Le Droit à l’avortement

Édition de “ L’Idée libre ” (p. 1-28).


LE DROIT À L’AVORTEMENT

I


Le but naturel de l’amour, c’est la reproduction de l’espèce. Les partisans des causes finales disaient que la nature avait fait agréable l’acte sexuel, pour inciter les individus à se perpétuer. Il ressort de la théorie transformiste, qui est admise aujourd’hui et qui s’appuie sur nombre de faits de l’histoire naturelle, que seules ont pu persister, parmi les espèces bi-sexuées, celles chez lesquelles l’union des sexes a été un plaisir ; s’il a existé des espèces bi-sexuées où les deux sexes n’avaient aucun attrait l’un pour l’autre, elles ont dû nécessairement disparaître.

Cependant, si l’acte initial de la reproduction est un plaisir, la reproduction elle-même est une peine et le rejeton une charge. Les animaux qui n’ont qu’une intelligence très inférieure se reproduisent quand même, esclaves aveugles de l’instinct. Mais l’espèce humaine, très supérieure à toutes les espèces animales, fait dans la loi naturelle le départ de l’agréable et du pénible, et elle porte son effort à esquiver la peine, pour ne retenir que l’agréable.

Chez les peuples civilisés, le développement de la sexualité est hors de proportion avec les nécessités de la reproduction. Dans le mariage, bien que la descendance entre en ligne de compte, l’acte sexuel est accompli infiniment plus souvent qu’il n’est nécessaire pour procréer, même une famille nombreuse. On le considère comme un besoin devant être périodiquement satisfait, à l’égal des besoins de nourriture et de sommeil. Alors que chez les espèces animales le besoin sexuel n’apparaît qu’à certaines époques de l’année, il est devenu constant chez l’homme.

Loin d’être restreint au mariage, l’amour le dépasse beaucoup ; de la puberté à la vieillesse, l’homme s’y adonne largement, en dehors de tout lien conjugal, et de cette libre carrière donnée à la sexualité, le souci de reproduire est complètement banni. Lorsque l’enfant survient, c’est par accident, un accident que l’on déplore.

Tant que la femme est considérée comme un être inférieur, on peut dire que l’amour est réservé au sexe masculin. La femme n’est que l’instrument dont l’homme se sert pour jouir ; il la consomme comme un fruit. Par le mariage, et surtout par la maternité, la situation morale de la femme se relève ; en même temps qu’un objet, elle est aussi un peu une compagne intellectuelle et morale ; son rôle de maîtresse de maison, d’éducatrice des enfants, fait oublier son rôle sexuel. Mais hors mariage, le ménage et la maternité n’étant plus, la femme redevient l’instrument des passions animales. Selon le milieu social, on l’achète cher ou bon marché, on peut même se ruiner pour elle, mais toujours on la méprise ; elles est le vice que souvent l’on peut porter au pinacle, que l’on couvre de fleurs, mais qui reste quand même le vice.

La femme ne fait pas cependant qu’être désirée ; elle désire ; l’instinct sexuel parle aussi en elle ; mais la société ne lui donne aucun droit de se faire valoir. Son besoin d’aimer, la femme ne peut le satisfaire qu’en se mettant en tutelle matrimoniale, à moins qu’elle ne préfère se vendre ; alors, à la tutelle s’ajoute l’abjection.

Lorsque la femme commence à réfléchir sur sa condition, et lorsque grâce aux carrières qui s’ouvrent devant elle, elle trouve la possibilité d’assurer son existence sans le secours de sa famille ou d’un homme, elle réclame avant tous ses autres droits, le droit à l’amour.

Certes, l’amour physiologique n’a rien de relevé ; cependant, relevé ou non, il est permis à l’homme, pourquoi le refuser à la femme ?

Qui, cependant, dénie à son sexe le droit à l’amour, en vient à se dire celle que l’habitude de penser dégage peu à peu du préjugé reçu. La loi ? Nullement. La seule barrière qui retient la femme dans la chasteté est une barrière morale, et les barrières morales sont faciles à briser ; il suffit de le vouloir.

En réalité, les prescriptions de la loi non écrite ne sont pas sans puissance. La pratique de l’amour libre entraîne pour la femme toutes espèces de chagrins, du fait de l’opinion générale contraire. Les hommes sont sans respect ; les familles ferment leurs portes. La femme, cependant, se résout de plus en plus à l’amour libre ; elle préfère endurer le mépris et satisfaire ses sens, et puis, si l’émancipation économique est déjà en partie réalisée pour elle, la vie extérieure lui demeure encore fermée. Les lieux de distraction ne s’ouvrent pas à la femme seule, ou, s’ils sont ouverts, l’accueil qui lui est fait là est tel que son désir est de s’en aller au plus vite. Cependant, on ne peut pas toujours travailler, rester à coudre ou à lire dans sa chambre ; aussi, pour pouvoir sortir, l’employée, la fonctionnaire, l’étudiante prennent des amants.

Les mœurs, d’ailleurs, évoluent un peu à cet égard, et ces femmes qui, pour être des amantes, ne sont pas des entretenues, contribuent à l’évolution. Elles ne se comportent pas, en effet, comme les autres, les prostituées ou demi-prostituées ; dans leurs relations, elles mettent une certaine dignité et chacun commence à comprendre que, bien qu’elle ait un amant, une femme peut quand même être « honnête », du moment qu’elle vit honorablement de ses revenus ou de son travail.

L’amour tend donc vers l’égalité ; il n’est plus le bien unique de l’homme ; la femme veut en prendre sa part, une part active. Le rôle féminin, pour être inverse du rôle masculin, n’est en aucune manière dégradant.

Cependant, un obstacle, d’autant plus puissant qu’il n’est pas d’ordre social, mais d’ordre naturel, se dresse devant la femme qui veut satisfaire sans entraves à sa sexualité, c’est l’enfant.

La perspective de l’enfant replonge la femme qui s’était libérée par la culture intellectuelle ou le travail, dans toutes les servitudes du passé. Comment parler d’égalité en amour alors que, l’homme s’en allant libre, le besoin satisfait, la femme doit assurer la maternité. La maternité fait de l’amour une véritable duperie pour la femme. Par elle, la femme cesse d’être un individu conscient de sa dignité, pour tomber aux dégradations de la fille séduite. Esclave implorante, elle poursuit l’homme qui la délaisse ; elle lui demande pitié comme une vaincue.

Plus tard, lorsque l’émancipation économique sera complète, être mère ne sera pas nécessairement une calamité pour la femme non mariée. La grossesse est pénible, l’accouchement est douloureux ; mais après on a l’enfant, qui est une source de plaisirs. La passion satisfaite, l’homme demeure seul (post coïto animal triste) ; la femme a l’enfant qui est, de par les joies qu’il lui donne, comme la récompense de ses douleurs. L’enfant n’a rien à donner, il demande tout au contraire ; mais en se dépensant pour lui, la femme gagne au lieu de perdre. Devant son enfant, elle se sent des responsabilités ; la protection dont elle le couvre lui procure des joies en quelque sorte viriles. En veillant sans cesse sur lui, la femme s’oublie elle-même et c’est un bien. Les malaises multiples sur lesquels elle s’appesantissait autrefois sont comme envolés ; elle est plus forte.

Mais alors même que le salaire de la femme lui permettrait d’élever seule un ou deux enfants, la maternité, pour ne pas être une servitude, ne doit pas lui être imposée. C’est à la femme seulement de décider si et quand elle veut être mère.

II

Les pratiques de la restriction volontaire des naissances sont, depuis longtemps, en usage courant dans les classes instruites et aisées. Si le riche a moins d’enfants que le pauvre, ce n’est ni parce qu’il est moins prolifique, ni parce qu’il s’abstient de rapports sexuels ; c’est par le seul effet de sa volonté.

Aujourd’hui, à la grande terreur des conservateurs, la limitation volontaire de la fécondité gagne le prolétariat. Les hommes de cette classe, moins énergiques que les riches, refusant, en général, de faire au moment voulu l’effort nécessaire pour ne pas rendre même leur épouse ; les néo-malthusiens ont inventé, pour la préservation féminine, toutes sortes d’appareils et de produits, dont il se fait un commerce important dans les milieux syndicalistes et anarchistes. Souvent, les moyens préconisés échouent ; les ouvrières les emploient mal ; la nécessité d’y recourir méthodiquement à chaque rapport sexuel leur est à charge ; souvent elles le négligent et elles deviennent enceintes. Néanmoins, la propagande néo-malthusienne a été efficace. Non seulement l’élite des militants syndicalistes a relativement peu d’enfants, mais la masse ouvrière elle-même commence à en avoir moins qu’autrefois. Selon une statistique publiée par M. Bertillon, le nombre des naissances aurait grandement diminué depuis quelques années dans la population industrielle du Nord.

III

De succès à peu près constant lorsqu’on les applique avec soin, les moyens d’éviter la grossesse ne sont pas cependant absolument certains. Lorsque la femme, soit par sa négligence, soit par son ignorance, est devenue enceinte et qu’elle refuse la maternité, une deuxième voie lui est offerte : l’avortement.

L’avortement est aujourd’hui d’un usage général dans les grandes villes.

Les médecins le pratiquent peu. Poussés par les difficultés de la vie dans une carrière qui va s’encombrant de plus en plus, certains consentent, l’occasion se présentant, à délivrer de ci de là une cliente ; mais ils ne tirent pas de l’avortement un gros revenu, car l’occasion est rare.

Les sages-femmes en font davantage. Les patientes sont moins gênées pour se confier à elles dans ces sortes d’embarras ; leurs diplômes inférieurs, leurs manières plus familières que celles des médecins, mettent le public mieux à son aise.

L’avortement est surtout pratiqué à Paris par des agences, qui font à la quatrième page des journaux une publicité à peine déguisée. L’année dernière encore, on pouvait lire des annonces comme celle-ci : « Retard, moyen infaillible », l’adresse ; pas de nom. Le mot « Retard » a fait crier ; des poursuites ont été ouvertes ; aussi, à un moment donné, tous les « Retard » ont-ils disparu pour faire place à « Sage-femme, discrétion ».

La clientèle des accouchements ne nécessite pas cette grande réclame, qui est d’ailleurs fort chère, s’élevant parfois à 10.000 francs par an. Les personnes qui ont besoin d’une sage-femme pour accoucher ne s’adressent pas aux journaux ; elles la cherchent près de leur habitation, car l’accouchement ne saurait attendre. Parfois les agences d’avortement escroquent leurs clientes. L’opérateur introduit dans le vagin un instrument quelconque ; la cliente paye et s’en va confiante. Rien n’arrivant, elle retourne à l’agence ; on renouvelle la comédie ; elle paie une seconde fois, et ainsi de suite. Naturellement, personne ne se plaint, et pour cause.

Les prix demandés sont très variables ; ils descendent de deux cents francs à vingt et même dix francs. On m’a cité une maison qui délivre de la grossesse pour ce dernier prix très modique ; les salons d’attente ne désemplissent pas, du matin au soir, de femmes et de jeunes filles.

Cependant, la plus grande part des avortements n’est pas le fait de ces maisons ; les femmes ont appris à se délivrer elles-mêmes et elles le font couramment. Les moyens médicaux de guérir les « Retards » sont aujourd’hui connus de tout le monde, et on peut dire que, dans les grandes villes tout au moins, il n’est pas une femme qui ne les ait employés une fois ou l’autre. Les moyens mécaniques sont également d’une pratique courante ; les longues sondes intra-utérines que l’on voit partout aux vitrines des herboristes renseignent suffisamment à cet égard ; car ces instruments en caoutchouc ou en os ne sont pas achetés par les médecins, qui emploient des instruments métalliques, plus facilement térilisables.

Les femmes, d’ailleurs, ne font pas mystère de ces pratiques. Sur le palier des maisons ouvrières, chez le boulanger, le boucher, l’épicier, les ménagères les conseillent à leurs voisines que des maris brutaux autant qu’imprévoyants affligent de grossesses répétées.

L’avortement est quelquefois dangereux, mais uniquement parce qu’il est défendu ; car l’opération qu’il nécessite est des plus bénignes. Si l’article 317 était aboli et que l’on permette aux médecins de délivrer, jusqu’à trois mois, de la grossesse, les personnes qui le leur demandent, il n’y aurait on peut dire jamais d’accidents. Dans les cas rares de complications, un curetage utérin pratiqué ouvertement sauverait à peu près toutes les malades.

Le danger vient de l’ignorance des opérateurs. J’ai rencontré, dans le Nord de la France, une marchande de fromage qui se vante de faire avorter les femmes avec leur canule à lavements. Elle éprouve pour l’antisepsie un dédain supérieur ; elle dit que les précautions d’ébullition et de lavage ont été imaginées par les médecins uniquement pour se donner de l’importance. On frémit en songeant au nombre d’infections que cette femme et ses pareilles, qui sont légion, doivent provoquer.

Parfois les accidents sont dus autant à la négligence qu’à la malpropreté. Dans certaines familles ouvrières, lorsque la femme est parvenue à se délivrer elle-même de la grossesse, on en profite pour négliger les précautions. C’est ainsi que des femmes se font avorter deux ou trois fois par an, avec des instruments mal nettoyés. Naturellement, les métrites, les salpyngites sont la règle. Il ne faut pas oublier que l’avortement ne saurait jamais être qu’un pis-aller.

Il est des cas où les accidents sont immédiatement très graves. La canule à lavements est malpropre, mais elle a l’avantage d’être mousse, ce qui n’est pas le cas des tringles à rideaux, des aiguilles à tricoter, des épingles à chapeaux, des tire-boutons, des tisonniers que les femmes emploient parfois pour se délivrer. En commettant ces imprudences, elles vont au devant d’une péritonite mortelle.

L’avortement n’est plus, comme autrefois, un fait exceptionnel ; c’est, on peut le dire, la règle, et dans toutes les classes de la société. Aujourd’hui, la jeune fille de la bourgeoisie qui commet « une faute » et devient enceinte ne songe plus au suicide ; elle songe à se faire avorter. Le plus souvent les parents ne remarquent rien ; comme la jeune fille a au moins une chambre pour son usage personnel, elle cache ses souffrances et fait disparaître les linges sanglants. Lorsque les douleurs sont par trop vives, la malade avoue tout à sa mère. La mère entre, tout d’abord, dans une colère violente, mais elle se calme, comprenant que, en somme, elle a autant d’intérêt que sa fille à ne pas parler. On appelle le médecin de la famille ; il diagnostique une hémorragie provoquée par de l’anémie, prescrit du repos et le père lui-même est dupe.

Dans le monde des petites fonctionnaires, des employées, des ouvrières, c’est le plus souvent l’amant qui propose l’avortement à sa maîtresse devenue grosse de ses œuvres. Il paie sans marchander le prix qu’on lui demande, c’est sa façon de « réparer ». Autrefois, il n’avait de choix qu’entre l’abandon… « lâche » et la reconnaissance de l’enfant. L’abandon était sans risques, la recherche de la paternité étant interdite ; aussi beaucoup de séducteurs s’y déterminaient-ils sans scrupules. Il y avait bien, il est vrai, la scène de rupture avec son cortège de supplications, de larmes et de menaces, mais on pouvait toujours se dérober. Pour ceux qui étaient affligés d’une conscience, et craignaient ses cris vengeurs, il y avait toujours moyen d’invoquer au sujet de l’effectivité de la paternité, un doute qui, on le sait, profite à l’accusé. Le petit nombre des jeunes hommes honnêtes et bons qui ne peuvent se résoudre à faire pleurer, suivaient l’autre voie ; ils adoptaient l’enfant et épousaient la mère, mais que de déboires ensuite ; ils avaient souvent à expérimenter, à leur dommage, le peu de vérité du proverbe, d’après lequel la vertu est toujours récompensée. Jenny l’ouvrière est gentille à vingt ans, avec sa robe bâclée et son chapeau à fleurs. Ses ignorances, la vulgarité de son langage, ses grossièretés mêmes, semblent charmantes à l’étudiant au bras duquel elle part pour la promenade. Dans son orgueil mâle, il a plaisir à dominer cette belle enfant de son éducation supérieure et de sa caste. Mais comment, ensuite, introduire dans son milieu à lui cette « ménagère » élevée pour un milieu tout autre. Les bourgeoises ne sont pas tendres, elles feront sentir cruellement à la pauvre intruse tout ce qui lui manque ; si bien que celle-ci préférera s’isoler et isoler son mari. Combien de jeunes hommes, pour avoir ainsi cédé à la justice et à la bonté, ont dû renoncer aux situations brillantes auxquelles leurs capacités leur permettaient d’espérer, retenus dans la médiocrité par leur mariage.

L’avortement permet aux amants de se montrer généreux à peu de frais ; aussi insistent-ils pour que leur maîtresse s’y résolve. Je t’ai aimé, tu m’as aimé, dit le jeune bourgeois à la petite ouvrière, nous avons passé ensemble des moments agréables. Il est vrai que je t’avais rendue enceinte, mais je t’ai fait avorter, nous sommes quittes.

Les femmes, elles, préféreraient avoir l’enfant pour tenir l’homme, pour tâcher de l’amener au mariage, tout au moins pour tirer une aide pécuniaire pendant de longues années. Mais l’amant insiste et la femme finit par céder, craignant d’avoir la charge sans la compensation escomptée.

L’avortement ne se limite pas aux amours illégitimes ; les gens mariés le pratiquent constamment. Parfois, c’est la première grossesse que l’on interrompt ; elle est venue trop tôt, les époux veulent avoir quelques bonnes années devant eux pour jouir de la vie ; on remet les enfants à plus tard. Le plus souvent, on ne se résout à l’avortement qu’à la troisième ou à la quatrième grossesse. On a vu venir avec plaisir le premier enfant, on a accepté le deuxième, on s’est résigné au troisième, mais on refuse absolument le quatrième. Le fonctionnaire, l’employé, le petit commerçant aisé tiennent à bien élever leurs enfants ; ils veulent que si possible, leurs descendants arrivent à un rang social, supérieur au leur, tout au moins à un rang égal. L’ouvrier d’élite n’a pas, sauf les cas exceptionnels, cette préoccupation de l’éducation ; mais il veut pouvoir jouir d’un bien-être relatif. M. Bertillon prétend, dans son livre récent sur la dépopulation, que le grand nombre d’enfants n’est pas une cause de misère. C’est une erreur, la plus simple arithmétique montre qu’il faut moins d’argent pour nourrir trois personnes que pour en nourrir six, et l’observation des milieux ouvriers montre l’aisance relative partout où la fécondité est limitée et la misère partout où l’on a beaucoup d’enfants. Un ménage ouvrier de un ou deux enfants a, en moyenne, deux pièces propres, un mobilier confortable, des vêtements, du linge, une nourriture suffisante ; il paie son loyer, n’a pas de dettes et fait même des économies. L’ouvrier prolifique est logé dans un taudis ; faute de pouvoir payer, il déménage tous les termes, ou croupit dans la saleté, et le salaire ne suffisant pas, le ménage a recours constamment à la charité publique ou privée.

Les prolétaires à nombreux enfants sont des demi-mendiants ; la femme va solliciter aux mairies, dans les institutions religieuses de charité. Pour se faire payer un terme, elle feint la dévotion, envoie ses enfants à l’église ; elle supplie pour quelques bons de pain ou de charbon, pour des hardes.

À vrai dire, il n’y a pas seulement ici une question d’arithmétique. La restriction volontaire n’est pas la seule cause du bien-être et la prolificité le seul agent de la misère. Bien-être et restriction tiennent l’un et l’autre à des qualités de prévoyance et d’ordre. C’est parce que l’un est prévoyant qu’on limite le nombre de ses enfants, et cette prévoyance, on l’applique, en outre, à l’administration de son ménage. Grâce à cette qualité, on jouit d’un bien-être relatif, que vient encore augmenter la restriction du nombre des enfants. De même, la prolificité, qui est une cause de misère, est elle-même un effet du désordre et du laisser-aller, autres causes de misère.

C’est donc surtout pour des raisons économiques que, dans la classe moyenne et dans la classe pauvre, on a recours à l’avortement. Il se décide, en général, d’un commun accord, dans l’intérêt du ménage. Parfois, dans la classe ouvrière, la femme en assume seule la responsabilité ; le mari abruti d’alcool, se soucierait peu d’avoir une nombreuse famille, mais la femme, qui est sobre, et plus raisonnable, aussi, ne tient pas à accroître ses charges, déjà si accablantes. Être grosse, en outre, n’a rien d’attrayant pour elle ; elle s’enquiert donc des moyens de faire « passer ça », suivant son expression, et le plus souvent elle y arrive.

Grâce à l’avortement, des situations, qui ne pouvaient se dénouer autrefois que par une tragédie, sont aujourd’hui presque simples. Une de mes amies, femme de lettres connue, avait pendant de longues années attendu auprès de sa mère le mariage. Elle avait une cinquantaine de mille francs de dot, et elle voulait un mari de son éducation et de son rang social ; elle n’en trouva pas, et à trente ans elle prit un amant. Intelligente, instruite, un peu libérée des préjugés de son milieu, elle savait de l’amour tout ce qu’on peut en apprendre par les lectures et les conversations ; elle connaissait les pratiques néo-malthusiennes, mais tout cela était naturellement théorique. L’amant qu’elle prit lui assura qu’avec lui la grossesse n’était pas à craindre, elle le crut ; au bout de deux mois de liaison, elle était enceinte. Elle songea d’abord à l’avortement ; mais les allures mystérieuses des personnes auxquelles elle s’adressa l’effrayèrent ; elle craignit de mourir baignée dans son sang, comme la jeune personne de Zola (Fécondité) et, après bien des tergiversations, elle finit par avouer son état à sa mère. La mère, une bourgeoise toute aux idées de sa génération, mit sa fille à la porte, en pleine nuit, et la malheureuse dut aller à pied, en cheveux et sans argent, du quartier de l’Étoile au quartier Latin, où je demeurais, pour me demander l’hospitalité. Par malheur, je n’étais pas chez moi ; elle s’en fut donc à La Chapelle, chez une autre amie, qu’elle trouva, celle-là, enfin, après avoir marché toute la nuit. Au bout de quelques jours, la mère envoya de l’argent à sa fille, mais elle joignit à son envoi un flacon de laudanum, en lui conseillant de le boire, pour échapper au « déshonneur ».

Ces drames de la grossesse sont, par leur fréquence, la banalité même. Telle, pour ne pas être déshonorée, se suicide, telle autre tue son enfant, telle autre, jeune ouvrière, jeune bonne, fille de ferme, chassée par le patron, tombe dans la prostitution. Grâce à l’avortement, ces dénouements terribles diminuent de fréquence ; il n’y en aura plus lorsque la loi, cessant de faire de l’avortement un crime, reconnaîtra à la femme le droit de n’être mère qu’à son gré.

IV

L’infanticide est un crime. Par le seul fait qu’il est né, l’enfant doit être respecté, et il n’est pas plus permis de le supprimer qu’il n’est permis de tuer un adulte. Sa faiblesse, loin de donner des droits sur lui, doit lui être, au contraire, une sauvegarde, dans un pays civilisé.

La femme qui met un enfant au monde n’est pas obligée de l’élever. En l’élevant, elle fait une bonne action, mais à cette bonne action, on ne saurait la contraindre. Mais, par contre, elle n’a le droit ni de supprimer son enfant, ni de lui nuire ; son devoir, lorsqu’elle ne veut pas l’élever, est de le remettre à la société, qui assure à sa place la nourriture et les soins au nouveau membre. Les avocats des infanticides allèguent, pour la défense de leurs clientes, les heures de torture que les coupables ont dû endurer, seules dans une chambre étroite, mordant leurs draps de crainte de laisser échapper une plainte, l’affolement que provoque ensuite la crainte des cris révélateurs du nouveau-né.

D’ordinaire, le jury acquitte, et il a raison, car le grand coupable est, à cet égard, le préjugé social, qui ne permet pas à la femme d’être mère hors mariage ; mais lorsqu’il s’agit d’infanticide, il ne saurait être question d’autre chose que de clémence, car bien que le crime soit excusable, il y a crime.

L’avortement, lui, n’a pas à plaider les circonstances atténuantes ; la femme peut l’avouer hautement, car c’est son droit. Sur une route déserte, une femme rencontre un rôdeur ; il se jette sur elle, la viole, et elle devient enceinte. Oserait-on soutenir qu’elle a pour obligation de conduire la grossesse jusqu’au bout ? Ce serait ravaler la femme au rang d’une chose dont l’homme, si ignoble soit-il, aurait le droit d’user et d’abuser ; or, à l’égal de l’homme, la femme est une personne.

Lorsque la femme a accepté les rapports sexuels, l’évidence de son droit à refuser la maternité est moins criante, mais elle reste entière. L’enfant qui est né est un individu, mais le fœtus au sein de l’utérus n’en est pas un ; il fait partie du corps de la mère.

Je disais plus haut qu’en bonne justice, on ne peut forcer une mère à donner des soins à son enfant ; de même, un ne saurait forcer une femme à abriter et à entretenir le germe que contient son utérus ; or, du moment qu’elle ne veut pas l’entretenir, elle n’a d’autre moyen que de l’expulser. On ne saurait assimiler un germe à un individu ayant droit à la vie, sans tomber dans l’absurdité. L’homme, comme la femme, recèle des germes ; faudra-t-il l’obliger à n’en perdre aucun, à les utiliser tous pour la fécondation ?

Si c’est seulement l’ovule fécondé que l’on assimile à un individu, l’arbitraire est patent, car, alors qu’on sera taxé de criminel en arrêtant l’ovule fécondé dans son développement, on ne le sera pas en rendant la fécondation impossible, et cependant, dans l’un comme dans l’autre cas, le résultat est identique : on empêche un être humain de venir au jour.

En bonne logique, comme en bonne justice, c’est la naissance qui doit être le critérium de l’individualité. Tous ceux qui sont nés ont droit à la protection sociale ; ceux qui ne sont pas nés n’existant pas, la loi n’a pas à s’en occuper. La femme enceinte n’est pas deux personnes, elle n’en est qu’une, et elle a le droit de se faire avorter, comme elle a le droit de se couper les cheveux, les ongles, de se faire maigrir ou engraisser. Sur notre corps, notre droit est absolu, puisqu’il va jusqu’au suicide.

C’est seulement sur l’époque de l’avortement que l’on doit insister, et plutôt sous forme de conseils que sous celle de pénalités, qui sont toujours arbitraires puisqu’elles portent atteinte au droit sacré de la personne sur elle-même. Un avortement pratiqué à six mois est une vilaine opération. Expulsé, le fœtus donne des signes de vie, il respire, s’agite, pousse des cris, il ne vit, il est vrai, que quelques heures, mais, quand même l’avortement dans ces conditions a déjà l’apparence de l’infanticide. La femme doit être assez raisonnable pour savoir, dès le début de sa grossesse, si elle veut ou ne veut pas de la maternité.

L’avortement étant permis, le corps médical, d’un accord tacite, le pratiquerait jusqu’à trois mois. Après trois mois, les femmes assez insouciantes pour ne pas s’être encore déterminées, se verraient refuser l’intervention des médecins. Il ne leur resterait plus qu’à s’adresser aux matrones, à leurs risques et périls.

Certains adversaires de l’avortement déclarent qu’une femme qui a accepté un homme a pour devoir de mener sa grossesse jusqu’à la fin, parce qu’il faut supporter les conséquences même pénibles d’un plaisir. C’est là au fond une idée religieuse ; les religions chrétiennes, considérant que nous ne sommes sur la terre que pour souffrir, enseignent que le plaisir est toujours une faute, dont la peine est le châtiment. Nombre d’esprits, même parmi ceux qui semblent dégagés de toute religion, sont encore imbus de cette idée ; elle remplit nombre de romans et de pièces de théâtre. Cependant, la vie nous montre que c’est une idée fausse. Supporter une peine que l’on peut éviter, pour courir à je ne sais quelle compensation résidant quelque part est pure chimère, chimère qui fait une vie sans joie à ceux qui en sont hantés.

V

Le seul argument sérieux à opposer à l’avortement, c’est la raison d’État.

La diminution continue du nombre des naissances est un fait, et nombre de gens s’en alarment. S’alarment-ils avec raison telle est la question.

Si cette diminution devait amener peu à peu la disparition complète de l’espèce, il y aurait lieu de s’inquiéter, mais il ne saurait en être ainsi, car la procréation aura toujours pour sa sauvegarde un facteur puissant : l’amour des enfants. On répugne aujourd’hui à avoir six enfants, mais on tient à en avoir un, parfois deux. Très rares sont les individus qui trouvent, soit dans leur propre esprit, soit dans le monde extérieur, un aliment suffisant à leur activité cérébrale.

L’enfant satisfait un certain nombre de besoins du cœur de l’adulte : besoin d’aimer et d’être aimé, besoin de protéger, besoin de dominer. Il est, en somme, une partie trop grande de la vie pour qu’il soit à craindre que la génération présente en vienne à supprimer, de propos délibéré, les générations futures.

Aussi bien les craintes des repopulateurs ne visent-elles pas la disparition de l’espèce humaine. Leur point de vue est moins large ; ils ne pensent qu’à la France, et envisagent la proportion de ses forces numériques en égard à celle des autres nations. Les partisans de la repopulation sont, le plus souvent, des hommes d’opinion rétrograde ; ils sont pour l’autorité, la subordination des classes pauvres aux classes riches, et ils croient que le meilleur moyen de maintenir la hiérarchie sociale, c’est une « bonne » guerre de temps à autre. Pendant les années où la guerre se prépare ou est censé se préparer, on excite le sentiment national au cœur du peuple, on donne en proie aux passions haineuses la nation avec laquelle on est en conflit, et les pauvres, l’esprit suffisamment occupé, oublient et leur condition et les privilégiés qui la leur ont faite.

Les conservateurs veulent bénéficier du patriotisme, mais ils se refusent à en accepter les charges. Ils se croient faits pour commander, pensent qu’ils ont droit à une vie supérieure et libérée, qui n’est pas compatible avec une famille nombreuse. L’homme ne veut pas diviser la fortune, la femme a la même volonté et, de plus, elle veut pouvoir conserver, même dans l’âge mûr, un visage frais, un corps souple, ne pas être un objet de répulsion.

Mais si le rôle des riches est de diriger, celui du peuple, est d’obéir ; à lui donc la vie chétive, le travail, la défense du pays ; à lui, la descendance nombreuse. Si les enfants sont une cause de misère, tant pis. De temps en temps, on fera l’aumône ; cela ne ruine pas et a l’avantage de maintenir ceux à qui on la fait dans une salutaire humilité.

Je n’ai pas besoin de dire ce que de pareilles conceptions ont de contraire, non seulement au socialisme, mais à la simple démocratie. Certes, plus d’un démocrate de nécessité les porte quand même au fond de son cœur ; mais je ne crois pas qu’un ministre de la République ose jamais les soutenir devant le Parlement.

Les partisans de la repopulation (pour les autres) sont des gens qui regardent vers le passé ; l’homme à l’esprit libéré doit regarder vers l’avenir. Il est incontestable que la dépopulation mettrait le pays en état d’infériorité dans le cas d’une guerre avec un pays à population plus forte. Mais il est vrai aussi que la guerre disparaît des mœurs ; quarante et un ans de paix européenne sont là pour le démontrer.

Le nombre des naissances diminue, en France un peu plus qu’ailleurs, il est vrai, mais il diminue dans toute l’Europe. Restriction volontaire et civilisation marchent de pair. Quel que soit le pays, dès que l’homme est assez développé intellectuellement et moralement pour avoir pour sa femme d’autres sentiments qu’un désir brutal, il se refuse à l’accabler de grossesses, et la femme, prenant conscience de sa valeur, cherche à n’être plus exclusivement une procréatrice.

Si la France est moins prolifique que les nations qui l’entourent, cela est tout à son honneur ; elle joue le rôle d’un précurseur dans une voie où on la suivra, où on la suit déjà.

L’enfant dont on a empêché la naissance par un avortement n’est pas à regretter. On ne le désirait pas, au grand banquet de la vie, comme aurait dit Malthus, il n’y avait pas de place pour lui ; il aurait traîné une existence misérable. Certes, on ne sait jamais ; tel qui naît malchanceux peut rencontrer des hasards plus heureux ; mais pour l’ordinaire, l’enfant né contre la volonté de ses progéniteurs, fils ou fille de la séduction, de l’adultère, de la misère a toutes les chances d’aller grossir les effectifs de la prison ou de l’hôpital.

En situation normale, tant qu’il n’y a pas péril certain et imminent pour un pays, la raison d’État n’est jamais une bonne raison. Avant tout, c’est l’individu qui est sacré, et du moment qu’il ne lèse pas les autres, sa liberté doit être entière ; il a le droit absolu de vivre à sa guise, de procréer ou de ne pas procréer.

En voulant, dans un intérêt national, mettre un frein aux libertés individuelles, on fait toujours plus de mal que de bien.

Docteur Madeleine Pelletier.