Le Fils du diable/Tome I/II/8. La cassette

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 351-359).
Deuxième partie

CHAPITRE VIII.

LA CASSETTE.

Gertraud reconnut d’un seul coup d’œil ce personnage mystérieux et terrible, qui jouait un rôle si étrange dans le récit de Franz. Elle resta immobile et comme ébahie devant la porte, ne cherchant point à dissimuler sa frayeur.

— C’est ici la demeure de Hans Dorn, le marchand d’habits ? demanda le cavalier allemand avant de franchir le seuil.

En même temps, il souleva son chapeau avec une courtoisie grave et découvrit son front hautain, où cette nuit de veille n’avait laissé aucune trace de fatigue.

C’était un front pur et sans rides, couronné par les anneaux d’une belle chevelure noire.

Gertraud, la pauvre fille, voyait ce visage noble et fier à travers son épouvante ; elle baissait les yeux et n’osait point répondre.

Le baron de Rodach fit un pas au delà du seuil. Son regard, en tombant sur Gertraud, était doux comme celui d’un père.

— Ma belle enfant, dit-il, me voici entré chez vous sans attendre votre réponse… Vous m’avez oublié peut-être, mais moi je vous reconnais, parce que je me souviens de votre bonne mère, dont vous avez les traits et sans doute le cœur…

Gertraud leva sur lui un œil timide. Rodach souriait.

Dans ce sourire, il y avait comme une tendresse caressante et protectrice. Si la peur de Gertraud n’eût été que le farouche embarras de son âge, elle eût été bien vite rassurée par ce sourire, tout plein de franchise et de bonté ; mais Gertraud avait en ce moment la tête trop remplie de fantastiques terreurs.

Sa paupière se baissa de nouveau.

Rodach la contempla encore durant quelques instants.

— Pauvre Gertraud, murmura-t-il en songeant, non point à cette enfant qui était là, devant lui, brillante de jeunesse et de force, mais à l’autre Gertraud, à la pauvre fille d’Allemagne, qu’il avait vue autrefois belle aussi, et jeune et souriante, et qui était morte maintenant.

Tout un passé lointain revenait vers lui avec cette pensée ; mais il n’avait point de loisir à donner à des rêves, et, après quelques secondes de silence, il reprit :

— Où est votre père, ma fille ?

Gertraud lui montra du doigt la porte entr’ouverte de la chambre de Hans.

Le baron de Rodach se pencha et mit un baiser sur le front de la jeune fille, qui devint plus pâle et qui chancela, comme si tout son sang s’était retiré vers son cœur, au contact de cette bouche redoutée.

Rodach entra dans la chambre de Hans. Gertraud alla s’asseoir dans un coin, où elle demeura muette et comme pétrifiée.

À la vue de Rodach, Hans Dorn se leva, respectueux et empressé ; le baron prit le siège où Franz s’asseyait naguère ; le marchand d’habits se tint debout devant lui.

— Gracieux seigneur, l’enfant vient de venir…

— Je le sais, répondit Rodach. Au moment où il montait dans sa voiture, la mienne s’arrêtait devant votre maison.

— Vous a-t-il vu ?

— Non… j’ai baissé précipitamment le store, et, avant de descendre, je lui ai laissé le temps de s’éloigner.

— Il m’a tout raconté, reprit Hans. J’ai deviné ce qu’il ne pouvait point comprendre… Vous aviez dit que vous le sauveriez et vous l’avez sauvé… Mais vous avez reçu une blessure ?…

— L’épée m’a effleuré l’épaule, répondit Rodaoh, quelques gouttes de sang sur ma chemise, et voilà tout… Fermez la porte, ami Hans ; nous avons à causer de choses plus sérieuses.

Le marchand d’habits attira le lourd battant, et poussa le verrou.

Il revint vers Rodach, qui passait la main sous son manteau comme pour assurer un objet retenu entre son bras et son flanc.

— Vous pouvez parler sans crainte, gracieux seigneur, dit Hans. — Ici, personne ne peut vous entendre ni vous voir.

La première partie de cette assertion était d’une rigoureuse exactitude : la porte, en effet, avait une grande épaisseur, et la pauvre Gertraud n’avait garde d’y venir prêter l’oreille ; — quant au reste, le marchand d’habits se trompait.

Pendant qu’il attendait dans la matinée, inquiet et tourmenté par la crainte, il s’était mis à la fenêtre bien des fois pour jeter un regard vers l’allée obscure qui conduisait à la place de la Rotonde. La croisée était restée ouverte à demi, personne n’y avait fait attention, parce que le poêle de fonte suffisait à tenir l’atmosphère tiède, malgré l’air frais du dehors.

L’ouverture était d’ailleurs bien petite ; mais le vent passait par cette fente étroite, et soulevait de temps en temps le rideau de grosse mousseline chargé d’intercepter les regards curieux du voisinage.

Et chaque fois que le vent soufflait ainsi, deux yeux écarquillés et fixes plongeaient avidement dans la chambre du marchand d’habits.

Ces yeux appartenaient à l’idiot Geignolet, qui n’avait pas quitté son poste, depuis une grande heure, et qui regardait tant qu’il pouvait, espérant toujours découvrir l’endroit où Hans Dorn mettait ses jaunets.

Depuis qu’il avait vu les pièces d’or entre les mains de son frère, cette idée avait pris possession de son cerveau malade ; il n’avait pas d’autre pensée, et son pauvre esprit s’enivrait à rêver des tiroirs pleins d’or.

Et il avait la fièvre, car il savait vaguement que ces petites pièces brillantes valent chacune un monceau de gros sous !…

Il aimait passionnément les sous qui servent à acheter l’eau-de-vie.

Dans la nuit de ces intelligences viciées, la faculté de faire le mal se développe parfois avec une incroyable puissance. À défaut du raisonnement, ces malheureux, ont l’instinct de la brute, l’instinct aiguisé, agile, pénétrant, qui étonne parfois les calculs de la pensée.

Ils ont la ruse lente, qui se glisse comme une couleuvre, là où ne passerait point la force ; ils ont le sens subtil du sauvage qui rampe sur la trace de sa proie. Rien de ce qui refrène la passion des autres hommes ne leur fait obstacle ; rien ne les distrait de l’objet convoité ; ils n’ont point la pudeur qui relient, et ils ont la patience victorieuse de l’astuce.

Geignolet se tenait sur ses deux genoux, immobile comme une souche, et l’œil collé aux vitres de la fenêtre.

À l’aide de son doigt mouillé, il avait fait une éclaircie dans la couche épaisse de poussière qui recouvrait les carreaux ; il avait soulevé un tout petit coin du rideau de vieille toile, et il guettait.

Il guettait, sans cesse ni relâche.

L’attente vaine n’épuisait pas sa patience. Il restait là comme un loup à l’affût, et il ne s’apercevait point du passage des heures.

De temps en temps sa voix sourde grondait tout bas un couplet de sa bizarre chanson, où il parlait de jaunets et d’eau-de-vie.

Il avait vu Franz, assis à côté du marchand d’habits ; mais, lorsque le jeune homme avait compté le prix de sa garde-robe, le rideau immobile lui avait caché la vue de l’argent.

Il n’avait rien aperçu encore de ce qu’il cherchait, et il attendait.

Quand le marchand d’habits se fut placé de nouveau en face de Rodach, celui-ci entr’ouvrit son manteau et mit sur la table un petit coffret à couverture de cuir bordé de clous d’argent.

Pour la première fois depuis qu’il était à son poste, l’idiot vit briller quelque chose, et son regard s’alluma ; mais, en ce moment, le vent faible qui se faisait sentir par intervalles cessa de souffler, et le rideau retomba le long des vitres de la fenêtre de Hans.

L’idiot poussa un grognement étouffé ; son œil roula dans son orbite creuse, et il Ut un mouvement comme pour s’élancer en avant.

Puis il ramassa ses jarrets sous lui, et colla de plus près ses sourcils au carreau.

Durant quelques minutes, il ne vit rien que la grosse mousseline dont les plis immobiles interceptaient son regard.

Rodach avait mis sa main étendue sur la petite cassette de cuir.

— Parlons d’abord de l’enfant, dit-il ; vous aviez raison, ami Hans… c’est un cœur vaillant et intrépide !… je l’ai vu à l’œuvre, et je jurerais sur mon salut que nous ne nous sommes point trompés… J’étais dans la salle d’armes, au moment où il a pris sa leçon de duel… Quand sa main a touché l’épée nue, il m’a semblé voir dans son œil l’éclair soudain qui animait le regard de mon père… Je n’ai nulle preuve nouvelle, mais tout mon amour s’élance vers lui et le sang des vieux comtes a frémi dans mes veines, à sa vue…

— La voix du cœur ne ment point, répondit Hans ; ce que vous avez ressenti, je l’ai moi-même éprouvé… Vous êtes du sang des seigneurs, et je ne suis, moi, qu’un pauvre vassal… Je n’ai pas droit de dire que j’aime l’enfant autant que vous ; seulement, s’il lui faut ma vie, je la lui donnerai.

Le baron lui tendit la main, mais, au lieu de la serrer, Hans la porta jusqu’à ses lèvres.

— Il a grand besoin de l’amour des serviteurs de ses pères, reprit Rodach ; — votre dévouement sera mis à l’épreuve, ami Hans, car il y a des pièges semés autour de lui, et il tombera dans toutes les embûches avec la confiance aveugle de son âge… Avez-vous quelques compagnons sur qui vous puissiez compter ?

Hans ne répondit pas tout de suite. Il cherchait. — J’ai des camarades, répliqua-t-il enfin, à qui je confierais tout ce que j’ai amassé par mon travail, tout ce que je destine au bonheur de ma fille…

— Quels sont-ils ?

— Des Allemands comme moi, et d’anciens vassaux de Bluthaupt… Hermann, qui était fauconnier du schloss ; Fritz, le courrier ; Johann…

Il s’arrêta et parut réfléchir.

— Je ne sais, reprit-il, à Johann aussi je confierais peut-être ma fortune, mais ce qui regarde l’enfant est plus précieux que l’or !

— Et après Johann ? demanda le baron.

Hans prononça encore quatre ou cinq autres noms qui étaient ceux des convives rassemblés, la veille, pour fêter le dimanche gras, au cabaret de la Girafe.

— C’est bien, dit Rodach, ces noms sonnent comme il faut à mon oreille, et nous devons louer Dieu d’avoir réuni tant de braves Allemands loin de la patrie… Parlez-leur séparément et avec prudence ; sondez-les ; sachez au juste jusqu’à quel point ils sont dévoués et fidèles à des souvenirs qui vont s’affaiblissant chaque jour… et hâtez-vous de faire tout cela, car, je vous le répète, la vie de l’enfant est toujours en péril.

Hans, qui avait repris son joyeux visage, depuis le départ de Franz, redevint soucieux et inquiet.

— Ce duel n’est-il pas bien fini ? demanda-t-il.

— Le malheureux qui devait se battre contre lui, répondit le baron, — est pour longtemps hors de combat… mais j’ai appris bien des choses depuis que je ne vous ai vu, ami Dorn !… toute cette nuit a été laborieuse, et mon travail n’est point resté sans fruit… Ce duel n’était point une bataille ordinaire : c’était un assassinat prémédité froidement…

— Un assassinat ! s’écria le marchand d’habits.

— À cet égard encore, répliqua le baron, je n’ai point de preuves positives ; mais je ne suis arrivé que d’hier, et tout ne peut pas se faire en une seule nuit… Ce matin même, mes soupçons, je l’espère, seront changés en certitude.

Le baron se tut. Hans n’osait point lui adresser de questions directes, mais son regard l’interrogeait mieux que n’eussent fait ses paroles.

— C’est encore là une raison de croire, répondit le baron, répondant à ses propres réflexions, — si on l’attaque, c’est qu’on le craint… et pourquoi le craindrait-on, pauvre enfant obscur et abandonné, si quelque mystère, deviné, ne lui donnait de l’importance !… Ces gens sont riches et tout-puissants ; il n’a rien ; il ne peut rien… comment s’expliquer cette haine !…

Rodach repoussa du coude la cassette, et appuya sa tête sur sa main.

— Voilà vingt ans écoulés depuis lors ! reprit-il en baissant la voix. — Ils ne me reconnaîtront pas… quand ils m’ont vu, leurs yeux étaient troublés par la terreur… d’ailleurs, dussent-ils me reconnaître, il faut bien que je sache !… Avec de l’or, ils trouveront sans cesse de nouveaux bras prêts à servir leur lâche perfidie… Verdier terrassé, un autre se lèvera… et je ne serai pas là toujours pour mettre ma poitrine au-devant de leurs épées.

— Gracieux seigneur, dit Hans, je ne sais pas de qui vous parlez ?…

Rodach le regarda, comme s’il n’eût point compris la question.

— Geldberg et compagnie, demanda-t-il, au lieu de répondre, demeurent-ils toujours rue de la Ville-l’Évêque, à leur ancien hôtel ?

— Toujours, répliqua Hans.

Les yeux de Rodach devenaient fixes et accusaient l’effort de sa méditation laborieuse.

— Et puis, reprit-il tout à coup, — l’épée n’est qu’un moyen… pour tuer un homme, on a dix expédients plus sûrs et moins faciles à déjouer… Il faut savoir !… Il faut savoir et commencer la lutte tout de suite !

Sa main étendue saisit l’une des poignées de la cassette et l’attira à lui d’un geste brusque.

Il fixa sur Hans Dorn ce regard, perçant et grave à la fois, qui allait réveiller au fond du cœur du bon marchand d’habits tout un monde de sentiments et de souvenirs.

— Ceci est l’espoir de Bluthaupt… murmura-t-il.

Hans se pencha involontairement. — Rodach reprit :

— Ce sont les seules armes que je possède pour combattre ces hommes qui détiennent l’héritage des comtes… Ils sont bien forts et ne reculent devant rien… Mais, à l’aide de ce talisman, j’espère les vaincre.

Hans ouvrait de grands yeux et regardait la cassette, comme si c’eût été un objet surnaturel.

— Je crois en vous, ami Dorn, continua le baron de Rodach, sans cesser de le regarder en face : — si je connaissais au monde un homme plus fidèle et plus dévoué que vous, j’irais le trouver pour lui confier mon trésor.

Hans mit sa main sur sa poitrine et dit avec une gratitude recueillie.

— Gracieux seigneur, merci !… je suis tout à vous, et le dépôt confié par le fils de votre père ne me quittera qu’avec la vie.

— Je le crois, répondit Rodach, — et je remets à votre garde l’espérance de Bluthaupt… Soyez discret, Hans Dorn, même auprès de votre fille !… Je vais entamer une lutte dont les chances ne se peuvent point prévoir… avec moi cette cassette serait trop exposée… J’ai confiance en vous comme en moi-même… gardez-la : je viendrai vous la redemander, et alors le nom de Bluthaupt sera bien près de reconquérir son ancien éclat !

Hans s’inclina respectueusement.

— J’accepte le dépôt, dit-il ; et, sur la mémoire de mon père, je m’engage à vous le rendre dès que vous l’ordonnerez.

Rodach se releva et rejeta son manteau sur son épaule pour sortir.

— Cela me pesait, dit-il en redressant sa haute taille ; — maintenant, j’ai une responsabilité de moins, et je me sens le cœur plus léger… Voyons, avant de vous quitter, ami Dorn, n’ai-je plus rien à vous dire ?

Il sembla chercher au fond de sa mémoire, puis il s’écria tout à coup :

— Je savais bien que j’oubliais quelque chose !… il me faut l’adresse de ce jeune Franz…

— Malheureux que je suis ! murmura-t-il, — je n’ai pas songé à demander cette adresse.

Gertraud était toujours dans son coin : elle jetait, par derrière, sur le baron des regards sournois et assez peu rassurés ; son trouble, néanmoins n’était plus de l’épouvante, et, lorsqu’elle vit l’embarras de son père, elle se sentit assez forte contre sa timidité pour venir à son aide.

— Cette adresse, prononça-t-elle bien bas, je pourrai l’avoir.

— Comment cela ? demanda Hans Dorn.

Gertraud rougit ; elle s’était avancée à l’étourdie, et pour répondre, il lui fallait trahir maintenant un secret qui n’était point le sien.

Le secret de Franz et de Denise.

Car c’était à mademoiselle d’Audemer qu’elle pensait, lorsqu’elle avait dit : Je puis avoir cette adresse…

Heureusement, les jeunes filles, si pures et simples qu’elles soient, ont déjà pour un peu le génie de la femme.

Gertraud réfléchit durant une seconde, puis elle répondit :

— Monsieur Franz nous a parlé du vicomte Julien d’Audemer…

— C’est vrai ! s’écria le marchand d’habits tout consolé ; — si vous voulez attendre, monsieur le baron, nous allons avoir cette adresse dans un quart d’heure.

Rodach consulta sa montre.

— Je ne puis, répondit-il. Je reviendrai.

Il salua Gertraud, qui fit une belle révérence, et sortit. Gertraud, à demi revenue de sa frayeur, le suivit d’un regard curieux.

Hans l’accompagna jusqu’au bas de l’escalier, puis il revint précipitamment pour serrer la cassette confiée.

Il se hâta de la placer dans une armoire dont lui seul avait la clef ; — au moment où il la posait avec précaution sur la plus haute planche, un pâle rayon du soleil d’hiver se glissa par l’ouverture de la fenêtre et vint tomber d’aplomb sur la cassette, dont les clous brillèrent comme autant de louis d’or.

Cette circonstance porta les regards du marchand d’habits vers la fenêtre, et il s’aperçut seulement alors qu’elle était ouverte.

Il lui semblait que l’univers entier convoitait le précieux coffret, et il s’élança vers la croisée pour réparer son imprudence.

Le vent soufflait en ce moment et le rideau flottait.

Comme il saisissait les châssis de la fenêtre pour les joindre et la fermer, son œil se leva par hasard vers la pauvre demeure des Regnault.

Dans un coin de vitre, à la croisée qui lui faisait face, il aperçut comme deux gros yeux qui brillaient d’une manière étrange.

Ce fut l’affaire d’un instant. — Lorsque le marchand d’habits mit sa main au-dessus de sa paupière pour se garantir du soleil et regarder mieux, il ne vit plus rien que la toile grisâtre qui servait de rideau à sa pauvre voisine.