Le Fils du diable/Tome I/I/10. La salle Grisier

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 238-249).
Première partie

CHAPITRE X.

LA SALLE GRISIER.

Le cœur de Franz était plein. Son amour pour mademoiselle d’Audemer était un sentiment sérieux, sous des apparences frivoles. En pensant à Denise, il se sentait devenir homme ; il concentrait les pétulances de sa joie d’enfant ; il se recueillait en lui-même et savourait jalousement son bonheur.

Denise lui avait dit son secret ; Denise était à lui : elle l’aimait : tout s’effaçait devant cette pensée, son duel du lendemain et les plaisirs promis de sa dernière nuit de carnaval…

Cela dura une demi-heure ; puis sa nature mutine se révolta contre ces langueurs inaccoutumées. Il se fit honte à lui-même de ses soupirs, et secoua vaillamment sa rêverie.

— Elle aura ma dernière pensée, murmura-t-il ; si je meurs, son nom viendra le premier sur ma lèvre… mais d’ici là, morbleu ! il faut vivre, et vivre rondement !

Tout en songeant, il avait suivi la ligne des boulevards, où la foule se renouvelait sans cesse. Il entra dans le premier restaurant venu et fit un fort léger repas, parce que, malgré sa rébellion fanfaronne, le souvenir de Denise le tyrannisait toujours, et aussi parce qu’il ne voulait point écorner son trésor.

An dessert, son émotion était un peu calmée. Denise n’avait plus guère que la moitié de sa rêverie ; le reste se divisait entre une multitude de choses : des épées, un brillant costume de bal, du Champagne qui pétillait dans un long verre, et de grands yeux noirs qui le regardaient en souriant…

Il y avait une sorte de profanation dans ce partage.

Denise, si pure et si aimée, ne pouvait rester longtemps dans l’esprit de Franz en parallèle avec ses songes fous, évoqués de parti pris. Franz écarta de force la pensée de mademoiselle d’Audemer, et fit comme ces superstitieux, demi-pécheurs, demi-dévots, qui voilent l’image sainte de leur chevet, à l’heure de Vénus.

La tête se redressa mutine et cavalière, secouant les boucles blondes de ses cheveux. Il n’avait plus de frein : il se retrouvait dans sa jeunesse indomptée, prêt à courir vers toutes joies, comme à braver tous périls.

En sortant du restaurant, son premier soin fut d’aller chez un costumier de la rue Vivienne, afin de n’être point pris au dépourvu à l’heure du bal.

Parmi la foule des costumes, dessinés selon la tradition antique du carnaval ou inventés par l’imagination inépuisable de Moreau, Franz choisit un habit de page qui avait dû tenter plus d’une gentille lorette.

C’était un costume mignon, où le velours, la soie et l’or se mariaient, sans trop de respect pour les souvenirs de l’histoire, mais avec un merveilleux goût. Pour le porter, il fallait être Franz ou une jolie femme.

Franz l’essaya et se regarda dans la grande glace banale, où viennent se mirer ces soirs-là tant de têtes à l’envers. La glace lui montra une taille fine et hardie, un vrai sourire de page et des yeux à damner un demi-cent de châtelaines.

Le beau Narcisse ne voyait rien assurément de plus joli dans le cristal de sa fontaine mythologique.

Mais Franz aimait trop autrui pour s’adorer lui-même.

La costumière se mit à rire et lui présenta un billet de dame.

— Il faut prendre un masque, dit-elle, vous entrerez pour rien…

Franz acheta un masque.

— Je viendrai m’habilier ici à minuit, dit-il quand il eut remis son pantalon et sa redingote.

La costumière sortit derrière lui pour le regarder, tandis qu’il remontait le trottoir.

Elle avait vu dans la journée tant de courtauds laids et tant de lions hideux, qu’elle éprouvait à se dédommager un plaisir véritable.

Franz traversa la place de la Bourse, et longea le bout de la rue Notre-Dame-des-Victoires, qui conduit au boulevard.

Au coin du boulevard et du faubourg Montmartre, il est un passage étroit, long comme une rue, et devant lequel stationnent d’ordinaire trois ou quatre équipages. Franz s’y engagea et dit quelques mots au concierge, qui lui indiqua le numéro 3 dans la cour.

Il faisait nuit, et le gaz n’est pas prodigue de ses rayons dans le passage. Franz, qui n’y était jamais venu, aurait pu chercher longtemps le numéro 3, si la cloison de planches qui remplaçait les fenêtres d’une salle de rez-de-chaussée n’eût laissé échapper un cliquetis caractéristique.

Franz prêta l’oreille et distingua facilement le grincement des fleurets qui se croisent et le flafla éclatant des sandales.

Il frappa, et, comme on tardait à lui répondre, à cause du bruit qui se faisait à l’intérieur, il entra. Il se trouva dans une chambre de grandeur moyenne, encombrée jusqu’en ses moindres recoins par des gens caparaçonnés de cuir. Quelques-uns seulement gardaient le costume bourgeois et jouaient le rôle de spectateurs.

Franz était dans la salle de Grisier, le maître d’armes littéraire qui a mis des épées entre les mains des fils les plus chéris d’Apollon, le maître heureux, dont les élèves sont des poètes ou des princes, le maître savant qui a donné au fleuret une pensée, et qui a fait entrer l’escrime parmi les arts de l’intelligence.

Franz s’était arrêté timidement à l’entrée du petit couloir qui précède la porte ; il regardait. En ce premier moment la salle lui présentait un aspect de désordre confus où il ne pouvait se reconnaître.

C’était un bruit assourdissant, des conversations croisées, des fers qui se choquaient, des sandales qui détonnaient et le cri vainqueur des champions…

Au milieu de la salle, sur un sol de salpêtre battu, trois couples de messieurs, cuirassés jusqu’au menton, et portant un treillage de fer sur la figure, se prodiguaient des coups avec une libéralité digne d’éloges. Aucun d’eux n’y allait, en vérité, de main morte. Les fleurets se pliaient en deux comme les fines baleines d’un corset de dame ou se brisaient comme verre ; les cheveux ruisselaient de sueur, et l’on entendait sous le masque le souffle haletant des adversaires.

Autour de la bataille un double cercle se rangeait. Les uns costumés pour la fête, le fleuret en main, le masque relevé comme la visière d’un casque antique, attendaient impatiemment leur tour ; les autres, simples juges du camp, portaient le paletot ou l’habit noir, et tenaient à l’œil le lorgnon amateur.

D’ordinaire, on se représente une salle d’armes comme un lieu où règnent le sans-gêne et les façons décolletées de l’estaminet ; mais chez Grisier, sauf le luxe qui fait complètement défaut, on est dans un salon. Les paroles s’y mesurent, courtoises et réservées : la cigarette proscrite n’y charge jamais l’atmosphère de ses parfums controversés, et quelque grande dame ayant fantaisie de voir des hommes se battre, peut oublier son flacon dans son boudoir, quand elle vient prendre place sur les banquettes austères du successeur de Saint-Georges.

Et, ce faisant, elle ne déroge guère, car les gens qui l’entourent forment un public d’élite. Ces deux jeunes gens, dont l’un secoue sa longue chevelure et porte des coups furieux, tandis que l’autre manie son épée avec une sorte de grâce coquette, sont les neveux d’un premier ministre de Russie ; cet autre, qui a des cris aigus et des mouvements brusques comme la foudre, est le fils d’un grand d’Espagne. Voici un Irlandais de famille ducale qui n’est pas catholique et qui n’aime pas O’Connell. Celui-ci est le marquis de G…, le député fashionnabie, qui se fait battre par le comte, son frère ; celui-là est le baron de…, sportman digne d’estime, dont la race est presque aussi pure que le sang de son cheval. Voici deux ou trois membres de l’aristocratie anglaise, un parent du président Polk et un cousin du cardinal Lambruschini. Voilà, plus loin, Alexandre Dumas, le puissant esprit, qui fait sortir des volumes tout reliés de sa tête, rien qu’en se grattant le front ; Roger de Beauvoir, le chroniqueur élégant ; Hippolyte Castille, le charmant conteur ; voilà Grimm le ressuscité, Grimm qui nous a ramené la critique brillante, spirituelle, excentrique, Grimm qui est romancier aussi, et des meilleurs, sous son vrai nom d’Amédée Achard.

Voici enfin, comme partout, Mirelune et Ficelle, tous deux le lorgnon dans l’œil, faisant foule, l’un gai, l’autre triste, et donnant gratis le spectacle de leur généreuse amitié.

Le gentilhomme applaudit dans la main du vaudevilliste qui lui bâille cordialement au nez en élaborant un couplet ravissant…

Au moment où Franz faisait son entrée, la salle était au grand complet, parce que Eugène Grisier, le neveu du professeur, venait de faire assaut avec un maître d’armes de régiment qu’il avait coupé en six parties égales, aux applaudissements de la galerie.

Franz demanda Grisier à ses voisins. On lui montra un homme en habit bleu qui surveillait du coin de l’œil les assauts de ses élèves, tout en faisant lui-même assaut de calembours avec le comte de Mirelune.

Franz se coula entre les joueurs et le vestiaire, afin d’aborder le professeur.

Il lui dit quelques mots à voix basse. Grisier l’examina de la tête aux pieds.

— Monsieur, répliqua-t-il, je suis à vos ordres.

Il mit bas son habit bleu, boucla son-plastron et se coiffa de son masque.

Mirelune désigna du doigt le nouvel arrivant à son Pollux Ficelle. Celui-ci essaya de faire une pointe sur le jeune homme, mais il ne put pas.

Ce qui manque dans la salle Grisier, c’est la place. Il fallut attendre que deux combattants fissent trêve. Franz regardait tous ces gens manier l’épée avec aisance ; il regardait Eugène, ferme sur ses jarrets d’acier, l’œil au guet, la main rapide comme la foudre, et il ne pouvait se défendre d’une secrète envie.

Au bout de quelques minutes d’attente, Grisier le planta en garde solidement et lui mit un fleuret dans la main.

— Nous allons causer tout à l’heure, lui dit-il ; mais maintenant il y a trop de monde… Attention, s’il vous plaît !…

Sous l’habile démonstration du professeur, Franz apprit en un clin d’œil la logique des deux gardes, des marches et des retraites. Cette première leçon dura un quart d’heure.

— Êtes-vous fatigué ? demanda Grisier.

— Non, répondit Franz.

Et en effet, son visage d’enfant se colorait à peine d’un incarnat plus vif. Il n’y avait point de sueur sous ses cheveux bouclés, et son poignet restait ferme.

Grisier souriait sous son masque.

— Vous avez du sang-froid, dit-il, et je ne vous croyais pas si robuste… Je pense que notre adversaire n’aura pas facilement raison de nous !

— C’est mon avis, répondit Franz… Je compte faire de mon mieux. Reprenons, je vous prie.

Grisier le remit en garde et prit son épée par la pointe, afin de lui faire décrire un cercle complet.

— Cela s’appelle le contre de quarte, dit-il, et cela pare tous les coups… marchez et parez !

Franz obéit, gauchement d’abord, puis avec plus de certitude. Après une douzaine d’essais, Grisier lui dit que c’était bien.

— Alors, répliqua Franz, apprenez-moi à frapper maintenant.

— Patience ! patience ! dit Grisier sous son masque ; nous n’en sommes pas encore là !…

L’heure avançait, Gorisse, le bon prévôt, qui serait le meilleur tireur de Paris, si Eugène Grisier n’existait pas, avait donné sa dernière leçon. L’étroit vestiaire s’encombrait de gens qui échangeaient leurs costumes d’assaut contre l’habit de ville. Une certaine curiosité avait été soulevée dans la salle, lorsqu’on avait vu le professeur prendre son plastron et son masque à cette heure avancée. On avait regardé ce jeune homme si beau et d’apparence si frêle, qui semblait toucher un fleuret pour la première fois. Chacun avait deviné qu’il s’agissait d’une leçon de duel. Mais les leçons de duel ne sont point chose rare, en définitive, et personne ne se fût permis une question indiscrète.

Il y eut un calembour fait de compte à demi par Mirelune et Ficelle. Ce fut tout.

La salle se vidait lentement, et si les suppositions allaient leur train, c’était à voix basse ou une fois la porte passée.

Une bonne partie des assistants s’était retirée déjà, lorsque la porte s’ouvrit et donna passage à un nouvel arrivant.

Il entra délibérément et comme un homme connaissant les êtres de la salle. Il tourna court au sortir du petit couloir, passa derrière Franz sans exciter l’attention, et disparut sous les rideaux du vestiaire.

Cet homme était enveloppé dans un grand manteau, dont les collets relevés lui cachaient le visage. Une fois dans le vestiaire, il s’assit sur un tabouret et demeura immobile.

À travers les intervalles des rideaux, ses yeux se fixèrent sur le jeune Franz, qui continuait de prendre sa leçon.

— Êtes-vous fatigué ? demandait encore Grisier en ce moment.

— Non, répondait Franz, dont la main semblait être devenue de fer.

Dans la salle, cependant, il faisait une chaleur étouffante, et derrière les rideaux, cette chaleur était encore augmentée par le poêle embrasé.

Le nouveau venu rabattit les collets de son manteau pour respirer à l’aise. Eugène, qui s’habillait en ce moment, à ses côtés, lui tendit la main comme à une vieille connaissance et le salua du nom de baron de Rodach.

— Voilà longtemps que vous n’étiez venu à la salle ? dit-il.

— J’ai voyagé, répondit le baron.

Puis il se remit à contempler le jeune Franz par la fente des rideaux entr’ouverts.

Franz commençait enfin à sentir la fatigue. Il baissa son fleuret et secoua sa main endolorie.

— Vous allez me lasser avant que je sache attaquer. Monsieur !… dit-il.

— Patience ! répliqua Grisier, nous avons jusqu’à demain matin.

— Non pas ! interrompit le jeune homme vivement ; j’ai, ma foi, bien d’autres choses à faire cette nuit !…

Il n’y avait que deux ou trois retardataires dans la salle, et autant derrière le rideau.

Grisier fit asseoir Franz sur le divan non élastique qui règne le long de la muraille.

— Causons un peu, dit-il, tandis que vos jarrets et votre main vont se reposer… Avez-vous bonne envie de tuer votre adversaire ?

Franz ne s’était assurément point fait cette question-là.

— Ma foi, répliqua-t-il, cela m’est à peu près égal.

— Vous n’êtes pas l’insulté ? reprit Grisier.

— Si fait… mais je suis l’insultant aussi… On m’a dit : Vous trichez ! J’ai jeté mon verre à la figure de l’insolent…

— Au café ?

— Au café.

Grisier fit une grimace. La figure douce et enfantine de Franz lui avait fait espérer une querelle plus futile, et Grisier est le plus grand arrangeur d’affaires qui soit à Paris.

— Et votre adversaire, poursuivit-il, gardant encore un peu d’espérance, est sans doute quelqu’un de vos camarades.

— Non, répondit Franz. C’est un de ces gaillards dont on aperçoit de temps en temps la figure dans les endroits où l’on boit et où l’on joue… Je n’ai su son nom qu’au moment où il m’a donné sa carte.

— Et peut-on vous demander ce nom ?

— Verdier, répondit Franz.

Grisier tressaillit. Le baron de Rodach, qui s’était avancé doucement jusqu’à l’angle du vestiaire, tressaillit plus fort que Grisier.

— Verdier ! murmura-t-il, cherchant à fixer un souvenir. Où donc ai-je entendu ce nom ?

Son front se ridait, sous l’effort qu’il faisait pour éclairer sa mémoire.

Tout à coup ses bras tombèrent et il se redressa :

— Je me souviens ! je me souviens ! pensa-t-il, c’est l’homme de la rue des Fontaines !… Quelque chose me disait que ses paroles me touchaient de près… Ah ! ah ! sa figure est gravée ici, ajouta-t-il en passant sa main sur son front ; je n’aurai pas de peine à le reconnaître.

— Verdier ! répéta à son tour Grisier dont le visage s’était rembruni ; c’est un tireur de seconde force !… le savez-vous ?

— Je le croyais de première, répondit Franz.

— Qu’espérez-vous en vous battant contre lui !

— Pas grand’chose… mais je ne crains rien.

En disant cela, il avait toujours sur la lèvre son sourire d’enfant, et ses grands yeux bleus attachaient sur Grisier leur regard limpide et doux.

Celui-ci baissa la tête.

— Monsieur, répondit Franz d’un ton délibéré, ce duel me plaît tel qu’il est… Vous n’avez aucun moyen de l’empêcher, puisque votre honneur est engagé à me garder le secret… Me refuser votre concours, c’est donc purement et simplement m’arracher la dernière chance que j’ai d’échapper au péril.

Grisier demeura un moment pensif.

— Réfléchissez, reprit Franz, si vous ne voulez pas, je ne prendrai point la peine d’aller chercher d’autres leçons… Demain matin, je me rendrai sur le terrain, et au petit bonheur !…

Grisier ne répondait point encore.

Franz se leva.

— Dois-je me retirer ? dit-il.

Grisier regarda autour de lui ; tout le monde avait quitté la salle. Le vestiaire était vide également, il ne s’y trouvait plus que le baron de Rodach, caché derrière les rideaux.

Grisier fit signe à Franz de rester. Il traversa la salle à pas lents et décrocha deux épées nues qui pendaient à côté de l’établi du prévôt.

Franz déposa son fleuret et prit une de ces épées, dont la pointe était recouverte d’un bouton.

L’épée que tenait Grisier était, au contraire, aiguë et affilée.

Franz voulut remettre son gant fourré.

— Point de gant ! lui dit Grisier, et point de masque ! demain, vous n’aurez rien de tout cela, et une pointe d’épée brillera devant votre visage… Vous êtes brave, Monsieur, j’en suis sûr ; mais ces premières menaces du fer étonnent les plus braves… Habituez-vous !

Franz retomba en garde, et la leçon se reprit. Grisier mettait à dessein sa pointe dans les yeux du jeune homme, qui marchait et parait avec une étonnante précision.

La main exercée du professeur se lassait avant celle de l’élève.

Quand on passa des parades aux attaques, la fougue de Franz, à grand’peine contenue, fit irruption tout à coup au dehors. Impossible de le retenir ! Il fendait sur l’épée avec une ardeur folle, et Grisier dépensait toute sa proverbiale adresse à ne point le blesser.

— Si vous attaquez ainsi, dit-il enfin, vous serez tué à la première passe.

Franz s’était échauffé insensiblement ; son œil, si doux naguère, brillait d’un éclat terrible. Il y avait dans son cerveau une sorte d’ivresse.

— Je tuerai plutôt ! s’écria-t-il en rejetant par derrière les boucles humides de ses cheveux blonds. — Demain, je vous jure sur l’honneur que j’aurai du sang-froid !… Je parerai comme un bonhomme de soixante ans ; je romprai, je jouerai des contres de quarte et de tierce, des demi-cercles et le reste… Mais maintenant j’apprends à frapper… Attention, mon professeur ! essayez de parer vous-même, et ne ménagez rien.

Il croisa le fer, et, mettant en usage le dégagement qu’on venait de lui enseigner, il lança son épée roide comme une balle de mousquet. Grisier voulut parer, mais l’épée se brisa en pièces sur sa poitrine…

Une exclamation vint à la lèvre de Rodach, qui s’agitait, impatient, derrière le rideau.

Sa tête était en fièvre, et sa main comprimait les battements de sa poitrine.

— Qu’il est beau ! pensait-il, et qu’il est brave !… Comme le cœur de ses pères étincelle dans son regard !… Oh ! c’est bien lui ! c’est bien lui !

Durant une seconde, Grisier resta étonné devant ce vaillant coup qui l’avait atteint en plein plastron ; puis il se mit à sourire.

Il se sentait pris d’amitié soudaine pour cet enfant inconnu.

— Touché ! dit-il en s’inclinant ; prenez une autre lame et continuons.

Franz avait jeté le tronçon de son épée. Il se retourna et consulta la pendule.

— Je n’en sais peut-être pas encore assez, répondit-il, mais il se fait tard et je n’ai plus le temps… D’ailleurs, je me fatigue, et, si nous poursuivions, je n’aurais plus la force de danser.

Grisier le regarda comme s’il n’eût point compris. Franz remit son gilet et sa redingote.

— Danser ! grommela Grisier scandalisé.

— Il est onze heures et demie, continua Franz, et je dois être demain, à sept heures, dans les fourrés qui sont à droite de la porte Maillot… on dit que c’est un bon endroit… Mon cher maître, quand on ne peut plus disposer que de sept heures, on devient avare de son temps… pardonnez-moi si je vous quitte avec tant de brusquerie.

Il boutonnait rapidement sa redingote, qui dessinait sa taille élégante et souple.

Rodach écoutait d’une oreille avide et notait chacune de ses paroles au fond de sa mémoire.

— Souvenez-vous bien, dit Grisier résumant sa leçon : mettez-vous en garde à distance, de manière à ce que votre pointe touche à peine celle de votre adversaire… marchez, parez en marchant, ripostez et rompez de suite !

— Je sais tout cela, répondit Franz ; cette nuit je vais tâcher de l’oublier pour m’en souvenir au point du jour.

— Vous feriez mieux, d’y songer… commença Grisier.

— Non, non, répliqua Franz ! je veux ma nuit tout entière… Et si ma nuit n’était pas prise, ajouta-t-il plus bas, ce ne serait pas à cela que je songerais !

La pensée revenue de mademoiselle d’Audemer mit de la mélancolie dans son sourire.

Il étouffa un gros soupir et tendit la main à Grisier.

— Adieu et grand merci ! mon cher professeur, dit-il ; si j’ai du bonheur demain matin, je viendrai vous conter l’aventure… Si vous ne me revoyez pas…

Sa phrase inachevée se ponctua par un geste tout plein d’insouciance.

Il se dirigea vers la porte. Grisier le suivait malgré lui et sans savoir ce qu’il faisait.

Lui ! le maître d’armes émérite, qui avait vu la mort suspendue sur tant de têtes, il était ému jusqu’à sentir ses yeux battre et sa voix trembler dans son gosier.

— Souvenez-vous ! répétait-il machinalement : varier les contres pour ne pas laisser deviner votre jeu… ne marchez jamais sans avoir une parade toute prête…

Franz avait dépassé le seuil.

— Merci ! merci ! répliqua-t-il, — et adieu !

Grisier le regardait descendre le passage en courant.

— Écoutez ! s’écria-t-il ; je ne puis vous laisser partir ainsi… Avez-vous des témoins ?

Franz avait parcouru déjà la moitié du passage ; sa réponse arriva comme un écho lointain.

— J’en trouverai au bal masqué !… disait-il…

Grisier rentra, l’œil attendri et souriant malgré sa tristesse.

— Quel brave et joyeux enfant ! se disait-il ; quel tireur cela ferait !… Quel cœur ! et quel bras !

Le baron de Rodach était debout, au milieu de la salle ; Grisier préoccupé ne l’apercevait point.

— Ma foi, dit-il en débouclant son plastron, — je ne sais pas si je me trompe, mais je crois qu’il en reviendra !

— Moi, je vous le promets sur mon honneur ! prononça la voix mâle et grave de Rodach.

Grisier fit un soubresaut de surprise et se retourna.

Il vit un pan de manteau qui flottait en dehors du couloir, et il entendit sur le carreau un son métallique de bottes éperonnées.

Il s’élança une seconde fois au dehors. La haute taille du baron se confondait déjà avec les demi-ténèbres de la voûte qui termine le passage…