Émile Chevé Virilités

Le Fauve


LE FAUVE

Au fond, l’homme est un fauve. Il a l’amour du sang ;
Il aime à le verser dans des luttes sauvages ;
Son cœur bat et se gonfle au bruit retentissant
Des clairons précurseurs du meurtre et des ravages.



Partout où le sang coule, où plane la terreur,
Où le trépas répand sa morne et sombre ivresse,
Homme, femme, chacun veut savourer l’horreur ;
La brise des charniers nous flatte et nous caresse.

L’échafaud, le supplice, ont pour nous des appas,
L’amphithéâtre aux yeux donne une joie affreuse,
Et nous aimons à voir serpenter sous nos pas
Des enfers entrevus la lueur sulfureuse.

Nous aimons le naja, le tigre, l’assassin,
Les combats de taureaux, les senteurs de la brise
Glissant sur des poisons, et le souffle malsain
Dont quelque lourd parfum nous enivre et nous grise.

L’homme est un fauve. Il a, caché dans des replis
Qu’il ignore lui-même, un abîme en son âme,
Des crimes monstrueux à toute heure accomplis,
Des désirs de démon que chatouille une flamme.

Ses rêves, qui pourrait jamais les laisser voir ?
Qui voudrait mettre au jour ces larves de pensées
Se tordant sur la vase, au fond de ce lac noir
Où rampent vaguement d’horribles odyssées ?

Nous rêvons la panthère et les gladiateurs,
Le spasme du vaincu sur l’arène brûlante,
Et d’un cirque farouche, idéals spectateurs,
Le flot pourpré teignant la lame étincelante.


Nous aimons de la mort les sinistres couleurs :
Le rouge, ce blason des billots, des batailles ;
Le vert, des corps gonflés estompant les pâleurs,
L’azur, de son réseau recouvrant les entrailles.

Si parfois, retenus par le respect humain,
Nous n’osons pas aller voir tomber quelque tête,
Nous nous précipitons, le binocle à la main,
Quand la Morgue promet une lugubre fête.

Et quand un noir bandit, un hideux criminel,
Vient tomber pantelant sur le banc des assises,
On voit, pour assister au débat solennel,
Se presser des boudoirs les fleurs les plus exquises.

Car nous aimons aussi le désespoir, les pleurs,
Le drame palpitant des angoisses secrètes,
Et la honte empourprant le front de ses chaleurs,
Et les cris du gibier forcé dans ses retraites.

Un attrait monstrueux, un prurit sensuel,
Sort pour nous de la mort, du combat, du supplice,
Dilatant la narine, et, d’un éclair cruel,
Enflammant le regard et le front qui se plissent.

Oh ! qu’il est dans le vrai, ce marquis, ce Satan,
Qui mariant le sang, la fange et le blasphème,
D’un Olympe de boue effroyable Titan,
Dans la férocité mit le plaisir suprême !


Et qui ne porte en soi la curiosité
De ce cloaque obscur de sordide mirage,
De ces râles hideux où la lubricité
Se tord, ivre d’horreur, dans un spasme de rage ?

Et qui n’a jamais vu passer devant ses yeux
Ces spectres de Sodome, effrénés, hors nature,
Ces montagnes de chair, dans un rut furieux,
Où toute volupté jaillit d’une torture ?

Marquis, ton livre est fort, et nul dans l’avenir
Ne plongera jamais aussi bas sous l’infâme :
Nul ne pourra jamais après toi réunir,
En un pareil bouquet, tous les poisons de l’âme.

Un souffle de vertige, un brûlant tourbillon,
Nous emporte éperdus dans cette course étrange,
Où ton pas sur le sol creuse un rouge sillon
Que comble un flot visqueux fait de lave et de fange.

Ta Vénus fait son lit dans le creux des tombeaux ;
Macabre don Juan, tes immondes orgies
Aux lampes du sépulcre allument leurs flambeaux,
Et tes listes d’amour sont des nécrologies.

Tes héros affolés sous la dent qui les mord,
Vieux impuissants, rongés de soifs toujours trompées,
Lascifs, se font fouetter par la main de la Mort
Dans les ébats hurlants d’ignobles Priapées.


Près d’eux, les vieux Césars paraissent folichons :
Tibère est galantin, Messaline est vestale.
Tu brilles comme un tigre au milieu des cochons
Dans l’effrayant musée où la hideur s’étale.

Auprès de toi, Marquis, comme ils sont épiciers,
Les Piron, les Zola, dans leurs fades ébauches !
Qu’ils rampent platement sur leurs bas-fonds grossiers,
Dans l’étroit horizon de leurs maigres débauches !

Au moins, toi tu fis grand dans ton obscénité !
Viol, et parricide, inceste et brigandage,
Ruissellent de ta plume, et notre humanité
Sent rugir en ses flancs ta muse anthropophage.

Oui, nous nous souvenons de nos passés lointains !
De caustiques virus fermentent dans nos âmes ;
Oui, nous nous souvenons de ces sanglants festins
Que faisaient nos aïeuls sur des autels infâmes.

Autour de son berceau, la jeune humanité
Trouva le loup, le tigre et l’ours noir des cavernes,
L’hyène, le gorille et l’auroch indompté,
Les Stymphales noircis et les rouges Arvernes.

L’homme n’eût pas vécu, s’il n’eût été comme eux
Un monstre, un fauve aussi. Sous la forêt sauvage,
Dans l’antre redouté, sur les flots écumeux,
Terrible, il promena la mort et le ravage.



Des chacals il rongea les crânes dépecés,
Il se plut à broyer les loups dans ses étreintes ;
Il dévora la moelle et les os concassés,
Dans les grottes laissant de farouches empreintes.

Et l’homme put ainsi déblayer son terrain,
Élargir devant lui la route et la clairière :
Mais, à jamais marqué par ces siècles d’airain,
Il sent vivre en son cœur la bête carnassière.

Et c’est pourquoi chacun sent palpiter en lui
La griffe d’un chat-pard et l’aile d’un rapace ;
Cruel est notre amour, féroce est notre ennui,
Le meurtre nous enivre et l’horreur nous délasse.

L’homme est un fauve. En lui le monstre vit toujours.
Utopistes niais dont la sensiblerie
Rêve un monde baigné d’éternelles amours,
Nous n’entrerons jamais dans votre bergerie.

Car, jeune homme au cœur fier ou vieillard aux yeux doux,
Vierge dont le front pur a des reflets d’opale,
Petit enfant rieur jouant sur nos genoux,
Tout être humain en lui renferme un cannibale.