CHAPITRE VIII.


Effets de la guerre intérieure, qui néceſſite une armée permanente & d'autres inſtitutions ennemies de la Liberté.



Reconnoissons donc comme une vérité démontrée, que les Etats particuliers, en cas de déſunion, ou de quelque combinaiſon qui puiſſe ſe former des débris de la Confédération générale, ſeront ſujets entr'eux à ces viciſſitudes de paix & de guerre, d'affection & d'inimitié qui font le partage de toutes les Nations voiſines, lorſqu'elles ne ſont pas réunis ſous le même Gouvernement. Entrons dans quelques détails ſur les effets néceſſaire d'une ſemblable inſtitution.

La guerre entre les Etats, dans la premiere période de leur exiſtence iſolée, ſera accompagnée de malheurs bien plus grands, que dans les pays qui ont depuis long-temps des établiſſemens militaires réguliers. Les armées diſciplinées qui ſont toujours ſur pied dans le continent de l'Europe, quelque funeſtes qu'elles ſemblent pour la liberté & pour l'économie, ont cependant produit l'avantage bien important, de rendre impratiquables les conquêtes rapides & de prévenir ces dévaſtations ſubites, qui avant leur établiſſement, marquoient les progrès de la guerre. L'art des fortifications à concouru au même but. Les Nations de l'Europe ſont environnées de chaîne de places fortes, qui les garantiſſent de leurs attaques reſpectives. Le temps d'une campagne ſe perd à réduire deux ou trois places frontieres, à s'introduire dans le pays ennemi. De ſemblables obſtacles ſe préſentent à chaque pas, pour épuiſer les forces & retarder les progrès d'un conquérant. Autrefois une armée uſurpatrice pénétroit juſques dans le cœur du pays voiſin preſqu'auſſi rapidement que la nouvelle de ſon approche ; à préſent une poignée de troupes diſciplinées, ſe tenant ſur la défenſive avec l'avantage du poſte, peut arrêter ou faire échouer les entrepriſes d'une grande armée. L'hiſtoire de la guerre, dans cette partie de l'univers, n'eſt plus l'hiſtoire des Nations ſubjuguées & des Empires détruits, mais de quelques villes priſes & repriſes, de batailles qui ne décident rien, de retraites plus avantageuſes que des victoires, de grands efforts & de petites conquêtes. Notre pays offriroit une ſcene bien différente. La crainte des établiſſemens militaires en différera l'introduction auſſi long-temps qu'il ſera poſſible. Le défaut de fortifications laiſſant les frontieres d'un Etat, ouvertes à ceux qui l'entourent, facilitera les irruptions. Les Etats peuplés ſubjugueront bientôt leurs voiſins moins nombreux. Les conquêtes ſeront auſſi faciles à faire que difficiles à conſerver. Toutes nos guerres ſeront marquées par le caprice & par le brigandage. Des troupes irrégulières meneront à leur ſuite le pillage & la dévaſtation. Les calamités particulieres ſeront les principaux traits qui caractériſeront nos exploits militaires.

Cette peinture n'eſt pas exagérée ; mais je l'avoue, elle ne ſeroit pas long-temps conforme à la vérité. La crainte des dangers extérieurs eſt le premier mobile de la conduite des Nations. Le plus ardent amour de la liberté céderoit bientôt à ſes conſeils. La perte de la vie & de la propriété par les violences ſi fréquentes dans la guerre, les efforts, les continuelles allarmes cauſées par un danger continuel, forceroient les Nations les plus paſſionnées pour la liberté à chercher leur repos & leur ſécurité dans des inſtitutions qui tendroient à détruire leurs droits civils & politiques. Enfin, pour être plus tranquilles, Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/107 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/108 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/109 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/110 Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/111 la premiere des deux différentes ſituations que nous avons décrites. Sa poſition inſulaire, la force de ſa marine, en la mettant à l'abri des attaques étrangeres, la diſpenſe de la néceſſité d'entretenir une armée nombreuſe dans ſon intérieur. Il ne lui faut qu'une force ſuffiſante pour ſe défendre d'une deſcente imprévue, juſqu'à ce que la milice ait eu le temps de ſe rallier & de s'incorporer. Aucun motif de politique nationale ne néceſſite dans ſon établiſſement domeſtique une plus grande quantité de troupes, que l'opinion publique ne tolèreroit pas, d'autant qu'elle n'a été ſoumiſe depuis long-temps à l'influence d'aucune des cauſes que nous avons indiquées comme les conſéquences d'une guerre intérieure. C'eſt à une ſituation ſi heureuſe qu'elle doit en grande partie la conſervation de la liberté dont elle jouit aujourd'hui, en dépit de la vénalité & de la corruption qui y regnent. Si au contraire l'Angleterre eût été ſituée ſur le continent & forcée en raiſon de la ſa poſition, à proportionner ſes établiſſemens militaires à ceux des autres grandes Puiſſances de l'Europe, elle ſeroit probablement aujourd'hui, comme elles la victime du pouvoir abſolu d'un ſeul homme. Il eſt poſſible, quoique peu vraiſemblable, que le Peuple de cette iſle soit aſſervi par d'autres cauſes ; mais il ne peut l'être par les entrepriſes d'une armée auſſi peu conſidérable que celle qui eſt entretenue dans l'intérieur de ce Royaume.

Si nous ſommes aſſez ſages pour maintenir l'Union, nous pourrons jouir pendant ſiecles, d'un avantage égal à celui de cette heureuſe ſituation. L'Europe eſt à une grande diſtance de nous : Les colonies qu'elle a près de nous ne ſeront pas de long-temps en état de nous donner de ſérieuſes inquiétudes. De grands établiſſements militaires ne peuvent être néceſſaires à notre ſûreté. Mais ſi le corps social eſt démembré & que ces parties intégrantes reſtent iſolées, ou ce qui eſt plus vraiſemblable, forment entr'elles deux ou trois Confédérations, nous éprouverons bientôt le fort des Puissances continentales de l'Europe. Notre Liberté ſera anéantie par les moyens que nous emploierons par nous défendre de notre ambition & de notre jalouſie mutuelle.

Cette idée n'eſt ni ſuperficielle ni frivole ; elle eſt ſolide & importante : elle mérite d'obtenir la plus ſérieuſe & la plus mûre réflexion des hommes honnêtes & ſages de tous les partis. S'ils veulent s'y arrêter avec une ſcrupu leuſe attention, & méditer ſans paſſion ſur ſon importance ; s'ils veulent la contempler ſous toutes les formes & la ſuivre dans toutes ſes conſéquences, ils n'héſiteront pas à repouſſer ces triviales objections accumulées contre un plan dont la rejection entraînoit la ruine de l'Union. Les fantômes produits par l'imagination de quelques-uns de ſes adverſaires. feront bientôt place à la prévoyance moins imaginaire des dangers réels & certains qui nous menaçent.