Michel Lévy frères, éditeurs (p. 27-33).


V


À peine installés dans la plus pauvre cabane du village de Kam… les deux amis reçurent la visite du pope[1] de la paroisse. C’était un homme de quarante ans, que ses cheveux longs et plats et sa canne de jonc distinguaient seuls des autres paysans tartares ; il avait appris quelques mots de latin au séminaire d’Effa, un peu de français chez des Polonais exilés qui l’admettaient souvent à leur table ; et, à la faveur de cette légère érudition, il passait pour un savant lettré sur les bords de l’Ural.

Théobald lui fit l’accueil le plus gracieux en s’excusant de le recevoir au milieu des animaux domestiques de la maison, et en l’associant avec malice à tous les inconvénients qu’ils avaient à souffrir de cette cohabitation. Moins disposé que son ami à tirer le meilleur parti possible des événements ou des personnes qui pouvaient amener quelque changement dans leur situation, Léon n’adressa pas une parole au prêtre grec ; mais Théobald qui désirait savoir le motif de sa visite le lui demanda sans façon ; alors le pope lui avoua, qu’ayant appris qu’ils avaient de l’argent, par des paysans auxquels ils avaient acheté différents objets, il venait leur offrir de les loger à peu de frais chez le centenier[2] du seigneur de l’endroit. Il ajouta que dans cette maison, dont le maître était de ses amis, il pourrait leur procurer la plupart des agréments dont ils manquaient, tels qu’une chambre particulière, du bois à brûler et de la paille fraîche à discrétion.

La proposition était séduisante, et Théobald s’empressa de l’accepter, sans laisser à Léon le temps d’y réfléchir. Deux heures après, le centenier vint chercher ses hôtes, muni d’une permission qui l’autorisait à leur fournir un logement dans sa ferme. Le pope avait dit vrai, et pour une modique somme par jour, ils se virent logés et nourris assez convenablement.

Il est rare qu’un zèle, si charitable en apparence, ne cache pas quelque intérêt personnel ; et Léon s’efforçait à deviner le motif des soins dont le centenier redoublait envers lui, lorsque le pope vint lui demander s’il ne serait pas heureux de rendre un service à son hôte. Sur la réponse de Léon, le prêtre lui apprit que son ami Phédor était père d’une jeune fille fort intéressante et qu’il destinait au service de la princesse, femme de son seigneur ; mais pour approcher cette grande dame et monter au rang de ses premières esclaves, il fallait savoir parler français : c’était une condition indispensable, et le centenier se flattait que Léon, qui semblait aimer la retraite et l’étude, ne refuserait pas de donner quelques leçons de français à la jeune Nadège.

— Je consentirais de bon cœur à cette entreprise, dit Léon, si je me croyais assez de patience et de talent pour y réussir ; mais je n’ai pas la douceur qu’il faut pour encourager une élève. Adressez-vous à Théobald : il sera charmé de reconnaître ainsi les bons soins de Phédor.

— Je ne le puis ; il m’a bien recommandé de ne m’adresser qu’à vous, répondit le pope.

Et il appuya sur toutes les raisons qui déterminaient le père de Nadège à préférer les leçons du grave Léon à celles du léger Théobald. Il fallait se décider à un refus plus que désobligeant, ou s’imposer une tâche pénible et peut-être dangereuse. Dans cet embarras, Léon demanda la permission de se consulter quelques moments avant de se rendre aux désirs de Phédor, et il fut convenu que le pope reviendrait le lendemain chercher la réponse de M. de Saint-Irène.

Théobald fit à son ami les plus beaux discours sur l’hospitalité, la reconnaissance, et lui prouva clairement qu’il ne pouvait se refuser à la demande de leur hôte sans manquer au plus saint des devoirs.

— Prends garde, disait Léon, d’y manquer avant moi ; je te connais : pendant que je m’appliquerai en toute conscience à faire comprendre quelques mots à ma jeune écolière, tu es capable de lui apprendre à te répondre avant même de savoir parler, et je ne veux pas être complice d’une instruction de ce genre.

— Ah ! c’est me faire injure, reprit Théobald en affectant un air indigné ; parce que je ne me donne pas comme toi l’air d’un sage, les manières d’un misanthrope, que je me divertis un peu du petit nombre de choses amusantes qu’on rencontre en ce monde, me croirais-tu moins de vertu qu’un autre ? Va, l’austérité ne garantit pas des faiblesses du cœur ; mais pour te prouver que la mienne est à l’abri des séditions de ta sauvage écolière, je te conjure d’entreprendre au plus tôt son éducation et tu verras si je cherche à la distraire ; aussi bien, pour peu qu’elle ressemble aux beautés tartares que nous avons rencontrées jusqu’ici, ma vertu ne te fera pas un grand sacrifice.

— Il est certain que je m’alarme un peu vite, reprit Léon, en s’approchant de la fenêtre, car elle n’est probablement pas plus jolie que cette petite Calmouke qui voulait nous arracher les yeux dans son mouvement patriotique, lorsque nous passâmes à Samora ; vraiment, si je la croyais d’une humeur aussi féroce, j’irais sans hésiter m’excuser auprès de son père, et je lui dirais…

En ce moment une vieille paysanne frappa à la porte de la maison ; elle était suivie d’une jeune fille que sa taille élancée, sa blonde chevelure et son costume élégant, rendait fort remarquable.

— C’est elle, s’écria Théobald, je parie que c’est ton élève qui revient de l’église ; elle est fort bien dans son costume de fête, ne le trouves-tu pas ?

— Au fait, dit Léon, sans vouloir répondre à son ami, ce serait mal à nous de refuser la demande de ce brave homme, et puisqu’il n’exige que cet acte de complaisance de ma part…

— Sans doute, interrompit Théobald, je te disais bien qu’il faudrait t’y résigner ; mais rappelle-toi le sermon que tu m’as fait tout à l’heure ; la morale a cela de bon, qu’elle est aussi utile aux sages qu’aux fous, seulement elle ennuie un peu moins les premiers.

En finissant ces mots, Théobald prit le bras de Léon et tous deux se rendirent auprès de Phédor pour lui porter la réponse qu’il attendait avec impatience. Ils le trouvèrent à table avec sa fille, le pope et deux de ses parents. Dans sa joie, Phédor les supplia de partager son dîner de famille ; les prisonnière l’acceptèrent ; on but à la paix, au bonheur de Nadège, à ses progrès dans la langue française. Le pope servait d’interprète à chacun, traduisant tout à tort et à travers. Le plus souvent on se parlait sans prendre la peine de s’entendre, et au milieu de cette confusion on ne comprenait bien que les regards de la belle Nadège.



  1. Nom que les Russes donnent à leurs prêtres du rit grec.
  2. Paysan régisseur d’une partie des terres d’un seigneur russe.