Le Fils du diable/Tome I/I/1. Au coin d’une rue

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 137-151).
Première partie

CHAPITRE Ier.

AU COIN D’UNE RUE.

C’était fête à Paris. Cette foule hétéroclite qui surgit au soleil cinq ou six fois l’an, sortant on ne sait d’où, sentant le renfermé, avide de mascarades, amoureuse de mâts de cocagne, folle des feux d’artifice, et traînant sans vergogne, sur l’asphalte des boulevards, des troupeaux d’enfants laids et de chiens demi-tondus, se répandait à flots bourdonnants depuis l’arc-de-triomphe de l’Étoile jusqu’à la barrière du Trône.

C’était un de ces jours où les six étages des maisons du Marais se vident à la fois sur la voie publique, où le quartier Saint-Marcel verse sur la ville étonnée les sauvages tribus qui pullulent entre la Salpêtrière et le Panthéon, où les étudiants désertent les abords mal hantés de la Chaumière, où le Gros-Caillou traverse le pont Louis XV et envoie ses fruitières en vacances fraterniser avec les concierges endimanchés du faubourg Saint-Martin.

En ces jours de grande exhibition populaire, la ville fashionable est conquise. Les jeunes gens, si beaux et si bien couverts, qui ornent à demeure les abords du Théâtre-Italien, font retraite en ces occasions et vont demander à dîner à leurs tailleurs. Il n’y a plus une seule botte vernie à la hauteur du café de Paris ; et Tortoni, stupéfait, cherche en vain dans la foule, sans cesse renouvelée, un de ces seigneurs marrons, bourrés de Nord, doublés de Fampoux, cousus de Saint-Quentin, dont l’aspect éblouit et fascine comme une promesse d’action avec cinquante écus de prime.

C’était le dimanche gras et il faisait beau temps. Depuis le milieu du jour, le flux allait et revenait le long du faubourg Saint-Antoine, des deux côtés du boulevard et dans la grande avenue des Champs-Élysées. Nul n’aurait su dire où se déversait le trop-plein de cette immense multitude, qui poursuivait son mouvement lent et continu, heureuse d’un plaisir qu’elle seule comprend et recherche.

Heureuse de se pousser, de se presser, de sentir ses souliers dans la boue ; heureuse de regarder les têtes qui ondulent à perte de vue ; heureuse encore d’entendre ce murmure confus, qui reste dans ses souvenirs comme un bon bruit de fête.

Quelques masques honteux, pontifes entêtés d’un culte qui se perd, trouvaient leur route comme ils pouvaient au milieu des fiacres et des équipages. Ils lançaient çà et là aux passants une provocation ennuyée, une plaisanterie qui ne faisait pas rire. Les enfants les regardaient en criant, et pleuraient pour avoir aussi des loques rouges et des perruques poudrées avec de la cendre. Les mères grondaient et relevaient leurs robes avec tout le cynisme de l’économie ; les chiens hurlaient et traînaient leurs pattes écrasées ; les papas comparaient gravement le vin azuré de Ramponneau au vin violet de la Courtille. Quelques grisettes parlaient des séductions orientales du salon de Mars avec quelques courtauds, voilant sous une apparence de candeur niaise les prétentions les plus illégitimes.

L’air se chargeait d’un épais parfum de beignets et de crêpes. Les échos répétaient à contre-cœur le cri nasillard des trompes, la promulgation de l’Almanach poissard, et l’ordre et la marche des garçons bouchers.

D’autres s’entretenaient du bœuf gras de l’an passé, qu’ils vantaient au préjudice de l’Apis de 1844.

Çà et là, un monsieur à lunettes, dont le frac bourgeois dissimulait mal un officier de la garde civique, conduisait par la main un vilain petit garçon habillé en artilleur. Ce petit garçon rendait malheureux tous les enfants qui n’avaient pas des costumes de zouaves ou de montagnards écossais.

Plus loin, c’était ce couple aristocrate qui méprise les joies du populaire et vient se mêler à la foule tout exprès pour insulter à ses plaisirs, ce couple que chacun connaît : un gentilhomme et un artiste ; l’un chevelu comme un Sicambre, l’autre tondu comme un rat, tous deux fades, vides, oisifs et contempteurs effrénés de la bourgeoisie.

Ils étaient là comme ils sont partout : bâillant, gênant le passage, et s’étonnant tout haut de se trouver parmi ces gens de peu.

Ils se donnaient le bras. Le gentilhomme est peut-être bien devenu marquis depuis ; mais c’était tout bonnement alors M. le comte de Mirelune, gros réjoui, plein de verve et de mots, suzerain d’un cheval, amant de l’actrice qui était à la mode l’an passé, se faisant habiller à Londres, et possédant quelque teinture de la boxe française.

Charmant, d’ailleurs, et remarquable échantillon de notre jeunesse dorée : cinquante ans et demi, cheveux blonds crépus, ventre insolent, bras courts, pieds nourris, plaisant aux femmes de chambre et parlant dix-sept mots de l’anglais le plus pur.

Personne n’ignore ce gentilhomme. L’artiste est plus célèbre encore. Ce n’était rien moins qu’Amable Ficelle, l’auteur de la Bouteille de Champagne et de cent autres vaudevilles bien amusants. Alors comme aujourd’hui, Ficelle avait une figure jaune et plate, couronnée par deux douzaines de cheveux souffrants, des yeux endormis, un nez grave et une toilette mélancolique. Il traversait la vie, cherchant des calembours tristement, et jetant ses dédains aux propriétaires.

Ils allaient tous les deux contents de leur supériorité. La foule les regardait assez. Les filles de boutique disaient : Ce sont des soignés. Leurs mouchoirs, infectés d’eau de Cologne, jetaient de véhéments parfums aux mercières reconnaissantes.

Quand ils étaient passés, les républicains fronçaient le sourcil et les montraient du doigt à leurs femmes, en murmurant des paroles féroces…

On se disputait, du reste, passablement le long des boulevards ; quelques coups de poings étaient échangés entre les gens vifs, et la grave autorité des municipaux ramassait de temps à autre un mauvais sujet, ivre comme un père de famille.

En somme, toutes ces bonnes gens avaient l’air de s’ennuyer démesurément ; mais c’est leur manière de se divertir.

À l’embouchure de toutes les voies principales qui coupent le boulevard, le flot se rompait. Une partie de la foule descendait dans la ville, tandis que le reste poursuivait sa promenade moutonnière.

Paris a des endroits privilégiés qui appellent la cohue. On s’y écrase dès qu’on se presse un peu ailleurs. De tous ces endroits, le plus propice est le carrefour formé par le faubourg du Temple, la rue du même nom et les boulevards. Il y a là dix théâtres, vingt restaurants et un corps de garde : tout ce qu’il faut pour constituer un étouffoir complet.

Il était bientôt quatre heures du soir. Tous les estomacs, alléchés dès le matin par la pensée d’un dîner d’extra, dirigeaient les jambes fatiguées vers l’odeur des cuisines prochaines. Le passage était littéralement obstrué. Les promeneurs arrivant de la Madeleine, heurtaient ceux qui venaient de la Bastille ; les ouvriers qui descendaient le faubourg, se trouvaient face à face avec les commis et les petits marchands qui remontaient des profondeurs de la vieille ville, après leur journée finie, et qui se hâtaient pour prendre leur part de la fête.

Le peu de masques répandus naguère sur toute la ligne des boulevards, semblaient s’être donné rendez-vous en ce lieu. Ils gênaient la circulation des voitures, et le désordre était augmenté par les municipaux à cheval, qui ne savaient auquel entendre et brisaient çà et là quelque membre, pour ne point rester tout à fait oisifs.

Parmi la longue ligne des voitures que l’embarras rendait stationnaires depuis le Château-d’Eau jusqu’à la porte Saint-Martin, il y avait un fiacre dont la portière ouverte donnait passage à la tête d’un homme qui regardait à chaque instant du côté du carrefour, et semblait gourmander l’impuissance de son cocher.

Au bout de quelques minutes d’attente, cet homme sauta sur le pavé, paya la course, et s’engagea dans la foule qui encombrait le trottoir.

Il était enveloppé d’un long manteau de voyage, laissant voir seulement l’extrémité de ses bottes, armées d’éperons. Le collet de son manteau cachait une partie de son visage. Ce qu’on en voyait était beau et noble : un grand front pur et fier, couronné de cheveux noirs, bouclés légèrement, un regard calme et perçant à la fois, où se lisait l’intelligence ferme et la vigueur d’une mâle volonté.

Il y avait sur tout cela comme un voile de fatigue, et la poussière qui blanchissait le bas du manteau de notre inconnu semblait annoncer une arrivée récente et de longues heures passées sur la grande route.

Il était jeune encore ; sa taille se développait riche et gracieuse sous les plis amples de son vêtement.

À mesure qu’il avançait vers le carrefour du Château-d’Eau, la foule devenait plus compacte et plus impénétrable. Mais notre voyageur avait des coudes robustes et la bonne volonté d’arriver à son but. Il perça droit devant lui à travers la cohue, et le flot murmurant, repoussé à droite et à gauche irrésistiblement, lui ouvrit à contre-cœur un passage. Bien des malédictions se firent entendre autour de lui ; plus d’un parapluie belliqueux se leva par derrière au-dessus de sa tête ; mais il avait une de ces tournures qui imposent à la multitude ; les parapluies retombèrent sans avoir frappé, les malédictions s’étouffèrent ; et quand notre voyageur eut tourné l’angle de la rue du Temple, il ne resta de la clameur soulevée que deux ou trois voix de femme, déclarant qu’il était bel homme et qu’il ressemblait à Mélingue, de l’Ambigu.

Du quartier Bonne-Nouvelle à la rue Popincourt, Mélingue, de l’Ambigu, est le type idéal de la beauté humaine.

Une fois dans la rue du Temple, notre voyageur eut moins de peine à se frayer un chemin. Il y avait encore de la foule, mais raisonnablement, et l’on trouvait place à poser son pied sur le trottoir.

Il se dirigea d’un pas rapide vers le marché du Temple.

Vis-à-vis du marché, la cohue se reformait plus dense, parce que la voie s’encombrait d’éventaires roulants, chargés d’oranges, de pains d’épice et de bijoux en carton doré.

Bien que ce fût un dimanche, et que le jour tirât à sa fin, tous les magasins restaient ouverts. D’innombrables badauds collaient leurs nez aux vitres, afin d’admirer le velours de coton rose ou bleu tendre des bourgerons de carnaval ; afin d’admirer surtout ces petites estampes, si chères au peuple parisien, qui représentent des danseurs de cachucha dans le costume de leur dignité.

Le marché du Temple lui-même ne chômait point encore. On voyait une armée de chalands s’agiter le long des passages qui divisent en quatre parties égales le grand bazar de la friperie parisienne.

On se hâtait d’acheter et de vendre, parce que la cloche allait bientôt donner le signal de la clôture. — Le Temple ferme à la même heure que la Bourse, et ce n’est pas le seul point de ressemblance qui existe entre ces deux marchés.

Notre voyageur avait dépassé l’église Sainte-Élisabeth, et cherchait un endroit convenable pour traverser la chaussée. Les voitures se succédaient sans interruption aucune, et les carrioles à bras des petits industriels formaient un embarras permanent. L’étranger attendait et suivait lentement le trottoir, guettant de l’œil une issue.

Il arriva ainsi jusqu’à l’angle de la petite rue des Fontaines ; et comme il n’y avait pas moyen d’aller au delà sans dépasser le Temple, il s’arrêta sur l’extrémité du trottoir.

À quelques pieds de lui, derrière l’encoignure de la rue des Fontaines, deux hommes s’étaient accostés et causaient.

Ils ne faisaient point partie, évidemment, du populaire en goguette qui encombrait le pavé aux alentours. C’étaient deux Messieurs. Leur présence dans ce quartier, à pareil jour, pouvait sembler une anomalie.

L’un d’eux était un grand jeune homme de vingt-huit à trente ans, portant moustaches en croc et royale pointue. Son costume était noir ; sa redingote, boutonnée du haut en bas, eût passé pour élégante dans le pays latin. Il tenait entre ses doigts un bout de cigare qui jetait encore de minces spirales de fumée, mais qu’il n’approchait point de sa bouche par déférence pour son compagnon.

L’autre interlocuteur tournait le dos à la rue du Temple. Il avait un paletot blanc, forme anglaise, qui s’ouvrait et laissait voir un splendide habit bleu, orné de boutons d’or ciselé. Sa chemise à double jabot était agrafée au moyen de deux roses d’une très-belle eau ; du gousset de son gilet en satin noir brodé, sortait une grosse chaîne dont chaque anneau valait bien deux louis.

Il avait des bagues par-dessus ses gants blancs.

Il eût été difficile de dire son âge, au juste, à la première inspection de sa figure. Il y avait sur sa joue une sorte de fraîcheur ; ses sourcils étaient noirs comme l’ébène, et les bords de son chapeau anglais laissaient échapper d’abondants cheveux frisés admirablement.

Malgré ces triomphants accessoires, quelque chose disait qu’il avait passé depuis longtemps la quarantaine ; sa taille courte tournait à l’obésité ; il y avait des rides nombreuses autour de son sourire.

Notre étranger avait jeté un regard distrait vers ces deux hommes. Le plus jeune lui était parfaitement inconnu, et il ne pouvait voir la figure du second.

Aucune raison ne le portait à s’occuper d’eux davantage. Il tourna les yeux vers le milieu de la rue, qui s’encombrait de plus en plus, et où la foule confuse des carrioles, des fiacres et des équipages semblait narguer son impatience.

Le spectacle était vivant et varié. Il n’eût point manqué d’intérêt pour un observateur ayant du loisir. La plupart des piétons, arrivant des boulevards et des quais, s’élançaient tumultueusement vers le marché, afin de profiter des derniers instants de vente pour faire leurs provisions d’oripeaux. Paris donnait cinq cents bals masqués ce soir-là, et le Temple contient assez de guenilles pour travestir un million de fous.

Parmi les chalands qui se précipitaient ainsi vers le bazar, le plus grand nombre appartenait aux dernières classes sociales ; mais il y avait aussi quelques dandys faméliques, en quête de bottes vernies d’occasion, quelques lorettes pimpantes, mais connaissant le charme des gants de chevreau nettoyés, des grandes dames même, de vraies grandes dames, des femmes de banquiers ou de marquis, conduites là par ce louable esprit de parcimonie qui fleurit bien souvent au milieu des splendeurs.

Les dentelles du Temple sont fort belles et n’ont passé qu’une fois, la plupart du temps, sur l’épaule fardée d’une danseuse. Il n’y a point là motif suffisant de se priver d’une économie de cent pour cent.

Mais les grandes dames qui viennent au Temple y mettent une certaine pudeur. On dirait qu’elles vont en bonne fortune, et quelquefois on pourrait ne se point tromper. Leurs équipages les attendent au détour de quelque rue ; leurs tailles aristocratiques disparaissent sous une pelisse modeste.

Ces pelisses sont, pour certaines dames, ce qu’étaient les manteaux couleur de muraille pour les hommes à bonnes fortunes, au temps où Don Juan vivait encore.

Pensez ! si l’on descendait de voiture devant le marché ; si l’on se présentait en toilette au pavillon de Flore ou au quartier des Frivolités, les marchandes affriandées demanderaient des prix impossibles !

Et c’est ce qu’il ne faut pas. D’ailleurs, les pelisses modestes et les camails de mérinos sont à plus d’une fin…

Il y avait justement, à l’heure où nous arrivons devant le Temple, un élégant coupé arrêté à l’angle de la rue Phélippeaux, et un remise stationnait place de la Rotonde…

Le remise était là depuis un quart d’heure. Il avait amené une jeune fille voilée timidement, qui s’était engagée dans les couloirs du marché.

Le coupé venait d’arriver. Il n’avait point d’armoiries, ce qui le distinguait des équipages dont les nobles propriétaires s’appellent Falourdet, Coquardon ou Pruneau. Il gardait ses stores baissés ; et son cocher, revêtu d’une livrée sombre, tenait en bride, sans grande peine, une paire de chevaux paresseux. — C’était peut-être un coupé d’aventure.

Il en était sorti une jolie dame couverte de cette pelisse modeste dont nous avons parlé plus haut. Elle s’était glissée au travers de la foule avec l’insinuante adresse d’une chatte. Ses petits pieds semblaient n’avoir point effleuré le pavé fangeux, et ne gardait nulle trace de la boue épaisse qui recouvrait la chaussée.

Son chapeau supportait un voile noir, chargé d’une profusion de broderies à travers lesquelles on apercevait néanmoins l’éclair aigu de son regard.

Elle marchait vite, et de ce pas furtif qui trahit l’inquiétude d’être reconnue. Ses yeux vifs plongeaient, à droite et à gauche, dans la foule, de rapides œillades.

Arrivée à la hauteur de la rue des Fontaines, son regard se fixa sur notre étranger, à travers la large voie. Elle tressaillit et s’arrêta court. Son lorgnon, atteint prestement, ouvrit sa charnière élastique.

Elle releva son voile et voulut regarder mieux.

C’était une très-jolie femme, dont les traits aquilins et délicats semblaient indiquer le type juif ; sa prunelle mobile commandait et caressait à la fois ; son front, un peu trop étroit, se couronnait d’une profusion de cheveux noirs, les plus beaux du monde ; sa lèvre était mince et trop pâle ; elle avait dans la taille une grâce indolente et câline.

Quand son lorgnon ouvert se posa sur ses yeux, un mouvement s’était fait dans la foule ; des voitures et plusieurs groupes de piétons s’interposaient entre elle et notre inconnu ; durant quelques secondes, elle le chercha inutilement du regard.

Son lorgnon se referma ; son voile retomba. Elle demeura un instant indécise ; puis elle reprit sa marche rapide vers le carré que les habitués du Temple appellent le Palais-Royal.

— Je me serai trompée, murmura-t-elle ; ne sais-je pas qu’il ne peut être à Paris ?

Dans le Palais-Royal, où les chalands des deux sexes se pressaient en foule, il y avait une boutique riche et bien fournie entre toutes, qui avait pour maîtresse une grosse femme, nommée madame Batailleur. C’était à cette boutique que se rendait la mante modeste, c’était à cette boutique que se trouvait la jeune fille du remise arrêté place de la Rotonde.

Madame Batailleur vendait de tout et achetait de tout. Sa boutique était comble.

La jeune fille attendait, guettant un moment favorable pour lui parler.

Elle avait relevé un coin de son voile, et l’on pouvait entrevoir un visage d’une beauté régulière et parfaite, embelli encore par l’expression pure et noble d’un regard de vierge.

Madame Batailleur l’aperçut enfin, et quitta aussitôt ses pratiques.

— Rien encore, ma chère demoiselle, lui dit-elle tout bas ; le facteur est venu, et point de lettres !

— Je reviendrai demain, murmura la jeune fille avec un gros soupir.

— Si vous vouliez me permettre, dit la marchande, d’aller vous porter moi-même la lettre à l’hôtel ?…

— Non, non ! interrompit la jeune fille, je reviendrai…

Comme elle prononçait ce mot, son regard se tourna vers la rue du Temple, et sa main ramena précipitamment son voile sur sa charmante figure, qui devint toute pâle. Elle venait d’apercevoir la dame du coupé qui traversait rapidement le carré.

— Ma sœur ! dit-elle avec effroi ; je vous en prie, madame, ne me vendez pas !

— Fi donc, s’écria madame Batailleur, qui la salua d’un sourire tout aimable, pendant qu’elle se perdait dans la foule ; je suis la discrétion personnifiée, ma chère demoiselle !…

Elle accueillit l’autre dame avec le même sourire, et son doigt perfide désigna la jeune fille qui fuyait.

— À merveille ! dit la mante modeste dont les lèvres se pincèrent.

— C’est la même chose tous les jours… murmura la marchande.

Pendant cela notre voyageur restait toujours à son poste. Plusieurs fois, le hasard avait ouvert d’étroits passages entre les voitures, et il aurait pu en profiter ; mais quelque chose le retenait sans doute, maintenant, au coin de la rue des Fontaines. Il s’était approché le plus près possible de la muraille, et son attention, détournée, avait changé d’objet. Quelques paroles, prononcées par le ci-devant jeune homme au paletot blanc et son compagnon, l’avaient frappé.

Il écoutait.

— Vous êtes un excellent garçon, Verdier, disait l’homme su paletot blanc. Soyez tranquille… je me charge de vous faire faire votre chemin dans le commerce.

— C’est que vous m’avez dit cela déjà trois ou quatre fois, monsieur le chevalier, et Dieu sait si j’ai fait fortune !

L’homme au paletot blanc prit un ton paternel :

— De mauvaises habitudes, Verdier, mon enfant ! répliqua-t-il. — Il faut être juste… Vous avez maintenant une tenue passable… mais il n’y a pas longtemps !… je vous parle d’un mois à peine : vous sentiez l’estaminet d’une lieue… et c’est le diable, voyez-vous, quand on sent l’estaminet, il n’y a rien à faire !

— Si on me donnait une bonne place, dit Verdier, je couperais mes moustaches et j’irais dans le monde.

Le chevalier insinua sa main gantée dans la poche de son gilet de satin, et remua négligemment quelques pièces d’or.

— Une bonne place, reprit-il, c’est la moindre chose ; mais vous n’êtes plus à l’âge où l’on se fait commis, Verdier… J’ai mieux que cela : notre maison monte une entreprise…

— C’est que je suis bien las ! interrompit Verdier, je n’ai guère le temps d’attendre… Et s’il faut vous dire la vérité, j’aimerais mieux une centaine de louis de la main à la main que tout cela.

— Vous les aurez, mon ami, vous les aurez… Est-ce que je peux vous refuser quelque chose ?… Mais, dites-moi, êtes-vous bien sur de votre main ?

Verdier leva sa canne et fit plusieurs voltes du poignet.

— Je vais toujours à la salle deux ou trois fois par semaine, répondit-il : d’ailleurs, le petit jeune homme ne sait pas seulement tenir une épée.

Ce fut à ce moment que notre inconnu s’approcha. Quelque chose, dans cet entretien, excitait puissamment son intérêt. Il ne comprenait pas tout à fait et ne savait point de qui l’on parlait, mais il sentait en lui l’invincible désir de savoir…

De son coin, il jeta un regard oblique vers les deux interlocuteurs. L’homme au paletot blanc avait toujours le dos tourné ; l’autre souriait, et son sourire donnait une expression repoussante à sa physionomie.

Au lieu de la franchise d’emprunt qui était naguère sur son visage, c’était maintenant quelque chose de bas et d’avide. Il s’était campé sur la hanche, et sa main continuait d’imprimer au jonc flexible de la badine, des mouvements d’épée. Ce jeu traduisait, pour ainsi dire, la pensée inscrite sur son visage, et lui donnait toute l’apparence d’un spadassin de bas lieu.

— Mais comment avez-vous fait pour l’amener à un duel, s’il ne sait pas se battre ? demandait en ce moment le chevalier.

Verdier haussa les épaules.

— C’est simple comme bonjour ! murmura-t-il. On se fait insulter… et puis vogue la galère !

— Ah !… fit le chevalier d’un ton joyeux ; le petit drôle vous a insulté !…

— Oui, oui, répondit Verdier dont la joue bronzée se couvrit d’un léger incarnat ; c’est au café Piron, dans le quartier latin… Le petit coquin est joueur comme les cartes… je l’ai accusé d’avoir triché… et ma foi, il m’a répondu en me jetant un verre de bière à la figure.

Le chevalier éclata de rire.

— Parlez-moi de cela ! s’écria-t-il, voilà une affaire bien amenée… vous aurez vos cent louis, mon garçon… et, si l’affaire se dénoue comme il faut, je vous réserve une surprise… vous serez content de moi !

Le chevalier tira de son gousset une montre d’or, large et plate comme un écu de six livres.

— Bientôt quatre heures ! reprit-il après l’avoir consultée, je devrais être déjà chez la vicomtesse… et pourtant je voudrais bien savoir quelques détails de plus… C’est à l’épée que vous allez vous battre ?

— À l’épée, répondit Verdier.

— Et dans quel endroit ?

Le bruit des voitures, qui redoubla en ce moment, empêcha notre inconnu d’entendre la réponse de Verdier. L’homme au paletot blanc était dans le même cas, car il répéta sa question.

L’étranger tendit l’oreille.

Mais, cette fois encore, ce fut en vain.

Au moment où Verdier ouvrait la bouche, une voix d’adolescent, vibrante et sonore, s’éleva tout près du trottoir et détourna l’attention de l’étranger.

Un fiacre passait au pas devant la rue des Fontaines ; par la portière ouverte, une tête d’enfant, espiègle et charmante, se penchait au dehors. C’était un visage délicat et fin, entouré de cheveux blonds si beaux et si doux, qu’on les eût voulus sur un front de vierge. Sous cette parure presque féminine, il y avait des yeux hardis et mutins, qui cachaient à demi leur azur foncé sous de longs cils de soie. Une bouche rose au sourire franc et insoucieux, des joues pleines qui gardaient le velouté de l’enfance sous une légère couche de pâleur, fruit précoce de quelques jours de fatigue ou de quelques nuits de plaisir.

À voir cette gracieuse figure, encadrée par la fenêtre brune du fiacre, on eût deviné, par derrière, un joli corps de femme, sans la moustache blonde qui corroborait le témoignage du costume masculin, indice parfois menteur en temps de carnaval.

C’était bien un jeune garçon. Il pouvait avoir dix-huit ans, tout au plus, et, parmi sa grâce féminine, on apercevait déjà comme un reflet de la mâle beauté qui allait lui venir.

Sa voix s’était élevée pour appeler son cocher, assourdi par le bruit de la rue.

— Arrêtez ici ! cria-t-il à plusieurs reprises ; arrêtez !

Le chevalier et son compagnon étaient trop occupés pour que cet incident pût les distraire. Si l’étranger lui-même tourna la tête, à cette voix entendue tout à coup, ce fut assurément par hasard.

Mais, dès que son œil eut rencontré le charmant visage de l’adolescent, sa physionomie s’émut et son regard se troubla. Une rougeur subite envahit sa joue pâle, et il fit un mouvement involontaire comme pour s’élancer en avant.

Quelle que fût la source de cet intérêt inexplicable, l’étranger se contint en ce premier moment et reprit son immobilité froide ; mais la conversation de l’homme au paletot blanc et de Verdier glissait désormais comme un murmure vain sur son oreille inattentive.

Le fiacre s’était arrêté enfin à quelques pas de lui ; l’adolescent mit pied à terre sans le secours du cocher, et gagna le côté opposé de la rue. Il portait dans ses bras un paquet volumineux.

L’étranger jeta un regard de regret vers les deux interlocuteurs de la rue des Fontaines, dont la conversation, surprise, avait excité d’abord si puissamment sa curiosité. Un instinct secret semblait le retenir auprès d’eux ; mais un instinct plus fort l’entraînait en sens contraire.

Il s’élança sur les pas du bel adolescent, dont la taille fine et gracieuse se perdait déjà dans la foule.

Ce dernier tournait l’angle des maisons qui bornent l’enclos du Temple, au moment où l’étranger franchissait la ligne des voitures et traversait la chaussée.

L’étranger atteignit l’enclos du Temple à son tour ; deux secondes suffisaient maintenant pour franchir l’intervalle qui les séparait encore.

Le bel adolescent tenait son paquet à deux mains, et s’engageait dans le couloir central qui coupe le marché dans sa longueur.

À cet instant, la dame voilée que nous avons vue abandonner son coupé au coin de la rue Phélippeaux, sortait de la boutique de madame Batailleur et quittait le carré du Palais-Royal. Le chemin qu’elle avait à suivre pour regagner son équipage la conduisait successivement à la rencontre du jeune homme au paquet et de l’étranger.

Dès qu’elle aperçut le premier, qui s’était arrêté pour la regarder avec toute l’indiscrétion d’un enfant, elle fit un brusque détour et pressa le pas.

Ce mouvement n’était pas de nature à diminuer l’attention de notre jeune homme, qui fut sur le point de rebrousser chemin et de courir étourdiment à sa poursuite.

Mais un regard jeté sur le paquet qu’il portait à la main changea le cours de ses idées.

— C’est bien sa tournure, pensa-t-il ; mais il y a tant de tournures qui se ressemblent !… et puis, ajouta-t-il en souriant, ce n’est pas au Temple que les femmes comme elle viennent faire leurs emplettes !…

Il entra dans le marché, tout satisfait de cet argument.

La dame voilée et l’étranger allaient se croiser.

Les grands yeux noirs de la dame avaient de ces regards subtils qui savent se glisser sous le masque et voir à travers tout obstacle.

Bien que le haut collet du manteau de notre voyageur cachât presque entièrement son visage, elle s’arrêta tout court au-devant de lui. Il voulut se détourner et passer outre ; mais elle lui prit le bras de sa petite main gantée, et sa petite main était forte.

— Je ne puis pas me tromper deux fois de suite !… murmura-t-elle en le regardant toujours fixement : — Monsieur le baron de Rodach ?…

Le voyageur dissimula un geste de surprise et s’inclina en signe d’affirmation.

La dame souleva son voile.

— Ne me reconnaissez-vous pas ?… dit-elle.

Le baron parcourut du regard le joli visage que nous avons décrit naguère. C’était évidemment la première fois qu’il la voyait.

Néanmoins il ne répondit pas tout de suite.

La dame frappa du pied avec impatience.

— Eh bien !… fit-elle en fronçant le sourcil.

Le bon plaisir de M. le baron de Rodach n’était point de laisser paraître son ignorance. Il prit la petite main gantée et la serra doucement entre les siennes.

La dame eut un sourire adouci.

— Le lieu n’est pas convenable pour une explication, reprit-elle ; et je veux savoir le motif de votre long silence… De deux à quatre heures, M. de Laurens est à la Bourse…

À ce nom de Laurens, la physionomie du baron resta calme ; mais son cœur eut un battement.

La jolie dame baissa son voile.

— Venez à cette heure, ou à une autre… car mon mari n’est plus jaloux.

L’accent qu’elle mit à prononcer ces derniers mots était étrange. On y pouvait deviner de longues et patientes luttes, la perfide victoire de la femme et le profond malheur d’un homme…

Elle fit un léger signe de tête et s’éloigna en disant : À demain.

Le baron la suivit un instant du regard, tandis qu’elle se glissait dans la foule. Un éclair s’était allumé au fond de son œil.

— Madame de Laurens !… murmura-t-il, la fille aînée de Mosès Geld !