CHAPITRE XI.


Utilité de l'Union, relativement au Commerce
& à la Marine.



L'importance de l'Union, relativement au commerce, eſt un des points les moins ſuſceptibles de conteſtation & les plus généralement avoués de tous les hommes inſtruits ſur ce ſujet. Elle intéreſſe notre commerce avec les Nations étrangeres, autant que notre commerce intérieur.

Aſſez d'indices nous autoriſent à croire que le caractere entreprenant, qui diſtingue le commerçant Américain, a déjà fait éprouver quelque mécontentement aux Puiſſances maritimes de l'Europe. Elles ſemblent craindre de ſe voir enlever par nous ce commerce de tranſport, qui eſt l'appui de leur marine & la baſe de leur force navale. Celles de ces puiſſances qui ont des Colonies en Amérique, prévoient avec une pénible inquiétude ce que peut devenir notre pays. Elles prévoient les dangers dont leurs poſſeſſions Américaines peuvent être menacées, par le voiſinage d'une Nation qui a toutes les diſpoſitions & tous les moyens néceſſaires pour la création d'une marine puiſſante. Des impreſſions de ce genre leur inſpireront naturellement le projet d'entretenir des diviſions parmi nous & de nous empêcher auſſi long-temps qu'il ſera poſſible de commercer ſur nos propres vaiſſeaux. Elles réuniroient par ce moyen le triple avantage de nous mettre hors d'état d'entrer en rivalité avec elles pour la navigation, d'uſurper excluſivement les profits de notre commerce & de briſer les reſſorts qui pourroient nous élever à une grandeur redoutable. Si la prudence ne nous défendoit pas de détails de cette nature, il ne ſeroit pas difficile de ſuivre les traces de cette politique, en remontant juſqu'aux Cabinets des Miniſtres qui l'emploient.

Si nous perſévérons dans notre Union, nous pourrons faire échouer par mille moyens, les efforts d'une politique ſi ennemie de notre proſpérité. Nous pourrons par des réglémens prohibitifs, obſervés en même-temps dans tous les Etats, obliger les Nations étrangeres à la concurrence pour obtenir le privilége de commercer dans nos marchés. Cette aſſertion ne paroîtra pas chimérique à ceux qui ſeront en état d'évaluer le prix que peut avoir pour toute Nation fabricante, le commerce avec un Peuple de trois millions d'hommes, qui s'accroît dans une progreſſion rapide, pour la plus grande partie livré excluſivement à l'agriculture, & que des circonſtances locales retiendront long-temps dans cette diſpoſition. Quelle différence pour le commerce & la navigation de toute puiſſance Européenne de communiquer directement avec l'Amérique ſur ſes propres vaiſſeaux, ou d'envoyer ſes productions & d'en recevoir la valeur indirectement par les vaiſſeaux d'une autre Nation. Suppoſons, par exemple, que nous ayons en Amérique un Gouvernement qui fût en état de fermer nos ports à l'Angleterre avec qui nous n'avons pas à préſent de traité de commerce : quel ſeroit l'effet naturel de cette démarche ſur ſa politique ? Ne nous mettroit-elle pas en état de négocier avec eſpoir de ſuccès pour obtenir les priviléges de commerce les plus avantageux & les plus étendus, dans tous les pays ſoumis à ce Royaume ? On a fait à ces queſtions, des réponſes plus ſpécieuses que ſolides & ſatisfaiſantes. On a dit que des prohibitions de notre part ne changeroient rien au ſyſtême des Anglais, parce qu'ils pourroient continuer leur commerce avec nous, par l'entremiſe de la Hollande, qui leur acheteroit & leur payeroit immédiatement les objets néceſſaires à l'approviſionnement de nos marchés. Mais leur navigation ne recevroit-elle pas un coup funeſte, par la perte de l'important avantage d'être leurs propres facteurs dans ce commerce ? La plus grande partie des profits ne ſeroit-elle pas interceptée par les Hollandais, en compenſation de leurs peines & leurs dangers ? La ſeule circonſtance du fret n'occaſionneroit-elle pas une déduction conſidérable ? Un commerce entretenu par des routes ſi détournées ne faciliteroit-il pas la concurrence des autres Nations, en faiſant varier le prix des denrées de l'Angleterre dans nos marchés & en tranſportant dans d'autres mains cette branche importante de ſon commerce ?

En réfléchiſſant mûrement ſur les objets de ces queſtions, on ſe convaincra que les déſavantages qu'un tel état de choſes feroit éprouver à l'Angleterre, conſpireroient avec la prédilection de la plus grande partie de la Nation, avec les inſtances des iſles de l'Inde occidentale pour opérer un grand adouciſſement dans leur ſyſtême à notre égard & nous feroient obtenir des priviléges dans les marchés de leurs iſles & dans pluſieurs autres encore, qui ſeroient pour nous de la plus grande utilité. Cet avantage une fois obtenu du Gouvernement Anglais & qui ne pourroit être acheté de notre part que des exemptions & des immunités équivalentes, dans nos marchés, produiroient vraiſemblablement le même effet ſur la conduite des autres Nations, qui ne ſeroient pas diſpoſées à ſe voir ſupplanter dans le commerce qu'elles font avec nous.

Un nouveau moyen d'influence ſur la conduite des Nations Européennes à notre égard, Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/145 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/146 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/147 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/148 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/149 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/150 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/151 du Gouvernement peut ſeul produire l'unité dans les intérêts du commerce & de la politique.

Il eſt d'autres points de vue ſons leſquels ce ſujet peut être enviſagé & qui doivent inſpirer autant d'attention que d'intérêt ; mais ils nous meneroient trop loin dans l'avenir & entraîneroient des longueurs déplacées dans cet ouvrage.

J'obſerverai en peu de mots que notre ſituation nous invite & que notre intérêt nous porte à nous aſſurer une influence réelle dans les affaires de l'Amérique. Le monde peu ſe diviſer politiquement, comme géographiquement, en quatre parties dont chacune à des intérêts distincts. L'Europe, pour le malheur des trois autres, les a ſoumiſes à ſon empire par ſes armes & ſes négociations par la force & par l'adreſſe. La ſupériorité qu'elle a depuis ſi long-temps conſervée, l'a diſpoſée à ſe regarder comme la maîtreſſe de l'univers, & à croire le reſte du genre humain créé pour ſon utilité. Des hommes, admirés comme de grands philoſophes, ont poſitivement attribué à ſes habitans une ſupériorité phyſique, & ont ſérieuſement aſſuré que tous les animaux, ainſi que la race humaine, dégénéroient en Amérique ; que les chiens même perdoient la faculté d'aboyer, après avoir reſpiré quelque temps dans notre atmoſphere.

Les faits ont trop long-temps favoriſé ces arrogantes prétentions des Européens : c'eſt à nous à relever l'honneur de la race humaine & à faire connoître la modération à des freres uſurpateurs. L'Union nous en rendra capables ; la déſunion prépareroit de nouveaux triomphes & livreroit de nouvelles victimes à nos ennemis. Puiſſent les Américains ſe laſſer enfin d'être les inſtrumens de la grandeur Européenne ! Puiſſent les Treize-Etats raſſemblés par une étroite & indiſſoluble Union, concourir à la formation d'un vaſte ſyſtême politique, qui éleve l'Amérique au-deſſus des obſtacles qui pourroient lui oppoſer la force ou l'influence d'un autre hémiſphere, & qui lui aſſure le droit de dicter les conditions du traité entre l'ancien & le nouveau monde !