Baudinière (p. 335-344).

XXI

Dans lequel Hardigras ressuscite

À cette heure même, M. Hyacinthe Supia, heureux de sa journée et se frottant les mains, rentrait chez lui, après s’être offert, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, un petit extra en ville.

Il trouva sur son bureau son courrier. Il commença de l’ouvrir avec assez d’indifférence quand, tout à coup, ses regards se fixèrent sur certaines lettres majuscules qu’il n’avait plus l’habitude de trouver sur sa table depuis un certain temps.

Il tressaillit. D’où venait cette correspondance ? D’outre-tombe sans doute, puisque Hardigras était mort ? Il déchiffra le timbre la sueur au front. Cela venait de la Fourca.

Fort énervé, il arracha l’enveloppe. Ce papier était couvert de fatales majuscules et voici ce qui s’y trouvait écrit. Le texte, du reste, en a été publié au moment du procès en cour d’assises :

« Monsieur Supia, vous avez sans doute oublié la commission que j’avais chargé Titin de vous faire lorsqu’il ramena chez vous Mlle Agagnosc. Il vous avertissait que, quels que fussent les événements, il ne devait plus jamais être question du mariage de Mlle Agagnosc avec le prince Hippothadée et que vous répondiez de cela sur votre tête et sur celle de tous les vôtres. Aujourd’hui, de par vos manœuvres, Mlle Agagnosc est devenue princesse de Transalbanie, pour son malheur et pour le vôtre, monsieur Supia. Hardigras n’a jamais manqué à sa parole. »

M. Supia se dressa tout tremblant sur ses longues jambes. Il ramassa son courrier, qu’il fourra fébrilement dans sa poche et sortit comme un fou.

Il courut aux sous-sols.

— La voiture de la Fourca est-elle partie ? clama-t-il.

— Pas encore, elle est encore en train de charger, lui répondit-on.

— C’est bien ! dites à Castel que je pars avec lui.

Cette voiture était une grande auto de livraison qui parcourait toute la campagne entre la Fourca, Grasse et la Vallée du Loup. Elle chargeait tard toutes les commandes de la journée. Castel, le chauffeur, ne venait prendre ses colis qu’après dîner.

Elle arrivait à la Fourca vers les onze heures du soir, Castel la garait à la Patentable, où il couchait dans les communs, derrière la villa.

Il avait une clef spéciale ouvrant la grande porte fermière et personne ne s’occupait jamais de lui. La Ciaosa n’avait même pas l’occasion de le voir. Dès la première heure, il commençait ses livraisons et se trouvait de retour à Nice le soir avant dîner. Ce livreur resta tout à fait ignorant de ce qui avait pu se passer les jours précédents et de ce qui allait se passer cette nuit-là à la Patentaine.

Dans les sous-sols, la fièvre de M. Supia se calma un peu. La fraîcheur qui lui venait du dehors par le soupirail où passaient les ballots destinés à Castel lui fit grand bien. Il se raisonna. Son effroi avait été instinctif. Il croyait si bien que c’en était à jamais fini avec Hardigras !

Il se retira dans un coin et, à la lueur d’une lanterne, il relut son courrier. Qu’y avait-il encore découvert ? Cette fois, il ne l’acheva pas. Il se précipita sur les employés. Jamais ceux-ci ne l’avaient vu dans un état pareil.

Il en bouscula, mit lui-même la main à l’ouvrage, sortit, bondit sur le siège à côté de Castel et lui cria :

— En route ! et donne tout ce que tu peux !

La voiture partit en vitesse.

Une heure plus tard, elle arrivait sur le plateau au bout duquel se dressait le rocher de la vieille Fourca. Une lueur d’incendie découpait sur le ciel la tour, la porte haute, et, au-dessous, l’écroulement des cubes des petites bâtisses, tassées, dressées les unes sur les autres comme si elles montaient à l’assaut de ce qui restait du château. Cette lueur était à la base et venait de la Fourca-Nova.

— Christo ! râla le « boïa », ne dirait-on pas que cela vient de la Patentaine ?

— Non, fit Castel. La Patentaine est plus sur la droite.

— Qu’est-ce qu’il s’est donc passé ? demandait le Supia, au comble de l’angoisse.

Castel ralentit, car le chemin devenait mauvais.

— Est-ce qu’on sait ? Depuis cette affaire de Titin, ils sont tous devenus enragés ! Vous savez que Nathalie a disparu ?

— Je m’en f… ! grinça le « boïa ».

— Moi aussi, répliqua Castel, mais c’est pour vous expliquer. L’autre jour, des gens de la Torre, menés par le Bolacion, se sont rencontrés avec Giaousé et sa bande. Il faut que Giaousé se déclare enchanté du départ de Nathalie. Le Bolacion s’est mis à plaisanter, méchamment, comme à son habitude, et il a fait entendre que Nathalie avait bien choisi son moment pour disparaître, le moment où Titin avait disparu lui-même.

— Bon à savoir ! fit le « boïa ». Tu ne pourrais pas aller plus vite ?

— Tenez-vous aussi à ce que je vous casse la figure ? J’en reviens au Giaousé et au Bolacion. Il n’en a pas fallu davantage. On s’est fichu des coups. Ceux de la Fourca ont eu le dessous. Hier, la maison du Bolacion a brûlé à la Torre. C’était peut-être un accident. On dit que c’était une vengeance de ceux de la Fourca. Et aujourd’hui, c’est la Fourca qui brûle. Un pays si tranquille depuis des années. Tout ça, c’est la faute à Titin. Le malheur est qu’on ne sait pas où tout cela s’arrêtera ! Pendant ce temps-là, il doit rigoler, lui et sa Nathalie !

— Tais-toi, Castel ! Tais-toi, malheureux ! Ne dis jamais des choses pareilles, ce Titin est terrible. Il m’a déjà fait bien du mal et je crains qu’il ne m’en fasse encore, hélas !

— Oui, patron. Je vois qu’il y a quelque chose. Vous m’avez l’air bien inquiet !

— Castel ! regarde comme cela flambe là-bas ! Entends-tu le tocsin ?… Oh ! c’est sinistre !

C’était sinistre, en effet, ce paysage nocturne qu’une flamme plus haute surgie de l’horizon arrachait à son repos et à son obscurité. Alors apparaissaient des rocs embrasés, de vieilles murailles, un coin de tour qui semblait achever de se consumer… Tandis qu’au premier plan, des groupes tordus d’oliviers découpaient leurs ombres désespérées et que les figuiers aux doigts crochus penchaient sur la route rose leur torture noire. Et au-dessus de tout cela la voix lugubre du tocsin de la Fourca auquel répondaient de tous les coins du plateau et de la vallée d’autres bronzes lointains qui pleuraient la désolation de l’heure.

Le « boïa » et Castel s’étaient tus. La voiture elle-même semblait hésiter à s’enfoncer davantage dans ce chaos fantasque. Soudain, le « boïa » fit :

— Entends-tu ces cris ? Tu es sûr que ce n’est pas autour de la Patentaine ?

— Mais non ! mais non, patron ! Vous savez bien que la route fait un coude, là-bas. C’est ce qui vous trompe.

— Quand je pense que ma femme et ma fille sont là-bas !

— Si c’est ça qui vous inquiète, rassurez-vous ! Je connais les gars de la Fourca, ils ne s’attaqueraient pas à des femmes !

— N’importe ! je n’étais pas tranquille. J’ai demandé à tout hasard au prince Hippothadée d’aller les rejoindre. On peut dire de lui ce qu’on voudra, mais il est brave !

— Je ne pourrais pas vous renseigner, patron, je ne le fréquente pas.

— Es-tu armé, Castel ?

— Moi, un revolver ? Dans ce pays-ci, pour quoi faire ? En ce moment ils ont des affaires entre eux, et c’est très embêtant pour tout le monde ! Mais comme je ne me mêle pas de leurs histoires, je n’ai pas de raison de m’en faire.

— Moi, je suis toujours armé.

— Ah ! vous, c’est autre chose ! Vous avez des ennemis.

— Je sais bien que, dans ce pays-ci, on ne m’aime pas ! Aussi j’y viens le moins que je peux. Et cependant je ne leur ai rien fait… Mais Titin les a montés contre moi.

Là-bas, la rumeur grandissait. On percevait même des cris, de subites clameurs.

— Arrête, Castel ! Entends-tu ? dit le « boïa » les yeux hors de la tête.

— Oui, il y a du grabuge.

— Écoute, écoute donc ! On dirait qu’ils crient : « À mort ! » Écoute donc… Castel ! Est-ce qu’ils ne crient pas « À mort le « boïa » !

— En voilà une idée !… Et puis, nous le saurons bien quand nous serons là-bas ! Je sais bien qu’il y en a qui racontent que c’est vous qui payez ceux de la Torre pour leur causer des ennuis. Mais je leur ai dit que ce n’était pas dans votre genre, que vous ne sortiez pas votre argent comme ça !

— Ah ! s’il n’y avait pas là-bas ma femme et ma fille !

— Je remets en marche. C’est pas la peine d’être venu si vite…

— Tu es sûr qu’ils te laisseront passer ?

— Sûr comme vous êtes là !

— Eh bien ! moi, j’en suis moins sûr que toi, justement parce que je suis là !

— Vous voulez peut-être que je vous descende ?… En tout cas, vous savez, je ne vous reconduis pas à Nice. J’ai mon travail demain matin !

— Écoute, Castel, tu vas m’enfermer à l’intérieur de la voiture, et tu n’ouvriras que lorsque nous serons rendus à la Patentaine.

— Vous avez peut être raison.

Le « boïa » descendit, se fit enfermer avec les ballots, et Castel lança à nouveau sa voiture sur la route. Il voulait rattraper le temps perdu, L’incident ne le préoccupait pas outre mesure. C’était un gars encore jeune, peu impressionnable. Il avait fait la guerre et il ne songeait maintenant qu’à faire l’amour. Or, cette nuit-là, il avait un rendez-vous à la Fourca (comme il a été établi au procès).

Quand il pénétra dans le faubourg, il put tout de suite se rendre compte que, non seulement toute la Fourca-Nova était en rumeur, mais encore que toute la haute ville était descendue. Il eut assez de peine à se frayer un chemin. Au tournant de la, route, il vit la bâtisse de la mère Bibi qui achevait de flamber. La vieille pleurait à quelques pas de là, assise sur une pierre, entre ses deux chèvres qui se serraient contre elle comme pour la consoler. On ne savait pas comment cela avait pris. La petite épicerie avait flambé comme une allumette avec toutes les belles peintures de Titin.

Tous ceux de la Fourca, autour d’elle, étaient dans une rage indescriptible. Quand ils reconnurent l’auto de livraison de la « Bella Nissa », ce ne fut pas long, car ils mettaient la catastrophe sur le compte des ennemis de Titin en tête desquels venait le « boïa ».

Ils se ruèrent sur la voiture, jetèrent sur la route Castel et poussèrent l’énorme véhicule dans le brasier. Castel hurlait comme un fou des paroles que l’on ne comprenait pas… Tout à coup les deux parois du fond s’ouvrirent, défoncées, et l’on vit surgir de là une figure effrayante. Le diable n’est pas plus laid : « Le « boïa » !

Il sauta n’importe où pour échapper aux flammes.

Il tomba dans cent bras qui le rejetaient à l’enfer. Et il y serait retourné pour n’en plus sortir si quatre hercules ne l’avaient tiré de là à temps, le protégeant contre la folie populaire. C’étaient Aiguardente, Tantifla, Tony Bouta et Pistafun.

Pistafun, qui disposait non seulement d’une grande puissance de biceps mais d’une force vocale peu commune, parvint à dominer le tumulte :

— Avaï ! hurla-t-il. Cela ne fait besoin d’un brouillamini pareil ! Le « boïa » appartient au Bastardon ! Notre Titin saura faire sa besogne tout seul.

Il y eut bien quelques murmures, mais sans attendre l’avis de personne, les quatre compagnons, jouant des coudes, sortirent le « boïa » de la mêlée, plus mort que vif, et allèrent le reconduire jusqu’à la Patentaine où ils sonnèrent et frappèrent grands coups. Mais personne ne venait ouvrir. Alors le « boïa » se rappela qu’il avait ses clefs. Il ouvrit la grille, la referma en oubliant de remercier ces messieurs, passa le long de la loge derrière les carreaux de laquelle il eût pu apercevoir la figure spectrale de la Cioasa que les cris du dehors et les reflets de l’incendie avaient retenue chez elle et qui n’aurait pas ouvert pour un empire. Puis il arriva, hagard, à la villa, où il pénétra.

Il tâtonna, ouvrit une porte qui était celle du salon et avança encore de quelques pas. Soudain il fit un bond en arrière. Il venait de rencontrer quelque chose… quelque chose… un obstacle qui cependant avait cédé et était revenu sur lui, un « obstacle sans résistance ». Il se demanda s’il n’allait pas devenir fou. Il n’osait avancer, il n’osait appeler.

Quelques secondes interminables s’écoulèrent.

Puis il pensa que les incidents de tout à l’heure lui avaient un peu troublé la cervelle. Il se rappela qu’il avait un briquet dans sa poche. Il le sortit en tremblant. Ce n’est qu’au troisième essai qu’il parvint à en faire jaillir une lueur. Aussitôt un cri rauque lui déchira la poitrine, le briquet lui échappa des mains et il roula sur le tapis.

Une demi-heure plus tard, un homme bousculait tous ceux qui se pressaient encore autour des débris fumants de la masure de la vieille Bibi. Il arrivait au maire et l’entraînait avec lui, proférant des propos incohérents d’où l’on ne retenait que ces mots : « Épouvantable… malheur épouvantable ! »

C’était Hippothadée qui faisait figure de fou.

Certains le reconnurent. Tous entrèrent à la Patentaine derrière le maire et lui.

Quand ils arrivèrent dans le salon qu’éclairait une lampe près de laquelle se tenait la Cioasa changée en statue de la terreur, un terrible cri s’échappa du groupe qui s’écrasait à la porte. Le Petou lui-même eut un mouvement comme pour s’enfuir.

Voici le spectacle :

Sur un fauteuil où il semblait avoir été jeté comme un pantin détraqué, bras ballants, tête pendante, yeux mi-clos, le « boïa » ; sur le divan, la forme évanouie, roulée dans un peignoir de nuit, de Thélise. À l’embrasure d’une fenêtre, au bout d’une cordelette, le cadavre pendu de la petite Caroline, portant au clou un carton avec cette inscription : « Tu l’as voulu, « boïa » ! signé : « Hardigras ! »