Illustrations par René Lelong.
Lectures pour tous.

LE FER QUI MEURT

NOUVELLE
PAR R. BIGOT

*
Devant le soudain effondrement de la puissance allemande, qui n’a eu l’impression d’un résultat foudroyant dû à quelque cause inconnue de nous ? C’est cette impression qu’a su rendre d’une façon singulièrement saisissante l’auteur de cette curieuse nouvelle — à la fois merveilleuse et scientifique — qui reçoit de la catastrophe allemande une étrange valeur de symbole.

Depuis quarante-huit heures, le lieutenant Jacques ne s’était pas reposé un instant. Dès le début de l’attaque menée violemment par l’ennemi, sa batterie, installée non loin des premières lignes, avait été prise particulièrement à partie par l’artillerie adverse ; il était resté seul survivant des officiers, avec un effectif réduit de près de moitié. Les ordres étaient impératifs ; il fallait, coûte que coûte, continuer les barrages sous la grêle des 210 et des 150. Avec son air habituel détaché d’ici-bas, le lieutenant allait d’une pièce À une autre, inspectant ses hommes, donnant un conseil lorsqu’un incident menaçait d’arriver le tir ; rien ne paraissait l’émouvoir, et son calme imperturbable trempait mieux le courage de ses soldats que des discours plus ou moins nerveux. De temps en temps il passait à son trou prendre connaissance des nouvelles que, grâce à un appareil récepteur de fortune de T. S. F. qu’il avait installé, il pouvait recevoir.

Les bonnes nouvelles étaient transmises par lui directement à ses hommes et il portait personnellement à chaque pièce les nouveaux éléments du tir lorsque les ordres lui enjoignaient de changer d’objectif.

Mais sa résistance physique était ce soir-là à bout ; il s’en aperçut à la lecture d’une communication lui disant

« Attaque ennemie définitivement échouée. Sur premier objectif une rafale tous les quarts d’heure. Mesures sont prises pour vous ravitailler vers 23 heures et évacuer vos blessés. Votre tir a été très efficace. »

Il fit alors une dernière tournée répandant ces lignes consolantes, donna quelques ordre, et s’en fut vers sa paillasse, se sentant harassé.

Le lieutenant Jacques n’était pas né pour faire un militaire. De santé plutôt délicate, répugnant à tous les exercices violents, il ne se sentait vivre que dans le laboratoire de recherches où il était entré aussitôt la fin de son instruction scientifique. Il s’estimait heureux d’avoir pu pénétrer d’emblée dans l’une des trop rares grandes industries françaises ayant compris l’importance technique, économique et morale de ces laboratoires de recherches, si développés dans certains pays industriellement plus jeunes que la France.

Il avait trouvé sa voie et, rapidement, avait rendu des services appréciés. Lors de la déclaration de guerre, officier de complément, il rejoignit son régiment. Patriote et scrupuleux, il fit son devoir sans ostentation ; celui-ci ne lui demandant qu’un travail cérébral qui n’était qu’un jeu pour lui, il sut assumer ses fonctions, tout en laissant son esprit travailler dans des sphères bien plus hautes.

Naturellement ses préoccupations scientifiques s’étaient orientées vers les moyens de guerre et il avait, maintes fois, étonné ses camarades en leur décrivant, un an et plus avant qu’ils ne fassent leur apparition, de nouveaux engins qui lui semblaient devoir s’imposer. Il répétait volontiers que les moyens de faire la guerre étaient, en somme, bien réduits. Les adversaires en présence n’utilisaient que des engins d’action locale peu étendue qui, pour produire de l’effet, devaient être employés en nombre considérable.

Pour abattre rapidement l’Allemand, il fallait pouvoir l’atteindre, sur ses milliers de kilomètres de front, sur les arrières de ses innombrables armées, sur son territoire même, par une catastrophe générale comparable à ce qu’était une épidémie de peste ou de choléra à ce qu’était le virus bocho-maximaliste pour l’ancienne Grande-Russie, à ce qu’était la torpille pour le paquebot sans défense. Mais ces points de comparaison ne fournissaient aucune donnée pour résoudre le problème. La création d’une épidémie général en Allemagne était impossible ; elle répugnait d’ailleurs au caractère français, d’autant plus que l’Allemand avait déjà essayé de l’employer.

Quant à la décomposition intérieure provenant de la politique, il n’y fallait pas songer toute l’histoire de l’Allemagne était là pour prouver que le peuple allemand était fait pour obéir, il ne pouvait être que le bras, il avait besoin que ses gouvernants pensent pour lui !

Utopie aussi que de rêver de faire sauter tout le pays ennemi comme un pauvre navire !

Et le lieutenant Jacques s’abîmait dans des réflexions profondes à la recherche du procédé qui, d’un seul coup, désarmerait complètement l’ennemi abhorré.

Peu à peu, il se produisait dans son esprit de subites et étranges lueurs, des rapprochements inattendus entre des expériences faites par lui sur la contexture et la fragilité des métaux et de curieux et anormaux phénomènes électriques qu’il s’était promis d’approfondir dans l’avenir.

Il força son cerveau à suivre parallèlement ces deux questions et une idée de génie se cristallisa lentement dans son esprit.

Pendant l’attaque effrayante qui fut repoussée en grande partie grâce à la conduite de sa batterie, il lui sembla que cette idée prenait définitivement corps.

Et, s’étendant sur son lit de paille, il se dit : « J’ai trouvé », puis il se crut la force de réfléchir. Mais la fatigue physique le dominait ; il murmura : « C’est cela, j’écrirai au Président du Conseil », puis, terrassé, il tomba dans un profond sommeil.

*

Le lieutenant Jacques, de la 3e batterie du 10e régiment d’artillerie.

À M. le Président du Conseil des ministres.

J’ai honneur de vous informer que j’ai découvert un moyen de guerre inédit, capable, en quelques heures, de provoquer sur l’ensemble des territoires ennemis une catastrophe sans précédents, devant amener à merci nos adversaires. Le procédé demande :

Un matériel nouveau assez important mais nullement extraordinaire ;

Un ensemble de mesures, faciles à prendre, à appliquer en même temps sur tous les fronts et sur les frontières neutres, mais dont l’exécution stricte est une condition vitale pour protéger les Alliés contre une catastrophe identique à celle qui doit être provoquée chez les empires centraux ;

Une discrétion absolue, car l’ennemi informé du projet pourrait, non seulement diminuer l’importance du résultat, mais le supprimer complètement par un moyen très simple ;

Une coordination étroite avec la stratégie générale qui devrait, certainement, modifier les plans actuellement décidés.

Pour toutes ces raisons, le recours à la voie habituelle serait absolument inopérant ; le nombre et la nature des questions soulevées exigeraient l’examen de ma proposition par un grand nombre de commissions et de bureaux qui seraient dans l’impossibilité absolue de se mettre d’accord avant que, par l’un de ces moyens détournés que nous ignorons mais que nous sentons, l’ennemi ne soit au courant de l’idée et n’y fasse la parade simpliste à laquelle j’ai déjà fait allusion.

J’ajoute que tous les préparatifs d’exécution ne pourront donner ni à nos agents, ni à l’ennemi s’il arrivait à les connaître, aucune indication sur le but poursuivi.

Un seul homme, en France, peut examiner l’ensemble de ces questions et en décider. Cet homme, c’est vous, Monsieur le Président du Conseil.

L’opinion a porté votre énergie au pouvoir ; je viens lui présenter l’occasion de s’en servir pour le plus grand bien du pays.

Lieutenant JACQUES.

Le cabinet militaire de la Présidence du Conseil, auquel fut envoyée cette lettre, n’y attacha que peu d’importance ; néanmoins des renseignements furent demandés sur cet officier si peu respectueux de la voie hiérarchique,

Ils arrivèrent tels que le scepticisme de l’entourage du Premier fut ébranlé et que, pour éviter toute gaffe, la lettre fut présentée au Président du Conseil : celui-ci ordonna qu’un officier supérieur se rendrait immédiatement près du lieutenant Jacques et lui demanderait le principe de son projet et quelques détails pour pouvoir juger si la proposition méritait une étude.

Cet officier revint vite.

Le lieutenant avait répondu simplement que, sur son honneur, il garantissait la véracité de ce qu’il avait avancé, mais que, pour les raisons indiquées dans sa lettre, il n’exposerait son projet qu’au Président du Conseil en personne. De sa courte mission, de l’impression que lui avait causée Jacques, des conversations qu’il avait eues avec ses chefs militaires, avec le directeur de la Société qui l’employait avant la guerre, l’officier rapportait la conviction que la proposition ne pouvait être écartée de plano. Le Premier téléphona au G. Q. G. de prescrire au lieutenant Jacques de venir le voir.

La première entrevue du grand politicien à la vue nette et claire, à l’inébranlable volonté et du jeune savant calme et résolu, fut une rapide passe d’armes :

« Monsieur, vous m’avez envoyé cette lettre : vous avez refusé des explications à l’officier supérieur que je vous ai dépêché. Je veux croire que vous n’avez pas fait là œuvre de plaisanterie et que vous avez réfléchi que faire perdre du temps à celui qui concentre dans ses mains l’énergie et la volonté de la France, c’est presque un crime.

« Exposez-moi rapidement votre projet.

— Monsieur le Président, ce n’est pas encore le moment ; je vous l’exposerais que vous n’y croiriez pas ; il me faut d’abord vous prouver que l’idée fondamentale est résolue, et je dois commencer par une expérience. »

Il sortit de sa vareuse une petite boîte grande comme une lampe électrique de poche

« Avec ceci, continua-t-il, en empruntant pendant quelques secondes un courant électrique juste suffisant pour allumer une ampoule ordinaire, je détruirai le monde.

« Vous hochez la tête, Monsieur le Président, vous vous demandez si je ne suis pas fou ! Venez avec moi jusqu’à un endroit où je pourrai, sans dommage, exercer mon expérience, vous verrez, vous croirez et, après, vous entendrez et comprendrez mon projet. »

Le Président demanda une communication téléphonique :

« Colonel, n’avez-vous pas dans votre arsenal un vieux bâtiment qui vous gêne et que vous voudriez voir disparaître ?… Bien… alors j’irai vous voir demain. »

Au moment où il allait raccrocher le récepteur, le lieutenant Jacques fit un geste :

« Pardon, Monsieur le Président, quelques précautions préalables sont indispensables à prendre ; voulez-vous me permettre de les indiquer devant vous ? »

Sur un signe affirmatif, Jacques par téléphone donna quelques instructions. La communication terminée, le Président déclara :

« Alors Monsieur, nous partirons d’ici, demain à 10 h. 30. »

Le lendemain, à dix heures et demie précises, le Président du Conseil et le lieutenant montaient dans une automobile qui les conduisait à un arsenal situé dans la grande banlieue de Paris. Jacques s’assurait minutieusement que les instructions prescrites avaient été prises. Satisfait de son examen, il revint vers le Premier qui s’entretenait avec le colonel directeur.

« Monsieur le Président, je suis prêt.

« Mon colonel, vous connaissez les conditions ; revenez dans une heure, vous pourrez constater que ce bâtiment ne vous gênera plus ! »

Sur un signe d’assentiment du grand maître, le colonel s’en alla. Une heure après, quand le colonel revint, il ne restait du grand hangar qu’une couche de poussière. Le Président, dans l’attitude d’une profonde réflexion, fixait démesurément l’amas qui se trouvait à ses pieds ; le lieutenant Jacques prenait paisiblement des notes. L’arrivée du directeur de l’arsenal les rappela à la réalité.

Le Président montra au colonel ce qui restait du grand édifice, d’un air qui voulait dire : « Comment cela s’est-il fait ? Je ne sais pas ! » puis il s’adressa à Jacques

« C’est prodigieux ce que vous venez de faire, mais je n’en conçois pas l’application à la guerre. Je ne comprends pas !

— Maintenant, je pourrai vous expliquer, Monsieur le Président. »

Quelques jours après, le lieutenant était demandé à la Présidence.

« Monsieur Jacques, comme vous l’aviez pressenti, ma décision est prise ; nous allons tenter cette opération extraordinaire ; le triomphe de la civilisation et de l’humanité la justifie.

« Mais je ne dois pas être seul au courant.

« Pour porter tous ses fruits, votre action doit être intimement liée à celle de nos armées et ce n’est pas moi qui les commande.

— J’y ai pensé. Comme vous avez enfin réussi à convaincre tous les Alliés de nommer un généralissime unique, c’est ce dernier qu’il faut prévenir. Nous trois seuls au courant, sans en dire un mot à qui que ce soit, c’est le triomphe assuré. J’ai apporté un plan d’organisation de l’exécution tel, que tous ceux qui y seront mêlés ne pourront se douter de l’œuvre qu’ils préparent.

— C’est mon avis, aussi ai-je convoqué le commandant en chef. »

En disant ces mots le Président ouvrait la porte donnant dans un petit salon de son cabinet. Les portes bien closes, les trois personnages restèrent en conférence pendant une demi-journée.

L’offensive alliée à laquelle on s’attendait n’eut pas lieu, toutes les armées reçurent l’ordre de se tenir sur une stricte défensive, bornant leur action à maintenir l’ennemi en haleine par un harcèlement ininterrompu des premières lignes et des arrières. Mais des concentrations considérables de camions automobiles, de matériel divers étaient réalisées non loin des lignes, ainsi que de grands amas de munitions et d’approvisionnements de toutes sortes.

Le Président du Conseil eut, politiquement, un mal énorme à se défendre contre les reproches d’inaction ; il répétait sans cesse : « Nous attendons notre heure », et s’autorisait des décisions du généralissime qui, nommé par tous les Alliés, était à l’abri des mouvements d’humeur des parlementaires.

Pendant ce temps, Jacques travaillait. À la frontière suisse et en trois points du front occidental, il amenait des lignes de courant électrique empruntées aux plus grandes centrales voisines. Il faisait construire des appareils électriques bizarres, ne ressemblant en rien à ceux connus jusqu’à ce jour ; ces appareils étaient montés dans des abris blindés édifiés à l’extrémité des nouvelles lignes.

Des équipes de sapeurs procédaient à des manœuvres diverses sur le front.

Après quelques mois d’un travail intensif, Jacques, au cours d’une réunion avec ses deux hauts collaborateurs, leur déclara

« Je suis prêt. Il est certain que toutes les précautions sont prises sur les fronts franco-anglo-belge-américain, italien et grec ; sur notre front on a réussi en trois points, en profitant de cours d’eau, à établir les trois raccords nécessaires. Si l’ordre est lancé de fermer, dans les formes convenues, la frontière suisse tant du côté français que du côté italien, le cataclysme pourra être déclenché dans quarante-huit heures.

« Une demi-heure après ce déclenchement, les observateurs du front, les saucisses et les avions qui seront prévenus des phénomènes à saisir, nous renseigneront sur la réussite ou non de ce premier acte ; il faut en effet prévoir que les dispositifs établis à grand’peine sur le front ont pu être détériorés ; si le résultat est négatif, nous serons alors obligés de lancer la catastrophe à travers la Suisse ; dans ce cas vous savez les mesures prises pour limiter les dommages et celles devant permettre à nos voisins de remédier au bouleversement général qu’ils vont subir.

« Si au contraire, comme il faut l’espérer, le résultat est bon, nos émissaires agiront dans le sens convenu pour obliger la Suisse à prendre les mesures qui la sauvegarderont ; d’ailleurs des hommes de confiance sont répartis en des points choisis où, même indépendamment du Gouvernement fédéral, ils pourront procéder aux simples opérations qui mettront le pays à l’abri de toute contagion. C’est ce système qui sera employé en Hollande et au Danemark. La France aura fait le maximum d’efforts pour que ceux qui ne sont pas intervenus dans la lutte, n’aient pas à souffrir du rude coup que ses adversaires vont recevoir.

« Chez l’ennemi ce sera foudroyant ; il ne pourra exécuter la parade de sauvetage ; sa fameuse organisation si méthodique ne lui permet pas de comprendre rapidement les choses nouvelles et de prendre de suite les décisions qui s’imposent ; l’imprévu est pour lui un obstacle terrible qui l’arrête, qui l’oblige à un effort cérébral laborieux, qui nécessite des consultations pour faire rentrer l’anormal dans un cadre prévu ; il n’aura pas encore saisi l’ensemble de la situation que notre œuvre sera achevée.

« Les escadrilles d’avions de reconnaissance nous tiendront au courant des progrès du désastre… Alors, Monsieur le maréchal, ce sera à vous de terminer la tâche ! »

Jamais le lieutenant Jacques n’avait tenu un aussi long discours ; c’est que, malgré tout son calme, la grandeur et l’épouvante de ce qui allait se produire sur un geste de lui l’avaient quelque peu surexcité !

Pendant quelques instants le silence régna entre les trois hommes dont dépendait le destin du Monde.

Les méditations terminées, ils fixèrent d’un commun accord les détails ultimes de la mise à exécution du gigantesque projet. Au moment de se quitter, le souvenir qu’ils ne se reverraient « qu’après », c’est-à-dire au lendemain d’une victoire éclatante, fit qu’ils se rapprochèrent et, émus, s’embrassèrent fraternellement. Peu de jours après cette entrevue, le front allié était en rumeur ; il paraissait se passer quelque chose de grave chez les Boches ; on percevait des incendies dans les grosses agglomérations ; des dépôts de munitions sautaient ! Les aviateurs rapportaient qu’ils constataient un arrêt absolu des circulations sur voies ferrées.

Les communiqués, mettant les choses au point, signalaient qu’un grand nombre de destructions étaient visibles sur tout l’arrière de l’ennemi ; puis ces communiqués se multipliaient, mettaient le monde entier au courant d’un cataclysme extraordinaire qui envahissait les pays ennemis ; les ruines, les incendies s’étendaient, gagnaient Berlin, Vienne, jusqu’à Constantinople ! Un sentiment de surprise qui devient vite de la stupeur, puis se change en rage, en désespoir inouï, s’empare de l’Allemand et de ses alliés.

De l’autre côté du front, les premières nouvelles sont accueillies avec calme, on se méfie un peu de tout ce qui paraît surnaturellement favorable ; mais les événements se précipitent ; l’épidémie terrible qui ravage les empires centraux est enregistrée pas à pas ; une joie folle s’empare de tous ; les gens s’abordent dans les rues, s’embrassent, pleurent de joie… les tombes des « Morts pour la France et les Alliés » sont fleuries et l’on vient dire tout haut aux chers disparus « Vous êtes vengés ! ».

Puis la grande nouvelle attendue éclate comme un coup de tonnerre : tout le front s’ébranle, les Français, les Anglais, les Américains, les Italiens, les Serbes et les Grecs foncent en avant, réduisent à néant les rares résistances d’un ennemi complètement démoralisé ! Que s’était-il donc passé ?

Trois jours après la dernière réunion de ceux qui allaient sauver le monde civilisé, le général von Schünburg arrivait essoufflé à la gare de Nuremberg juste à temps pour prendre le train se dirigeant vers l’Ouest.

Après avoir fait expulser les occupants d’un compartiment qui lui convenait et rabroué ses employés qui ne lui paraissaient pas suffisamment empressés auprès d’un personnage de sa condition — il commandait un corps d’armée — il s’installa ; puis, l’air soucieux, il tira de sa poche deux télégrammes officiels et les relut attentivement. Que cela pouvait-il bien signifier ? Ces deux missives émanées l’une de son commandant d’armée au front, l’autre du ministère de la Guerre, lui enjoignaient l’ordre d’avoir immédiatement à rejoindre son poste, « vu les circonstances extraordinaires ». Il avait donc été obligé d’interrompre sa permission, quoiqu’il ne fût arrivé que la veille à Nuremberg. Très tyrannique avec ses subordonnés, il était, comme tous les officiers prussiens, d’une discipline absolue vis-à-vis de ses supérieurs ; il ne maugréait donc pas contre l’ordre qui le privait des distractions qu’il s’était promises, mais il était préoccupé du motif qui l’avait provoqué. Quelles pouvaient bien être ces circonstances extraordinaires invoquées ?

Le train s’arrêta dans une petite station qu’il aurait dû brûler. Penché à la portière, von Schünburg put voir qu’un homme agité, faisant de grands gestes, parlait au mécanicien de la locomotive. Il allait envoyer aux nouvelles, quand le train reprit sa marche à une allure très réduite qu’il conserva.

Le général, la conscience tranquille, se cala dans un coin et peu de temps après s’endormit. Soudain un choc le réveille, le train s’est arrêté brusquement. Cette fois le général descend ; si le mécanicien n’a pas été prévenu qu’il avait l’honneur de conduire un commandant de corps d’armée, il va le lui rappeler en termes énergiques.

Autour de la machine il y a un cercle formé des employés du train et de quelques voyageurs.

La locomotive est déraillée ; l’accident a été provoqué par la rupture de rails qui sont fendus sur plusieurs mètres de longueur.

Grâce à sa faible vitesse, la machine n’a pas été loin, elle a tracé son sillon dans le balastre et s’est arrêtée contre un rail de la contre-voie qui, fait remarquer quelqu’un, s’est, sous le choc, fendu sur plusieurs mètres. La machine obstrue les deux voies ; la circulation est certainement interrompue pour plusieurs heures.

Le chef de train informe les voyageurs qu’une station n’est qu’à trois kilomètres et que le plus simple est de la rejoindre à pied ; là on pourra télégraphier pour qu’un train soit formé et vienne prendre les voyageurs en panne. Von Schünburg aperçoit des figures hâves qui le dévisagent et qui pourraient, en exhalant leurs plaintes de gens qui ne mangent pas à leur faim, attenter à la dignité du haut grade qu’il représente. Il se contient donc et, répondant au salut que depuis un instant lui adresse, figé dans la position réglementaire, un jeune officier à l’allure prétentieuse, autorise celui-ci à se joindre à lui pour atteindre la station annoncée.

À la station, c’est un brouhaha extraordinaire ; l’affolement a gagné le personnel de la gare ; il y a de quoi : aucun train n’est passé depuis une heure ; le dernier arrivé a déraillé en s’arrêtant, les rails s’étant tordus et brisés sous la locomotive au moment où le mécanicien serrait les freins à bloc ; il faut croire même que le choc avait été rude et avait brisé les roues, car peu de temps après, celles-ci avaient cédé et la machine s’appuyait maintenant sur le sol par une partie de son mécanisme et de ses essieux.

Le général était allé directement chez le chef de gare ; s’autorisant de son grade, exhibant même ses deux télégrammes, il avait ordonné impérativement que l’on forme immédiatement un train. Le chef de station avait levé les bras au ciel en signe de désespoir ; toutes les dépêches qu’il avait captées étaient incompréhensibles ; elles parlaient de trains déraillés, de catastrophes, mais rien de précis ne s’en dégageait, sinon que la circulation ferrée paraissait complètement arrêtée.

De plus, les communications télégraphiques étaient successivement coupées sans qu’il fût possible d’en déterminer la cause. À l’instant même on venait de l’informer qu’à l’importante gare de marchandises créée pour le service de la grande usine de munitions dont sa petite ville avait été honorée en 1915, des phénomènes extraordinaires se produisaient : les rails disparaissaient et les wagons s’effondraient.

Von Schünburg, exaspéré par ce verbiage qu’il attribuait à un accès de folie provoqué, sur un cerveau faible, par l’annonce d’un vulgaire accident de chemin de fer, envoya l’officier qui l’accompagnait requérir en son nom les éléments nécessaires pour former

Sous les yeux des généraux épouvantés, les rails se fendaient, les trains culbutaient, les gares flambaient.
un train et se dirigea vers le buffet.

Pendant près d’une heure von Schünburg mangea et but copieusement, isolé dans une petite pièce séparée.

En allumant un cigare, il pensa à l’officier qui ne revenait pas, mais son estomac bien garni le disposa momentanément à l’indulgence envers ce subalterne qui paraissait si long à exécuter ses ordres ; soudain un homme lui apporta un billet griffonné par son compagnon qui lui disait que les dires du chef de gare étaient malheureusement exacts il n’avait pu trouver de matériel en état de rouler ; sur l’indication que peut-être il en trouverait à l’usine de munitions, il se dirigeait vers celle-ci. Après avoir pris connaissance de ce message, le général remarqua que l’homme qui le lui avait apporté paraissait près de défaillir. « Mais qu’y a-t-il donc ? — Des choses épouvantables, — Allons donc ! » et se levant avec difficulté, von Schünburg décida d’aller faire un tour pour faire tout rentrer dans l’ordre.

À ce moment, un cri « Au feu ! » retentissait. À la porte du buffet, le général, stupide, s’arrêta : à peu de distance de lui, la locomotive déformée s’était complètement affaissée et le charbon encore incandescent communiquait le feu à l’amas de combustible du tender dont il ne restait que des vestiges.

Les wagons s’étaient écroulés, les planches et draps paraissaient seuls intacts ; le réservoir à gaz de l’un d’eux laissait fuir le gaz au travers de ses parois et un coup de vent ayant fait se rejoindre la nappe gazeuse et les étincelles du foyer, la flamme, en un instant, envahissait le train. Dans un moment, la gare entière serait en feu !

Le général suivit la foule qui fuyait, par la seule issue possible, vers la gare des marchandises. Là, il fut bien obligé de reconnaître que les bruits parvenus jusqu’à lui étaient exacts. À la place des rails, ne se voyaient maintenant que des trainées de poussière foncée ; des wagons, il ne restait guère que les planches et les cloisons, l’armature avait été comme volatilisée.

Il s’arrêta devant un train chargé de munitions et contempla de gros obus qui gisaient pêle-mêle. Du bout de sa canne. il frappa l’un d’eux et s’arrêta stupide.

« Voyons ! il rêvait, ce n’était pas possible ! » Et il renouvela l’expérience : sa canne était entrée dans l’obus ; sous le faible choc, le magnifique acier des usines allemandes s’était éparpillé, laissant voir à nu l’explosif redoutable.

Machinalement il recommença et chaque fois son bâton désagrégea un de ces obus dont il était si fier. Comme sous l’effet d’une hallucination, il frappa alors à coups redoublés, espérant enfin entendre le son métallique que rendaient d’ordinaire ces gros bijoux de mort que seule l’Allemagne avait su préparer d’avance ; mais il ne rencontrait que des corps mous, que des enveloppes friables qui s’émiettaient et laissaient voir à nu leu, hideuse âme jaune ! Alors, pris de vertige, il s’enfuit mais il n’alla pas bien loin !

À quelques centaines de mètres, un tourbillon immense de flammes jaillit ; il n’eut que le temps de penser « l’usine de munitions ! » et fut balayé et écrasé par le torrent de gaz, de matériaux et débris de toutes sortes que projetait dans toutes les directions l’explosion d’un amas considérable de munitions et de milliers de tonnes d’explosifs !

*

Le procédé du lieutenant Jacques triomphait.

C’était bien une idée géniale qu’il avait eue en provoquant, par un phénomène nouveau d’ordre électrique, ce qu’il appelait « la maladie moléculaire du fer ». Sous le choc de cette onde spéciale, le fer, l’acier, la fonte, prenaient un mouvement vibratoire, intime, car rien ne le décelait au début, qui provoquait une fragilité extrême du métal ; celui-ci, sous l’effet des efforts auxquels il était soumis, se rompait ; la désintégration continuant par le fait de l’annihilation de l’attraction moléculaire, le fer se réduisait en poussière. Et la chose inouïe, c’est que cette maladie était éminemment contagieuse ; la vibration se transmettait avec une vitesse si réduite qu’il était difficile de l’expliquer scientifiquement, mais elle se transmettait d’une pièce à une autre, même lorsqu’il n’y avait entre elles qu’un contact insignifiant.

Ce qui s’était passé à la station où le général von Schünburg avait eu une fin de dîner si tragique n’était qu’une bien petite scène du drame terrible qui secouait alors l’Allemagne, gagnait l’Autriche, la Bulgarie, la Turquie.

Le mal s’étendait, suivant le chemin facile et multiplié, sans solution de continuité, des voies ferrées, à la vitesse inexorable de 50 kilomètres à l’heure, allant semer l’épouvante dans tout le pays.

Les premiers effets étaient ceux déjà connus les rails se brisaient, se désagrégeaient, amenant des déraillements effroyables ; les locomotives, les parties métalliques des wagons suivaient bientôt, et par les foyers des machines, par le gaz des wagons, par des courts-circuits électriques, les trains devenant la proie des flammes.

Pendant toute une demi-journée, le Président du Conseil, le généralissime et le lieutenant Jacques étaient en conférence.

Dans les grandes gares, surtout, l’accumulation du matériel soumis à cette extraordinaire décomposition amenait presque à coup sûr l’incendie dévastateur.

Les ponts métalliques, gagnés par l’épidémie, s’effondraient bruyamment.

Aux stations-magasins des Armées, l’amoncellement de munitions, de canons, offrait un champ magnifique pour l’extension de la « maladie moléculaire » qui répandait ses ravages, réduisant à néant les résultats des efforts de l’industrie boche.

Près du front, les gares des divers parcs du génie, de l’artillerie sont naturellement atteintes ; dans les dépôts de munitions, l’enveloppe des obus s’effrite sous l’œil effaré du personnel qui s’enfuit affolé dans toutes les directions, bien souvent avec raison, car des incendies, se produisant là comme ailleurs, amènent par endroits des explosions formidables ; celles-ci gagnent d’amas en amas les projectiles et cartouches de tout calibre, les grenades, les fusées, les récipients à liquides incendiaires, les réservoirs à gaz, formant de gigantesques feux d’artifices dont ne peuvent se faire idée ceux-là même qui ont pu contempler les effets des plus importantes destructions réalisées au cours de la guerre.

La contagion se poursuit ; elle est telle qu’un simple contact momentané entre une pièce atteinte du mal mystérieux et une pièce saine contamine celle-ci qui devient, à son tour, susceptible de transmettre le fléau. Bien des incidents bizarres en sont la résultante.

Des projectiles déchargés d’un wagonnet au moment où l’onde fatale est parvenue à lui, vont porter le germe inexorable dans les dépôts de munitions des batteries où ils sont remisés ; si ces projectiles sont employés de suite, c’est aux canons qu’ils communiquent la décomposition encore latente chez eux dans ce cas, bien rares les pièces qui résistent au premier départ au second, le tube, sous la pression des gaz, éclate avec fracas.

Dans l’intérieur, les gares ne sont pas seules atteintes, les raccordements industriels sont une voie de pénétration facile par laquelle la maladie moléculaire vient s’implanter dans les industries ennemies. Par les wagons, les ponts roulants qui les chargent ou déchargent, le choc vibratoire intéresse imperceptiblement les charpentes des grands halls orgueilleux ; le temps dévolu, elles s’effondrent avec fracas, contaminant les machines-outils, les pièces en construction, réduisant à néant l’outillage guerrier et économique si laborieusement élevé !

Mais ce n’est pas tout, bien des rails de tramways sont raccordés à ceux des chemins de fer. Par ceux-là le frisson funèbre atteint l’intérieur des villes.

Les rails des tramways, pour diminuer les effets d’électrolyse provoqués par le retour des courants, sont reliés aux grandes conduites de fonte qui distribuent l’eau et le gaz ; ces liaisons électriques, en câbles de cuivre avant la guerre, ont été remplacées par des pièces de fer doux, car l’Allemagne a eu besoin, pour ses munitions, de réaliser tout son stock de cuivre ; ces câbles sont donc de nouveaux véhicules que tranquillement emprunte l’onde électrique jaillit de là-bas sur le front français. Et ces chemins lui offrent les moyens magnifiques de remplir la mission pour laquelle elle a été créée. Elle gagne les stations d’élévation et de distribution d’eau et les détruit. Elle gagne les usines à gaz, et sa puissance destructive s’étale avec ampleur : appareils de fabrication, d’épuration du gaz, les gazomètres se dissocient sous son action ; le gaz, les foyers incandescents sont libérés ; leur rencontre produit des cataclysmes ; des flammes gigantesques s’élèvent à des hauteurs énormes, comme pour souligner aux populations effrayées l’ampleur du châtiment.

Le fléau dévastateur suit sa loi inflexible ; les grandes conduites qui l’ont amené aux lieux de production du gaz, ne lui font pas dédaigner les conduites secondaires en fer qui alimentent certains quartiers ; il vient leur prouver sa puissance en provoquant des incendies que la disparition des conduites d’eau ne permet pas de combattre.

Les voies fluviales ne restent pas indemnes ; par des ponts, des écluses sont touchées, se brisent ; des biefs se vident, leur contenu produisant des inondations.

Plus encore : les ravages ne s’exercent pas seulement à l’intérieur des terres ; les ports aussi y sont soumis. Les gares maritimes, les docks et entrepôts sont saisis et disparaissent dans la tourmente. Les chantiers navals ne sont pas à l’abri des coups de cet ennemi invisible qui ne fait grâce à aucun des atomes de fer qu’il rencontre sur son chemin ; les croiseurs en réparation, les sous-marins en construction disparaissent vite des cales gigantesques ou modestes où on les armait pour de nouveaux forfaits.

Les navires à quai, par les appareils de chargement de charbon, par les passerelles d’embarquement, reçoivent l’effluve qui ne pardonne pas en quelques heures ils sont au fond de l’eau ! Plusieurs grands bâtiments de guerre, devant ce mal inexplicable, décident de partir, mais beaucoup emportent le germe fatal qu’un contact fortuit leur a transmis. En mer, leur coque se dissout et ils sont brusquement abimés dans les flots !

Le choc initial provoqué en trois points du réseau ferré ennemi par l’intermédiaire des connexions établies à grand’peine, avait réussi à atteindre l’adversaire en tous ses endroits vitaux et sensibles, grâce À cette continuité prodigieuse des pièces métalliques qui couvrent tous les pays civilisés ou pré- tendus tels, d’un réseau fin mais enchevêtré qui enserre tout ce qui travaille et produit !

L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie, la Turquie étaient réduites à merci ; les destructions s’étendaient aussi, hélas, sur les territoires occupés par les féroces agresseurs, mais c’était la rançon du triomphe.

Quant aux neutres, à la grande satisfaction des trois protagonistes de cette émouvante affaire, ils n’avaient pas souffert. La « maladie moléculaire » avait pu être transmise du front ; les mesures de protection prévues, avaient pu être prises à temps les voies les reliant aux empires centraux avaient été coupées.

La tâche du lieutenant Jacques était accomplie ; d’avance il repoussait doucement toutes les propositions flatteuses dont il était l’objet ; il retournerait à son cher laboratoire ; il avait un grand problème à résoudre : à cette « maladie moléculaire du fer » que son génie avait créée, il fallait trouver le remède !

Ce serait son œuvre pendant la paix, cette paix glorieuse et juste que l’ennemi atterré demandait maintenant à genoux et qui, demain, serait signée !

« Mon lieutenant, mon lieutenant, c’est le colonel qui vient féliciter la batterie ! »

Et ce n’est qu’à la troisième annonce de cette nouvelle que lui criait son ordonnance, que le lieutenant Jacques, après douze heures de sommeil, se réveillait.

Raoul BIGOT.