LE FÉDÉRALISTE.


CHAPITRE PREMIER.




INTRODUCTION





Après une épreuve non équivoque de l'inefficacité du Gouvernement fédératif, aujourd'hui exiſtant, vous êtes appellés à délibérer ſur une nouvelle Conſtitution pour les Etats-Unis de l'Amérique. Expoſer le ſujet, c'eſt dire ſon importance. Il s'agit de l'exiſtence de notre union, de la ſûreté & de la proſpérité des Etats qui la compoſent, enfin du fort d'un Empire, à quelques égards, le plus intéreſſant qui exiſte dans l'univers. On l'a remarqué ſouvent ; il ſembloit réſervé à l'Amérique de décider cette importante queſtion : ſi les hommes ſont capables de ſe donner un bon Gouvernement par réflexion & par choix, ou s'ils font condamnés à recevoir toujours leur Conſtitution politique du haſard et de la force. Si cette obſervation eſt juſte, la criſe où nous ſommes, peut être regardée comme l'époque de la déciſion de ce problême ; & un mauvais choix, dans les meſures que nous avons à prendre, deviendroit un malheur univerſel pour le genre humain. La philantropie s'unit au patriotiſme pour augmenter l'inquiétude avec laquelle les hommes ſages & vertueux attendent l'événement. Heureux ſi notre choix eſt dirigé par un jugement ſain de nos vrais intérêts, libre & dégagé de toutes conſidérations étrangères au bien public ! Nos devons le ſouhaiter plus que l'eſpérer. Le plan ſoumis à notre délibération bleſſe trop d'intérêts particuliers, contrarie trop d'inſtitutions locales, pour qu'il ne ſoit pas combattu dans la diſcuſſion par une multitude de motifs qui lui ſont étrangers, de vues, de paſſions, de préjugés peu favorables à la découverte de la vérité.

Parmi les plus formidables obſtacles que la nouvelle Conſtitution doit rencontrer, on peut compter l'intérêt d'une certaine claſſe des habitans de chaque état, à prévenir tout changement qui pourroit occaſionner une diminution du pouvoir qu'ils tiennent de la Conſtitution actuelle. On doit craindre encore l'ambition perverſe d'une autre claſſe d'hommes, qui veulent s'agrandir par les troubles de leur pays, & qui attendent plus pour leur élévation perſonnelle de la diviſion de l'Empire en quelques confédérations particulières, que de ſa réunion ſous un ſeul Gouvernement.

Je n'inſiſterai pas ſur les obſervations de cette nature. Je n'ignore pas qu'il ſeroit injuſte d'attribuer à des vues intéreſſées ou ambitieuſes, l'oppoſition de tous ceux que leur ſituation peut en faire ſoupçonner. Reconnoiſſons que ceux-là même peuvent être guidés par des intentions pures ; reconnoiſſons qu'une grande partie des oppoſitions qu'on a vu & qu'on verra naître, tient à des motifs innocens, ſinon reſpectables, & plaignons les préventions d'une défiance honnête dans ſon principe. Tant de cauſes puiſſantes concourent à égarer le jugement, que nous avons vu des hommes ſages & vertueux, adopter auſſi ſouvent l'erreur que la vérité, ſur les queſtions les plus importantes, pour le bonheur de la ſociété.

Cette obſervation ſeroit bien faite pour inſpirer de la modération à ces hommes toujours parfaitement convaincus de l'infaillibilité de leur opinion dans toutes les diſcuſſions.

Un autre motif de circonſpection, c'eſt que nous ne ſommes pas toujours sûrs que ceux qui plaident pour la vérité, ſoient guidés par des motifs plus purs que leurs antagoniſtes. L'ambition, l'avarice, l'animoſité perſonnelle, l'eſprit de parti & d'autres motifs auſſi peu louables peuvent agir ſur les défenſeurs de la bonne cauſe, comme ſur ſes ennemis.

Indépendamment de ces motifs de modération, rien n'eſt plus abſurde que l'eſprit d'intolérance, qui a dans tous les temps caractériſé les partis politiques. En politique comme en religion, on ne fait point de proſélytes par le fer & le feu. Dans l'une & dans l'autre, on guérit rarement de l'héréſie par la perſécution.

Quelque juſtes que ces ſentiments doivent paroître aux hommes impartiaux ; nous n'en avons déjà que trop d'indices, il arrivera ici ce qui eſt arrivé dans toutes les grandes diſcuſſions nationales. L'animoſité & les paſſions malfaiſantes ne connoîtront plus de digue. A voir la conduite des partis oppoſés, il ſera aiſé de juger, qu'ils n'eſpèrent faire triompher leur opinion & augmenter le nombre de leurs proſélytes, que par la violence de leurs déclamations, & l'amertume de leurs invectives. Un zèle éclairé pour l'énergie & l'efficacité du Gouverneur, ſera noté comme l'effet d'un eſprit paſſionné pour le deſpotiſme & ennemi des principes de la liberté. Cette inquiétude trop ſcrupuleuſe pour la conſervation des droits du Peuple, qui eſt plus communément un défaut de l'eſprit que du cœur ; ſera repréſenté comme un moyen d'uſurper une grande popularité aux dépens du bien public. On oubliera d'un côté que l'inquiétude eſt inſéparable d'une violente affection, & que le noble enthouſiaſme de la liberté eſt trop aiſément ſouillé par une étroite & minutieuſe défiance ; de l'autre part on oubliera également que la vigueur du Gouvernement eſt eſſentielle au maintien de la liberté ; que dans l'opinion d'un eſprit ſain & éclairé, leurs intérêts ne peuvent jamais être ſéparés ; qu'une dangereuſe ambition ſe cache plus ſouvent ſous le ſpécieux prétexte de l'affection pour les droits du Peuple, que ſous l'apparence peu ſéduiſante du zèle pour la force du Gouvernement. L'hiſtoire nous apprend que la première de ces deux routes, a bien plus ſouvent que l'autre, conduit au deſpotiſme, & que la plupart des hommes qui ont détruit la liberté des Républiques, ont commencé par capter la bienveillance du Peuple & ſe ſont faits démagogues pour devenir tyrans.

J'ai deſiré, par ces obſervations, mettre mes Concitoyens en garde contre toutes les tentatives que de part ou d'autre on pourroit faire pour influer ſur leur déciſion, dans une queſtion ſi importante pour leur bonheur, par d'autres impreſſions que celles qui réſultent de l'évidence de la vérité. Leur but général vous fera juger qu'elles ont été dictes par un eſprit favorable à la nouvelle Conſtitution. Je le reconnois devant vous, mes Concitoyens, après l'avoir attentivement examinée, je crois fermement qu'il eſt de votre intérêt de l'adopter ; je crois que c'eſt l'intérêt de votre liberté, de votre puiſſance & de votre bonheur.

Je n'affecte point une circonſpection que je n'ai pas. Je ne veux pas vous tromper par l'apparence du doute, lorſque mon opinion eſt fixée. Je vous avoue franchement ma conviction, & je vous expoſerai, avec liberté, les raiſons ſur leſquelles elle eſt fondée. La conſcience des bonnes intentions dédaigne les détours. Je ne multiplierai cependant pas les proteſtations à cet égard. Mes intentions doivent reſter en dépôt dans mon cœur : mes raiſons feront expoſées aux yeux de tous, & tous pourront les juger. Elle ſeront préſentées avec un courage qui ne déshonorera pas la cauſe de la vérité. Je me propoſe de diſcuter dans le cours de cet ouvrage, les objets ſuivans : l'utilité de l'union à notre proſpérité politique ; l'inſuffiſance de la confédération actuelle pour la maintenir ; la néceſſité d'un Gouvernement au moins auſſi énergique que celui qui vont eſt propoſé ; la conformité de la Conſtitution prpoſée, avec les vrais principes d'un Gouvernement républicain ; ſon analogue avec la Conſtitution de nos Etats particuliers ; enfin, la ſécurité que ſon adoption doit nous inſpirer pour le maintien de cette nature de Gouvernement républicain, pour notre liberté & nos propriétés. Dans le cours de la diſcuſſion, je m'efforcerai de répondre à toutes les objections qui paroîtront dignes d'attention.

On pourra regarder comme ſuperflues, les raiſons par leſquelles je cherche à prouver l'utilité de l'union ; l'attachement pour cette forme de Gouvernement eſt ſi profondément gravée dans le cœur de la plus grande partie des habitans de chaque Etat, qu'elle ſembleroit ne pouvoir trouver d'adverſaires.

Mais le fait eſt qu'on a déjà cherché à inſinuer dans quelques cercles des oppoſans à la nouvelle Conſtitution, que les Treize-Etats ſont d'une trop grande étendue, pour ſe trouver réunis ſous un ſyſtême général, & qu'il faut diviſer ce tout, en quelques portions iſolées, par des Confédérations partielles. Cette opinion ſe propagera vraiſemblablement, juſqu'à ce qu'elle ait trouvé un aſſez grand nombre de partiſans pour encourager un aveu formel. En effet, pour ceux dont les vues ont quelqu'étendue, rien n'eſt plus évident que l'alternative où nous ſommes, de l'adoption de la nouvelle Conſtitution ou du démembrement de l'union. Il ne ſera donc pas inutile d'examiner les avantages de cette union, les maux certains & les dangers probables auxquels la diſſolution expoſeroit chacun de nos Etats. Ce ſera le premier objet de diſcuſſion que j'entreprendrai.