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LE DUEL.

Floréal an v (1797).

Je suis encore tellement affecté de cette cruelle aventure, que je ne sais si je pourrai vous la raconter de sang-froid. Je connais les personnes qu’elle a plongées dans la douleur. Oh ! puissiez vous ne voir jamais vos amis dans une affliction pareille. On peut supporter ses propres maux avec courage : l’effort que l’on fait pour se surmonter donne à l’âme une trempe qui double son énergie ; de même qu’à la fatigue on s’endurcit à la douleur : mais s’endurcir aux douleurs de ceux que nous aimons… C’est impossible.

Vous vous souvenez d’avoir déjeuné chez, moi, l’été passé, avec le jeune Favelle, il appartient à de très-honnêtes parents de Montauban. Il vint à Paris, il y a un an à peu prés, pour se perfectionner dans les sciences physiques et principalement dans l’anatomie, car il se destine à la médecine. Son esprit très-juste, sentait bien qu’exercer l’art de guérir sans être versé dans l’anatomie, c’est entreprendre de racommoder une horloge sans connaître les rouages dont elle est composée.

Ce jeune homme suivait avec succès les coure que font d’habiles professeurs au Muséum d’Histoire naturelle et dans d’autres établissements publics ; mais ce qui donna principalement du charme à son séjour à Paris, ce fut la connaissance qu’il y fit de madame de Vineuil, chez qui je l’ai connu. Il fut assez faiblement recommandé à madame de Vineuil, par une personne de Montauban ; mais arrivé à Paris, il se trouva si abandonné, si seul, dans cette ville pleine de monde, qu’il sentit le besoin de s’attacher une famille estimable, et il y réussit.

Cette dame était une veuve de quarante-deux ans. Elle avait auprès d’elle ses deux filles ; mais ni l’une ni l’autre ne pouvait exciter aucune émotion dans le cœur de Favelle. L’ainée, âgée de dix-neuf à vingt ans, avait beaucoup de sensibilité, de goût et d instruction ; le jeune visiteur prisait ses qualités, goûtait sa conversation ; mais la nature lui avait fait payer cher ces avantages : elle était extrêmement contrefaite. La plus jeune était un enfant ; elle avait huit ans.

Madame de Vineuil n’était pas riche ; elle vivait dans une honnête médiocrité, sur des rentes bornées, mais assurées. Son unique souci était l’établissement de ses filles. Elle avait bien de quoi les faire vivre dans sa maison, mais elle n’avait rien à leur donner. Il est vrai que l’ainée avait renonce au mariage, et son attachement pour sa mère, les ressources qu’elle trouvait dans son esprit, le goût de l’occupation, lui laissaient peu de regrets. C’était la cadette qu’il fallait songer à établir un jour ; et comme elle annonçait peu de ces qualités solides qui sont la plus belle dot que puisse apporter une femme, sa mère gémissait de ne pouvoir lui faire un sort. Elle tournait toutes ses espérances du côté de son fils, qui suivait, à Nantes, la carrière du commerce, et qui avait la certitude d’être bientôt associé dans la maison dont il faisait les affaires. L’aptitude que le jeune homme avait montrée pour ce genre d’occupation, l’aménité de son caractère, l’attachement qu’il avait pour ses sœurs, tout faisait concevoir à madame de Vineuil un heureux avenir, et sa maison était l’asile de ce contentement d’esprit, de cette gaîté naïve que procurent d’ordinaire une fortune médiocre et la conscience d’une âme pure.

Tels étaient les amis que s’était choisis Favelle. Encouragé par les bontés de madame de Vineuil, il venait familièrement chez elle. Il y dînait tout aussi souvent qu’il voulait. Lorsque le temps était beau, il accompagnait la mère et les filles aux Tuileries, ou au Jardin des Plantes. Il semblait être le frère des deux demoiselles, et rappelait à la mère un fils chéri que des projets de fortune tenaient éloigné d’elle.

Favelle, passionné pour les spectacles, comme on l’est assez généralement à son âge, y allait assez souvent avec quelques amis, ou plutôt de simples connaissances qu’il avait faites à Paris. Il suivait principalement les premières représentations ; elles plaisent à beaucoup de personnes, parce qu’à la curiosité que peut exciter un ouvrage entièrement neuf, se joint toujours l’espèce d’intérêt qu’on ne saurait s’empêcher de prendre à l’événement de la représentation : on s’attache au sort des personnes et à celui de la pièce.

Il y a huit jours qu’il alla voir jouer une comédie nouvelle. (Il n’était pas avec la famille de madame de Vineuil ; et, ce qui arrivait rarement, il y avait même trois ou quatre jours qu’il ne l’avait vue.) La représentation fut très-orageuse : une moitié de la salle s’obstinait à trouver la pièce détestable ; l’autre moitié la soutenait avec le même acharnement. Favelle et deux jeunes gens de sa connaissance qui étaient avec lui, avaient pris parti pour les mécontents ; plusieurs autres jeunes gens leurs voisins, étaient pour la pièce. On s’inculpait réciproquement ; les premiers accusaient les autres d’être payés par l’auteur ; ceux-ci leur répondaient en les accusant eux-mêmes de soutenir une cabale. Les sifflets, les paix-là fermaient la bouche aux acteurs et partageaient l’auditoire. Un partisan de la pièce, plus irrité que les autres, s’en prit personnellement à Favelle, et après quelques propos, lui dit : Taisez-vous… Taisez-vous… Je vous ordonne de vous taire… Ce fut un motif pour redoubler le bruit ; les injures, presque les coups, s’en suivirent ; grande rumeur dans la salle. La pièce eut beaucoup de peine à s’achever.

À la fin du spectacle, les deux disputeurs, entraînés jusqu’au foyer par un tourbillon de bons amis qui les excitaient l’un contre l’autre, recommencèrent leur débat. « Il y a eu un soufflet donné, disaient les uns. — Ce n’est qu’un coup de poing, répondaient les autres. — Je ne m’en défends pas.Vous en avez menti. » — Puis on reprenait : « Mon cher, vous seriez bien bon de laisser passer un affront comme celui-là.Ce n’est pas possible, ajoutait un quatrième. — Moi, je suis prêt à me battre, disait l’antagoniste de Favelle. » On lui faisait observer qu’il disait cela d’un ton à faire croire qu’il voulait éluder le combat ; on l’excitait par mille impertinences de cette espèce.

Cependant Favelle, qui avait plus d’empire sur lui que beaucoup d’autres n’en auraient eu à sa place, s’adressant à son adversaire, lui dit : « Citoyen, quand nous nous battrions, cela ne ferait de bien à personne : vous dites que je vous ai insulté ; cela peut être : dans ce moment-là nous étions l’un et l’autre fort animés pour un sujet qui n’en valait peut-être pas la peine… — Ah ! il se rétracte, dirent les amis de la partie adverse. — Point du tout, Messieurs ; s’il y a des torts, ils sont au moins égaux des deux parts… — Eh bien, à quoi bon tant de paroles ? allez-vous nous faire de la morale ? Monsieur est insulté, voilà le fait ; c’est un préjugé tant qu’il vous plaira ; mais il n’en passera pas moins pour un lâche s’il n’en demande pas raison ; l’honneur le lui commande… — L’honneur ne lui commande rien. — Laisse-le donc, disait un troisième, ne vois-tu pas qu’il a peur de se battre ? — Non, Messieurs, dit à ce mot Favelle, je n’ai pas peur ; le combat ne saurait maintenant s’éviter, c’est moi qui le provoque. » Alors les amis de Favelle d’applaudir. « On m’accuse d’avoir peur, ajouta-t-il, et quoique dans mon opinion ce ne soit point une bassesse d’aimer la vie, je veux prouver à ces messieurs qu’ils ont eu tort de m’insulter. À demain, Monsieur, à huit heures. — De tout mon cœur. »

Les témoins charmés eurent bientôt arrangé entre eux le surplus de l’affaire. Le lieu du rendez-vous fut l’Allée des Veuves, aux Champs-Élysées ; l’arme, le pistolet. Les témoins devaient se rendre dans un café désigné. Ces bons amis devaient fournir les pistolets, les charger, enfin tout préparer pour que la chose se passât au mieux.

Favelle arriva le premier sur le lieu du combat. Son âme était fort agitée : il ne s’était jamais battu en duel. « Jouer sa vie à pair ou non, se disait-il à lui-même en se promenant les bras croisés, la tête penchée en avant ; mourir sans utilité comme sans gloire !… Quoi ! les railleries de quelques écervelés, sans doute moins courageux que moi, font plus d’impression sur mon esprit que ma famille, que mes amis. Mes amis ! j’en vais perdre qui m’estiment, je vais abandonner mes projets d’instruction, les cours que j’ai commencés, les travaux auxquels je me suis livré déjà avec quelque succès, bien plus, l’espoir d’être utile à mes parents, de faire leur bonheur dans la suite, et de le partager… Quelle nouvelle pour mon père ! »

Alors Favelle se promena à grands pas ; puis, reprenant le cours de ses réflexions : « Je m’expose à tuer un jeune homme qui paraît bien élevé, qui a des parents tout comme moi, qui sans doute a pour eux le même attachement, qui leur est aussi cher, qui leur est peut-être plus nécessaire… Non ! il y aurait sottise et barbarie. Qu’ils m’appellent lâche s’ils veulent ; qu’ils parviennent même à le faire croire, peu m’importe. Il se trouvera quelques gens de bon sens qui diront que j’ai bien fait. Je n’aurai point à me reprocher ma mort ou celle d’un autre homme. »

Telle était la situation de son esprit lorsque son adversaire arriva. Il ne devait y avoir que deux témoins de chaque côté ; il s’en trouva bien une dizaine en tout. Favelle, après les réflexions qu’il avait faites, n’avait pas l’air bien résolu ; les assistants se chuchotaient à l’oreille. Quelques-uns affectèrent de dire assez haut : Il ne se battra pas. Le ton avec lequel ces paroles furent prononcées, les regards, certains gestes humiliants, tout contribua à rendre à Favelle sa fureur. Il saisit son pistolet : l’espace, la manière sont réglés ; les coups partent ; Favelle n’est pas atteint, mais il voit son antagoniste chanceler, faire de côté quelques pas sans proférer une seule plainte, et tomber dans un des fossés de la contre-allée.

Favelle jette son arme, pousse un cri douloureux en joignant ses deux mains, s’approche du blessé, auprès duquel avaient couru les témoins, et tout le monde s’aperçoit qu’il a été tué du coup. On n’en fut plus surpris lorsqu’on eut reconnu l’endroit où la balle avait porté.

Les témoins de Favelle, se tournant vers lui, le conjurèrent de s’éloigner en lui promettant qu’ils ne quitteraient pas le corps, qu’on allait avertir le chirurgien le plus proche, qu’ils sauraient si l’on devait avoir quelque espérance et qu’on lui en ferait part. Favelle, ordinairement fort doux et fort maître de lui, ne se connaissait plus ; il lui échappait tour à tour des gémissements, des imprécations. Tous ceux qui étaient présents se réunirent pour l’engager à se retirer, afin d’éviter toute poursuite ; il s’éloigna enfin et dirigea sans but ses pas vers la campagne.

Arrivé au bois de Boulogne, à l’ancien emplacement du château de Madrid, un accès de tristesse plus fort vint de nouveau l’accabler. Ses yeux étaient égarés, sa bouche béante ; on eût dit qu’il venait de commettre un crime. Hélas ! est-il bien certain que ce n’en fût pas un ? Alors se présenta à ses yeux M. Durand, c’était son hôte. Dès le matin, un bruit était parvenu jusqu’à lui que Favelle devait se battre. Des personnes qui l’avaient vu sortir, disaient qu’il s’était dirigé du côté de la route de Neuilly. Durand pensa tout de suite que le lieu du rendez-vous était le bois de Boulogne. C’était un homme vraiment bon ; il s’y était rendu en hâte.

« Vous voilà, Dieu merci ! je suis plus heureux que je n’espérais. Mon cher ami, soyez raisonnable, surmontez votre ressentiment, votre colère. Au nom de Dieu ! ne vous battez pas. — Qui est-ce qui me parle ?… C’est vous, monsieur Durand ? — Oui, mon ami, c’est moi ; on m’a raconté votre affaire. Mais seriez-vous assez, fou pour y donner des suites ? Un jeune homme tranquille, raisonnable, instruit comme vous ! Je veux vous épargner un grand malheur. — Un grand malheur ! cela dépend-il de vous ? — Peut être, monsieur Favelle ; n’écoutez point un faux point d’honneur. Qu’allez-vous faire en effet ? sacrifier votre vie… — Non… non… monsieur Durand ! — Eh bien, je veux que le sort, votre adresse vous favorisent, que vous étendiez mort votre adversaire… Quel affreux bonheur ! Un homme peut-être dont vous auriez fait gloire de sauver la vie, eût-elle été en péril. Croyez-vous que votre conscience ne vous le reprochera jamais ? Croyez-vous ne pas avoir toujours sur le cœur le meurtre d’un homme ? — Oh, oui ! — Eh bien, ne vous battez pas, mon ami. Dites à votre adversaire : J’ai tort, plutôt que de l’assassiner… — Il n’est plus temps ! il n’est plus temps ! — Votre adversaire !… — Je l’ai tué ! »

Favelle se trouva mal ; M. Durand l’assit sur un gazon ; ensuite il passa un assez long temps à tâcher de le consoler. Il y réussit jusqu’à un certain point. Vers deux heures, il lui offrit de prendre quelque nourriture dans l’auberge la plus voisine, mais le jeune homme n’avait aucun appétit. Ils convinrent que M. Durand retournerait chez lui, et que Favelle, lorsque la nuit serait venue, se rendrait chez madame de Vineuil où l’on viendrait lui apprendre s’il pouvait rentrer chez lui sans danger. Durand ne voulut point qu’il rentrât directement à la maison. Il erra donc jusqu’au soir ; mais resté seul, son noir chagrin le reprit. Dix fois il fut sur le point de se précipiter dans la rivière. Il craignait de passer devant un corps-de-garde ; il craignait de revoir un des officieux témoins de son duel ; il craignait de rencontrer quelqu’un de sa connaissance, il craignait tout. Enfin, lorsque l’obscurité fut complète, il se hasarda à rentrer dans Paris. Mais en parcourant les rues qui devaient le conduire chez, madame de Vineuil, il s’arrêta plusieurs fois, redoutant et désirant à la fois de la voir : « Lui dirai-je, lui cacherai-je ma funeste aventure ? La cacher ! ce serait bien inutilement ; n’est-elle pas peinte sur ma figure ? »

Le besoin de recevoir les consolations de l’amitié l’emporta enfin. Il frappe a la porte, il monte ; la sœur ainée est la première qui vient au devant de lui. Les yeux pleins de larmes, son mouchoir dans les mains : « Ah ! monsieur Favelle, s’écrie-t-elle, mon frère, mon malheureux frère est tué ! »

Un coup de foudre n’aurait pas été plus terrible. Favelle, tout couvert d’une sueur froide, entre dans la chambre suivante, sans savoir pourquoi, par habitude. Que voit-il ? Le corps de son adversaire étendu sur un sopha ! Madame de Vineuil l’œil rouge, le teint pâle, dans un état affreux, les bras appuyés sur les jambes de son fils, et apercevant à peine l’étranger qui entre ; la plus jeune sœur assise dans le coin de la chambre au fond d’un fauteuil dans le silence et dans l’abattement.

À ce tableau déchirant, Favelle recule ; puis, avec un cri d’effroi, il reprend le chemin de la porte. La fille aînée le retient : « Voulez-vous donc nous abandonner, lui dit-elle ? Plaignez-nous, monsieur Favelle, pleurez avec nous mon malheureux frère !… — Oui, je pleurerai, je pleurerai longtemps. — Mon fils ! s’écriait madame de Vineuil, mon fils ! L’espoir de sa mère, de ses sœurs ! — Massacré pour un rien, ajouta la sœur ainée, pour un mot sans conséquence. — Il n’avait point d’envie de se battre, reprit la mère en sanglottant ; il voulait se réconcilier. Ils lui ont fait regarder cela comme une lâcheté ; ils l’ont forcé… puis elle retomba. — La sœur ajouta : il était votre ami avant de vous connaître, il attendait avec impatience le moment de vous voir ; il partageait déjà tous nos sentiments pour vous… »

Favelle pétrifié, voyait sans voir, entendait sans entendre. Enfin, un gémissement violent et sombre se fit jour du fond de son cœur, et frappa d’étonnement les dames Vineuil ; puis d’une voix altérée et sombre : « C’est moi ! C’est moi ! » Et il disparut, laissant après lui une horrible surprise.

Voilà la cause de la douleur où sont plongés mes amis ; un jeune homme a tué le fils de la maison qui lui avait tendu les bras ; j’en verse des larmes tous les jours ; mais, hélas ! quel soulagement retirent-ils de mes larmes ? Revoir son fils pour le perdre aussitôt ! Il était venu à Paris pour une affaire imprévue et importante de sa maison de Nantes. Il apportait à sa mère la nouvelle qu’il venait d’y être associé. Elle et ses sœurs étaient au comble de la joie. Le jeune Vineuil avait témoigné beaucoup d’empressement de se lier d’amitié avec Favelle ; il était même allé chez lui le matin, mais ne lavait pas rencontré. Ils se seraient parfaitement convenus ; ils étaient tous deux du même âge, tous deux bien élevés ; et certes, bien plus estimables, quand même ils se seraient embrassés sur le lieu du combat, que ceux qui auraient affecté de s’en moquer.