CHAPITRE XXIX.


De la Milice.



Le pouvoir de décider ce qui remarque la Milice & de requérir ſes ſervices, dans un moment d'invaſion ou d'inſurrection, eſt naturellement attaché aux fonctions relatives à la défenſe commune & au maintien de la paix intérieure de la Confédération. Sans être profond dans l'art de la guerre, il eſt aiſé de ſentir que l'uniformité dans l'organisation & la diſcipline de la Milice doit produire le plus heureux effet toutes les fois qu'elle ſera appelée à la défenſe publique, la metre en état de camper & de combattre avec plus d'intelligence & de concert ; avantage bien important dans les opérations d'une armée, & lui faire beaucoup plutôt ac- quérir ce degré d'habilité dans les fonctions militaires, qui ſeul pourra la rendre utile. Nous ne pouvons parvenir à cette deſirable uniformité, qu'en confiant au Conſeil National le ſoin de régler ce qui concerne la Milice. C'eſt donc évidemment avec raiſon que le plan de la Convention propoſe d'autoriſer l'Union à pourvoir à l'organiſation, à l'armement & à la diſcipline de la Milice, à gouverner la partie qui ſera employée au ſervice des Etats-Unis ; réſervant aux Etats particuiers la nomination des officiers, & la fonction d'exercer la Milice ſuivant la diſcipline preſcrite par le Congrès. De toutes les objections qui ont été faites contre le plan de la Convention, il n'en eſt pas de plus étonnante & de plus inſoutenable que celle qui attaque en particulier cette diſpoſition. Si une Milice bien diſciplinée eſt la plus naturelle défenſe d'un pays libre, ce doit être aſſurément lorſqu'elle eſt ſous les ordres & à la diſpoſition du Corps inſtitué pour veiller à la ſûreté de la Nation. Si des troupes réglées ſont dangereuses pour la liberté, le moyen de prévenir tout motif ou tout prétexte qui pourroit mener à ces inſtitutions malfaiſantes, eſt aſſurément d'armer le Corps fédéral d'une autorité ſuffiſante ſur la Milice. Si, dans ces circonſtances qui obligent à ſoutenir le Pouvoir civil par le ſecours des armes, le Gouvernement peut avoir à ſa diſpoſition la Milice, ce ſera le meilleur préſervatif contre la néceſſité d'un autre genre de forces. Mais ſi le premier lui manque, il faudra recourir au dernier. Rendre une armée inutile, ſera une méthode plus ſûre pour prévenir ſon exiſtence, que toutes les prohibitions écrites.

Afin de rendre odieux le pouvoir d'employer la Milice à l'exécution des loix de l'Union, on a remarqué que la Conſtitution propoſée ne contient aucune diſpoſition qui autoriſe à requérir le poſſe comitatus pour aider le magiſtrat dans ſes fonctions, & l'on en a conclu que la force militaire devoit être ſon ſeul appui. Il y a dans les différentes objections faites ſouvent par le même parti, une contradiction peu faite pour donner une opinion favorable de ceux qui en font les auteurs. Les mêmes perſonnes nous diſent une phraſe, que l'autorité du Gouvernement fédéral ſera deſpotique & illimitée, & nous apprennent dans la ſuivante qu'il n'aura pas un pouvoir ſuffiſant même pour invouqer le poſſe comitatus. Heureuſement cette dernière aſſertion eſt auſſi en-deçà de la vérité, que la première eſt au-delà. Le droit de faire toutes les Loix néceſſaires & convenables pour l'exercice des pouvoirs qui lui ſont aſſignés, comprend néceſſairement celui de réclamer l'aſſiſtance des citoyens pour les officiers chargés de l'exécution de ces Loix. Il ſeroit auſſi abſurde d'en douter, que de croire que le droit de faire les Loix relatives aux impôts & à leur perception comprend celui de changer les Loix ſur les ſucceſſions ou ſur l'aliénation des propriétés territoriales, ou d'abolir le jugement par jurés. Ainſi, comme il eſt évident que la ſuppoſition du défaut de pouvoir pour la réquiſition du poſſe comitatus eſt entièrement deſtituée de vraiſemblance, il en réſulte que la conſéquence qu'on en a tirée, dans ſon application à l'autorité du Gouvernement fédéral ſur la Milice, annonce auſſi peu de ſincérité que de logique. Eſt-on autoriſé à croire que le Gouvernement n'aura d'autre inſtrument que la force, parce qu'il a le pouvoir d'en faire uſage dans les occaſions où elle deviendra néceſſaire ? Que devons-nous penſer des motifs qui font raiſonner des hommes de ſens d'une manière ſi extraordinaire ? Comment prévenir un combat entre la clarté & l'évidence ?

Par un rafinement ſingulier de la défiance républicaine, on nous apprend qu'il faut redouter même la Milice dans les mains du Gouvernement fédéral. On obſerve qu'il pourra être formé des Corps d'élite, compoſés d'hommes jeunes & ardens, qu'il ſeroit facile de faire ſervir au deſſein d'établir le Pouvoir arbitraire. Il eſt impoſſible de prévoir quel plan ſera ſuivi par le Gouvernement National, pour l'organiſation de la Milice ; mais loin d'enviſager la queſtion ſous le même jour que ceux qui s'oppoſent à la création des Corps d'élite, comme dangereux, ſi la Conſtitution étoit reçue, & que j'euſſe à dire mon ſentiment à un membre de la Légiſlature ſur la forme à donner à la Milice, tel eſt à peu-près le diſcours que je lui tiendrois :

« Le projet de diſcipliner toute la milice des Etats-Unis, eſt auſſi impraticable qu'il ſeroit funeſte, s'il pouvoit recevoir ſon exécution. Une habileté commune dans les exercices militaires, ne peut s'acquérir ſans le ſecours du temps & de l'habitude. Un jour, une ſemaine, un mois ſeroient inſuffiſants. Aſſujettir tous les propriétaires fonciers & toutes les autres claſſes de citoyens à être ſous les armes, pour s'occuper des exercices & des évolutions militaires, auſſi ſouvent que cela ſeroit néceſſaire pour parvenir au degré de perfection qui conſtitue une Milice bien diſciplinée, ce ſeroit impoſer un fardeau réel aux individus, & faire éprouver à la Nation un déſavantage & une perte conſidérable. Il en réſulteroit chaque année une déduction ſur le travail productif de tout le pays, qui, d'après le nombre actuel de ſes habitans, ne pourroit être eſtimée au-deſſous d'un million de livres. Une tentative, dont l'effet ſeroit de diminuer à ce point la ſomme du travail & de l'industrie, ne ſeroit aſſurément pas prudente, & l'expérience même, ſi on la tentoit, ne pourroit être conſommée ; car on ne ſupporteroit pas long-tems un ſemblable état de choſes. On ne pourroit guère demander raiſonnablement à la totalité des Habitans, autre choſe que d'avoir les armes & l'équipage néceſſaires ; & pour ſavoir ſi cette diſpoſition n'auroit pas été négligée, il faudroit les aſſembler deux ou trois fois l'année.

» Mais quoique le plan de diſcipline pour toute la Milice doive être abandonné comme nuiſible ou impraticable, il eſt cependant de la plus grande importance d'adopter, auſſi-tôt qu'il ſera poſſible, un plan bien conçu pour l'organiſation de la Milice. L'attention du Gouvernement doit tendre particulièrement à la formation d'un corps d'élite, dans une proportion modérée, ſur des principes qui puiſſent le rendre réellement utile en cas de beſoin. En ciconſcrivant ainſi le plan, il ſera poſſible d'avoir un excellent corps de Milice bien exercé, prêt à entrer en campagne toutes les fois que la défenſe de l'Etat l'exigera. Non-ſeulement cela éloignera les motifs qui pourroient introduire les établiſſemens militaires ; mais ſi les circonſtances obligeoient jamais le Gouvernement à former une armée d'une certaine force, cette armée ne pourroit jamais devenir redoutable pour la liberté du Peuple, tandis qu'un corps conſidérable de Citoyens qui, s'il ne lui étoit comparable, lui ſeroit du moins peu inférieur pour la diſcipline & le maniement des armes, ſeroit prêt à défendre & ſes droits & ceux de ſes Concitoyens. Cette inſtitution me ſemble le ſeul équivalent qu'on puiſſe trouver à une armée ſur pied, & le meilleur appui contr'elle, s'il en exiſtoit jamais ».

C'eſt ainſi qu'en traitant ce ſujet, je raiſonnerois autrement que les adverſaires de la Conſtitution propoſée ; je trouve des gages de notre sûreté dans les ſources d'où ils font ſortir nos dangers & notre perte. Mais comment la Légiſlature nationale enviſagera-t-elle la queſtion ? C'eſt ce que ni eux ni moi nous ne pouvons prévoir.

L'idée de nous faire craindre la Milice pour notre liberté, eſt tirée de ſi loin, & ſi extravagante, qu'on ne ſait ſi on doit y répondre ſérieuſement ou par la raillerie ; ſi on doit voir en elle un ſimple eſſai de ſubtilité, comme les paradoxes des Rhéteurs, un coupable artifice pour faire naître des préjugés à quelque prix que ce ſoit, ou l'effet réel d'un fanatiſme politique. Au nom du ſens commun, quel ſera le terme de nos craintes, ſi nous ne pouvons nous fier à nos fils, à nos frères, à nos voiſins, à nos Concitoyens ? Quelle ombre de danger peut-on voir dans des hommes journellement confondus avec leurs compatriotes, unis avec eux de ſentimens, d'opinions, d'intérêts & d'habitudes ? Quel eſt le motif d'appréhenſion raiſonnable auquel puiſſe donner lieu le pouvoir confié à l'Union, de preſcrire l'organiſation de la Milice, & de requérir ſes ſervices quand ils ſeront néceſſaires ; tandis que les Etats particuliers auront ſeuls & excluſivement la nomination des Officiers ?

S'il étoit poſſible d'entretenir quelque défiance au ſujet de la Milice ſoumiſe au Gouvernement fédéral, ſous quelque forme qu'elle puiſſe être, la nomination des Officiers par les Etats devroit à l'inſtant la faire ceſſer. On ne peut doter que cette circonſtance ne leur aſſure une influence prépondérante ſur la Milice.

En liſant quelques-uns des écrits publiés contre la Conſtitution, on ſeroit tenté de croire qu'on lit des romans ou des contes mal écrits, qui, au lieu d'images naturelles & agréables, n'offrent à l'eſprit que des phantômes effrayans & difformes, qui décolorent, défigurent tout ce qu'ils repréſentent, & transforment en monſtres tout ce qu'ils touchent.

On en voit un exemple dans les ſuggeſtions exagérées & invraiſemblables qui ont eu lieu relativement au pouvoir d'appeler le ſecours de la Milice. Celle du New-Hampſire marchera en Géorgie, celle de Géorgie dans le New-Hampſire, celle de New-York à Kentuké & celle de Kentuké au Lac Champlain, & même les dettes vis-à-vis de la France & de la Hollande ſeront payées en hommes de milice, au lieu de ducats & de louis d'or. Tantôt c'eſt une grande armée qui détruira la Liberté du Peuple ; tantôt la Milice de la Virginie ſera entraînée à cinq ou ſix cens milles de ſon pays, pour dompter l'opiniâtreté républicaine de Maſſachuſets, & celle de Maſſachuſets ſera tranſporté à une égale diſtance pour humilier l'orgueil intraitable de l'Ariſtocratie Virginienne. Les perſonnes qui extravaguent à cet excès, imaginent ſans doute qu'il n'eſt pas de rêverie ou d'abſurdité, que leur adreſſe ou leur éloquence ne puiſſent faire adopter aux Américains comme d'infaillibles vérités.

S'il doit exiſter une Armée dont on ſe ſerve comme d'un inſtrument de deſpotiſme, qu'aura-t-on beſoin de la Milice ? S'il n'exiſte pas d'Armée, la Milice irritée de ſe voir commandée pour entreprendre une lointaine & pénible expédition dont l'objet ſera de charger de fers une partie de ſes Concitoyens, portera-t-elle ſes pas ailleurs qu'à la demeure des Tyrans, auteurs d'un projet auſſi fou que coupable, pour les écraſer au milieu des uſurpations qu'ils méditent & en faire un exemple de la juſte vengeance d'un Peuple trompé & furieux ? Eſt-ce là le chemin que ſuivent des uſurpateurs, quand ils veulent aſſervir une Nation nombreuſe & éclairée ? Commencent-ils par exciter la haine des inſtrumens même de leurs projets ambitions ? Se ſignalent-ils ordinairement à l'entrée de leur carrière par des actes de pouvoir extravagans & mépriſables, qui ne peuvent avoir d'autre effet que d'attirer ſur eux la haine & l'exécration univerſelle ? Des ſuppoſitions de cette nature ſont-elles les ſages avertiſſemens de Patriotes éclairés à leurs Concitoyens éclairés ; ou les folles & incendiaires viſions de factieux mécontens, ou d'enthouſiaſtes en délire ? Quand même nous ſuppoſerions les Chefs du Conſeil national conduits par l'ambition la plus effrénée, il ſeroit impoſſible de croire qu'ils ſe déterminaſſent jamais à employer d'auſſi abſurdes moyens pour l'exécution de leurs projets. Dans des tems d'inſurrection ou d'invaſion, il pourroit être naturel & utile de faire marcher la Milice d'un Etat ſur le territoire d'un autre Etat pour repouſſer un ennemi commun, ou pour défendre la République des dangers de la faction ou de la ſédition. La première de ces circonſtances s'eſt renouvelée fréquemment dans le cours de la dernière Guerre, & l'utilité de ce mutuel ſecours a été un des principaux motifs de notre aſſociation politique. Si le pouvoir d'en diriger l'effet eſt placé dans les mains du Conſeil de l'Union, nous n'aurons pas à redouter cette lâche indifférence qui endort trop ſouvent l'attention ſur les dangers d'un voiſin, juſqu'au moment où l'approche de ces mêmes dangers ajouter la néceſſité de la défenſe perſonnelle à la trop foible impulſion du devoir & de l'attachement.