Le Fils du diable/Tome II/II/13. Les trois associés

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 1-13).
Deuxième partie

CHAPITRE XIII.

LES TROIS ASSOCIÉS.

Le baron de Rodach prononça ces paroles d’un air grave et sérieux, sous lequel perçait néanmoins malgré lui une nuance de hautaine raillerie.

À son apparition imprévue, les trois associés restèrent muets d’étonnement. S’il y avait une règle rigoureusement observée dans la maison de Geldberg, c’était l’inviolabilité de leur bureau privé. Personne n’entrait jamais sans leur consentement formel dans cette pièce dont Klaus avait livré la porte au baron de Rodach. C’était comme un sanctuaire soigneusement réservé, où les chefs de la maison pouvaient tout dire et tout faire, sans craindre le regard curieux de leurs subordonnés. Le caissier lui-même, à qui sa charge donnait pourtant certains privilèges, ne pénétrait point jusque dans ce haut lieu décoré pompeusement par le respect des bureaux du nom de Chambre du Conseil. Quand M. Moreau avait à parler confidentiellement à ses patrons, il s’arrêtait dans la pièce voisine où nous l’avons vu tout à l’heure, et qui communiquait avec la caisse par un escalier particulier.

La chambre du conseil ne s’ouvrait guère qu’aux gens du dehors, aux courtiers de choix qui menaient pour le compte des trois associés des affaires sortant du programme d’une maison de banque, à des capitalistes, à de nobles personnages dont on voulait faire des actionnaires.

À l’heure des réceptions, personne n’y entrait sans avoir été annoncé à l’avance, et quand les réceptions étaient finies, la porte, sévèrement défendue, devenait aussi infranchissable que celle d’une forteresse.

Les trois associés devaient donc se croire à l’abri de toute surprise. L’arrivée d’un étranger en ce moment était pour eux un véritable coup de théâtre.

Une maison comme la leur, si mortelle que soit la maladie qui la ronge, reste bien longtemps debout sur les fortes bases de son vieux crédit, et peut agoniser durant des années, en gardant tous les signes extérieurs de l’opulence.

Ce qui est terrible et fatal, c’est un symptôme de détresse aperçu au dehors. Tant que le monde n’est point éveillé, il semble impossible ; le colosse commercial vit et marche, et semble à tous plein de vigueur. Tant que son mal secret ne lui a point arraché une plainte, il se dresse, soutenu par un faisceau de confiances aveugles, et soutenu encore par les haines envieuses qui témoignent de sa force, en se liguant dans l’ombre contre lui…

La veille d’une faillite, telle maison reçoit encore des millions ; jamais le flux de l’or ne monta si haut dans sa caisse ; on croit en elle, on l’exalte, on la proclame inébranlable à l’heure même où l’édifice entier chancelle sur ses fondements dégradés.

Le lendemain, la foudre est tombée. Il n’y a plus rien que des ruines, — et un homme qui fuit au grand galop de ses chevaux de poste…

Au contraire, telle autre maison, solide et vigoureusement constituée, arrête tout à coup son essor. Vous la voyez languir sous le poids d’une sorte de malédiction ; les chalands s’éloignent d’elle, comme si l’on gagnait la peste dans ses bureaux déserts. C’est qu’un bruit a couru, timide d’abord et rasant le sol, comme la calomnie de Beaumarchais, un bruit, moins qu’un bruit, un murmure…

Il n’en faut pas davantage. Les poëtes comparent la réputation d’une jeune fille à la corolle blanche d’un lis, que ternit le moindre contact, à cette poussière brillante et fugitive de l’aile des papillons que le moindre souffle fait évanouir, et à mille autres choses fragiles, insaisissables.

Mais si, par le plus grand de tous les hasards, un poëte, à bout de sujets, allait s’imaginer de parler commerce, où irait-il, bon Dieu ! chercher ses comparaisons ?…

La maison de Geldberg était forte encore et n’avait point à beaucoup près épuisé ses ressources ; mais depuis longtemps déjà elle marchait de crise en crise. L’incroyable conduite de ses chefs, qui tiraient chacun à soi et se livraient à une sorte de pillage organisé, la précipitait vers une catastrophe plus ou moins éloignée, et il fallait, pour la sauver, un de ces miracles industriels que la Bourse opère volontiers de nos jours.

Positivement, les trois associés comptaient sur ce miracle ; mais il fallait attendre et vivre.

Or, au milieu des embarras qui l’accablaient, la maison suivait un train pénible et n’existait que par son incomparable crédit. Ce que nous avons dit touchant la réputation commerciale était vrai pour elle encore plus que pour toute autre ; le moindre signe de faiblesse pouvait la perdre : elle était littéralement à la merci d’un mot.

Ce mot, les associés eux-mêmes venaient de le prononcer, et il s’était trouvé des oreilles étrangères pour l’entendre !

Qu’on juge si M. le baron de Rodach, apparaissant tout à coup au milieu de leur entretien confidentiel, devait être le bienvenu !…

Ils avaient travaillé comme il faut dans la matinée. Les fondements d’une entreprise gigantesque avaient été jetés ; cela marchait ; la Compagnie des grands propriétaires était déjà plus qu’un mot. On allait en parler à la Bourse, et du premier coup, les promesses d’actions devaient se coter en prime.

Ceci était immanquable, parce que, à part son immense crédit commercial, la maison de Geldberg avait de bonnes accointances et donnait pour l’adjudication prochaine de légitimes espoirs.

Des rumeurs habilement jetées touchant cette fête babylonienne promise au beau monde de Paris, dans un vieux château d’Allemagne, arrivaient juste à point pour faire parler de l’énorme fortune de Geldberg.

Le crédit est quelque chose, mais rien ne vaut les immeubles, et la maison dont on peut dire : « Elle possède un domaine qui formait autrefois toute une principauté, » a certes bien bon air sur la place.

Personne n’était forcé de savoir pour quelle somme ledit domaine était grevé d’hypothèques…

Encore une fois, tout allait à souhait. Loin de s’écrouler sous le poids des malversations de ses chefs, la maison de Geldberg allait monter d’un cran et prendre une place définitive parmi les comptoirs les plus importants de l’Europe. Et c’était justement à cette heure favorable que le hasard ou la trahison jetait en présence des trois associés une vivante menace !

Ils ne s’étaient point émus aux plaintes de leur caissier, ils avaient traité comme en se jouant les misérables embarras de leur situation financière, parce que leurs yeux s’étaient fixés sur le brillant avenir.

Mais maintenant un nuage voilait tout à coup cet avenir ; le secret, qui était pour eux la fortune, ne leur appartenait plus.

Pendant toute une longue minute, ils restèrent consternés et pâles de colère.

Le regard du baron de Rodach tombait sur eux, calme et froid. Sans qu’ils pussent s’en douter, il observait curieusement leurs physionomies et cherchait à les juger en ce premier moment de trouble.

Sur les trois, le docteur José Mira fut le moins longtemps à se remettre ; mais il ne jugea point à propos de prendre la parole.

Regnault faisait évidemment appel à son sang-froid qui le fuyait, et cherchait des mots pour dominer tout d’un coup l’intrus.

Mais M. le chevalier de Reinhold avait un ennemi acharné au dedans de lui-même. Il était lâche comme au temps où il se nommait Jacques Regnault, et, s’il osait quelquefois, c’était en fermant les yeux et en grisant sa faiblesse.

Il n’était point de ceux que le succès amende. Vingt ans de prospérités ne l’avaient point fait meilleur. C’était toujours l’esprit fin, mais étroit, astucieux, mais frivole, de l’aventurier que nous avons vu au schloss de Bluthaupt. À vieillir il n’avait rien perdu ni rien gagné, pas même de la prudence. Il restait cet être incomplet que son étourderie même rendait plus dangereux et masquait davantage : être nul pour le bien, primesautier à l’égard du mal, machinant sans avoir besoin de penser et comme on respire, possédant pour les choses mauvaises une aptitude innée, tirant sur le génie.

Le docteur José Mira, au contraire, aurait été susceptible peut-être d’amender sa conduite, sinon ses principes. Il avait rêvé autrefois la vie extérieurement honnête avec les bénéfices du crime. Il s’était arrangé un avenir paisible, tout plein de jouissances douces et de repos, pour prix, des labeurs de son passé homicide ; il savait d’avance que ses souvenirs ne le gêneraient point, car sa conscience n’avait plus de voix depuis les jours de sa jeunesse. Heureux à sa manière et assis au but qu’il avait convoité, José Mira eût été inoffensif, sinon vertueux ; il ne faisait le mal, en effet, que par intérêt, et c’était un avantage qu’il avait sur M. le chevalier de Reinhold, dont la vocation bien décidée était de nuire.

À cela près et quant au résultat, ils ne valaient pas mieux l’un que l’autre.

Car le docteur José Mira n’avait point atteint son but, et restait en dehors de la tranquillité souhaitée. Il était riche ; bien qu’il ne pratiquât plus comme médecin, sa réputation de savant était presque de la gloire ; sa position d’associé de la maison de Geldberg lui donnait une influence considérable, et les joies de l’ambition étaient à sa portée.

D’autre part, un voile profond et impénétrable couvrait l’origine de sa fortune. Il était à l’abri du soupçon ; il était même à l’abri du remords, ce suprême châtiment des coupables que la justice humaine oublie.

Mais il y avait une de ses fautes, la plus vénielle de toutes aux yeux du monde, peut-être, qui pesait sur sa vie entière. Ce meurtrier, froid et dur, qui avait suivi d’un œil curieux l’agonie de ses victimes, et dont nul rêve sanglant ne venait jamais troubler les nuits, avait une fois lâché la bride à ses passions contenues : il avait déshonoré une jeune fille, — presque une enfant, — et cette fille, devenue femme, était pour lui l’instrument de la colère vengeresse de Dieu.

Il aimait. — Derrière son aspect glacé, il y avait un feu ardent et toujours jeune. Une tyrannie sans contrôle le courbait esclave ; il n’avait ni jouissances ni peines qui ne fussent en cet amour. Et, depuis des années, il se roidissait en une lutte amère et vaine ; il se sentait haï, méprisé, raillé : il aimait davantage ; le dédain l’aiguillonnait ; l’insulte l’attirait ; on lui ordonnait des choses insensées à lui, l’homme du calcul précis et de la raison droite, — et il obéissait !…

Son tyran ne lui donnait ni repos ni trêve. Cette fortune qu’il avait gagnée par le crime n’était point i lui, et, bien qu’il menât une vie d’anachorète, il puisait à la caisse commune avec plus d’âpreté qu’Abel de Geldberg lui-même, le jeune homme prodigue et fastueux. Ses mains n’étaient qu’un canal. L’or enlevé coulait entre ses doigts ; et, pour prix de tant de sacrifices, il récoltait çà et là une parole amère, un sourire moqueur…

C’était assurément justice : la femme qui châtiait ainsi était plus perverse encore que lui peut-être ; mais ici, elle ne faisait que se venger.

Il est, dit-on, deux sortes de serpents venimeux, ceux qui se jettent sur tout venant, et ceux qui gardent leurs morsures pour le moment de la colère. Regnault était de la première espèce, et José Mira de la seconde.

Regnault mordait à l’étourdi, il faisait le mal en prodigue ; Mira fût devenu inoffensif, faute de motif pour nuire ; mais il y avait derrière lui cette femme dont la tyrannie l’excitait, et le venin revenait sous sa dent.

Une fois en train, il était capable d’aller plus loin que le chevalier lui-même, parce qu’il savait penser et se taire.

Il était la tête de l’association. Reinhold, imprudent et hardi quand il ne s’agissait point de braver un danger matériel, en était le bras.

À présent, comme autrefois, le chevalier se mettait toujours en avant de grand cœur ; il besognait intrépidement et en artiste. Quand l’intrigue manquait, il montait des entreprises commerciales pour son propre compte, et mettait à combiner des chances usuraires toutes les ressources de son esprit pointu et mesquin. Mais ces petites dépréciations, demi-légales, ne pouvaient l’intéresser qu’à demi, et sa nature, audacieuse vis-à-vis de certains périls, avait vraiment besoin de luttes plus émouvantes.

Le masque du docteur n’était pas à beaucoup près aussi heureux que celui de son associé. Sa physionomie lugubre repoussait au premier aspect. Quoiqu’il eût les façons d’un homme du monde, et que la gravité poussée même jusqu’à l’excès aille bien à certaines positions, son respect seul mettait en défiance. Il avait l’abord glacial, la parole emphatique et pénible à la fois ; on eût dit qu’il y avait toujours un mensonge derrière son geste faux et sous sa phrase embarrassée.

Quant au jeune M. de Geldberg, il n’avait point comme ses deux associés un poids de sang sur la conscience. Il ignorait le crime qui avait enrichi sa famille, et ne savait rien du passé. C’était tout bonnement un jeune seigneur du commerce, rompu aux stratagèmes acceptés, à l’aide desquels les trafiquants se pipent entre eux. L’usure l’avait bercé ; il ne savait d’autre vertu que le gain, et sa morale était l’arithmétique. On lui avait donné pourtant une éducation brillante ; il lui en restait beaucoup de vide dans l’esprit et dans le cœur, une très-magnifique écriture de registres et la science des quatre règles, perfectionnée par l’habitude.

Tous les lions ne sont pas des fats, mais quand ils le sont c’est merveille : il était lion et fat.

Il aimait les danseuses, et il adorait les chevaux ; il pariait britanniquement, et dessinait ses gilets lui-même.

Les gens comme lui deviennent parfois quelque chose, en dépit de l’axiome : de rien, on ne peut rien faire…

Ce fut Abel de Geldberg qui rompit le premier le silence. Pendant que José Mira se taisait prudemment et que le chevalier de Reinhold cherchait ce qu’il allait dire, il mit gaillardement le lorgnon à l’œil et regarda l’intrus d’un air mauvais.

— Que signifie cette parade ! demanda-t-il de l’accent le plus dédaigneux qu’il put trouver, — et que peut nous vouloir cet homme ?

— Cet homme vous veut toutes sortes de choses, monsieur Abel de Geldberg, répondit le baron avec un second salut, aussi grave et aussi courtois que le premier ; — il y a bien longtemps que cet homme connaît votre maison, et qu’il désire entrer avec vous en relation d’affaires.

Abel toisa le baron des pieds à la tête, et ne vit en lui qu’un grand garçon, revêtu d’un manteau poudreux et chaussé de bottes non cirées.

Il haussa les épaules et se tourna vers ses associés. Mira regardait l’étranger en dessous avec beaucoup d’attention. Il y avait sur le visage de M. de Reinhold un étonnement qui semblait ne plus se rapporter à la brusque apparition de cet hôte inattendu, et une sorte de doute éveillé vaguement.

On eût dit qu’il cherchait à voir au fond de sa mémoire, et qu’il rappelait avec effort des souvenirs rebelles.

— Ce doit être un fou !… dit Abel s’adressant à ses deux associés.

— Évidemment, murmura le chevalier de Reinhold avec distraction.

— Le plus simple est de sonner pour le faire mettre dans la rue…

— Sans doute, dit encore le chevalier du bout des lèvres.

D’un mouvement rapide, il se rapprocha du docteur Mira qui était à deux pas en arrière.

— Je crois avoir vu ce visage-là quelque part, murmura-t-il.

— Non pas ce visage-là, répliqua le Portugais dont les yeux étaient baissés, — mais un autre qui lui ressemblait beaucoup, en effet…

— Il doit y avoir longtemps.

— Bien longtemps !

— Aidez-moi donc, docteur !… cela est important pour savoir la contenance qu’il faut prendre, et nous faisons ici de fort ridicules figures.

— Il y a vingt ans, dit tout bas le docteur.

— Du diable si je me souviens !…

— Le vieux Gunther de Bluthaupt…

Le chevalier frappa dans ses mains, et ses traits se rassérénèrent tout à coup.

— C’est pardieu cela ! s’écria-t-il. — Ma foi ! je craignais pis, car il est certain que le vieux comte n’a pas pu ressusciter et rajeunir… ces coquins de hasards vous mettent toujours martel en tête… Eh bien, Abel, reprit-il en se tournant vers son jeune associé, vous avez parlé de sonner et je n’y vois point d’empêchement.

Pendant les deux ou trois secondes qu’avait duré ce rapide entretien du docteur et du chevalier, Rodach était resté sur le seuil, immobile et les bras croisés.

— Je viens de loin, dit-il, à ce moment, — et tout exprès pour vous voir, Messieurs… Je vous préviens que, si vous me faites chasser avant de m’avoir entendu, vous vous en repentirez toute votre vie.

Abel éclata de rire et se dirigea vers la sonnette ; le chevalier voulut rire aussi, mais ce fut de mauvaise grâce. José Mira garda son sérieux mortuaire.

Au moment où le jeune de Geldberg mettait la main sur le cordon de la sonnette, la bouche du docteur s’entr’ouvrit, et il laissa tomber deux ou trois paroles comme à contre-cœur.

— Ne vous pressez pas, Abel, dit-il ; le plus prudent serait de savoir…

— Savoir quoi ? s’écria le jeune homme en agitant la sonnette dont le tintement aigre retentit au dehors.

— Savoir au moins le nom de celui que vous chassez, monsieur de Geldberg, répondit le baron de Rodach en élevant la voix légèrement ; — savoir si cet homme est un fou, comme vous dites, ou bien un sage… un mendiant, comme il peut en avoir l’apparence, ou bien un millionnaire…

— Que nous fait tout cela ? interrompit Abel.

Reinhold et Mira se consultaient du regard.

— Savoir encore, reprit Rodach sans se presser, — si cet homme qui apparaît au milieu de vous et malgré vous, n’a point le droit d’entrer comme chez lui dans votre chambre du conseil… savoir enfin s’il n’apporte pas dans une de ses mains de quoi perdre votre maison, fût-elle au faîte des prospérités, et dans l’autre de quoi la sauver, fût-elle sur le penchant de sa ruine…

La porte par où était sorti le caissier Moreau s’ouvrit à ces dernières paroles, et un domestique en livrée s’y montra.

— Ces Messieurs ont sonné ? dit-il.

Le jeune M. de Geldberg étendit sans façon le doigt vers Rodach, afin de le désigner au valet et d’ordonner son expulsion.

Mais, à l’instant où il ouvrait la bouche, le docteur José Mira le prévint en disant brusquement.

— Qu’on défende sévèrement notre porte, et qu’on empêche de monter même les employés de la maison… Sortez !

Le jeune M. de Geldberg demeura bouche béante, et le domestique disparut.

— Maintenant, Monsieur, dit José Mira, qui fit un pas en avant, — soyons bref, je vous prie… Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

— Pardieu ! docteur, s’écria Abel en tournant le dos avec dépit, — mon expédient était, je pense, tout ce qu’il y a de plus bref au monde, et si vous m’aviez laissé faire, Monsieur serait déjà au bas de l’escalier…

— Je vous donne un quart d’heure, mon jeune Monsieur, répondit Rodach, pour chanter la palinodie et remercier don José Mira des paroles qu’il vient de prononcer… Quant à être bref, ajouta-t-il en se tournant vers ce dernier, tout ce que je puis vous promettre, c’est d’y faire mes efforts, car nous avons plus d’un compte à débrouiller ensemble… Avant de commencer, je vous prie de ne point vous formaliser si je prends la liberté de m’asseoir.

Il n’y avait point de sièges dans la petite chambre où se trouvaient les trois associés. Rodach rentra dans la pièce principale, et se dirigea vers le foyer, entouré d’excellents fauteuils.

Les associés restèrent seuls durant une seconde, et Rodach put les entendre chuchoter vivement. Lorsqu’ils entrèrent à leur tour, M. le chevalier de Reinhold avait pris un sourire tout affable ; Abel de Geldberg n’avait plus l’air impertinent qu’à moitié ; il n’y avait que le docteur Mira qui n’eût point changé de physionomie.

Dès l’abord, il avait senti ce qu’il y avait d’imprudent et de dangereux dans la conduite de son jeune associé. Cet inconnu qui arrivait ainsi à l’improviste, lui inspirait de graves inquiétudes, qu’il venait de faire partager à ses compagnons. La réserve et la prudence étaient désormais à l’ordre du jour.

Rodach s’était laissé tomber dans un fauteuil, au coin du feu.

— Mille fois pardon. Messieurs, reprit-il, si j’en use ainsi à mon aise… mais j’ai fait une longue route hier et je n’ai point fermé l’œil cette nuit… je suis bien las !… Veuillez vous asseoir et m’écouter : j’ose espérer que nous allons parfaitement nous entendre.

Il s’arrangea commodément dans son fauteuil et approcha du feu ses grosses bottes de voyage.

Les trois associés prirent place ; ils s’apercevaient vaguement que l’étranger, si mal accueilli d’abord, gagnait peu à peu le dessus. Ils étaient chez eux, et avant que cet homme eût parlé seulement, il s’emparait, pour ainsi dire, de la présidence, ne leur laissant qu’un rôle secondaire.

Il était à l’aise, et le trouble était pour eux.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuis qu’on avait agité la question de savoir s’il ne fallait point le chasser comme un misérable, et maintenant il semblait le maître.

— J’étais là pendant que vous causiez avec votre caissier… reprit-il.

— Et vous vous êtes permis d’écouter ? interrompit le jeune M. de Geldberg, qui eut comme une dernière velléité de faire le hautain.

— Je ne puis dire non, répliqua M. de Rodach ; — j’ai entendu à très peu de chose près tout ce que vous avez dit à votre caissier, et tout ce que vous vous êtes dit entre vous après le départ de ce brave homme… Mais que cela ne vous désole pas, mes chers Messieurs ; vous avez été en tout ceci remarquablement discrets, et si je n’en savais pas plus long que cela, mon Dieu ! vous n’auriez pas besoin de me craindre !…

— Avons-nous donc à vous craindre ? demanda M. de Reinhold sans perdre son sourire.

— Oui, monsieur le chevalier… Ce caissier me paraît un digne serviteur, mais un peu exigeant… Il a cependant oublié un compte parmi ceux qu’il vous a demandés.

— Comment cela ? dit Reinhold.

— Il a exigé, ce me semble, le compte Van-Praët, d’Amsterdam ; le compte Yanos Georgyi, de Londres ; et le compte de Laurens, de Paris… Mais il n’a point parlé du compte Zachœus Nesmer, de Francfort-sur-le-Mein…

La figure de José Mira s’assombrit davantage. Le jeune M. de Geldberg devint sérieusement attentif.

— Mais, dit encore Reinhold, qui avait de la peine à garder son sourire ; — notre correspondant et ami le patricien Zachœus Nesmer est mort…

— C’est vrai, monsieur le chevalier.

— Et il n’a point laissé d’héritier…

— Si fait, Monsieur, un neveu, fils de sa sœur, qui est encore enfant, et à qui les lois ont donné un tuteur… Pour en revenir à votre caissier, mon arrivée vous met à ce sujet hors de peine. Si vous renvoyez le bonhomme, je m’offre en effet à le remplacer ; si vous tenez à le garder, je puis vous fournir à l’instant même les vingt mille francs qu’il demande.

— Mais, Monsieur, murmura le chevalier, — la maison de Geldberg…

— Cartes sur table, s’il vous plaît ! interrompit le baron, qui changea de ton tout à coup ; — j’en sais aussi long que vous-même sur la maison de Geldberg, qui peut m’avoir, à son choix, pour ami ou pour ennemi.

Reinhold et Mira le regardèrent avec une visible épouvante. Abel de Geldberg ne comprenait plus.

Rodach tira de sa poche un portefeuille, et y prit vingt billets de banque qu’il mit sur la cheminée.

— Veuillez sonner, monsieur de Geldberg, dit-il, et envoyez cet argent à la caisse.

Abel obéit machinalement.

Un domestique entra, qui emporta les vingt billets.

Le baron ouvrit un autre pli de son portefeuille, et y choisit quatre ou cinq bandes de papier, froissées par d’innombrables attouchements.

— Je dois vous avouer, poursuivit-il, que je ne m’attendais pas, en arrivant ici, à trouver la maison dans un si triste état… Je venais pour toucher à la caisse de Geldberg cent trente mille francs de traites exigibles, que voici.

— Cent trente mille francs ! répétèrent en chœur les trois associés.

— Échéance de mars dernier, continua le baron de Rodach, présentées et non payées… Je possède, en outre, des traites pour une somme double, exigibles au 1er  mars prochain.

— Mais nous étions en compte avec Zachœus Nesmer, notre ami, s’écria Reinhold, — et ces effets ne représentent point une dette réelle !…

— S’il y a procès, répliqua froidement le baron, — vous ferez valoir vos moyens, mes chers Messieurs… mais, pour le moment ne vous préoccupez point de cela, l’héritier de Zachœus peut attendre, et son intérêt, comme le mien, est de soutenir la maison de Geldberg.

— Le vôtre ?… murmura le docteur.

— Il vous souvient sans doute, Messieurs, reprit Rodach en fermant son portefeuille, — d’une lettre que vous reçûtes il y a un an, à peu près six semaines après la mort du patricien Zachœus Nesmer… Cette lettre vous annonçait la vente du baron de Rodach, qui avait eu la confiance du patricien Nesmer durant sa vie, et qui se trouvait chargé des intérêts de la succession…

— C’est moi-même qui reçus cette lettre, répondit Abel de Geldberg ; — je ne connaissais point ce baron de Rodach, et les faits qu’il avançait me semblaient sujets à contestation ; mais je me réservais de le recevoir comme il convient à un gentilhomme… Il n’est jamais venu.

— Il s’est fait attendre un peu, c’est vrai, répliqua l’étranger ; — les voyages l’ont retenu… Il a parcouru la Suisse et l’Italie… mais enfin le voilà : je suis le baron de Rodach en personne.