CHAPITRE XXX.


De l'Impôt.



On a déjà obſervé que le Gouvernement National devoit être autoriſé à pourvoir à l'entretien des forces nationales, qui comprend les dépenſes néceſſaires pour lever des Troupes, conſtruire & équipper des Vaiſſeaux, enfin toutes les autres dépenſes dont le ſoin doit naturellement être confié à ceux qui ſont chargés des diſpoſitions & des opérations militaires. Mais ces objets ne ſont pas les ſeuls ſur leſquels, relativement aux finances, l'autorité de l'Union doive s'étendre. Elle doit, par des diſpoſitions particulières, embraſſer l'entretien de la liſte civile nationale, le paiement des dettes déjà contractées & de celles qui pourroient l'être encore, & en général tout emploi des fonds du Trésor National. Il en réſulte qu'il doit entrer dans l'organiſation du Gouvernement un pouvoir général d'impoſer ſous une forme ou ſous une autre.

L'argent eſt regardé avec raiſon comme le principe vital du Corps politique, comme un reſſort eſſentiel d'où dépendent ſon exiſtence & ſon mouvement, & qui le met en état de remplir ſes plus eſſentielles fonctions. Ainſi un pouvoir ſuffiſant pour créer un revenu proportionné aux beſoins & aux facultés de la Nation, peut être regardé comme une partie néceſſaire de toute Conſtitution. Sans cette condition indiſpenſable, l'Etat éprouvera l'un des malheurs ſuivans : ou le Peuple ſera ſoumis à une déprédation continuelle, faute d'un moyen raiſonnable de pouvoir aux beſoins publics, ou le Gouvernement tombera dans une funeſte immobilité, ſuivie d'une prompte mort.

Dans l'Empire Ottaman le ſouverain, quoiqu'à d'autres égards maître abſolu de la vie & de la fortune de ſes ſujets, n'a pas le droit d'établir un nouvel impôt. En conſéquence, il permet à ſes pachas ou gouverneurs de piller le Peuple à leur gré, & à ſon tour il arrache d'eux les ſommes néceſſaires à ſes beſoins ou à ceux de l'Etat. En Amérique une cauſe ſemblable a fait tomber par degré le Gouvernement de l'Union dans un état de dépériſſement qui touche à l'anéantiſſement abſolu. Qui pourroit douter que dans ces deux pays une autorité ſuffiſante, placée dans des mains ſûres, pour procurer à l'Etat des revenus proportionnés à ſes beſoins, ne contribuât au bonheur du Peuple ?

Le but de la Confédération actuelle, quelque foible qu'elle ſoit, étoit de confier aux Etats-Unis un pouvoir illimité pour ſatisſaire aux beſoins pécuniaires de l'Union. Mais agiſſant d'après un faux principe, on s'eſt écarté du but. Le Congrès par les articles de notre acte d'Union, ainſi qu'on l'a déjà établi, eſt autoriſé à fixer & à demander les ſommes d'argent qu'il jugera néceſſaires pour les dépenſes des Etats-Unis, & ſes réquiſitions, ſi elles ſont conformes à la proportion convenue entre les Etats, ſont pour eux conſtitutionnellement obligatoires. Ils n'ont pas le droit de diſcuter les motifs de la demande qui leur eſt faite, & leur pouvoir ne conſiſte qu'à choiſir les voies & les moyens de fournir les ſommes demandées. Mais quelqu'inconteſtable que cette propoſition puiſſe être, quoique l'uſurpation d'un tel droit fût une infraction des articles de l'Union, quoique rarement ou jamais il n'ait été formellement invoqué dans le fait, il a été conſtamment exercé & le ſera toujours tant que les revenus de la Confédération dépendront de l'action immédiate de ſes Membres ? Les hommes les moins inſtruits de notre état politique, ſavent quels ont été les effets de ce ſyſtême, & nous l'avons ſuffiſamment expoſé dans les différentes parties de ces recherches. C'eſt une des cauſes qui aient le plus contribué à nous réduire à une ſituation qui nous donne tant de ſujets d'humiliation & tant de ſujets de triomphe à nos ennemis.

Quel remede à cette ſituation, ſi ce n'eſt le changement du ſyſtême qui l'a produite, le changement du faux & trompeur ſyſtême des contributions & des réquiſitions ? Quel équivalent ſubſtituer à ce vain preſtige en finance, ſi ce n'eſt le droit accordé au Gouvernement national, de lever ſes propres revenus par les méthodes communes d'impoſition qui ſont établies dans tout Gouvernement civil bien organiſé ? Il n'eſt point de ſujet ſur lequel des hommes adroits ne puiſſent déclamer avec quelqu'apparence de raiſon ; mais aucun homme de bonne-foi ne pourra indiquer d'autre moyen de nous délivrer des abus & des embarras réſultans d'une méthode ſi défectueuſe d'entretenir le Tréſor public. Les adverſaires les plus éclairés de la nouvelle Conſtitution reconnoiſſent la force de ce raiſonnement ; mais ils ajoutent à leur aveu, une diſtinction entre les impôts intérieurs & extérieurs. Ils réſervent les premiers aux Gouvernemens des Etats ; quand aux ſeconds, qui ſont les impôts ſur le commerce, ou, pour s'exprimer plus clairement, les droits ſur les importations, ils déclarent qu'ils conſentent à les confier au Conſeil fédéral. Cette diſtinction violeroit ce principe fondamental du bon ſens & de la ſaine politique ; tout pouvoir doit être proportionné à ſon objet & laiſſeroit le Gouvernement général ſous une eſpèce de tutelle exercée par les Etats particulièrs, qui exclut toute idée de vigueur & d'énergie. Prétendra-t-on que les ſeuls impôts ſur le commerce ſoient ou puiſſent être proportionnés aux beſoins actuels ou futurs de l'Union ? Calculant la dette actuelle étrangère & domeſtique, d'après le plan d'extinction le plus avantageux que puiſſe approuver un homme tant ſoit peu pénétré de l'importance de la juſtice publique & du crédit public, y ajoutant les établiſſemens reconnus néceſſaires par toutes les parties, nous ne pouvons nous flatter raiſonnablement que cette reſſource unique miſe en œuvre par la méthode la plus productive, ſuffiſe même aux beſoins actuels. Quant aux beſoins futurs, on ne peut ni les calculer, ni en fixer les bornes ; & d'après le principe tant de fois rappelé, le pouvoir établi pour y ſatisfaire, doit être également illimité. La propoſition ſuivante me paroît confirmée par l'hiſtoire du genre-humain ; dans la marche ordinaire des événemens, on trouvera toujours les beſoins d'une Nation au moins égaux à ſes moyens, à toutes les époques de ſon exiſtence.

Dire que l'on pourra ſatisfaire aux beſoins accidentels par des réquiſitions adreſſées aux Etats, c'eſt reconnoître en même temps que l'on ne peut ſe confier à ce ſyſtême, & s'y confier cependant pour tout ce qui excédera de certaines limites. Tous ceux qui auront attentivement réfléchi à ſes vices & à ſes adſurdités démontrés par l'expérience & détaillés dans le cours de cet écrit, éprouveront une répugnance invincible à expoſer de quelque manière que ce ſoit l'intérêt de la Nation à ſes effets. Dans quelque moment qu'il ſoit mis à exécution, il tendra infailliblement à affoiblir l'Union & à ſemer des germes de diſcorde & de rivalité entre le Corps fédératif & ſes membres & entre les membres dans leurs rapports les uns vis-à-vis des autres. Peut-on eſpérer que cette méthode ſatisfaſſe plus ſûrement aux beſoins accidentels, qu'elle n'a ſatisfait juſqu'ici à la totalité des beſoins de l'Union ? On doit ſonger que moins on demandera aux Etats, moins ils auront de moyens de répondre aux demandes. Si les opinions de ceux qui veulent faire admettre la diſtinction ci-deſſus mentionnée étoient reçues comme des vérités évidentes, il en réſulteroit qu'il eſt dans l'adminiſtration des affaires de la Nation un point où il eſt ſage de s'arrêter & de dire, c'eſt juſqu'à ce terme qu'il faut contribuer au bonheur du peuple en ſatiſfaiſant aux beſoins du Gouvernement, & tout ce qui eſt au-delà ne mérite pas nos ſoins & notre inquiétude. Comment un Gouvernement à moitié entretenu & toujours pauvre pourra-t-il atteindre au but de ſon inſtitution, pourvoir à la ſécurité, accélérer la proſpérité & maintenir la réputation de la République ? Comment pourra-t-il jamais avoir de l'énergie & de la ſtabilité, de la dignité ou du crédit, de la confiance au-dedans ou de la conſidération au-dehors ? Comment ſon adminiſtration pourroit-elle être autre choſe qu'un tiſſu d'expédiens lents, impuiſſans, honteux ? Comment ſera-t-il en état d'éviter le ſacrifice fréquent de ſes engagemens à une néceſſité preſſante ? Comment pourra-t-il jamais entreprendre ou exécuter aucun plan hardi ou étendu pour le bien public ? Examinons quels ſeroient les effets d'une pareille ſituation lors de la première guerre où nous pourrions être engagés. Suppoſons, par exemple, que le revenu des droits ſur les importations eſt ſuffiſant pour l'acquittement de la dette & pour les dépenſes de l'Union en tems de paix. Dans ces circonſtances la guerre ſe déclare. Quelle pourroit être la conduite du Gouvernement dans une telle poſition ? Inſtruit par l'expérience du peu de ſuccès qu'on doit eſpérer des réquiſitions, hors d'état de ſe procurer de nouvelles reſſources par ſa propre autorité, preſſé par la conſidération du danger public, ne ſeroit-il pas réduit à l'expédient de détourner pour la défenſe de l'Etat des fonds déjà deſtinés à un objet déterminé ? Il n'eſt pas aiſé de voir comment il pourroit éviter de prendre ce parti, & du moment où il ſeroit adopté, il eſt évident qu'il entraîneroit la perte du crédit public au moment même où il deviendroit eſſentiel à la ſûreté publique. Imaginer que dans une criſe pareille on pourroit ſe paſſer de crédit, ſeroit l'excès de la prévention. Dans le ſyſtême moderne de la guerre, les Nations les plus opulentes ſont obligées d'avoir recours à des emprunts conſidérables. Un pays auſſi peu riche que le nôtre, éprouveroit cette néceſſité bien plus impérieuſement encore. Mais qui voudroit prêter à une Nation qui feroit précéder l'ouverture d'un emprunt d'une démarche qui démontreroit qu'on ne peut avoir aucune confiance dans ſes meſures pour le paiement ? Les prêts qu'elle parviendroit à ſe procurer, ſeroient auſſi bornés pour l'étendue qu'onéreux pour les conditions. Ils ſeroient faits ſur les principes ſuivant leſquels les uſuriers prêtent communément aux banqueroutiers & aux débiteurs frauduleux, d'une main avare & à un énorme intérêt.

On imaginera peut-être que la médiocrité des reſſources du pays forcera toujours dans le cas que nous venons de ſuppoſer, le Gouvernement national à détourner des fonds deſtinés à un emploi déjà fixé, quand même d'ailleurs, il ſeroint inveſti d'un pouvoir illimité pour impoſer. Mais deux conſidérations ſerviront à calmer les craintes à cet égard ; premierement toutes les reſſources de la Nation dans leur plénitude, ſeront employées pour ſatisfaire aux beſoins de l'Union ; en ſecond lieu, s'il reſte encore quelque déficit, il ſera rempli facilement par des emprunts. Le pouvoir de créer ſa propre autorité, de nouveaux fonds par de nouvelles impoſitions, mettra le Gouvernement en état d'emprunter autant que ſes beſoins l'exigeront. Les Etrangers auſſi bien que les Habitans de l'Amérique, pourront alors avoir quelque confiance dans ſes engagemens ; mais pour ſe fier à un Gouvernement, ſoumis lui-même à treize autres Gouvernemens, quant aux moyens de remplir ſes engagemens, lorſque ſa ſituation ſera bien connue, il faudroit un degré de crédulité qui préſide rarement aux conventions pécuniaires des hommes & qui s'accorde bien peu avec la pénétration clairvoyante de l'avarice.

Des réflexions de ce genre auront peu de ſuccès auprès de ceux qui eſpèrent voir réaliſer en Amérique les prodiges des temps poétiques ou fabuleux ; mais ceux qui croient que nous ne ſommes pas exempts des viciſſitudes & des malheurs qui ont été le partage des autres Nations, ne les croiront pas indignes d'une attention ſérieuſe. Dans cette diſpoſition, ils doivent enviſager la ſituation actuelle de leur pays avec une pénible inquiétude, & prier le Ciel d'écarter les maux dont l'ambition ou la vengeance pourroient trop facilement l'accabler.