Texte établi par Je sais tout, Pierre Lafitte (p. 405-406).

CHAPITRE XIX

Le triomphe de Gaspard Lalouette


M. Gaspard Lalouette ne pouvait plus décemment reculer. Déjà on l’avait aperçu dans la salle. Des bravos assourdissants saluèrent son entrée. La vue de Mme Lalouette, au premier rang, rendit au récipiendaire un peu de son courage, mais, en vérité, M. Loustalot venait de lui porter un coup terrible. Il en chancelait encore. Comment cet homme savait-il que lui, Lalouette, ne savait pas lire ? Le secret en était cependant précieusement gardé. Ce n’était point Patard qui pouvait avoir parlé et Eliphas avait montré trop de joie de voir à l’Académie un monsieur qui ne savait pas lire pour compromettre sa vengeance par une indiscrétion. Eulalie était le tombeau des secrets. Alors ? Comment ? Comment ? Il croyait « tenir » Loustalot et c’était Loustalot qui, au dernier moment, lui prouvait son impuissance.

Mais Loustalot, après tout, n’avait peut-être point mis dans sa réplique d’intention mauvaise. N’était-il point un malheureux désespéré père et un lustre savant à plaindre ? Évidemment. Alors, qu’est-ce que M. Lalouette avait à craindre ? — surtout avec des lunettes bleues et du coton dans les oreilles.

Lalouette se redressa devant les hommages qui l’accueillaient, qui suivaient chacun de ses pas. Il voulut paraître fier comme un général romain au triomphe et aussi comme Artaban. Et il y réussit. Cela, surtout, grâce à ses lunettes bleues qui cachaient un reste d’inquiétude dans le regard.

Il vit, à côté de lui, très tranquille et très triste, le grand Loustalot qui semblait à mille lieues de la réunion. Il fut, du coup, rassuré, ma foi, tout à fait. Et, la parole lui ayant été donnée, il commença son discours, très posément, en tournant, le coude arrondi, les pages, comme s’il lisait, bien entendu. Toute sa bonne mémoire était là… si bonne… si bonne… qu’il débitait son « compliment » en songeant à autre chose.

Il songeait : « Mais enfin, comment le grand Loustalot sait-il que je ne sais pas lire ? »

Et tout à coup, se frappant brusquement le front, il s’écria, au milieu de son discours :

— J’y suis !

À ce geste inattendu, à ce cri inexplicable, toute la salle répondit par une clameur. D’un unique mouvement d’indicible angoisse, elle se souleva, penchée sur l’homme… s’attendant à le voir pirouetter comme les autres.

Mais après avoir toussé librement pour se dégager la gorge, M. Gaspard Lalouette déclara :

— Ce n’est rien !… Messieurs, je continue !… Je disais donc… je disais donc : ah ! je disais donc que ce pauvre Martin Latouche, enlevé si prématurément…

Ah ! qu’il était beau et calme, le père Lalouette ! et sûr de lui, maintenant ! Oh ! tout à fait sûr !… Il parlait de la mort des autres avec la tranquillité de l’homme qui ne doit jamais mourir… On l’applaudit à faire éclater les vitres ! C’était du délire. Les femmes surtout étaient folles ! Elles arrachaient leurs gants à force de taper dans leurs petites mains, elles cassaient des éventails, elles avaient de petits cris aigus d’enthousiasme, d’enchantement et de satisfaction, — c’était extraordinaire, pour une réception académique, — Mme Lalouette était soutenue par deux amies dévouées et l’on pouvait contempler sur son visage rafraîchi deux vrais ruisseaux de larmes heureuses qui ne tarissaient point.

Donc M. Lalouette parlait bien.

Il avait trouvé le mot de l’énigme et rien ne l’arrêtait plus dans son discours. Il faisait des effets de voix, de bras et de torse.

Voici pourquoi il avait crié « j’y suis ! ».

« J’y suis ! » parce que le fameux jour où j’étais allé tout seul à la Varenne-Saint-Hilaire et où je m’étais enfui de chez Loustalot comme si je m’étais échappé de Charenton… ce jour-là, j’arrivai juste à la gare pour sauter dans le train qui me ramenait à Paris. Dans le compartiment, il y avait une dame qui poussa des cris de paon. C’était un compartiment fermé ne donnant point sur un couloir ; je vis qu’elle croyait que j’allais l’assassiner. Plus je voulais la calmer et plus elle criait. À la station suivante elle appela le chef de train qui me reprocha d’être monté dans le compartiment des « dames seules ». Et il me montra une pancarte en m’annonçant qu’il allait dresser procès-verbal, et que j’aurais un beau procès. Heureusement j’avais dans ma poche mon livret militaire grâce auquel j’ai pu prouver que je ne savais pas lire ! Et voilà… cet employé doit être le même que celui qui a trouvé le parapluie de M. Patard et qui l’a remis à Loustalot. Aux questions de Loustalot sur mon signalement, l’employé certainement a répondu que M. le secrétaire perpétuel voyageait avec l’homme qui ne savait pas lire !

— Messieurs… Mgr d’Abbeville était comme moi un enfant du peuple.

À cet endroit du discours, un nouveau garçon de salle de l’Institut, — car les anciens n’eussent point osé une pareille démarche qui rappelait des précédents fâcheux, — traversa l’enceinte sur la pointe des pieds, une lettre à la main.

Quand la salle vit cette lettre, une nouvelle intense émotion s’empara d’elle toute… Elle crut que cette lettre était encore destinée au récipiendaire… et aussitôt il y eut des cris…

« Non !… Non !… Pas de lettres !… N’ouvrez pas !… Qu’il ne l’ouvre pas ! »

Et un cri déchirant. C’était Mme Lalouette qui se trouvait mal.

M. Lalouette avait tourné la tête du côté du garçon de salle et il avait vu la lettre… Il avait compris… Le parfum plus tragique le guettait peut-être… Enfin, il avait entendu le désespoir de Mme Lalouette…

Alors, il se redressa sur la pointe des pieds et il se fit plus grand qu’il n’avait jamais été et, dominant réellement, au moins de toute sa force morale cette assemblée effarée, montrant d’un doigt qui ne tremblait pas la lettre fatale :

— Ah ! non ! pas avec moi, fit-il… ça ne réussira pas !… Moi je ne sais pas lire !…

Ce fut une explosion d’allégresse folle ! Ah ! au moins, celui-là était spirituel. Brave et spirituel ! Il ne savait pas lire ! Le mot était adorable. Et le triomphe de Lalouette fut complet. Des collègues vinrent lui secouer les mains avec une énergie farouche, et la séance s’acheva dans un transport d’enthousiasme merveilleux.

Le triomphe fut d’autant plus complet qu’en fin de compte M. Gaspard Lalouette ne mourut pas et que l’homme qui ne sait pas lire put définitivement s’asseoir dans le fauteuil de Mgr d’Abbeville sans avoir été empoisonné d’aucune sorte.

La lettre n’était point à l’adresse de M. Lalouette.

Mme Lalouette revint à elle pour retrouver un mari bien vivant qui lui parut le plus beau des hommes.

Sur le tard, ils eurent un enfant du sexe masculin qu’ils appelèrent Académus.

Quant au grand Loustalot, il éprouva, peu de temps après les événements qui nous ont occupés, une grande douleur. Il perdit son fils. Dédé mourut. M. Hippolyte Patard et M. Lalouette furent invités à l’enterrement qui eut lieu le soir, presque secrètement.

M. le secrétaire perpétuel et M. Lalouette revinrent de compagnie. Dans le train, où M. Lalouette faillit encore monter dans le compartiment des « dames seules », croyant monter dans celui des « fumeurs », les deux académiciens causèrent.

— Ce pauvre Loustalot semble avoir bien du chagrin, disait M. Hippolyte Patard.

— Oui, oui, bien du chagrin, répondit, en hochant la tête, M. Lalouette.

Deux ans plus tard, M. Gaspard Lalouette, allant à l’Académie, rencontrait, sur le pont des Arts, M. Hippolyte Patard qui en revenait.

— Le grand Loustalot, dit M. Patard, a toujours bien du chagrin de la mort de son fils…

— Tant de chagrin, répondit M. Lalouette, que depuis la mort de Dédé, il n’a plus rien inventé du tout.