Michel Lévy frères, éditeurs (p. 177-193).


XXII


Tourmenté par tant d’inquiétude, Théobald se leva dès que le jour parut, pour se rendre à la vallée de Campan ; lorsqu’il y arriva, les gens de la princesse dormaient encore : il s’en étonna ; car il est de certaines agitations où l’on ne conçoit plus le repos, même dans les autres ; cependant il fallut se résigner à attendre. Une heure se passa sans qu’il se fît le moindre mouvement dans la maison. Enfin le vieux François vint ouvrir la grille du jardin, fit entrer Théobald, et lui montrant une allée couverte, il lui dit mystérieusement qu’il y trouverait quelqu’un : c’était sans doute Nadège. L’idée de la revoir triompha en cet instant des nouveaux chagrins de Théobald ; tout à ses anciens regrets, il lui sembla que l’ombre de Léon assisterait à cette entrevue, et qu’elle le protégerait auprès de son amie.

Mais si le souvenir de Nadège était présent à son cœur, il ne savait comment aborder mademoiselle Oliska, et cette crainte redoubla lorsqu’il l’aperçut au fond de l’allée. La mise élégante d’une Française avait remplacé son costume de paysanne russe ; la dignité de son maintien ne rappelait en rien ses manières vives et franches, et il paraissait impossible qu’un si grand changement dans sa personne ne fût pas la conséquence d’un plus grand encore dans son caractère et ses sentiments. Ces réflexions glaçaient Théobald, et lui faisaient ralentir ses pas à mesure qu’il s’approchait de Nadège : elle s’en aperçut, et, devinant ce qui l’intimidait, elle lui tendit la main avec tant d’affection qu’il se précipita vers elle, saisit la main qu’elle lui présentait et la couvrit de larmes.

— Et Léon ! s’écria Nadège, n’est-ce donc pas lui que j’ai entendu nommer ?

Cette question rappela Théobald au danger qui le menaçait, et il fit à Nadège le récit des événements qui l’avaient entraîné malgré lui dans l’affreuse situation où il se trouvait.

— C’est pour Léon, c’est pour sauver la vie de sa mère que je suis devenu si coupable, ajouta-t-il ; Nadège me punira-t-elle d’un tort que mon amitié pour Léon pouvait seule me faire commettre !

— Non, reprit Nadège en pleurant, vous m’avez cruellement trompée par cette lueur d’espoir qui m’a ouvert un instant le ciel pour me faire retomber plus douloureusement sur cette terre de regrets ; mais je vous le pardonne, et ce que je fais en ce moment vous prouve assez mon dévouement pour l’ami de Léon ; car je serais perdue si la princesse pouvait soupçonner cette démarche que toute la pureté de ma conduite n’empêcherait pas de mal interpréter. Sans lui avoir dit jamais le nom de celui que je pleure, elle sait qu’aucun autre sentiment ne peut le remplacer dans mon cœur ; j’ai souvent blessé par mes refus l’intérêt qu’elle me porte ; et si elle pouvait me soupçonner coupable de quelque intrigue romanesque, je perdrais sa protection ; je sacrifierais ainsi le seul bien qui me reste, et l’unique consolation de mon père.

À ces mots, Théobald voulut s’éloigner, mais Nadège le retint pour convenir de ce qu’elle devait répondre à la princesse : car il était probable que celle-ci l’interrogerait sur la cause de l’émotion violente qu’elle avait éprouvé la veille.

— Confiez-lui tout, dit Théobald, excepté le nom qu’elle ignore ; dites-lui que je vous ai connue chez votre père et que j’étais l’ami de celui que vous regrettez, et contraignez vos larmes, lorsque vous m’entendrez appelé de son nom. Avant trois jours, j’espère avoir trouvé un prétexte raisonnable pour m’éloigner d’ici. La santé de madame de Lormoy me permettra de la quitter, et préparée par mon absence à la triste nouvelle qui l’attend, elle la supportera, j’espère sans danger. Si sa douleur m’accuse, Nadège me justifiera, en lui disant combien j’aimais son fils ; elle sait que si j’ai pu lui survivre, c’était pour obéir aux dernières volontés de Léon ; mais j’ai trop acquitté ma promesse, elle me coûte plus que la vie. Adieu.

En vain Nadège voulu retenir Théobald et savoir de lui ce qu’il allait devenir : il était parti.

De retour chez lui, l’insomnie, la fatigue lui causèrent un mouvement de fièvre qui le forcèrent de se mettre au lit ; il se fit excuser de ne pouvoir se rendre au déjeuner, en donnant pour prétexte des lettres à écrire. Céline inquiète envoyait à chaque instant dans sa chambre pour lui demander une foule de choses dont elle n’avait nul besoin ; enfin M. de Rosac arriva accompagné de son ami, et Céline perdit l’espérance de pouvoir causer un instant seule avec Théobald.

Après les politesses d’usage, M. de Boisvilliers demanda des nouvelles de M. de Saint-Irène.

— Je suis presque inquiète de lui, répondit madame de Lormoy, car je ne l’ai pas vu de la matinée ; et il était un peu souffrant hier.

— Tranquillisez-vous, madame, dit en souriant M. de Rosac, il est tout au plus un peu fatigué de la promenade qu’il a faite ce matin.

— Je ne croyais pas qu’il fût sorti, ajouta Céline.

— Si vraiment, reprit M. de Rosac, il est sorti, et même de fort bonne heure, car monsieur l’a rencontré au point du jour, vers le petit bois de la vallée de Campan.

— Sans doute, il allait y dessiner, répliqua madame de Lormoy.

— Non pas ; M. de Boisvilliers, qui l’a vu passer sans en être aperçu, prétend qu’il était occupé d’un tout autre soin ; mais ces sortes de confidences ne se font point aux mères, ajouta M. de Rosac, en prenant un air fin.

— Pourquoi pas ? je serais charmé d’apprendre quelqu’histoire romanesque sur son compte, ne fût-ce que pour l’en tourmenter un peu.

— Oh ! oui, racontez-nous cela, dit Céline, en s’efforçant de sourire.

— Le faut-il ? demanda M. de Rosac au marquis.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit-il, cela ne peut être désagréable qu’à moi ; et j’en prends mon parti ; je suis seulement fâché de n’avoir pas été prisonnier en Russie, car il y a, j’en suis témoin, beaucoup d’avantages attachés à ce malheur-là.

— Tout cela veut dire, mesdames, que l’évanouissement d’hier était une reconnaissance qui a été probablement suivie d’une explication, comme dans les opéras-comiques, et les dédains de la belle Oliska sont maintenant assez expliqués.

— Quoi ! vous pensez que Léon l’a connue en Russie ? Il ne m’en a jamais parlé ; et à toi, Céline ?

— Jamais, répondit-elle en pâlissant.

— En effet, reprit madame de Lormoy, j’ai remarqué hier dans Léon un trouble que je ne lui ai jamais vu ; mais aussi comment s’attendre à retrouver ici une personne que l’on n’espérait plus rencontrer de sa vie ?

— Et qu’on avait quittée sans doute avec désespoir. Savez-vous bien qu’on ne trouve rien de mieux dans les mélodrames, et que sans la peine que cela cause au marquis, je serais dans le ravissement de cette histoire.

— Je ne vois pas ce qu’elle a de si divertissant, dit avec humeur Céline, et je ne vous conseille pas d’en faire un sujet de plaisanterie devant Léon, car il pourrait s’en offenser justement ; si cette jeune personne est telle que nous l’assure la princesse, elle mérite l’estime, et il serait désolé qu’on lui causât la moindre peine à propos de lui, j’en suis certaine.

— Vous avez mille fois raison, mademoiselle, et personne ici ne pense à lui nuire ; mais est-ce flétrir la réputation d’une jolie femme que de supposer qu’on l’a aimée en la voyant pour la première fois, sous un climat glacé, et qu’on l’aime encore en la retrouvant plus séduisante que jamais, dans le plus beau pays du monde ?

— N’importe, interrompit madame de Lormoy, je vous prie de ne point parler de cela ; l’intérêt que la princesse porte à cette jeune fille, nous impose des égards envers elle, et le moindre mot à ce sujet pourrait lui faire un tort irréparable. Il ne saurait y avoir d’avenir heureux dans l’amour de mon fils pour elle, et le mieux est de ne pas paraître s’en apercevoir.

— Vous en parlez bien facilement, madame, mais mon ami, qui n’est pas aussi philosophe, vous dira quels sont les sentiments qu’inspire cette charmante Tartare : elle séduit d’abord, ensuite on l’adore : puis on veut l’épouser, voilà la gradation subite ; il en est là, lui.

— Et je n’aurais pas rougi de l’avouer hier, dit M. de Boisvilliers ; mais alors je croyais son cœur libre, et je ne sais pas lutter contre une préférence si bien méritée.

— Bah ! pourquoi se décourager ainsi répliqua M. de Rosac. Il faut combattre en ennemi généreux. D’ailleurs il n’est pas sûr que Léon soit aussi captivé que vous. Je vais l’observer ; et, dans peu, je saurai vous dire au juste ce qu’il en faut penser.

— Ah ! si vous la connaissiez ! dit en soupirant le marquis… et il commença un éloge d’Oliska, qui livra Céline à un tourment nouveau.

En ce moment Théobald entra ; M. de Rosac fit signe au marquis de se taire, et cela si maladroitement que chacun s’en aperçut. Il en résulta cette sorte de gêne que l’on éprouve en sentant qu’on interrompt une conversation dont on veut vous faire mystère. Ne sachant trop s’il devait rester ou sortir pour rendre la parole à l’orateur, Théobald regarda Céline comme pour lui demander conseil. Mais l’altération qu’il remarqua sur son visage acheva de le déconcerter. Heureusement pour lui, la gaieté de M. de Rosac vint à son secours. Sans rien comprendre à tout ce qu’il débitait de maximes, de sentences sur la nécessité de bien vivre avec ses rivaux, sur ce que le plaisir de les supplanter valait mieux que l’honneur de les vaincre, Théobald approuva tout et se contenta de chercher, pendant ce temps, ce qui rendait Céline si rêveuse et si sombre. Il crut d’abord que désirant savoir ce qui l’avait vivement préoccupé la veille, Céline ne lui pardonnait pas d’être resté toute la journée loin d’elle. Empressé de lui confier les nouvelles inquiétudes qui l’avaient assailli à l’aspect de Nadège, il s’approcha de Céline au moment où l’on sortait de table, et dit, de manière à n’être entendu que d’elle :

— Je suis prêt à vous répondre ; venez vous promener un instant.

— Non, reprit Céline d’un ton sévère, j’en sais plus que je n’en voulais apprendre ; et elle s’éloigna de lui brusquement.

Ce ton si étranger à Céline aurait cruellement affligé Théobald, s’il n’y avait dans les accents de la jalousie une sorte d’amertume qui porte avec elle un baume consolant. L’exagération de la haine est toujours un aveu, et sans se rendre compte de la colère de son amie, Théobald en ressentit une secrète joie. Depuis leur séjour à Bagnères, rien n’avait démenti l’indifférence que Céline lui témoignait, et il rendait grâce, malgré ce qu’il en pourrait souffrir, à ses injustes soupçons ; car ils lui valaient une preuve de l’amour qu’il inspirait encore.

Sans deviner sur quoi s’appuyait ce soupçon, il présuma que quelques mauvaises plaisanteries de M. de Rosac l’avaient fait naître, et il se promit de le détruire plus sérieusement, en racontant comment il avait connu autrefois Nadège ; mais une visite imprévue ne lui laissa pas le mérite de l’aveu.

— Une voiture s’arrête ici, dit M. de Rosac en s’approchant de la fenêtre. Ce sont les gens de la princesse Wolinski ; et, si je ne me trompe, c’est la belle Nadège qui descend ici. Léon, allez donc lui donner la main, sinon le marquis…

— J’y cours, répondit Théobald, inquiet de savoir quel motif amenait Nadège chez madame de Lormoy.

— Ma visite vous étonne, dit Nadège en le voyant si empressé, rassurez-vous. Je suis tout simplement chargée d’une commission de la princesse auprès de madame de Lormoy, et je profite de cette occasion pour venir la remercier de l’intérêt qu’elle a bien voulu me témoigner en envoyant ce matin s’informer de mes nouvelles.

— Avez-vous causé avec la princesse ?

— Oui, j’ai dit ce qui pouvait expliquer l’effet de votre apparition, et je l’ai priée de n’en point parler à son ancienne amie, afin qu’elle n’en tirât aucune conjecture. Il lui suffit de savoir que nous nous sommes vus en Russie ; le reste est inutile à confier.

Théobald fut touché de ce soin prudent, et il en remercia vivement Nadège. Mais pendant qu’il exprimait ainsi sa reconnaissance, il oubliait que tous deux étaient attendus dans le salon, où l’on avait annoncé mademoiselle Oliska depuis longtemps. La manière dont elle fut accueillie de Céline aurait pu le lui apprendre. Quant à madame de Lormoy, elle avait cette sorte d’indulgence qu’ont si souvent les mères pour les faiblesses dont leur fils est l’objet. Aussi reçut-elle Nadège de la meilleure grâce ; elle s’engagea de plus à dîner le lendemain chez la princesse, si le docteur le permettait. Pendant qu’elle parlait, Nadège la regardait avec tous les signes d’une émotion visible. L’idée de se trouver auprès de la mère de Léon, de cette mère qu’il désirait tant revoir, remplissait à chaque instant ses yeux de larmes.

— Vous paraissez souffrir encore, dit madame de Lormoy en voyant la tristesse qui se peignit tout à coup sur le visage de Nadège ?

— Non madame, s’empressa-t-elle de répondre, mais excusez-moi de ne pouvoir toujours surmonter de tristes souvenirs. Il sait, ajouta-t-elle en montrant Théobald, dans quel trouble peut plonger tout à coup un souvenir de la patrie.

— N’en ayez point de honte, reprit madame de Lormoy en serrant la main de Nadège, de semblables émotions n’appartiennent qu’à un noble cœur. Il est tout simple, qu’en revoyant mon fils, vous pensiez à votre père, dont il nous a si souvent raconté les bons soins pour lui ; car, je n’en doute plus, vous êtes la fille de ce brave Phédor qui lui a donné asile.

— Il est vrai madame, dit alors Théobald d’une voix émue, c’est à son père, c’est à elle, que nous avons dû plus d’une fois notre salut.

— Croyez que je ne l’oublierai jamais, répondit madame de Lormoy, d’un ton solennel.

— Ni moi non plus, ajouta Céline, en tendant la main à Nadège, tandis que de l’autre elle essuyait ses yeux.

— Tout cela est fort bien, dit en se levant M. de Rosac, comme pour triompher de l’attendrissement général, mais le plaisir de retrouver les gens qu’on aime ne doit pas être mêlé de tristesse, et je suis d’avis, moi, qu’on prenne le bonheur en gaieté.

Cette saillie ramena la conversation à des intérêts moins graves. On forma le projet d’une grande promenade pour le lendemain. Nadège, qui était depuis longtemps à Bagnères, devait conduire Céline sur une montagne, d’où l’on découvrait un site admirable ; et Céline se promettait de mettre à profit cette promenade, pour apprendre, de Nadège, une foule de détails sur le séjour de Théobald à Oriembourg. Dans les entretiens qu’ils avaient eus ensemble, Théobald avait toujours évité de parler de Nadège ; il ne pouvait se dissimuler qu’elle était la cause innocente du départ précipité, et par conséquent, de la mort de Léon, et c’était pour ne pas lui entendre reprocher ce malheur, qu’il avait gardé le secret sur l’amour de Nadège.

Tant qu’on est sous le charme d’un sentiment que l’on combat en vain, on croit que celui qui l’inspire exerce le même pouvoir sur tout ce qui l’approche. Aussi, Céline ne doutait-elle point que Nadège n’aimât Théobald. Son incertitude portait seulement sur la manière dont il répondait à son amour. Cette passion avait commencé en Russie : elle croyait pouvoir en être sûre ; car, sans cette raison, Théobald n’aurait pas gardé le silence sur Nadège. Il m’a trompée, pensait-elle, il s’est trompé lui-même, en croyant le souvenir de ce premier attachement effacé pour jamais… si, pourtant, il l’avait fait naître, sans le partager… si le désir de m’oublier, hélas ! de m’obéir ! l’engageait seul à répondre à cet amour !… Ainsi l’esprit agité de Céline se livrait à toutes les suppositions les plus pénibles, et ce tourment s’augmentait encore par la crainte de le laisser apercevoir.

Théobald, qui en jouissait, ne voulait pourtant pas le prolonger ; aussi, dès que Nadège se leva pour prendre congé de madame de Lormoy, il laissa à M. de Boisvilliers le plaisir de la reconduire à sa voiture, et il vint se placer sur le balcon, près de Céline.

— Ah ! c’est vous ! dit-elle, étonnée de le trouver là, lorsqu’elle croyait le voir paraître à côté de mademoiselle Oliska.

— Je n’ai pas voulu priver M. de Boisvilliers d’un bonheur qu’il envie.

— C’est fort généreux, reprit Céline avec ironie.

— Ah ! généreux ! je voudrais que cela pût l’être ; vous m’en sauriez bon gré.

— Aussi, me voyez-vous très-reconnaissante de votre docilité ; je suis seulement fâchée qu’elle ait devancé mes ordres.

— Si cela pouvait vous les faire rétracter, je vous pardonnerais d’oser le croire ; mais vous m’inventez des consolations, afin de moins vous reprocher ma peine : voilà tout.

— je n’invente pas, je vois.

— Et que voyez-vous qui m’accuse ?

— Hélas ! rien, répondit Céline en soupirant ; vous ne sauriez avoir de torts, puisque…

— Ah ! je les aurais tous interrompit Théobald, si je vous affligeais volontairement un seul instant de ma vie.

— Je vous crois, reprit Céline d’un ton plus doux, votre amitié pour moi vous fera toujours éviter ce que vous croirez m’être pénible. Mais on fait souvent tant de mal sans le savoir !

— Vous vous trompez, l’amitié, répéta-t-il avec affectation, ne tombe jamais dans de semblables torts.

— Eh bien, oui, je me trompe, dit Céline, ne se sentant plus la force de poursuivre cet entretien sans trahir le sentiment qui l’agitait. Et elle quitta le balcon pour aller retrouver sa mère.

Mais Théobald avait deviné, à l’accent de sa voix, les pleurs qu’elle lui cachait, et se reprochant sa souffrance, il aurait voulu la calmer à tout prix. Il s’assit près d’elle, décidé à ne la pas quitter qu’il n’eût trouvé un moyen de se justifier. Son album était sur la même table où Céline appuyait le bras charmant qui soutenait sa tête, il se mit à la dessiner dans cette attitude ; chacun s’aperçut bientôt de ce qu’il faisait, excepté elle, tant sa rêverie était profonde. Quand M. de Rosac crut le dessin assez avancé pour que l’on pût juger de la ressemblance, il vint se placer derrière Théobald et s’écria :

— Cela est frappant, divin, enfin c’est elle.

À cette exclamation, Céline se réveille comme d’un songe douloureux, et demande ce qui cause tant d’admiration.

— Un portrait enchanteur, répond M. de Boisvilliers, et fait par monsieur avec autant de vivacité que de grâce.

— Ah ! je devine, reprit Céline d’un ton indifférent et sans témoigner le moindre désir de regarder ce portrait, que sa mère demandait à voir.

— Il est impossible de ne pas le reconnaître, et je suis certaine que Céline elle-même en conviendra, dit madame de Lormoy en passant le dessin à sa fille ; mais Théobald s’en empara vivement et prétendit qu’il y voulait retoucher quelque chose avant de le soumettre à une si grande autorité ; puis saisissant un moment où M. de Boisvilliers racontait un fait qui captivait l’attention générale, il glissa le dessin devant Céline ; elle y jeta nonchalamment les yeux, puis, les relevant aussitôt sur Théobald, il les vit s’animer du regard le plus tendre. Le nuage qui obscurcissait son visage avait fait place au doux sourire. Sa respiration était libre, tout semblait ranimé es elle. Quelle pouvait être la cause de cette résurrection subite ? Était-ce un miracle ? non, mais Céline avait lu ces mots, tracés au bas de son image :

« Elle seule et toujours. »