évident est de vous soutenir… ainsi, regardez-moi d’avance comme un de vos associés, et parlez-moi comme à un homme dont le temps, l’influence et la bourse sont momentanément tout à vous.

Reinhold se leva dans un accès subit de gratitude, et tendit sa main au baron, qui la toucha — Il sentit la main du baron froide et toute frémissante ; mais il n’y prit point garde, et la secoua le plus cordialement qu’il put.

Abel et Mira crurent voir en ce moment un voile de pâleur tomber sur le visage de Rodach.

— Messieurs, s’écria Reinhold en se tournant vers eux, — je pense qu’il ne peut y avoir chez nous qu’un seul avis… l’offre que M. le baron nous fait avec tant de franchise doit être acceptée de même.

— C’est mon opinion, dit le docteur Mira.

Il y avait dans cette conversation beaucoup de choses que le jeune M. de Geldberg ne saisissait point ; mais il crut devoir faire semblant de comprendre, et répéta en s’inclinant :

— C’est mon opinion, et, pour mon compte, j’accepte avec reconnaissance.

— Avec cette aide inespérée que notre étoile nous envoie, poursuivit M. de Reinhold, qui retrouvait sa faconde de beau parleur, — nous sortirons d’un pas difficile et nous parviendrons à nous acquitter envers l’héritier de notre correspondant et ami le patricien Nesmer… Puisque ces Messieurs me donnent carte blanche, je vais vous dire tout au long le beau côté de notre situation… Personnellement, ma position est pleine d’avenir ; en dehors de la maison, j’ai fondé quelques petites entreprises qui prospèrent à souhait… Ma centralisation des loyers du Temple surtout, — œuvre à la fois philanthropique et commerciale, — donne déjà de beaux bénéfices, auxquels je suis prêt à faire participer l’association, moyennant une indemnité convenable… Je suis en outre sur le point de contracter un très-riche mariage. Ainsi, comme vous le voyez, monsieur le baron, vous n’avez pas tout à fait affaire à des mendiants, et les avances que vous pourrez nous servir ne courent assurément aucun risque…

Rodach fit de la main un geste qui voulait dire :

— Passez.

— Quant à la maison elle-même, continua M. de Reinhold, elle a l’Emprunt Argentin, qui lui assure d’énormes rentrées dans un temps peu éloigné ; la Cérès, banque générale des agriculteurs, dont les actions sont en hausse, comme vous pourrez le voir à la Bourse ; enfin, l’affaire des affaires, le grand coup qui doit changer tout notre cuivre en or, le railway de Paris à ***, compagnie des Grands Propriétaires !

— Est-ce organisé ? demanda Rodach.

— Pas encore… Ah ! ah ! cher Monsieur, cela ne s’organise pas comme vous paraissez le penser !… il y a des difficultés. Les chemins de fer sont en baisse, et, s’il faut l’avouer, le manque de fonds nous arrête ici comme partout… Mon Dieu ! il faut bien le dire, puisque nous parlons ici à cœur ouvert, sans la retraite de notre respectable ami et associé. Moïse de Geldberg, ce serait par centaines de millions que la maison compterait aujourd’hui… Et notez que je n’exagère point, cher Monsieur ; la preuve, c’est que l’opinion du monde nous donne encore cette puissante fortune…

— C’est la vérité, dit Rodach ; moi-même…

— Cher Monsieur, interrompit Reinhold, ce sera notre salut… mais la vérité est que nous sommes passablement déchus… Ne me faites pas de signes, docteur, je sais ce que je dis, et une entière franchise peut seule nous mériter la confiance de M. le baron.

Abel fit un geste de complet assentiment.

Le chevalier reprit :

— Cette compagnie des Grands Propriétaires s’assied déjà sur d’excellentes bases, et doit nous faire remonter, j’en suis sûr, au point d’où nous sommes descendus… descendus, hélas ! par notre faute, ajouta Reinhold avec un gros soupir. Si l’entreprise réussit, comme c’est probable, nous redonnons à la maison une importance européenne et tous nos péchés sont expiés… Pour cela, croyez-nous, nos mesures sont assez bien prises ; rien n’a été négligé ; nous avons dépensé une bonne part de notre actif à donner de ces preuves d’opulence qui valent presque l’opulence elle-même, aux yeux de la plupart des hommes… Jamais Geldberg n’avait été plus somptueux, plus prodigue ! Nos employés dépensent autant d’argent que des fils de famille… On parle de nos fêtes dans les journaux, et nos salons n’ont guère de rivaux à Paris.

— Le fait est, dit le jeune M. de Geldberg, en relevant sa moustache avec tout plein de complaisance, — le fait est, monsieur le baron, que nous sommes les lions de cette année.

Le docteur ne prenait aucune part à l’entretien, et semblait perdu dans ses réflexions. Son œil morne, qui paraissait comme enfoui dans les profondeurs de son orbite, était fixé à demeure sur la figure de M. de Rodach.

— Mais cela ne suffisait plus, reprit le chevalier de Reinhold, — on a beau jeter l’argent par les fenêtres, un bal est toujours un bal, et il y en a tant !… Pour faire du nouveau en ce genre, il faudrait, je crois, aller danser au Père Lachaise !…

— Ah çà ! fit le baron, je ne saisis pas parfaitement le rapport qu’il y a entre vos bals…

— Et la compagnie des Grands Propriétaires ? s’écria Reinhold en éclatant de rire.

— On voit bien que M. le baron n’est pas de Paris ! dit Abel avec ce ton orgueilleusement modeste d’un homme qui croit faire un bon mot.

— Ah ! cher Monsieur, cher Monsieur ! reprit le chevalier, nous ne sommes pas ici dans notre vertueuse Allemagne ! Nos bals sont ici la grosse caisse et le tambour… C’est bien un peu usé ; tout le monde le dit, mais tout le monde s’y laisse prendre… Il y a cent ans qu’on connaît cela, et dans cent ans la recette sera encore en usage… Quoi qu’il en soit, nous avons voulu perfectionner le procédé, innover quelque peu dans cette voie brillante mais trop battue, frapper un coup, enfin, qui pût réellement étonner et éblouir… Nous avons résolu d’inviter Paris à notre château d’Allemagne !

— Au château de Bluthaupt ? dit le baron d’une voix sourde.

— Au château de Geldberg, si vous le permettez, interrompit Abel.

— Ce sera un moyen, poursuivit le chevalier, d’utiliser cet immeuble qui ne nous rapporte presque rien, à cause de la mauvaise volonté des anciens vassaux de Bluthaupt, et qui représente, en définitive, un immense capital… On peut dire qu’en ceci notre vieil ami Moïse de Geldberg a contribué, pour sa part, à la décadence de la maison ; car c’est ce domaine de Bluthaupt, conservé par nous, en dépit de tout bon sens, qui est l’origine de ces créances dont vous êtes porteur, ainsi que de nos dettes envers Yanos Georgyi et meinherr Van-Praët… Mais enfin, il n’importe ; dans cette circonstance, à tout le moins, le vieux schloss nous sera bon à quelque chose… Nous y donnerons une fête qui durera quinze jours.

— Il faudra pour cela une somme considérable, dit le baron.

— Une somme énorme, cher monsieur ! énorme !… Mais ce sera étourdissant !

— On n’aura jamais rien vu de pareil ! dit Abel en se frottant les mains, — des bals dans le parc…

— Des pêches de nuit comme en Écosse !…

— Des chasses aux flambeaux, comme celles du surintendant Fouquet !…

— Des tournois plus beaux que celui de lord Eglington !…

— Des promenades féeriques ! — des courses au clocher ! — des laisser-courre comme on n’en voit point dans les forêts royales !…

— Et je veux qu’au retour, s’écria Reinhold avec un élan de véritable enthousiasme, — toutes les actions de notre chemin de fer soient souscrites par des noms qui enlèveront l’adjudication !

Le baron de Rodach réfléchit pendant un instant.

— J’approuve cette idée, dit-il enfin, et je vous aiderai.

— Vous êtes notre providence ! s’écria Reinhold, car c’étaient les fonds qui nous manquaient !

— Je vous aiderai volontiers, répéta Rodach ; — mais les paroles de votre caissier ne sont point faites pour m’inspirer une confiance excessive, et, si vous videz votre caisse à mesure que je la remplirai…

— Nous prendrons rengagement formel… commença Reinhold.

— Cela ne me suffit pas, dit le baron, il me faut d’autres garanties.

— Lesquelles ? demanda Reinhold.

— Je veux que vous me remettiez vos clefs de la caisse.

Les trois associés se récrièrent à la fois.

— Messieurs, reprit Rodach d’un ton de courtoisie froide, vous venez, je l’espère, de me parler sans détours… avec ce que vous m’avez dit, et ce que je savais à l’avance, je vous connais comme si nous étions en relation depuis vingt ans… Il me plaît de m’unir à vous en ce moment et de vous soutenir de toutes mes forces… Croyez-moi, ne me refusez pas.

— Assurément, monsieur le baron… commença le chevalier de Reinhold, en prenant des façons diplomatiques.

— C’est à prendre ou à laisser, interrompit Rodach ; en définitive, si je voulais employer contre vous des moyens de rigueur et poursuivre par les voies légales le payement de mes traites, il y a vingt à parier contre un que la maison de Geldberg ne se laisserait pas mettre en faillite pour si peu…

— Sans doute, murmura Abel ; mais…

— Permettez !… Il se trouve, au contraire, que mon bon plaisir est de ne point augmenter les embarras de la maison… Bien plus, je lui offre ma bourse et tout ce que je puis posséder de pouvoir… cela me donne des droits. Messieurs, et j’en use.

Il tira sa montre de sa poche et regarda l’heure.

— J’ai encore plusieurs choses à vous dire, ajouta-t-il, et il se fait tard déjà… Veuillez vous décider, je vous prie.

Les trois associés se consultèrent du regard.

Contre toute attente, ce fut le docteur José Mira qui s’exécuta le premier.

— À bien réfléchir, dit-il en pesant ses mots comme d’habitude et en tenant ses yeux baissés, — la demande de M. le baron me semble juste.

Abel et Reinhold le regardèrent avec surprise.

Il se leva et remît sa clef à Rodach avec un solennel salut.

— Ma foi, dit le jeune M. de Geldberg, après un instant de silence, — puisque M. le baron alimente notre caisse, il peut bien en avoir les clefs !

— Soit, ajouta Reinhold ; j’ai, pour ma part, toute confiance en la loyauté de M. le baron…

Il se pencha vers Rodach, et tout en lui présentant sa clef avec beaucoup de bonne grâce, il ajouta tout bas :

— Je désirerais avoir quelques minutes d’entretien particulier avec monsieur le baron, et, si ce n’était abuser de son obligeance, je le prierais de monter à mon appartement avant de quitter l’hôtel.

Rodach accepta le rendez-vous par un signe de tête et tendit la main vers le jeune M. de Geldberg, qui se penchait vers lui de l’autre côté.

— S’il était possible à monsieur le baron, murmura le jeune homme avec rapidité, — de m’accorder un instant d’audience, je serais charmé de le recevoir chez moi, lorsqu’il mettra fin à cette entrevue…

Rodach accepta d’un second signe de tête.

En ce moment on frappa doucement à la porte de l’antichambre, et le camarade de Klaus entra, tenant deux lettres à la main.

Tandis qu’Abel et Reinhold se tournaient vers le domestique, Rodach sentit un doigt toucher légèrement son épaule, et la voix de José Mira lui glissa ces mots à l’oreille.

— J’aurai l’honneur de vous parler dès que nous pourrons nous trouver sans témoins.

Reinhold prit les deux lettres des mains du domestique.

L’une de ces lettres était de Paris. Rodach reconnut de loin, sur l’adresse de l’autre, avec un certain sentiment d’inquiétude qu’il se garda de laisser paraître, le timbre de poste de Francfort-sur-le-Mein…