A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


LE DUC


D’AUMALE


par


ERNEST DAUDET



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, rue saint-benoit, 7

1883


DUC D’AUMALE



LE DUC D’AUMALE



En rééditant récemment une notice qu’il consacrait en 1869 au duc d’Aumale et qui est sous nos yeux au moment où nous commençons celle-ci, notre éminent confrère M. Louis Ulbach a écrit les lignes suivantes, qui ne lui font pas moins d’honneur à lui-même qu’au prince dont le grand caractère a inspiré ce langage.

« Je me suis souvent dit qu’un fils de roi, pénétré de toutes les idées de son temps, jaloux d’action, sachant l’histoire, voulant l’augmenter, ambitieux de bonne renommée, se trouvait dans une situation délicate et parfois tragique, lorsqu’il essayait de vivre uniquement en simple citoyen de son pays. S’il se rallie au gouvernement qui ne le proscrit pas, on le méprise ; s’il s’abstient fièrement et se réserve, on le suspecte. Pour les partisans de sa famille déchue, s’il ne conspire pas avec eux, il est un traître, et pour ceux qui gouvernent, s’il rallie à lui les mécontents, il est un ingrat. Tout rôle politique sérieux lui est interdit ; car son opposition serait factieuse et son adhésion hypocrite. Son silence absolu paraît une discrétion sournoise ; la moindre parole dite trop haut le dénonce. On lui fait honte de son inaction ; on lui fait un crime de son action. Il n’a pas même le droit, dans une heure de péril, de rendre des services à la patrie ; car on le soupçonne de fourbir ses titres rouillés, en fourbissant ses armes. On lui refuse d’aimer son pays avec désintéressement. Quoi qu’il fasse ou s’il ne fait rien, il reste toujours un peu proscrit, et ceux qui l’estiment publiquement, sans être de ses amis, ont besoin d’être fort estimés eux-mêmes, pour n’être pas soupçonnés de lui être vendus. »

Ces pages, écrites d’hier pour servir d’introduction à une étude qui date de quatorze ans, résument à merveille, selon nous, la situation faite aujourd’hui aux princes d’Orléans en général et au duc d’Aumale en particulier. Elles disent les amertumes et les angoisses d’un patriotisme dont ni l’exil ni l’injustice n’ont pu éteindre les ardeurs. Elles montrent les périls qui, de toutes parts, au milieu d’une démocratie jeune, intolérante, soupçonneuse, s’élèvent autour des héritiers d’une race qui, durant des siècles, a été associée aux grandeurs et aux vicissitudes de la patrie, et a contribué à sa gloire. Mais, quelque sympathie qu’elles expriment pour les représentants d’un passé glorieux, dignes de tous les respects, ce qu’elles ne disent pas assez, c’est la hauteur de vues et la fière simplicité qui inspirent leur conduite ; c’est l’esprit si véritablement français avec lequel ces princes, qu’on ne peut connaître sans les admirer ni approcher sans les aimer, affrontent les difficultés que leur crée leur nom sous un régime républicain et s’y résignent ; c’est, pour tout résumer d’un mot, cet amour passionné de la France qui fait pour eux de la douceur d’y vivre le plus précieux des biens, même quand on méconnaît leur droiture et leur loyauté.

Ceux qui les ont connus dans l’exil ne peuvent se souvenir sans attendrissement de la sollicitude filiale, inquiète et toujours en éveil avec laquelle durant ces années de l’Empire, dont l’apparente prospérité ne servait qu’à dissimuler la plus imprévoyante des politiques, ils suivaient dans ses développements l’histoire de la France. Leurs compatriotes que le hasard des voyages ou des nécessités d’intérêt conduisaient en Angleterre étaient sûrs d’être bien accueillis dans l’hospitalière maison de Twickenham. On ne leur demandait ni à quelle opinion ils appartenaient ni quel régime politique était l’objet de leurs préférences. Il suffisait qu’ils fussent Français pour qu’à leur demande les portes s’ouvrissent toutes grandes devant eux.

Et comme on les interrogeait ! Que de questions se pressaient sur les lèvres des princes ! Ces questions touchaient à tout, embrassaient tout, la politique, la littérature, l’art, le présent et le passé. Elles prouvaient que rien de ce qui s’accomplissait dans la patrie, susceptible d’accroître ou de révéler sa prospérité au dedans, son prestige au dehors n’était ignoré de ces augustes exilés, et que leur cœur tressaillait à tout ce qui leur rappelait la France.

Il y avait alors dans le même pays qu’eux d’autres proscrits qui s’étaient montrés, en d’autres temps, les adversaires ardents du gouvernement de Juillet. Loin de rappeler à la mémoire des princes d’amers griefs, ces proscrits n’étaient pour eux que des victimes, enveloppées comme eux dans une infortune imméritée et qui n’étaient pas moins dignes qu’eux-mêmes de compassion. Ceux-là rencontraient aussi à Twickenham bon accueil et, si c’était nécessaire, prompt secours. Aimer la France, cela suffisait à se faire bien venir dans cette demeure si française, sur laquelle semblait toujours flotter l’ombre sainte du drapeau chéri. » Autorisés à rentrer dans leur patrie, les princes d’Orléans n’ont rien abdiqué de leur patriotisme. Il veille toujours ; toujours il est debout ; toujours il se traduit dans leur langage et dans leurs actes.

Oui, voilà bien le trait de leur caractère sur lequel on ne saurait trop insister, parce qu’il explique leur attitude depuis quatorze ans. Longtemps exilés, longtemps éloignés du sol qui les a vus naître et où ont vécu leurs aïeux, ils considèrent le bonheur de le sentir sous leurs pieds comme le plus grand de tous les bonheurs, et à celui-là ils ont tout sacrifié, tout jusqu’aux légitimes espérances que pouvaient leur faire concevoir leurs droits héréditaires ; non qu’ils aient abdiqué ces droits ; il leur est défendu de le faire sous peine de dégénérer ; mais ils ont dit, répété et prouvé qu’ils les subordonnent à la volonté du pays, dont ils se sont montrés en toutes circonstances les fils dévoués, obéissants et respectueux.

Ces réflexions, qu’évoque dans tout esprit sensé le spectacle que les princes d’Orléans offrent à la France, ne s’appliquent à aucun d’eux à un plus haut degré qu’au duc d’Aumale. Si la date de sa naissance n’a pas fait de lui le chef de sa maison, si dans l’ordre des droits de succession, il n’est qu’un cadet, et si les honneurs que rendent à l’héritier de la couronne les partisans de la monarchie appartiennent au comte de Paris, la générosité naturelle de celui-ci permet d’affirmer qu’il se réjouit de tous les hommages que méritent et provoquent le passé de son oncle, son âge, son expérience, ses services, et qu’en tout temps, c’est avec reconnaissance qu’il a écouté et suivi ses conseils. Le duc d’Aumale est, en effet, comme le bras et l’épée de sa famille. Aux yeux de la grande majorité des amis de la maison d’Orléans, admirateurs d’une longue gloire dont la tradition n’a pas été un seul jour interrompue, cette gloire s’incarne surtout dans ce prince qui a su donner autour de lui tant de beaux exemples fidèlement suivis par les fils de son frère aîné et réunir le talent de l’écrivain à la vaillance du soldat.

Ce n’est point là d’ailleurs l’unique cause de son universelle notoriété. Il n’est pas seulement celui de sa race qui sut le mieux braver en d’autres temps un régime tout-puissant et, sous le gouvernement qui lui fermait les portes de sa patrie, revendiquer fièrement les droits imprescriptibles de la liberté dont les partisans saluaient en lui un éloquent défenseur ; il n’est pas seulement l’auteur de la « Lettre sur l’histoire de France », l’historien de la maison de Condé, le membre de l’Académie française, le « Vérax » hautain et incisif dont les philippiques troublaient, il y a dix-sept ans, le sommeil des ministres impériaux ; il n’est pas seulement non plus le héros des guerres d’Afrique dont il se fit plus tard le narrateur en rappelant les hauts faits des zouaves et des chasseurs à pied. Il est surtout le général qui présida le procès Bazaine et, longtemps oublié, reconquit en quelques jours la popularité par la hauteur sereine, la calme fierté avec lesquelles il dirigea les débats et par le langage qu’il y fit entendre ; le soldat dans lequel ses pairs ont reconnu des aptitudes exceptionnelles, telles que la fermeté du commandement, la sûreté des prévisions, l’habileté de l’organisation, la promptitude à trouver un terrain favorable au combat, à concevoir une manœuvre ; le chef de corps, habile et vigilant, adoré de tous ceux qui servaient sous ses ordres et éternellement regretté. On s’était accoutumé à compter sur son concours, et malgré tout, on y compte encore, non pour des aventures politiques auxquelles il ne s’est jamais prêté et ne se prêtera jamais, mais pour la défense du pays, si le pays était menacé.

Telles sont les vraies causes de la situation exceptionnelle du duc d’Aumale, en France comme dans sa famille. Sous le règne de son père, il s’était déjà fait un nom honoré ; sous la République, il a ajouté encore au prestige de ce nom. Si l’on veut se rappeler par quels exploits, par quelle conduite, par quels traits, ses frères et ses neveux le duc de Nemours, le prince de Joinville, le comte de Paris, le duc de Chartres, le duc d’Alençon, dans l’exil d’abord, durant la guerre de 1870 ensuite, et enfin, depuis que les portes de la patrie se sont rouvertes devant eux, ont manifesté leur patriotisme, on reconnaîtra que pour que le duc d’Aumale ait été considéré comme celui d’entre eux en qui s’incarnait plus spécialement la gloire de la maison d’Orléans, il faut qu’il ait déployé de rares qualités et se soit montré toujours un homme au sens le plus complet du mot.

D’ailleurs, quels que soient les événements dont elle ait à souffrir, quels que soient les changements qui se produisent dans ses mœurs, dans ses opinions, dans son histoire, une grande nation ne se transforme pas assez en quarante ans ni d’une manière assez définitive pour cesser d’aimer tout à fait ce qu’elle a aimé jadis, et on peut certes affirmer que, dans ce pays, la famille d’Orléans a été passionnément aimée. Les services qu’elle lui a rendus ne sont pas aussi oubliés qu’on se plaît à le dire. Quoi qu’on pense des circonstances dans lesquelles Louis-Philippe d’Orléans accepta le pouvoir, on n’a pas oublié que pendant dix-huit ans la France, sous son règne, fut heureuse et prospère. C’est alors qu’elle amassait ce trésor de gloire militaire qui, au bout d’un demi-siècle et malgré des revers immérités, reste encore ce qu’elle a de plus précieux et de plus pur. Une politique imprudente a pu le compromettre sans emporter le souvenir des heures qui le virent former.

Charles X avait donné l’Algérie à la France. Le gouvernement de Juillet étendit la conquête, en assura à jamais la possession. Ceux qui étaient des hommes en ce temps gardent la mémoire de ces faits d’armes innombrables où une si belle part appartient au duc d’Aumale. Là, se créait une armée vaillante, forte, aguerrie ; là, se révélaient des généraux et combattaient des soldats dignes, par leurs exploits, de figurer à côté des plus illustres de tous les temps. Nous qui n’étions pas encore nés ou qui étions des enfants, nous avons été salués en venant au monde par les émotions que tant de sublimes actions répandaient de toutes parts pour la plus grande gloire du nom français. Celui du duc d’Aumale, comme ceux de Bugeaud, de Lamoricière, de Changarnier, de Bedeau, de Cavaignac, est étroitement lié à ces souvenirs. Malakoff, Inkermann, Magenta, Solferino furent les fruits de cette éducation achetée à si grand prix et dont aucun nuage n’a troublé les mémorables épisodes ; et si, plus tard, cette longue tradition de victoires fut interrompue, ce n’est pas que les survivants de tant de grandeurs eussent dégénéré ; c’est qu’une politique imprévoyante avait stérilisé leur valeur, en laissant grossir inconsidérément le nombre des ennemis qu’ils eurent à combattre.

Les malheurs qui s’abattirent alors sur la France servirent, au surplus, à mettre en lumière le patriotisme des princes d’Orléans. Qui ne se souvient de cette superbe lettre écrite le 9 août 1870 au ministre de la guerre par Henri d’Orléans, duc d’Aumale : « Monsieur le ministre, vous venez d’appeler tous les Français à combattre pour la défense de la patrie. Je suis Français, soldat et valide. J’ai le grade de général de division. Je demande à être employé dans l’armée active. » Ce qu’il demandait alors, ses frères et ses neveux le demandaient comme lui. Ils étaient tous soldats. D’Aumale, Nemours, Joinville avaient combattu en Afrique ; Paris et Chartres aux États-Unis, ce dernier en Italie. Ils brûlaient de verser leur sang pour la cause nationale. On sait quelles causes misérables firent repousser leurs offres et avec quelle opiniâtreté ils s’ingénièrent à tromper ceux qui leur défendaient de donner leur vie à la France.

Quelle conception shakspearienne est plus émouvante que l’arrivée du prince de Joinville au camp du général Martin des Pallières ? Quelles supplications sont plus éloquentes que celles qu’il fit entendre en vain pour avoir le droit de combattre sous un nom d’emprunt ? Et quand partout il n’eut trouvé que refus, quoi de plus touchant que sa marche à la suite de l’armée évacuant Orléans, les conseils qu’il donnait aux artilleurs, et l’étonnement sympathique de ceux-ci à l’aspect de cet homme grand, grisonnant, légèrement voûté, portant son bagage dans un mouchoir, et, avec ses airs de vieux bonhomme, leur parlant comme un vaillant soldat.

Et l’épopée de Robert Lefort, duc de Chartres, se cachant sous le nom du fondateur de sa race, et faisant glorieusement campagne sans être reconnu, puis décoré et nommé capitaine par ceux-là mêmes qui lui avaient interdit de prendre part à la défense du sol, est-il un souvenir plus chevaleresque et plus brillant !

Qui oserait contester que les princes qui accomplirent de tels actes sont d’admirables Français ? Quel parti, même en les proscrivant, pourrait leur refuser son estime ? Alors comme encore aujourd’hui, ils furent les victimes de ces considérations politiques exposées par M. Louis Ulbach dans le passage de lui que nous avons cité au début de cette notice. Mais ce lourd fardeau qui pèse sur eux n’a jamais rien pu contre leur intraitable patriotisme, si brillamment révélé en tant de circonstances et survivant toujours à ce qu’un intérêt d’État mal entendu a inspiré contre eux de mesures douloureuses. En parlant du duc d’Aumale, c’est donc comme d’un grand patriote qu’il en faut parler. « Oui, j’aime la France, écrivait-il en 1869 ; je l’aime passionnément. » Et ce qu’il écrivait alors, il a passé toute sa vie à le prouver.

Né en 1822, il est aujourd’hui dans sa soixante et unième année. On peut prétendre sans aucune exagération que depuis qu’il a atteint l’âge d’homme, sa pensée ne s’est pas distraite un seul jour des préoccupations qu’y pouvait engendrer sa passion pour la France. À cet égard, il n’avait jamais eu autour de lui que de saisissants exemples. Ce père si bon Français, cette mère, reine incomparable, toujours soucieuse de l’honneur de son mari et de ses enfants, lui apprirent de bonne heure à aimer sa patrie par-dessus tout, et cela il l’apprit sans peine. Ces choses sont dans le sang. Et puis, la forme sous laquelle on lui enseigna à lui comme à ses frères cette science du patriotisme qui dispose l’homme au sacrifice, cette forme jamais n’eut rien de sévère. Aux Tuileries comme antérieurement au Palais-Royal, la famille d’Orléans fut une famille patriarcale où l’éducation des enfants se poursuivait sans qu’on leur parlât jamais des privilèges et des droits que leur assurait leur naissance, mais seulement des devoirs qu’elle leur imposait.

Ce n’était pas un vain désir de popularité, ni je ne sais quelle velléité d’opposition dont l’accusaient alors quelques-uns des amis de Charles X, qui avaient décidé le duc d’Orléans à faire élever ses enfants dans un lycée, parmi ceux de leur génération, c’était une ferme volonté d’en faire des hommes selon le cœur de la France moderne et de les préparer au rôle de citoyens. Ils apprirent là à être des Français sans préjugés, ils s’y accoutumèrent à connaître les hommes et à comprendre que pour être né sur les marches d’un trône, on n’est pas nécessairement le premier de la nation, et qu’être prince ne dispense pas de posséder les qualités sans lesquelles on s’expose à rester le dernier. Cette conviction, à laquelle ils ont dû d’être ce qu’ils sont, les a excités à un effort incessant ; ils retrouvaient en rentrant chez eux, même lorsque leur père eut ceint la couronne, des enseignements et des exemples propres à la fortifier. Au milieu des grandeurs de la cour, le roi, la reine, leurs enfants vivaient en gens simples. Un esprit de famille exquis régnait parmi eux, créait entre eux cette solidarité qui naît de la tendresse mutuelle que se doivent ceux qui vivent au même foyer. Les leçons de goût, d’urbanité, de modestie, de noble fierté sortaient naturellement de cette existence où tout aboutissait à cette conclusion que la valeur personnelle développée par le travail est nécessaire à tous. Fiers du passé de leur maison, des vertus de leur père, de sa conduite irréprochable, de l’amour de leur mère, femme grande et sainte entre toutes, ils devenaient peu à peu tels qu’on a pu dire un jour que dans leur famille « tous les hommes étaient vaillants et toutes les femmes chastes ».

Voilà dans quel milieu grandit le duc d’Aumale et comment il fut élevé. On ne saurait s’étonner vraiment qu’une éducation ainsi faite ait porté de beaux fruits. Le jeune prince était merveilleusement doué, comme ses frères et ses sœurs. Au foyer, ses dons naturels se développèrent, et quand il sortit du collège Henri IV, lauréat du concours général pour l’histoire et le discours français, il était un jeune homme de qui ses parents avaient le droit d’être fiers.

Comme ses aînés, il voulait commencer son apprentissage de la vie dans la carrière des armes. On le fit sous-lieutenant, puis lieutenant, enfin capitaine dans un régiment de ligne ; il passa ensuite par l’école de tir de Vincennes. Lorsqu’en 1840 — il avait alors dix-huit ans — il alla rejoindre en Algérie comme officier d’ordonnance le duc d’Orléans, il était soldat dans l’âme. Il prit part à cette suite d’inoubliables combats que, devenu à son tour commandant en chef, il devait couronner par la prise de la Smala d’Abd-el-Kader, — épisode glorieux, popularisé par Horace Vernet sur une toile qu’on peut voir à Versailles, — où avec 500 hommes il en mit 5, 000 en déroute.

Nous avons quelquefois entendu dire que pour un prince fils de roi la guerre est sans périls, que la vie militaire n’offre que des chances, et que les grades gagnés dans ces conditions sont dus à la naissance bien plus qu’à la valeur individuelle. Cela a pu être vrai souvent, encore que le nombre des jeunes princes de la maison de France qui, pendant des siècles, ont arrose de leur sang les champs de bataille contredise cette assertion. Mais, en ce qui touche les fils de Louis-Philippe, elle ne répond pas à la vérité. Si les grades dont ils furent successivement investis étaient dus à un privilège de naissance qui les leur aurait assurés, alors même qu’ils ne s’en fussent pas, au même degré, montrés dignes, on peut dire que nul plus qu’eux ne les mérita. Leur éducation les avait préparés au commandement plus encore que le rang de leur père. Le travail comme leur valeur avait fait d’eux d’incomparables soldats. Dans leurs veines coulait le sang belliqueux des ancêtres. Ils aimaient la vie des camps ; ils possédaient tout ce qui dispose l’homme à s’en éprendre, le courage, l’audace, la santé, la sûreté du coup d’œil, le goût des fatigues corporelles. Ils savaient que leur nom comme leur état les condamnait à être des vaillants et leur fortune militaire ne présente, en ses détails, rien qui soit contraire à la justice. Ce qui était vrai pour les aînés de la maison ne l’a pas été moins pour les plus jeunes qui, élevés loin de la France, allèrent apprendre la guerre aux États-Unis et en Italie.

Il est donc vrai de dire du duc d’Aumale que sa carrière de soldat n’a rien dû à la faveur, si ce n’est les occasions de se révéler tel qu’il était. L’armée française tout entière partage ce sentiment. Ceux de ses membres qui dans les fils de Louis-Philippe n’aiment pas les princes admirent quand même les soldats. Comment en serait-il autrement quand on a vu le duc d’Aumale à l’œuvre ? À une date qui n’est pas loin de nous, il avait reçu le commandement le plus rapproché de la frontière allemande. En cas de guerre, c’est lui qui aurait reçu le premier choc de l’ennemi. Les hommes compétents ont pu apprécier alors ce que le prince possédait de capacités et de vertus militaires, combien il était digne d’être chef et combien aussi il méritait la confiance que ses troupes lui témoignaient. Nous avons entendu le plus illustre des adversaires des idées monarchiques lui rendre cet hommage, et quand, à l’expiration de sa période de commandement, on créa pour lui et l’illustre général Douai le poste d’inspecteur général, on ne fit qu’un acte logique et sage.

Malheureusement, la politique, avec ses exigences souvent cruelles, n’a pas permis que ce grand soldat pût continuer la tâche qu’il poursuivait avec tant de compétence et d’ardeur et dont l’exercice le rendait si heureux. Cette politique, qu’il n’y a pas lieu de discuter ici et dont nous ne voulons qu’enregistrer les actes sans les blâmer, même quand ils nous semblent injustes, lui a créé des loisirs. Il méritait mieux, comme méritaient mieux aussi ses neveux le duc de Chartres et le duc d’Alençon, à qui on a retiré leur grade, en les punissant ainsi de la conduite d’un prétendant qui jamais n’a trouvé et ne trouvera des imitateurs parmi les princes d’Orléans.

Il ne servirait à rien de dissimuler que le coup fut dur pour le duc d’Aumale, qui le condamna à une retraite prématurée. Il s’y est résigné simplement et en silence ; mais il en a souffert. La peine qu’il en a ressentie comme soldat épris de son métier, passionné pour les questions militaires, se compliquait pour lui d’une circonstance particulièrement touchante. La vie militaire avec ses fatigues, ses entraînements, ses occupations de toutes les heures, était une distraction puissante à cet isolement qui l’environne depuis que la mort, visitant successivement son foyer, lui a pris tour à tour ceux qui y vivaient près de lui. La princesse sa femme était morte dans l’exil. Mais pour le consoler il lui restait deux fils, le prince de Condé et le duc de Guise. Il les a perdus l’un et l’autre à la fleur de leur âge et son cœur saigne toujours. La décision qui a brisé sa carrière ravive sa blessure en lui faisant sentir plus vivement la tristesse de sa maison déserte.

Il est difficile au surplus de comprendre les causes qui ont dicté les mesures d’ostracisme dont l’oncle et les neveux ont été victimes. À ne considérer que la diversité des opinions qui se sont manifestées à ce propos parmi les républicains, à ne voir que l’ardeur avec laquelle quelques-uns, et des plus éminents, ont défendu les princes, on peut douter de la nécessité de ces mesures. Que redoutait-on, et pourquoi ne s’est-on pas souvenu de la conduite que tint le duc d’Aumale en 1848 ? À cette époque et au moment même où la révolution de février emportait le trône de son père, il était gouverneur général de l’Algérie. Il avait sous ses ordres une armée de quatre-vingt mille hommes qui lui était dévouée, et peut-être, alors, ne tenait-il qu’à lui de marcher sur Paris avec une partie de ses troupes et de briser dans l’œuf l’émeute d’où allait sortir la République. Quelques-uns l’y poussaient. Mais l’idée de compliquer, même pour y mettre un terme, les horreurs de la guerre civile, d’armer une partie de la France contre l’autre et de paraître, dans un intérêt dynastique, se révolter contre la nation, cette idée lui faisait horreur. Deux proclamations datées du 3 mars 1848 nous ont conservé le souvenir de sa conduite : « Soumis à la volonté nationale, disait-il aux habitants d’Alger, je m’éloigne ; mais, du fond de l’exil, tous mes vœux seront pour votre prospérité et pour la gloire de la France que j’aurais voulu servir plus longtemps. » Et aux soldats qui ne demandaient qu’à lui obéir, il disait : « J’avais espéré combattre encore avec vous pour la patrie. Cet honneur m’est refusé ; mais, du fond de l’exil, mon cœur vous suivra partout où vous appellera la volonté nationale. Il triomphera de vos succès. Tous ses vœux seront toujours pour la gloire et le bonheur de la France. » La République en 1883 n’avait rien à redouter du soldat qui tenait en 1848 le langage qu’on vient de lire.

Heureusement, pour l’aider à supporter l’amertume du destin qui lui était fait, le duc d’Aumale avait le travail et ce culte de l’art auquel il a été fidèle toute sa vie. Rendu à la vie privée malgré lui, il eut, lui aussi, les « chères études » dont M. Thiers, dans des circonstances mémorables, a vanté avec attendrissement la douceur. Nous avons dit et on sait quel admirable écrivain est le prince. La lettre sur l’histoire de France, adressée en 1861 au prince Napoléon à la suite d’un discours qu’il avait prononcé au Sénat, fut à cet égard une révélation. Non seulement, dans ces pages superbes, il vengea la maison de France outragée sans générosité et sans justice ; non seulement il fit acte d’historien en rappelant les services qu’elle a rendus à la patrie française, non seulement enfin il mit à nu, d’une main implacable, la plaie vive qui rongeait le régime impérial et devait le tuer ; mais encore, il le fit sous une forme irréprochable qui révélait un art d’écrivain égal à la science du polémiste. Il faut se rappeler ce qu’était l’Empire en 1861, sa puissance et son prestige, la législation qui régissait la presse et la condamnait au silence, pour comprendre l’émotion que causa dans le pays cet opuscule que les tribunaux condamnèrent dans la personne des éditeurs, et où on pouvait lire des considérations telles que celles-ci, toutes pleines d’allusions saisissantes :

« Certes, si le gouvernement de Juillet a commis des fautes, on ne mettra pas au rang de ces fautes la vaillante armée qu’il a léguée à la France, et qu’il n’a jamais songé à s’approprier d’une façon particulière ou à tourner contre les lois. Ce sera là un honneur que vous n’enlèverez point à ce gouvernement et qu’on ne peut effacer avec des injures. Il parlait moins que vous des principes de 1789, mais il les pratiquait davantage ; il ne faisait point de leur étalage une cause de trouble et d’anxiété pour le monde ; mais il faisait de leur application une source d’ordre, de liberté et de prospérité pour la France. Il ne disputait aux représentants du pays ni la discussion détaillée du budget ni l’action directe du Parlement ou des ministres responsables ; et ce n’est pas à lui qu’on eût fait l’insulte de considérer comme un progrès le décret du 24 novembre. Ses lois les plus rigoureuses étaient ces lois de septembre qui seraient acceptées aujourd’hui comme un affranchissement et comme une grâce ; mais, aux jours de ses plus grands périls et quand la vie de son chef était pour la dixième fois menacée, il eût reculé avec répugnance devant la loi de sûreté générale. C’est peut-être la faute du vieux sang français qui coule dans mes veines ; mais je ne puis penser sans la plus vive douleur qu’au moment où j’écris, un Français peut être arraché sans jugement à sa famille, à ses amis, pour mourir dans une captivité lointaine. Que dis-je ? sans jugement ! C’est en secret qu’il faut dire, et sans qu’une simple mention au Moniteur apprenne à tous qu’une décision administrative vient de retrancher sommairement un citoyen de la patrie. Et vous appelez cela calmer les haines intestines et fermer les plaies de nos révolutions. Il y a dans cette conduite autant de prévoyance et autant de loyauté que dans votre politique étrangère !

« Je m’arrête ; c’est une douleur inutilement ajoutée à celle de l’exil que de fixer trop longtemps sa vue sur les maux et sur les dangers de son pays ; mais vous, qui traitez avec l’arrogance de la bonne fortune et avec l’injustice inhérente aux succès immérités ces races antiques qui ont régné longtemps sur une nation généreuse, et qui, tour à tour, rejetées, traversées par le flot des révolutions, s’étaient enfin associées à sa liberté, comme jadis à sa grandeur ; vous qui jouissez du fruit accumulé de tant de travaux, de tant de sagesse et de tant de gloire, et qui le mettez tous les jours en péril, sachez bien que si vous ne sortez pas des mauvaises voies où vous êtes si profondément engagés, ce n’est pas aux Bourbons ni aux d’Orléans, auxquels on n’a pu du moins adresser un tel reproche, c’est à vous et aux vôtres qu’on pourrait alors renvoyer les paroles de votre oncle : « Qu’avez-vous fait de la France ? »

L’effet produit par une lettre où se trouvaient de tels accents fut considérable en Europe et dans les pays étrangers, où elle parut librement, plus encore qu’en France où la propagation en fut arrêtée. On crut d’abord que le prince Napoléon ne voudrait pas rester sous le coup de l’admonestation qu’il s’était attirée, et provoquerait le duc d’Aumale. On savait que ce dernier était prêt à répondre à une provocation. Mais le prince Napoléon garda le silence. Quant au duc d’Aumale, il avait prouvé qu’il possédait une plume égale à son épée. Il a, depuis, continué la démonstration avec éclat, et quand la disgrâce imméritée qu’il a subie lui a eu créé des loisirs, il a repris cette histoire de la maison de Condé qui sera l’œuvre de sa vie, dont les premiers volumes ont été publiés à la fin de l’Empire, et dont les derniers, prêts à paraître, révèlent, s’il en faut juger par les extraits que nous connaissons, un talent encore plus complet qu’autrefois, une science plus profonde et les plus rates qualités de l’historien.

Le duc d’Aumale, dont les œuvres sont nombreuses, appartient depuis longtemps à l’Académie française. Il y a succédé à Montalembert. Son discours de réception a prouvé que par l’amour des lettres, par l’art d’écrire, par l’éloquence, il était digne de s’asseoir dans le fauteuil de l’illustre écrivain des Moines d’Occident. Ses devoirs académiques ont été aussi une consolation pour lui. Il assiste régulièrement aux séances de la compagnie et prend part à ses travaux, heureux d’être là, non plus comme un prince, qui ne doit d’y être qu’à sa naissance, mais comme un de ces maîtres de la langue qui doivent à leurs succès littéraires seulement la gloire de leur nom. Son esprit, sa cordialité, ses connaissances étendues et variées, la sûreté de ses jugements, son grand talent en un mot, sont depuis longtemps appréciés par ses collègues qui l’aiment tous, à quelque parti qu’ils appartiennent. Qui ne se souvient qu’au moment où M. Floquet présenta sa proposition contre les princes, Victor Hugo manifesta spontanément combien il la trouvait injuste et imméritée. C’est qu’à l’institut il avait appris à connaître le duc d’Aumale et qu’il savait bien que ce prince est trop respectueux de la volonté nationale pour que la République ait rien à redouter de lui.

Le duc d’Aumale est entré dans sa soixante-deuxième année depuis le 16 janvier dernier. S’il n’a plus la physionomie jeune et la sveltesse d’autrefois, il conserve cependant une tournure vigoureuse, l’air militaire qu’il a eus toute sa vie. Son œil bleu et profond est, quoique voilé de mélancolie, bien vivant, toujours en éveil. Le prince aime encore, avec autant de passion que jadis, les exercices qui permettent à son activité de se déployer : l’escrime, l’équitation, la chasse. Il s’est définitivement installé à son château de Chantilly, et c’est là qu’il réside quand il ne voyage pas en Europe, soit pour parcourir les champs de bataille du passé en vue de ses études, soit pour visiter les membres de sa famille ou les amis qu’il compte un peu partout.

À Chantilly, dont il a su faire un séjour incomparable, en restaurant le château, en appelant les artistes les plus illustres à le décorer, en y transportant sa merveilleuse bibliothèque, ses tableaux, ses innombrables œuvres d’art anciennes et modernes qui furent à Twickenham la consolation de son exil, il réunit souvent un groupe préféré d’intimes dont le dévouement n’a jamais fait défaut ni à sa famille ni à lui-même. On le voit quelquefois, allant les chercher à la gare, conduisant un grand breack dans lequel il les ramène, recevant partout les témoignages respectueux de la déférence des populations parmi lesquelles il vit, et se plaisant à traverser au trot de son merveilleux attelage les écuries du château, construites par le plus illustre des Condé et vastes comme une cathédrale.

La vie, à Chantilly, est large, luxueuse même, digne d’un prince de maison royale. Là tout rappelle d’inoubliables souvenirs de succès et de revers, une antique gloire. Les hauts faits du passé défrayent souvent les entretiens durant lesquels le prince charme ses auditeurs par la variété de ses connaissances, la sûreté de sa mémoire, sa bonne grâce, sa simplicité. Les problèmes du présent, les questions sociales, les questions d’art ont aussi leur place dans ces entretiens, car le duc d’Aumale est surtout de son temps. Naguère, il se plaisait à inviter des officiers, les uns ses anciens compagnons d’armes, les autres plus jeunes ayant servi sous ses ordres. On a, dans certains milieux, suspecté ces réunions ; il y a renoncé, bien qu’à regret.

Au surplus, quiconque l’approche subit le charme qu’il porte en soi. Rarement ceux qui le voyaient pour la première fois se sont séparés de lui sans se dire : « C’est quelqu’un », sans regretter le malheur des temps et les malentendus funestes qui frappent d’un ostracisme immérité un prince d’une si haute valeur, un citoyen si vraiment honnête homme, un patriote si passionnément épris de la France, et qui se fait gloire d’être son serviteur le plus dévoué.