Le Drame religieux du moyen âge jusqu’à nos jours

Le Drame religieux du moyen âge jusqu’à nos jours
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 84-119).
LE
DRAME RELIGIEUX
DU MOYEN AGE JUSQU’A NOS JOURS

Das geistliche Schauspiel, geschichtliche Uebersicht (Le Théâtre spirituel, aperçu historique), par le Dr K. Hase.

Nous savons tous que les origines du théâtre moderne, comme celles du théâtre grec, sont religieuses. Né dans l’église et de l’église, il s’est peu à peu distingué, puis détaché du giron maternel pour vivre de sa vie propre et se séculariser de plus en plus. La vieille mère prétend même que, depuis son émancipation, il est devenu très mauvais sujet; mais c’est une querelle de famille qui ne nous regarde pas pour le moment. Tous les pays de l’Europe occidentale possèdent maintenant sur le drame primitif une littérature très riche et qui s’enrichit tous les jours. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les savantes études de M. Ch. Magnin sur les Origines du théâtre moderne. Depuis qu’elles ont été publiées, d’autres ouvrages estimables ont encore accru ce répertoire spécial. Ce qui manque, du moins en France, c’est une vue d’ensemble sur les rudimens et les transformations successives du drame religieux, une notion précise de la loi qui en a réglé le développement, et c’est un aperçu général de ce genre que nous aimerions à donner en profitant de l’excellent livre de M. K. Hase, le théologien artiste d’Iéna, bien connu par ses nombreux travaux d’érudition historique et dogmatique. M. Hase possède à un degré incomparable l’art de rendre piquans les sujets les plus secs à force d’esprit, d’humour et souvent de malice; il était donc mieux préparé que personne à traiter comme il convient une question qui réclame autant de savoir que de goût littéraire, autant de sympathie pour le moyen âge que d’indépendance dans les idées[1]. Nous diviserons notre essai en périodes, afin de relever le caractère propre de chacune d’elles et de montrer comment chacune est sortie avec sa physionomie spéciale de celle qui l’a précédée.


I.

La première période va de la fin du Xe siècle au XIIIe. Le drame religieux pendant tout ce temps fait encore partie intégrante du culte de l’église. C’est ce que les recherches les plus récentes ont mis en pleine lumière. Le culte chrétien en effet, didactique, méditatif et très simple dans les premiers siècles, était devenu sacerdotal, mystique, riche en cérémonies symboliques destinées à peindre aux yeux ce qu’on voulait dire aux âmes. Il se concentrait désormais dans la messe, c’est-à-dire qu’il était devenu essentiellement dramatique : il reproduisait quotidiennement l’auguste tragédie du Calvaire. Le goût inné de l’âme humaine pour le drame en action avait fini par faire oublier l’anathème impitoyable que les premières générations chrétiennes, Tertullien en tête, lançaient contre le théâtre. Il est vrai que les infamies dont les représentations scéniques étaient alors souillées devaient paraître insupportables au sens très élevé que la première église avait de la moralité et de la dignité humaines. Les histrions étaient à peine mieux vus de la société païenne que des chrétiens. La mythologie ne servait plus guère qu’à fournir des motifs graveleux, souvent de la dernière indécence. N’y eut-il pas une impératrice qui se montra nue sur la scène dans le rôle de Léda caressée par son cygne? De nos jours même, où le mal est bien moindre, si le théâtre n’avait à nous offrir que les platitudes licencieuses honorées par d’augustes suffrages, saurions-nous toujours distinguer le principe légitime de l’application mauvaise? Quand de plus les jeux scéniques offraient à la foule le spectacle de supplices abominables, était-il possible à des intelligences droites de ne pas ressentir les plus violentes antipathies contre un pareil genre de distraction? Ces raisons, jointes à la répulsion générale que leur inspirait l’ensemble de la civilisation païenne, amenèrent les chrétiens de l’époque militante à déclarer une guerre à mort à tout ce qui s’appelait représentation dramatique.

Cependant à peine le christianisme fut-il vainqueur, que ce rigorisme se relâcha. On ne put empêcher les masses christianisées de rechercher leur plaisir traditionnel; tout ce qu’on put faire fut d’en réprimer l’indécence et d’en bannir les scènes de cruauté. Le IVe siècle vit même paraître la première tragédie chrétienne, le Christ souffrant (Christos paschôn), attribuée à l’éloquent prédicateur Grégoire de Nazianze. A dire vrai, cette première tragédie chrétienne ne vaut pas grand’chose. L’action se passe loin de la scène, elle est racontée au spectateur par des messagers qui se succèdent sans fin. Un bon tiers des vers qui la composent sont volés à Euripide. Cela fait penser à ces nombreuses églises chrétiennes que l’on construisait alors avec les colonnes et les pierres enlevées aux vieux temples. Cette composition fut d’ailleurs un phénomène isolé, et n’eut point l’influence qu’on lui a quelquefois accordée à tort sur les origines du drame chrétien. Ce ne fut pas non plus l’église qui tua le théâtre antique; il tomba tout seul. Per omnes civitates cadunt theatra inopia rerum, dans toutes les cités les théâtres meurent de pénurie, dit Augustin, qui, dans sa jeunesse, les avait fréquentés avec passion. L’appauvrissement graduel des villes et des campagnes, les invasions, la tristesse universelle, le peu d’attrait que la perpétuelle reproduction des scènes antiques devait exercer désormais sur des générations fatiguées, l’absence totale d’hommes capables de renouveler le répertoire, tout hâta la décadence, et, quand le moyen âge commença, la classe, naguère si brillante, si nombreuse, des acteurs voués à l’amusement de la foule ne fut plus représentée que par quelques bandes errantes de jongleurs, gens de réputation équivoque, succédant peut-être sans interruption aux mimes italiens et aux bardes celtiques, mais n’ayant aucune valeur comme artistes. On s’est encore trompé quand on a voulu trouver les origines du drame moderne dans les essais de quelques moines de l’époque carlovingienne, surtout dans les six comédies de la savante nonne Rotswitha. Vers 980, au fond de son cloître saxon de Gandersheim, Rotswitha ressentit l’ambition de remplacer et de faire oublier Térence, qui trouvait, paraît-il, de trop nombreux admirateurs parmi les habitans des monastères. Le latin de Térence fut tout étonné de servir à glorifier la vie des saints, leurs martyres et la supériorité de l’amour divin sur l’amour terrestre[2]. Ces comédies, à la fois pédantes et naïves, non plus

que les quelques pastiches analogues remontant à la même époque, ne sortirent jamais des cloîtres; elles n’eurent aucune action sur le peuple, qui d’ailleurs ne comprenait plus rien à ce latin-là.

C’est dans la messe, dont le caractère dramatique devient surtout marqué à partir de Grégoire le Grand, c’est dans la procession, dérivée de la messe, que l’érudition contemporaine trouve le germe du drame. Pendant la semaine sainte particulièrement, le clergé, suivant l’exemple venu de Rome, cherche à rehausser l’impression de la fête religieuse au moyen d’antiennes, de chants dialogues, de chœurs se répondant, de soli répartis entre les divers personnages de la Passion. Encore aujourd’hui l’office catholique de la semaine sainte contient un chant à trois voix, l’une narrant l’Évangile, l’autre reproduisant les paroles des Juifs, la troisième répétant celles du Christ. Bientôt l’œil eut sa part comme l’oreille à ces représentations périodiques. A côté du Christ et de ses disciples, on vit figurer près de l’autel et dans les processions Adam et Eve portant l’arbre de la connaissance, Jean le précurseur et son agneau. Judas et sa grande bourse, le diable et le bourreau, bientôt aussi le saint patron de la localité, surtout quand il s’avançait à cheval et traînant après lui quelque monstre vaincu. Presque partout ce dernier trait se rattache à quelque vieille fête de la nature. Les fêtes de Noël ne tardèrent pas à rivaliser d’éclat avec les solennités pascales, et les anciennes fêtes païennes de l’hiver et du printemps se perpétuèrent sous cette forme, adoucies, purifiées, ouvertes à des idées supérieures, mais toujours reconnaissables. Une coutume très répandue, remontant au Xe siècle, fut de déposer le jour du vendredi saint un crucifix sous l’autel dans une sorte de tombe et de l’en retirer le jour de Pâques. Un concile de Worms dut même ordonner que cette cérémonie n’eût lieu qu’en présence du clergé et les portes de l’église fermées. L’opinion s’était propagée que celui qui voyait le crucifix sortir de son sépulcre était sûr de ne pas mourir dans l’année, et l’on s’étouffait aux portes pour entrer plus vite. Cette cérémonie symbolique donna lieu de bonne heure à tout un petit drame de la résurrection. Dans plusieurs églises, on vit les trois Maries apporter de grand matin leurs parfums pour oindre le précieux cadavre et l’ange venir à leur rencontre, leur annonçant la grande nouvelle. Marie, mère de douleurs, parut aussi, le cœur percé d’une flèche, et s’agenouilla, en modulant ses lamentations, devant le sépulcre de son fils crucifié. C’étaient de jeunes prêtres qui remplissaient ces rôles divers. Aucun laïque n’eût osé s’en charger, car ils faisaient encore partie intégrante du culte sacerdotal.

Naturellement ce n’était pas la partie du culte la moins goûtée des fidèles, et cette expérience engagea le clergé à reproduire aussi dans les églises par des espèces de tableaux vivans les points saillans de l’histoire biblique, ceux d’abord du Nouveau-Testament, le miracle de Cana, la multiplication des pains, la cène, la guérison de l’aveugle-né, la résurrection de Lazare et les paraboles les plus populaires, telles que celles de l’enfant prodigue et des vierges folles. La cérémonie annuelle du lavement des pieds est la plus ancienne, et seule elle est parvenue jusqu’à nous. L’Ancien-Testament eut son tour, et avec lui quelques souvenirs de l’antiquité païenne embaumés par la tradition catholique. A côté du roi David, d’Ésaïe, de Balaam sur son ânesse, on vit s’avancer Virgile et la sibylle, ces deux prophètes suscités du milieu des gentils. Les fêtes de Noël poussèrent à confectionner des crèches, des bœufs, des ânes peints. La légende voulait absolument que Jésus fût né au milieu de ces innocentes bêtes. Les bergers, les rois mages, Hérode, le petit Jean-Baptiste, les enfans de Bethléem, Anne la prophétesse, le vieux Siméon, vinrent à la suite, puis le personnel du paradis terrestre et Satan. Chacun chantait sa partie. De la sorte, et avant que les représentations de ce genre fussent bannies de l’intérieur des églises, la troupe des acteurs sacrés était au grand complet, le magasin des décors aussi, le grand drame de la rédemption pouvait être représenté depuis les jours de l’Éden jusqu’à la résurrection du Rédempteur; on peut même s’assurer que l’esprit de la comédie commençait à bégayer sous ces langes. Dans un vieux mystère[3] français du XIIe siècle, le serpent du paradis, repoussé par Adam, va trouver sa compagne et lui tient un langage qui amplifie très ingénieusement le texte canonique. « Tu es une gente et douce créature, fraîche comme rose, blanche comme neige. Ce n’est pas bien au créateur de t’avoir faite si douce et Adam si dur; mais malgré cela tu es plus fine que lui, et tu sais désirer les choses d’en haut. » C’est le chant grégorien qui servait à tous ces rôles divers. Quand Dieu lui-même parlait, trois voix mariaient leurs accens en l’honneur de la trinité. On peut faire remonter en France jusqu’au XIe siècle ces vastes représentations embrassant toute l’histoire biblique. En Allemagne, la plus ancienne composition connue est du XIIe siècle, et fait déjà figurer des abstractions personnifiées, telles que le Paganisme et la Synagogue, qui discutent savamment ensemble jusqu’à ce que l’Église, ayant à droite la Miséricorde et à gauche.la Justice, vienne les mettre à la raison en leur déroulant son Credo, qui se termine ainsi :

Quisquis est qui credit aliter
Hune damnamus æternaliter[4].


Il n’y a rien à répliquer à cela. C’est le prélude de toute une épopée dialoguée représentant l’avènement et la défaite de l’antechrist, et où l’empereur d’Allemagne a un rôle superbe. Un document très intéressant parce qu’il marque le moment où le drame religieux va quitter le latin liturgique pour adopter la langue usuelle, c’est une représentation dialoguée des vierges sages et des vierges folles composée au XIe siècle dans le midi de la France. Le Christ parle ou plutôt chante le texte de la Bible latine; mais il se traduit lui-même en vers provençaux, et les jeunes vierges n’emploient pas d’autre langue.

On s’aperçoit que le drame religieux, bien que faisant encore partie du culte, s’ouvrait par la force même des choses à des élémens qui n’avaient rien de très mystique. Ni Satan ni les vierges folles ne pouvaient parler comme le Christ ou les vierges sages. L’amusant se glissait donc à côté de l’édifiant; il ne tarda pas à se faire une large place. La grossièreté des mœurs, la naïveté de la foi, la tolérance du clergé, qui d’ailleurs prenait sa bonne part de l’amusement général, ces indéracinables fêtes païennes qui voulaient bien se faire chrétiennes, mais qui ne voulaient pas mourir, concoururent à donner à la farce des proportions toujours plus grandes. Dans le nord de la France en particulier, maître baudet se vit promu aux premiers honneurs. Il figurait à divers titres dans les représentations ecclésiastiques : il avait servi de monture à Balaam, à la vierge Marie fuyant en Égypte, au Seigneur entrant à Jérusalem; on le retrouvait encore autour de la crèche de Bethléem. On eût dit qu’il était l’animal sacré par excellence. A Rouen, et dans le personnage de l’âne parlant de Balaam, il remplissait un des premiers rôles lors des représentations précédant la fête de Noël. On le menait en procession à l’église, et quand Moïse, les prophètes, Virgile et la sibylle avaient chanté chacun sa prophétie, un prêtre blotti sous l’animal prophétique annonçait à haute voix la naissance du Christ. Toutefois notre prosaïsme occidental n’a jamais pu voir, comme l’Orient, quelque chose de mystérieux dans la bête aux longues oreilles qui a l’air si placide et si recueilli; aussi ses fêtes étaient-elles plus joviales qu’édifiantes. Par exemple à Sens, le 14 janvier et en souvenir de la fuite en Égypte, quatre des principaux chanoines introduisaient dans l’église un âne richement caparaçonné et portant une jeune fille qui tenait un petit enfant dans ses bras, tandis que le peuple chantait sous le portail :

Læta volunt — Quicumque colunt — Asinaria festa[5].


et la messe se disait à peu près comme à Beauvais en la même occasion. A Beauvais, dont l’ancien rituel nous est connu, l’âne s’arrêtait devant l’autel, et y restait pendant toute la cérémonie. A l’introït, le chœur répondait: Hinham ! A un autre moment, on forçait la bête à se mettre à genoux, et l’on chantait une prose grotesque mi-latine, mi-française, dont il nous suffira de reproduire les derniers vers :

 Amen dicas, asine;
Jam satur de gramine.
Amen, amen itéra,
Aspernare vetera ;
Hez va ! hez va ! hez va !
Bialx sire asnes, car allez;
Belle bouche, car chantez.

Ce serait méconnaître entièrement l’esprit du temps que de s’imaginer qu’il y eût dans tout cela la moindre intention railleuse contre l’église ou ses doctrines. Ces incroyables naïvetés étaient sérieuses. Elles attestent une époque de foi absolue, intacte. La croyance qui n’a point encore passé par le feu de la controverse, ni senti le souffle du doute, inspire une familiarité si ingénue devant les plus augustes objets qu’elle se rencontre à chaque instant sans le savoir avec ce que l’impiété peut imaginer de plus révoltant. C’est en vain que plusieurs évêques, lorsque l’on commença de se dégrossir, s’efforcèrent d’interdire la célébration de la fête des ânes. Le peuple y tenait, et il ne fallut rien moins qu’un arrêt du parlement pour l’abolir.

Malgré les bonnes intentions du peuple et du clergé, de pareilles cérémonies ouvraient en effet la porte à des scandales qui ne pouvaient manquer à la fin d’éveiller l’attention des chefs de l’église. La fête des ânes, qui n’était célébrée d’ailleurs que dans quelques localités, ne prêtait pas seule à des désordres. Les représentations vivantes, en s’animant de plus en plus sous l’inspiration de la fantaisie et du goût comique, transformaient trop souvent les réunions religieuses en scènes de carnaval. Un décret d’Innocent III de l’an 1210 blâme vertement les mascarades et les indécens badinages dont les églises sont le théâtre, et enjoint aux évêques de purifier les saints édifices de ces souillures. On ne se soumit que très lentement à ce décret, car en 1227 un concile de Trêves, en 1294 un concile d’Utrecht, doivent encore s’opposer aux mêmes abus. Comme pourtant on ne pouvait plus revenir à la première simplicité du drame religieux, et que le peuple tenait aux scènes comiques au moins autant qu’aux autres, l’action continue du haut clergé tendit, depuis la fin du XIIIe siècle, à reléguer de plus en plus le drame hors des murs consacrés, et le drame ne s’en porta que mieux. Plus libre de ses mouvemens, il put se déployer à l’aise sans se heurter contre les exigences de la liturgie. Il n’avait qu’à rester orthodoxe quant au dogme, et dans les premiers temps du moins il ne songeait guère à s’écarter du Credo de l’église.


II.

La seconde période, qui va de la fin du XIIIe siècle aux jours de la renaissance et à l’aurore de la réforme, nous montre le drame religieux détaché du sein qui l’a conçu, mais encore très fidèle d’intention à celle qui l’a enfanté. Si parfois il n’est pas très orthodoxe, c’est sans le savoir ni le vouloir. Les langues populaires l’emportent décidément sur le latin, bien que la marche de la pièce soit toujours indiquée dans la langue de l’église, et que souvent des hymnes latines interrompent le dialogue. Le clergé cesse de fournir seul des acteurs à ces représentations, et même il s’en retire de plus en plus. Toutefois il se réserve encore çà et là de jouer les rôles les plus augustes, ceux du Christ par exemple, ou de Dieu le père. À sa place se forment des confréries de laïques, celle de Saint-Leu à Anvers, les frères de la Passion à Paris, la société del Gonpdone à Rome et beaucoup d’autres. Quand il n’y avait pas de confrérie spéciale, une ville entière se décidait à jouer la Passion, qui restait toujours le centre des représentations populaires. Alors retentissait dans les rues le cri du jeu avec fanfares de trompettes pour inviter à la fête quiconque voulait y coopérer « en l’honneur du Christ et pour le salut de son âme. » Des indulgences étaient attachées à cette pieuse collaboration. Les plus aptes étaient choisis pour représenter les principaux personnages. Ils devaient promettre devant les magistrats, sous la foi du serment, de bien étudier leurs rôles et d’être prêts au temps opportun. Le peuple en masse se faisait acteur quand on devait figurer la marche des Israélites à travers le désert, l’entrée du Christ à Jérusalem, sa comparution devant Pilate. Bientôt les drames de la Passion furent si longs qu’il fallut les diviser en journées, et encore jouait-on à peu près du matin au soir. On adressait au ciel des prières pour qu’il fît beau temps, car tout se passait en plein air. Quelquefois pourtant, à Tours par exemple, et par une légère dérogation aux édits précités, l’église servait encore de scène, mais uniquement pour représenter le paradis céleste, tandis que le paradis terrestre était en avant du grand portail. Le Père éternel et ses anges pouvaient seuls passer librement de l’un dans l’autre.

C’est en France que le goût de la mise en scène se déploie le plus vite. Le théâtre dut représenter le monde, et le représenta selon l’idée qu’on s’en formait, c’est-à-dire divisé en trois compartimens superposés. Le plus élevé, le paradis[6], orné de tapis, d’arbres verts, d’un orgue, servait de résidence au Père, au Fils, au Saint-Esprit, aux anges et aux saints. Au-dessous était le sol terrestre, plus bas encore l’enfer, d’où sortaient et où rentraient les diables et diablotins. Le livret du mystère d’Adam recommande en toutes lettres que, chaque fois que le diable amène une âme aux enfers, il se fasse un grand bruit de chaudrons et de poêlons « qui puisse s’entendre de loin. » En Allemagne, on se contentait à meilleur marché. On se bornait à exhausser le paradis de quelques pieds au-dessus du séjour terrestre. Un tonneau renversé suffisait pour représenter la montagne de la tentation, et un tonneau vide pour figurer le soupirail de l’enfer, d’où le diable bondissait et où il se retirait avec une prestesse des plus réjouissantes.

Déjà le théâtre fournissait des idées, des symboles et des acteurs aux fêtes civiques. D’après Froissart, lorsque Isabeau de Bavière, l’épouse de Charles VI, entra dans Paris en 1389 par le rempart de Saint-Denis, elle trouva sur le faîte de la porte Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui l’attendaient entourés de chœurs enfantins chantant avec une douceur merveilleuse. C’était une galanterie de la bourgeoisie parisienne, et quand la litière de la jeune reine passa sous les voûtes, une trappe s’ouvrit, deux anges planèrent sur elle et lui mirent sur la tête une couronne d’or incrustée de pierres précieuses en lui chantant ces gracieuses paroles :

Dame enclose entre fleurs de lys,
Roïne estes vous de Paris,

De France et de tout le pays.
Nous en rallons en paradis.

Tout était encore très naïf. Les acteurs étaient réunis au grand complet sur le théâtre pendant toute la représentation, y compris l’âne et le coq de saint Pierre. Chacun à son tour se levait pour venir réciter son rôle. Parfois on jouait à la fois en enfer et au paradis. Un explicateur annonçait le sujet, en éclaircissait les obscurités, donnait les signaux d’entrée et de sortie, prononçait le mot sile pour indiquer à l’acteur en scène, fùt-il le Christ lui-même, qu’il devait regagner sa place, et le mot silete pour obtenir le silence du public. C’était souvent un ange ou saint Augustin qui remplissait ce genre de fonctions, et l’illustre Africain ne se fut guère douté, aux jours de son épiscopat et lorsqu’il témoignait son aversion pour tout ce qui s’appelait théâtre, qu’une telle attribution lui serait un jour réservée. Les vêtemens des personnages étaient les mêmes que ceux figurés sur les tableaux d’église, de longues robes byzantines, le Christ et le grand-prêtre juif portant l’habit épiscopal. La nudité des âmes dans les enfers était figurée par une chemise passée sur les autres vêtemens. Seuls les petits enfans pouvaient se montrer au bon Dieu tels qu’il les a créés. La danse fait aussi son apparition dans certains mystères. D’ailleurs elle était encore en usage au XIIe siècle dans bien des églises comme acte religieux. A Limoges, elle conserva ce caractère jusqu’au XVIe siècle, en Espagne jusqu’au XVIIe Les Juifs dansaient devant Pilate en chantant. Dans un Jeu de Pâques allemand, il y a un pas des chevaliers se rendant au sépulcre : Wir wollen zu dem Grahe gan...

Les secrets pour faire illusion au spectateur commencent aussi à se perfectionner. Judas porte sous ses vêtemens un oiseau noir et les entrailles d’une bête morte, de sorte que, lorsqu’il se pend, son âme s’envole sous la forme de l’oiseau, que Béelzébub happe au passage, et ses entrailles se répandent conformément à la tradition. La verge de Moïse se couvre soudainement de feuilles et le figuier maudit devient sec instantanément. On sait même décapiter proprement les martyrs, et les têtes coupées font trois bonds en l’honneur de la Trinité, en laissant chaque fois couler une mare de sang. Ces petites malices n’empêchaient pas qu’on ne prît très au sérieux l’action représentée. La naïveté était grande, l’imagination très juvénile et très vive, et au milieu d’interminables longueurs nous tombons à chaque instant sur des détails dont la grossièreté révolte, mais dont l’ingénuité désarme. Par exemple, la vierge Marie, les mères des saints et des saintes dont la vie fait le sujet du mystère, accouchent sur la scène même, tandis que les anges chantent au paradis. Au moment de la naissance de sainte Geneviève et pendant que les chantres entonnent le Virginis proles, la chamberière de la dame en mal. d’enfans, ne comprenant pas les choses d’un point de vue aussi éloigné, ne songe qu’aux souffrances de sa maîtresse :

Diex ! que madame e grant haschier !
Benedicite, Dominus!
Bien fut sote la druerie
De quoy si gryès maulx sont venus.
Or me gart Diex de puérie
Dont mon corps soit ainsy tenus!


Ailleurs sainte Barbe, pendue par les pieds, grillée à petit feu, se compare elle-même à un rôti que l’on pourrait servir à la minute. Les âmes sortent de la bouche des mourans comme les peintures du temps les représentent, sous forme d’un pantin que les anges et les diables se disputent. Le patriarche Seth, fils d’Adam, jure par le premier livre de Moïse et prononce le Pater noster. Salomon, fils de David, réjouit la reine de Saba en lui annonçant qu’Ésope le poète et son père David feront un jour mention d’elle; puis il se dispute avec une de ses femmes et se fait apporter un grand verre de bière. Néron et Clovis avant sa conversion jurent par Mahomet. Dans un drame de la Passion cité par le docteur Alt[7], Dieu le Père dort au paradis sur son trône tandis que sur la terre on crucifie le Christ. Un ange vient le réveiller en ces termes peu polis :

Père éternel, vous avés tort
Et devriés avoir vergogne;
Votre fils bien-aimé est mort,
Et vous dormes comme un yvrogne!

DIEU LE PÈRE,

Il est mort !

L’ANGE.

D’homme de bien !

DIEU LE PÈRE,

Diable emporte qui en savais rien!


Il ne faut pas crier au scandale. L’auteur a simplement amplifié en termes fort grossiers le sentiment que le psalmiste hébreu exprime plus brièvement quand il s’écrie : « Réveille-toi! pourquoi dors-tu, Seigneur? » et qui vient facilement au cœur du croyant le plus soumis quand il assiste au triomphe insultant de l’iniquité.

La séparation de l’église et du théâtre fit aussi que les organisateurs des mystères se sentirent les coudées plus franches pour accentuer les rôles méchans ou vicieux. Le diable vit sa cour infernale foisonner à l’infini. Tantôt le bouffon, tantôt le berné de la pièce, il en est toujours l’un des personnages les plus goûtés. Quelques rôles bibliques sont aussi voués au comique, par exemple l’épicier chez qui les saintes femmes vont acheter des aromates, l’hôtelier d’Emmaüs et sa femme, le jardinier de Nicodème. C’est au XVe siècle qu’apparaît un autre personnage de grand avenir, le fou, le graciosa, ancêtre de notre Paillasse, qui, devant le peuple et les grands, jette au milieu des incidens les plus lugubres les éclats de sa verve caustique. Souvent on le laissait improviser ses plaisanteries. Dans plusieurs compositions, les momens où la parole lui est adjugée sont simplement indiqués par ces mots : hic stultus loquitur, ici parle le fou. Caïn, Pilate, le mauvais larron, Judas, Caïphe, fournissaient de nombreux motifs à la mise en scène des mauvais penchans du cœur, et ce n’est point par défaut de couleur que pèchent les peintres moraux du moyen âge. Parmi les rôles de femmes, les vierges folles de la parabole et surtout Marie-Madeleine servirent à représenter l’inconduite et la perversité féminines. La dernière passait alors pour la pécheresse repentie qui avait oint les pieds du Seigneur chez Simon le pharisien, et pour cette Marie, sœur de Marthe, qui répandit un parfum de grand prix sur la tête du divin commensal. Plus on était sûr de la montrer réhabilitée et rachetant ses erreurs par la conversion la plus exemplaire, plus on se croyait en droit d’aggraver les débordemens de sa vie antérieure. Dans le mystère de la Passion d’Arras, la Madeleine s’annonce elle-même sans ombre de vergogne :

À tous je suis abandonnée.
Viengne chacun, n’ayé point peur !
Vecy mon corps que je présente
À chacun qui le veult avoir.


C’est par là que l’élément comique et mondain prenait une place toujours grandissante au milieu des scènes édifiantes. Le jour devait venir où ce mélange répugnerait au sens religieux, et la preuve que le goût s’épure, c’est la distinction qui s’établit en France entre les mystères, les soties et les moralités. Les mystères étaient exclusivement consacrés à la représentation des grands faits de l’histoire religieuse. La sotie, réservée à la confrérie des Enfans-sans-Sonci, qui s’était organisée sous Charles VI, n’était guère qu’une farce continue ; mais la moralité se proposait surtout de démontrer une vérité religieuse ou morale à l’aide d’une parabole et très souvent aussi au moyen de personnages allégoriques. On y voyait figurer par exemple la Foi, l’Espérance et la Charité, dame Débonnaire, dame Désespérance, Gentil trucidateur. Comme les clercs de la basoche s’adonnèrent de préférence à ce genre de composition scénique, les formes et les incidens juridiques y furent très fréquens. Il y eut entre eux et les frères de la Passion des collisions provoquées par les empiétemens d’un genre sur l’autre, et qui ne furent apaisées que par un arrêt de parlement qui distingua les mystères sacrés et les mystères profanes, réservant aux seuls frères le droit de représenter les premiers. C’était décréter l’avènement de la comédie moderne. L’étude et le jeu des caractères prit depuis lors plus de place que le merveilleux dans les préoccupations des auteurs dramatiques.

Disons pourtant que cette distinction ne fut claire que dans les années qui précédèrent immédiatement la renaissance. Le moyen âge ne la connut pas, et supporta très longtemps sans le moindre effort ce mélange pour nous inconcevable de la farce et de la tragédie. Il ne faudrait pas s’imaginer que le seul intérêt de ces vastes compositions consiste dans ces échappées de gaîté grossière ou de malice narquoise qui en interrompent les graves péripéties. Sans doute il est prudent de ne pas se pâmer d’admiration devant les mystères comme l’ont fait les admirateurs forcenés du moyen âge. Ils ont pour nous un grave défaut qui tient aux conditions mêmes de la composition : ils sont d’une interminable longueur. On sent que les rédacteurs sont sûrs de leur public, et que celui-ci ne demande qu’à être entretenu le plus longtemps possible. La vie très monotone, très vide intellectuellement, que le peuple menait alors en temps ordinaire lui permettait de supporter sans ennui les longs défilés de personnages et les dialogues sans fin. C’est une raison analogue qui fait de nos jours que la classe ignorante se plaît aux mélodrames immenses d’une certaine école. Quant à du génie d’intrigue, à de profondes études de caractères ou de mœurs, il n’y faut pas songer. Cependant, et toute part faite à ces défauts que le parti-pris seul peut atténuer, on doit signaler parfois de véritables beautés tragiques, rehaussées encore par un accent inimitable de spontanéité, d’ingénuité juvénile; c’est là un charme inhérent à la beauté qui s’ignore et par conséquent aux œuvres des époques primitives. Par exemple, il y a souvent beaucoup de naturel et d’émotion dans les plaintes de Marie agenouillée aux pieds de la croix ou pleurant sur le cadavre de son fils. Marie est très vénérée dans la religion du moyen âge, mais elle reste bien plus femme que dans la dévotion moderne. Le cri de la mère voyant son enfant souffrir et mourir s’échappe de son cœur dans toute sa navrante énergie, sans être encore étouffé par la réflexion de la déesse qui doit savoir que la Passion n’est après tout que l’allaire de quelques heures, et que la plus glorieuse, la plus certaine des résurrections va s’accomplir tout de suite après. La mort désespérée de Judas fournit aussi un thème d’imprécations terribles qui font penser aux victimes des Euménides antiques. Dans le Grand Mystère de Jésus, que M. de La Villemarqué a publié naguère, cet épisode est surtout frappant. Le malheureux, découvrant l’énormité de son crime, apprend de la fille de Satan, Désespérance, qu’il est damné sans espoir de rémission. Une frénésie sans nom s’empare alors de lui.


« Allons, dit-il, allons à l’abîme grossir le monceau des damnés... Je vais faire mon testament... Moi, Judas, moi, l’infâme, je dis d’abord que je me donne à toi, Lucifer, corps et âme... Ici, à moi, chiens de l’enfer, traînez mon corps aux lieux immondes ! Puissent les tourmens, les maux, les supplices qui plongent leurs racines jusqu’aux entrailles de l’enfer être mon partage assuré! Harassé, en lambeaux, que je roule, objet d’horreur et de pitié, car c’est l’angoisse et non la joie que j’ai méritée par ma vie... Je condamne ma langue et mes lèvres blêmes à hurler à jamais de douleur, sans articuler d’autre son, si bien qu’on me reconnaîtra aux hurlemens que je pousserai du fond de l’abîme... Venez, regardez-moi au fracas du tonnerre; je suis prêt à braver vos tempêtes infernales; je brave le Dieu qui me créa, j’élis domicile pour jamais dans le feu, auprès de Satan... C’est... c’est fait! »


Cette apostrophe où, dans l’espoir d’écarter les morsures de sa conscience bourrelée, le misérable témoigne une si horrible appétence de la douleur physique, est un morceau d’une profonde vérité psychologique et d’une grande beauté tragique; le dogme affreux des peines éternelles décèle ici sa véritable origine, et l’on peut voir que, si les escapades de Manon trouvent leurs antécédens au beau milieu des mystères, les fureurs d’Oreste s’y trouvent aussi.

Rien de plus curieux que de retrouver sur le fond commun des farces et des mystères les traits qui caractériseront plus tard le génie national des divers peuples. Ainsi nous connaissons une moralité anglaise du XIVe siècle intitulée Every Man (chacun de nous). Tandis qu’en France on aime surtout les scènes parlantes, les intrigues enchevêtrées, la peinture animée des événemens extraordinaires et des passions violentes, tandis qu’en Allemagne on fait déjà servir le drame à la discussion des points de théologie débattus, la morale pratique a la préséance en Angleterre. Dans cette moralité anglaise, Dieu le Père se plaint de la corruption du genre humain, fait venir la Mort, et annonce sa fin prochaine à Every Man. Celui-ci, terrifié, cherche du secours auprès de Parenté, de Bonne Compagnie et de Richesse; mais elles l’abandonnent l’une après l’autre. Alors Every Man s’adresse à Bonne Action, qui lui reproche doucement de l’avoir si longtemps négligée, et le mène à sa sœur Sagesse. Celle-ci l’adresse à un saint homme, l’Aveu, qui lui impose une pénitence que le héros du drame accomplit sur la scène, après quoi il va recevoir les sacremens. À son retour, l’Agonie s’empare de lui. La Force, la Beauté, l’Habileté, les cinq Sens, tout cela personnifié, le quittent successivement ; il ne reste que Bonne Action, qui l’assiste jusqu’à la fin. Là-dessus un ange descend et chante le Requiem. On voit que, si la moralité anglaise est excellente, ce n’est point par la gaîté qu’elle brille.

Nous pouvons la rapprocher du mystère français, à peu près contemporain, du Chevalier qui donna sa femme au diable. Un chevalier a dissipé toute sa fortune. Le diable promet de la lui rendre, si dans sept ans il s’engage à lui livrer sa femme. Le gentilhomme recule d’abord ; mais, la nécessité pressant, il signe le contrat. Le diable veut ensuite qu’il renie Dieu. Nouvel effroi, nouvelle résistance et seconde chute. Enfin Satan veut qu’il renie aussi la sainte Vierge. Cette fois le chevalier tient bon et ne cède pas. Les sept ans sont écoulés. Le créancier infernal vient réclamer ce qui lui est dû. Le chevalier, le cœur brisé de chagrin et de remords, conduit sa femme à Satan ; mais en chemin il passe avec elle devant une église dédiée à Marie. La dame demande qu’il lui soit permis de prier encore une fois devant l’autel de la Vierge. Pendant qu’elle est en prière, Marie elle-même descend de son piédestal, prend les traits et les vêtemens de la pauvre sacrifiée, et se remet aux mains du mari. Satan reconnaît sur-le-champ la mère de Dieu, et, sachant bien qu’il ne pourra la garder, reproche en termes violens au chevalier de manquer à sa parole. Celui-ci, qui croit lui amener sa femme, proteste de sa bonne foi. Enfin Marie se fait reconnaître, force le diable à rendre le fatal contrat, et congédie les deux époux après une exhortation amicale. La fable est intéressante, l’action bien agencée, le dénoûment fort gracieux, la morale un peu lâche. C’est ce besoin de mouvement dans le drame qui rendit très populaire en France le mystère des Actes des Apôtres, des frères Gréban, l’un chanoine du Mans, l’autre moine. Cette vaste composition du XVe siècle racontait toute l’histoire contenue dans le livre attribué à saint Luc en y intercalant beaucoup de farces et de légendes. La représentation durait une semaine entière. Le mystère de Robert le Diable et celui de Griselidis, marquise de Saluées, qui se résigne à toutes les humiliations par fidélité conjugale, signalent dans notre pays l’introduction sur la scène de sujets qui n’ont pour ainsi dire plus rien à démêler avec la tradition ecclésiastique. Vers la même époque, nous rencontrons en Allemagne un mystère bizarre, fondé sur une légende qui ne l’est pas moins, laquelle remonte au commencement du XIIIe siècle, et prétend qu’une femme, au IXe a occupé le siège de saint Pierre sous le nom de Jean VIII. Le malheur voulut qu’elle accouchât in pontificalibus, au beau milieu d’une procession. Depuis les recherches érudites de Blondel, un de nos modestes et savans critiques du XVIIe siècle, aucun historien protestant de quelque valeur ne soutient la réalité de ce roman. De leur côté, depuis la réforme, les controversistes catholiques l’ont toujours mise au rang des fables; mais ce qui ressort de toutes les discussions qu’a soulevées ce sujet scabreux, c’est que cette légende a été considérée au moyen âge comme très authentique et sans qu’on en tirât, comme on le fit depuis, aucune conséquence contre l’autorité du saint-siège. C’est ainsi que vers 1480 un prêtre allemand, sans le moins du monde songer à mal, tout au contraire, fit de cette histoire un drame sous le titre de Frau Jutta.

Les événemens naturels sont décrits dans ce drame d’une manière très brève. Jutta s’enfuit d’Angleterre avec son amant, et se rend à Paris dans l’intention d’y étudier toutes les sciences. Ce voyage se fait sur la scène en quelques pas. Le temps des études est laissé à l’imagination du spectateur, sauf que le manuscrit porte en marge en cet endroit : « Pendant ce temps-là, on chante quelque chose. » C’est dans les enfers que le mystère prend tout à coup de vastes dimensions. Nous assistons à un sabbat présidé par Lucifer sur son trône, qu’entoure une légion de diables dont l’auteur a emprunté les noms au vocabulaire des procès de sorcellerie, si fréquens à cette époque. Les démons chantent en se livrant à une farandole échevelée. Quand la cohue infernale a suffisamment dansé, Lucifer envoie un de ses suppôts à Jutta et l’affilié aux œuvres de ténèbres en lui offrant la science parfaite et les plus grands honneurs qu’on puisse rêver sur la terre. Bientôt Jutta, déguisée en homme et munie du titre de docteur, vient à Rome, y professe, y acquiert une grande renommée de savoir, arrive au cardinalat, et après la mort du pape est désignée pour lui succéder par la voix unanime du peuple et des cardinaux. En sa double qualité de papesse et de sorcière, elle fait des miracles prodigieux qui affermissent encore sa popularité. À ce moment, l’action, qui nous avait ramenés des enfers sur la terre, nous fait monter au paradis, où nous entendons le Christ se plaindre à sa mère de cette papesse qui bouleverse l’ordre saint de la nature et de l’église. Il va lui faire sentir tout le poids de sa colère. Marie, plus compatissante, détermine son fils à envoyer Gabriel près de l’usurpatrice. L’ange annonce à Jutta sa mort prochaîne, lui offrant l’alternative ou bien de mourir dans les honneurs qu’elle a tant désirés, mais alors d’être damnée pour l’éternité, ou bien de rentrer en grâce auprès de Dieu en se soumettant à l’humiliation la plus déshonorante. Jutta se décide pour l’humiliation, et quand la Mort en personne vient s’emparer d’elle, la pécheresse repentante adresse au Christ une prière vraiment touchante où elle énumère les grands coupables dont l’histoire sainte raconte les fautes et le pardon, Adam, Pierre, Thomas, Paul, Madeleine. Elle se recommande aussi à Marie, qui lui déclare qu’elle fera ce qu’elle pourra auprès de son cher fils, mais que, vu la gravité du cas, elle ne peut répondre de rien. La Mort s’impatiente, il faut partir pour la procession où mourra le faux pape, qui succombe sur la scène au milieu des douleurs de l’enfantement. L’âme coupable, arrivant aux enfers, est saluée par les cris moqueurs des démons, qui veulent qu’un si savant homme soit nommé maître-chantre du ténébreux séjour. On veut la forcer à renier Dieu, elle refuse; on la torture, elle invoque avec persistance le Christ, Marie et saint Nicolas. Le saint et la Vierge-mère intercèdent auprès du Christ, qui d’abord se tait, mais enfin envoie son archange saint Michel pour délivrer la pauvre âme tourmentée. Jutta remonte au ciel, protégée par son invincible libérateur contre les griffes des démons qui voulaient la ressaisir. Plus d’un diable doit se retirer en geignant, frappé par le bras de fer de l’archange. Ne pense-t-on pas involontairement à la rédemption finale de Faust? N’oublions pas d’ajouter que l’apothéose de la papesse repentie était célébrée au ciel et sur la terre par un alléluia général[8].

On peut s’assurer par l’analyse qui précède que les intentions du prêtre auteur du mystère de Dame Jutta étaient parfaitement orthodoxes. Le sacrilège commis par la papesse est pour lui un de ces événemens terribles où se montre le doigt de Dieu, mais qui ne font pas plus de tort à l’institution qui en souffre accidentellement que [les crimes individuels d’un souverain ne prouvent contre le régime monarchique. La manière dont il conçoit son œuvre dénote au contraire la fermeté de sa foi dans la divine autorité du siège romain. Il ne lui vient pas même à l’idée qu’on pourrait se servir de la légende pour la combattre. Cela nous semble étrange, mais nous sommes au moyen âge et en Allemagne; n’avons-nous pas vu de nos jours l’esprit allemand mener de front la plus grande hardiesse en histoire et le respect le plus conservateur des institutions traditionnelles ?

Il y a pourtant quelques exceptions à cette orthodoxie dans les intentions du drame religieux. Au commencement du XIIIe siècle, au moment de l’hérésie albigeoise, un troubadour composa pour le marquis de Montferrat un drame, l’Hérésie des Pères[9], dans lequel on voyait les écrivains chrétiens des premiers siècles venir déposer contre l’église romaine de manière à mériter les anathèmes dont celle-ci accablait les cathares ; mais bientôt les pauvres albigeois furent les héros d’une tragédie trop sanglante et trop réelle pour penser encore à organiser un théâtre séditieux. Il faut noter aussi que, dans les luttes des rois de France contre les papes, le drame religieux dirigea des traits satiriques non contre la doctrine catholique, mais contre la papauté et son clergé. Le mystère du Renard, joué devant Philippe le Bel, nous montre le renard disant la messe à des oies, et, devenu pape, dévorant les poulettes et leurs mères. Sous Louis XII, lors du conflit entre la couronne de France et la tiare pontificale, Pierre Gringoire composa sa Chasse du Cerf des cerfs, dans laquelle le servus servorum Dei était fort maltraité. De plus, dans le Prince des Sots et la mère Sote[10], le même Gringoire fit apparaître la Mère-Eglise, la triple couronne sur la tète, et se livrant effrontément à mille désordres. Arrivent des gens qui la soupçonnent de n’être pas la véritable église, et lui arrachent son vêtement sacerdotal. L’on découvre alors qu’elle n’était que la mère Sote déguisée.

À la fin de notre seconde période, c’est-à-dire à la veille de la réforme et lors même qu’on ne s’en prenait pas encore au dogme proprement dit, le drame religieux avait donc perdu déjà sa première innocence ; il se faisait libre penseur. L’élément burlesque, encouragé par les sympathies du peuple et du bas clergé, avait pu longtemps s’attaquer impunément aux dignités ecclésiastiques sans inquiéter les titulaires. Un pouvoir sûr de sa force laisse aisément le champ libre à la caricature. Une preuve de l’inquiétude que les pouvoirs ecclésiastiques au XVe siècle commençaient à ressentir, c’est leur opposition déclarée aux farces religieuses. Nées comme le drame de l’intention naïve de représenter les événemens et les personnages de l’histoire sacrée, elles avaient à la longue dégénéré en attaques virulentes contre l’ordre établi dans l’église. Nous en voyons un exemple curieux dans la fête des Fous ou des Sots, ou des Innocens, ou des Enfans (car elle porta tous ces noms), qui résista un temps inoui aux interdictions prononcées par les papes et les conciles. A l’origine, elle faisait partie des fêtes de Noël, et se rattachait soit au désir de glorifier l’enfance du Christ, soit à la célébration du martyre d’Etienne le diacre (26 décembre), soit enfin au souvenir des enfans massacrés à Bethléem (28 décembre). Comme on confondait le diaconat primitif avec le grade sacerdotal inférieur du même nom, saint Etienne passait pour le patron du petit clergé, et il semblait naturel que sa fête fût celle des novices des couvens, des élèves des chapitres, des jeunes clercs. On leur permettait donc d’élire à ce moment de l’année un abbé des enfans et un évêque des enfans qui, crosses et mitres, revêtus des habits sacerdotaux, étaient menés processionnellement à l’église et accomplissaient le long des rues et dans le sanctuaire les diverses fonctions liturgiques. C’est la même histoire que pour le drame. Ce qui d’abord était naïf, mais sérieux, dégénère bientôt en mascarade. Par une insensible transition que le langage du moyen âge facilite, la fête des enfans devient celle des innocens, et bientôt fête des sots ou des fous. De vieilles coutumes se perpétuèrent sous cette forme, comme elles s’étaient perpétuées sous le couvert de la fête des ânes, qui s’associa souvent à celle des fous. Le jour vint où toute la hiérarchie sacerdotale se vit insultée et bafouée devant la population, qui commençait à applaudir. Les papes s’aperçurent les premiers de ce scandale, et tâchèrent, ainsi que les conciles, de remédier au mal. Ce fut en vain, et presque partout les évêques se virent forcés, aux XIIIe et XIVe siècles, de faire la part du feu. Le concile de Bâle, en 1435, dut procéder vigoureusement contre ces saturnales. Cependant elles durèrent jusqu’à la réforme, et même il en resta des traces jusqu’au XVIIIe siècle, à Mayence, par exemple, où la réforme ne put agir ni directement ni indirectement. On retrouve ici tout ce que nous avons indiqué sur les origines et l’émancipation graduelle du drame. Comme celui-ci, la fête des fous est fille du culte et procède d’une intention pieuse; comme lui aussi, elle offre trop de prises à la mondanité pour que l’église ne cherche pas à éloigner et même à détruire ce qu’elle avait d’abord favorisé.


III.

Deux grandes puissances firent disparaître le mystère du moyen âge ou du moins en modifièrent essentiellement la nature. Ce furent d’une part l’esprit de critique religieuse et sa fille, la réforme; ce furent de l’autre la renaissance et les goûts nouveaux qu’elle propagea. La renaissance, en dévoilant aux regards surpris du XVe siècle tout un monde oublié de beautés littéraires et plastiques d’une pureté, d’une perfection ravissantes, tua du même coup la naïveté et la grossièreté. Le pauvre mystère se cacha tout honteux devant la résurrection du drame grec et de la comédie romaine. Le sentiment religieux, en s’épurant, se scandalisa de ces représentations où l’on respectait si peu les objets les plus vénérés de la foi. Les frères de la Passion inaugurèrent en 1548 la première salle de. théâtre des temps modernes, et purent encore sculpter au-dessus de la porte les armes de leur confrérie, un bouclier avec la croix et les instrumens du supplice ; mais ils étaient à peine entrés en possession qu’un arrêt du parlement interdit la représentation des mystères pour des motifs d’ordre religieux, et n’autorisa que celle des pièces profanes, pourvu qu’elles fussent honnêtes. Un tel arrêt hâta naturellement l’avènement du drame séculier, de la comédie purement humaine, qui déjà s’était annoncée par une œuvre hors ligne, la Farce de l’avocat Pathelin. En 1549, le pape Paul III défendit les représentations qui se donnaient au Colisée. Les allures hostiles à la hiérarchie qu’avait adoptées le drame religieux, coïncidant avec l’éveil de l’esprit d’examen par toute l’Europe, rendirent le clergé défiant. Partout où le protestantisme triompha, la grosse joie païenne du moyen âge disparut. Une grande partie du personnel des mystères, les saints, la vierge Marie, les héros légendaires, étaient passés de mode ou à peu près. La rédemption était prise trop au sérieux pour servir de motif à un divertissement populaire. La représenter par personnaiges, cela faisait désormais l’effet d’une profanation.

Nous resserrons en quelques lignes ce qui mit plus d’un siècle à s’accomplir. On ignore assez généralement que dans les premiers temps le mouvement réformateur eut le drame religieux pour allié. Luther aimait l’art dramatique. Son avis était qu’il ne fallait pas fuir la comédie parce qu’il s’y trouvait de temps à autre des grossièretés et des paillardises, car, ajoutait-il, et pour la même raison, il ne faudrait pas non plus lire la Bible. Calvin, en 1546, fit représenter une moralité devant le peuple de Genève. À Berne, la représentation du Mangeur de morts, composé en 1522 par Niclaüs Manuel et dirigé contre les profits que le clergé tirait de la doctrine du purgatoire, ne fut pas sans influence sur la décision des habitans, qui passèrent en masse au protestantisme. La naïveté était grande encore, sinon dans l’intention, qui était au contraire très âpre, au moins dans l’exécution. On y voyait saint Pierre et saint Paul arrivant à Rome au moment d’une procession pompeuse où le saint-père était porté en triomphe au milieu de ses gardes. Saint Pierre ébahi demande à un prêtre du cortège : « Mon bon ami, quel est donc cet homme-là? » Le prêtre répond à sa question. Surprise nouvelle de l’apôtre, surtout quand il apprend que ce prince est son successeur. « Ma foi, dit-il, je ne me rappelle plus très bien si je suis venu jadis à Rome; mais, si j’y suis entré dans un pareil équipage, voilà ce que j’ai complètement oublié. » La parabole de l’enfant prodigue servit aussi à un certain Waldis, moine de Riga converti aux idées nouvelles, pour prêcher sous une forme dramatique la doctrine protestante du salut gratuit moyennant la foi dans la miséricorde divine par opposition au salut par les œuvres. En Écosse, en Angleterre, en Allemagne, des faits analogues se produisirent. En France, des pièces allégoriques hostiles à l’église romaine furent jouées à La Rochelle devant le roi et la reine de Navarre en 1551. Dans un drame religieux, très goûté de Théodore de Bèze et intitulé le Sacrifice d’Abraham, Satan se présente affublé d’un capuchon de moine, et la vie monastique est fort maltraitée. Le protestant Desmazures composa ses Tragédies sainctes sous l’inspiration du calvinisme; mais il nous faut parler d’un singulier problème historique dont la solution n’est pas facile à trouver. Il existe à Munich dans la bibliothèque royale un livre imprimé en 1524, et dont le titre, en vieil allemand, veut dire : Comédie jouée à Paris dans la salle du roi, comme si la pièce eût été représentée devant François Ier lui-même. On y voit le pape assis sur son trône au milieu de ses grands dignitaires; au centre de la salle s’élève un grand brasier à la mode italienne, rempli de charbons allumés, mais tout couvert de cendre. Un vénérable vieillard du nom de Reuchlin parle contre le luxe et les abus de l’église dominante, puis écarte légèrement les cendres, de sorte que le feu se rallume un peu. Arrive Érasme, qui veut mettre des emplâtres sur les plaies de l’église, mais qui ne veut pas toucher au feu de peur de s’y brûler les doigts, ce qui lui vaut de grands éloges de la part des cardinaux. Il est suivi par Ulrich de Hutten, armé de pied en cap et vociférant l’injure contre le pape et l’église romaine. Il disperse les cendres, dirige sur le charbon le tout d’un gros soufflet, et rallume si bien le feu que toute l’assistance est épouvantée. Ulrich, trop violent, tombe mort dans un accès de rage. La joie revient au cœur des cardinaux un moment effrayés, et ils ne demanderaient pas mieux que de voir le feu s’éteindre de nouveau, quand arrive un moine à l’aspect assez folâtre, chargé d’un gros fagot, et qui le jette sur les charbons en s’écriant : « Si la cause du Christ a le dessous, je saurai la relever malgré vous moyennant la grâce de Dieu, car je veux que ce feu qui brûle à peine flambe au point d’illuminer le monde. » Ce moine est Luther. Le fagot ne tarde pas à jeter de vives flammes. D’autres moines consternés s’agitent pour les étouffer, mais dans leur confusion ils jettent de l’esprit-de-vin sur le feu et s’enfuient terrifiés. Le saint-père vient enfin conjurer le feu et lance sur lui l’anathème. Le feu ne fait pas la moindre attention à la foudre pontificale, et le pape en est tellement furieux qu’il rend l’esprit.

L’intéressant serait de savoir si ce drame allégorique a été réellement joué à la cour de François Ier et sous ses yeux, ou bien si le tout est de pure invention. L’original français ou latin n’existe pas, que je sache. Une pièce analogue aurait été représentée en 1530 devant l’empereur Charles-Quint lui-même, s’il faut en croire deux auteurs allemands du XVIIe siècle, et c’est ce qu’il est bien difficile d’admettre. Cependant il est certain que le drame manuscrit de Munich est d’une grande exactitude quant aux dates. Reuchlin, grand ennemi des moines, meurt en 1522. Érasme vient de se retirer à Bâle auprès de son ami Froben, et refuse de suivre jusqu’au schisme la réforme qu’il a tant contribué à préparer; Ulrich de Hutten est mort en 1523, victime de sa propre violence; Luther est sorti de la Wartbourg l’année d’auparavant, et met à exécution son plan réformateur. En 1524, la pièce était donc tout à fait en situation; d’autant plus que, si par la suite François Ier fut d’une implacable dureté pour les protestans de son royaume, chacun sait qu’il hésita quelque temps, qu’il n’aimait pas les couvons, qu’il estimait beaucoup Mélanchthon. A la veille de cette campagne malheureuse où il devait tout perdre fors l’honneur, il avait assez de griefs personnels contre le pape Adrien VI, ancien précepteur et allié de Charles-Quint, pour trouver du plaisir dans l’humiliation allégorique du saint-siège. Il est bien curieux toutefois que la nouvelle de cet étrange épisode de notre histoire nous arrive par l’Allemagne. Probablement le roi, redevenu plus tard fils soumis de la papauté, aura donné des ordres pour faire autant que possible disparaître les traces de ses velléités de rébellion.

Du côté des catholiques, on ne fit pas faute d’employer les mêmes moyens de polémique. Un certain Lennius, ennemi acharné de Luther, composa la Monachopornomachie, où l’on attribuait la réforme au désir de se marier qui dévorait quelques moines et prêtres impudiques, et où dame Vénus, accompagnée de son fils et de jeunes beautés, venait galamment régler toute la marche de l’affaire avec le frère Martin. Une pièce du même genre fut jouée devant Henri VIII d’Angleterre, encore bon catholique et défenseur de la foi. A Uerdingen, non loin de Crefeld, où la lutte confessionnelle était des plus vives, le peuple catholique put s’édifier en assistant au débat public d’Hœreticus avec Catholica, qui lui remontrait victorieusement que jamais pape ne faillit et qu’on ne peut être sauvé que dans l’église romaine, car

Quiconque n’entra pas dans l’arche de Noé,
Par ordre du Seigneur fut bel et bien noyé.

Le drame religieux ne profitait guère sous le rapport de l’art et du charme poétique des lourdes formes auxquelles le condamnait la controverse. Il y eut encore pourtant quelques essais de retour à l’ancienne simplicité, par exemple un Jeu de Noël d’une grande pureté, qui fut composé pour les enfans de l’électeur de Brandebourg en 1589. Dans un sentiment tout différent, on peut citer une moralité composée par Schorus, professeur à Heidelberg, jouée par ses écoliers et dont le succès fut fatal à l’auteur. On voyait paraître la Religion demandant asile aux grands de la terre. Partout on lui fermait la porte, et enfin, pour trouver un abri, elle s’adressait aux petites gens, qui la recevaient à bras ouverts. C’était trop de démocratie pour le temps. L’empereur en fut instruit, écrivit à ce sujet à l’électeur palatin, et Schorus dut se réfugier en Suisse.

Le drame religieux ne battait donc plus que d’une aile lorsque arriva cette abominable guerre de trente ans, qui arrêta court l’essor du génie germanique, et laissa le peuple allemand si épuisé de corps et d’esprit qu’il eut besoin de près d’un siècle pour se refaire. Quand elle prit fin d’ailleurs, les causes générales qui ruinaient depuis longtemps la popularité du drame religieux avaient à peu près achevé leur œuvre. Il n’était plus désormais qu’un exercice d’école servant à familiariser les jeunes étudians avec l’usage des langues mortes; il avait perdu l’exquise naïveté de forme et de fond qui en faisait le charme. C’est un drame scolastique de ce genre que le fameux Grotius composa sous le titre de Christus patiens. Il ne fut jamais joué, et après avoir été fort admiré pour l’érudition dont il faisait preuve, il est depuis longtemps complètement oublié. Les jésuites introduisirent aussi dans leurs collèges la coutume de jouer des pièces religieuses et en composèrent beaucoup. La mythologie fournit son contingent aussi bien que l’histoire sainte. On vit Persée délivrer Andromède, la nymphe Io fuir devant Jupiter sur les mêmes estrades où le jeune David affrontait le géant Goliath, et où le roi Salomon rendait son arrêt entre les deux mères.

Avant toutefois que nous quittions l’époque de la réforme et les pays protestans, il nous faut parler du cordonnier-poète Hans Sachs, qui, tout zélé luthérien qu’il fût, était trop enfant du peuple pour ne pas avoir conservé sa large part de la naïveté du moyen âge. Il écrivit un grand nombre de pièces religieuses remarquables par une bonhomie tout allemande et un parfum de poésie populaire qui fait excuser ses incroyables gaucheries, et ses énormes contre-sens historiques. Le génie littéraire allemand, comparé au nôtre, est d’éclosion tardive. On sait aujourd’hui combien l’Allemagne du moyen âge copia nos trouvères. La réforme, en remuant cette grande masse germanique jusque dans ses profondeurs, mit à découvert des couches intellectuelles qui n’avaient jamais vu le grand jour, et qui, vivifiées par la révolution religieuse, se mirent en marche avec la hardiesse inconsciente, la simplicité, l’étonnement devant les choses les plus naturelles, qui dénotent l’enfant inopinément livré à lui-même. Hans Sachs, de Nuremberg, a besoin d’être étudié dans son cadre natal pour être apprécié. Ce cadre, c’est la vieille ville allemande, dont plus d’un spécimen existe encore, avec ses rues raboteuses, ses fontaines gothiques, ses églises noirâtres, ses maisons aux angles aigus, aux tourelles singulières et aux toits qui n’en finissent pas. Dans cet enchevêtrement, où partout le bizarre se mêle à l’ingénu, le détail charmant abonde. C’est une porte ogivale d’un dessin ravissant, une statue laide, mais parlante, une grille compliquée et d’un travail exquis, des pilastres de bois sculptés et fouillés comme une pâte molle, une tête blonde derrière une étroite fenêtre aux vitres hexagones, un vieux clocher pointu, branlant, déchiqueté, qui reste debout on ne sait comment. Ne parlez pas ici de ligne pure, d’harmonie, de logique architecturale. Rien ou presque rien n’a le sens commun, et pourtant comme on aime à errer le long de ces paradoxes ! Hans Sachs n’est à sa place que dans ce milieu où la fantaisie est sérieuse et le sérieux fantasque. Une honnêteté lourde et robuste forme l’unité morale qui relie toutes ces disparates. On ne sait où il va chercher ses personnages ou plutôt où il ne va pas les chercher, Jupiter et Apollon se présentent devant la sainte Trinité; à côté du jugement de Salomon se déroule celui de Paris, et c’est encore le vieux Caron qui transborde les âmes des morts au moment du jugement dernier. Pour nous faire une idée de ce divorce absolu avec l’histoire, nous pouvons prendre sa tragi-comédie intitulée les Enfans d’Eve.

C’est une pièce en cinq actes, s’il vous plaît, et qui commence par les lamentations d’Eve vaquant aux soins de son ménage, mais soupirant au souvenir du paradis, à tout ce qu’elle a souffert depuis qu’elle l’a dû quitter, et à l’ennui de devoir toujours plier devant la volonté de son mari. Adam, qui a passé la journée à piocher la terre, arrive bien fatigué et la console affectueusement. Il a une nouvelle importante à lui annoncer. L’ange Gabriel l’a abordé dans les champs pour lui apprendre que le Seigneur a l’intention de venir le lendemain leur faire une visite. Le Seigneur veut voir par lui-même comment le ménage est tenu, si l’on élève bien les enfans, et si on leur donne une bonne instruction religieuse. Eve aussitôt oublie ses tristesses et ne songe plus qu’à laver ses fils, à préparer leurs habits du dimanche, à orner la maison de verdure. C’est la bonne ménagère allemande qui se met en quatre du moment qu’il s’agit de faire à un hôte les honneurs du logis. Pourtant elle a beaucoup de peine à nettoyer Caïn, qui lui donne bien du tourment, ne veut jamais rester à la maison, et se bat continuellement avec d’autres garnemens de son espèce. C’est en vain que son frère Abel l’engage à se corriger en le menaçant de l’enfer. — « Bah! reprend le mauvais sujet, je prends la vie que Dieu me donne ici, et je lui laisse sa vie éternelle. Qui sait ce qui nous attend là-bas?... Si le Seigneur ne veut pas de moi dans le ciel, le diable me voudra bien chez lui. » C’est au troisième acte et après plus d’une scène d’intérieur du même genre que Dieu fait son apparition, suivi de deux anges. Adam et Eve ont rangé leurs quatorze enfans sur deux files, présidées l’une par Abel, l’autre par Caïn. « La paix soit avec vous, mes enfans! » dit en entrant le Seigneur, et après les salutations les plus humbles du père et de la mère, suivies de bénédictions paternelles et de promesses consolantes de la part du visiteur divin, celui-ci se met à interroger les enfans sur les premiers chapitres du catéchisme de Luther. Abel et les six qui le suivent répondent de la façon la plus satisfaisante sur l’oraison dominicale et les dix commandemens. L’ange Raphaël est enchanté, et Dieu promet à ces enfans sages que leur descendance donnera au monde des rois, des princes, des savans, des prédicateurs et des prélats; mais il en est tout autrement de la seconde bande, en tête de laquelle est Caïn. Celui-ci, qui s’est très mal conduit pendant l’examen de ses frères et qui entretient des relations suspectes avec Satan, se glorifie de n’être point hypocrite, et quand Dieu lui demande de réciter l’oraison dominicale : « Ah ! Seigneur, répond-il, nous l’avons oubliée! » Comme pourtant il faut répondre quelque chose, il défigure la belle prière de manière à lui faire dire des non-sens. Il n’a retenu que la demande du pain quotidien, encore a-t-il soin de demander « beaucoup de pain tous les jours. » Les autres répondent aussi fort mal, et le rigide luthérien Hans Sachs se plaît à mettre dans la bouche des petits mécréans des professions de foi non-seulement matérialistes, mais encore calvinistes et romaines, ce qui fait qu’en soupirant le Maître des choses condamne leur descendance à l’état de paysan, d’artisan, de portefaix, en un mot à tous les métiers pénibles. On voit que notre poète, tout cordonnier qu’il fût, n’avait pas des opinions très démocratiques. Le cinquième acte nous montre Caïn en conversation avec Satan et se plaignant de ce que son frère Abel est trop bien en cour, qu’il va devenir évêque, et qu’il est insupportable d’avoir à se courber devant lui. On devine le conseil pernicieux de Satan. Le fratricide est perpétré sur la scène. Le diable déclare à Caïn que désormais il lui appartient, et lui décrit en termes énergiques les tourmens d’une conscience coupable. Le signe mystérieux est posé par la main divine sur le front du premier meurtrier, qui disparaît dans les ténèbres. Les anges viennent enterrer Abel, et Dieu console les parens désolés en reportant sur Seth la promesse que de sa race sortirait le sauveur promis.

Assurément un pareil drame n’a rien à envier, sous le rapport de l’ingénuité, aux mystères les plus naïfs du moyen âge. Cependant on voit d’ici le changement grave qui s’est opéré. Ce n’est plus la représentation animée d’une scène tragique qui préoccupe le poète, c’est la moralité, c’est le dogme. Le mystère n’est plus qu’une manière de prédication, et il va mourir sous ce vêtement dogmatique à peu près comme notre tragédie classique jeta au XVIIIe siècle son dernier éclat en devenant philosophique. La poésie didactique ne peut longtemps se soutenir. Elle prétend réunir deux élémens inconciliables, la rigueur de la pensée et l’ondoyant de la forme poétique. L’une ne peut que faire tort à l’autre. Hans Sachs n’eut pas de successeurs, ou du moins ceux qu’il eut ne méritent pas d’être mentionnés.

En revanche, le drame religieux eut encore de beaux jours dans les pays où la foi du moyen âge était restée intacte, et où pourtant les reflets de la renaissance associés à un vif sentiment de la grandeur nationale avaient imprimé aux esprits un essor qui ne dura guère, il est vrai, n’étant soutenu par rien, mais qui fut très brillant. En Espagne, le goût des Autos sacramentales se perpétua comme celui des processions à personnages fabuleux et sacrés, et au milieu d’un grand nombre d’émulés Lope de Vega et Calderon, — deux auteurs un peu surfaits en Allemagne lors de la réaction contre nos classiques, dont G. de Schlegel donna le signal, — élevèrent le mystère à une hauteur qu’il n’avait jamais connue. Tous deux y firent entrer beaucoup de théologie scolastique, tous deux aidèrent par le moyen du drame à populariser le dogme de l’immaculée conception de Marie, à cette époque très combattu. La vie des saints leur fournit d’innombrables sujets. Lope de Vega produisit, dit-on, plus de quatre cents autos; Calderon, moins fécond, se contenta d’une centaine. Chez le premier, il y a plus de facilité et de naturel; chez le second plus de délicatesse et d’élévation; chez tous deux, la foi catholique la plus intense fournit les inspirations et commande absolument la marche du drame. Lope de Vega, par exemple, raconte dans son Saint Julien, plus connu sous le titre d’El Animal profeta, comment le futur saint tue à la chasse un cerf qui, en mourant, prend la voix humaine et lui prédit qu’il assassinera un jour son père et sa mère. Pour conjurer la sinistre prédiction, le jeune homme fuit loin de son pays, et après plusieurs aventures épouse la fille du duc de Ferrare, qu’il a délivrée des brigands. Un frère du duc, qui aimait la jeune fille, irrité de ce mariage, le provoque en duel. Il accepte le défi, mais on lui apprend que son rival a conçu le projet de se glisser chez sa femme à l’heure même où il se rendra au lieu désigné pour le combat. Furieux, il rentre à l’heure dite dans la chambre conjugale, et à la faible lueur d’une lampe il distingue un homme et une femme reposant ensemble dans son lit. Un accès de rage s’empare de lui et il les transperce l’un et l’autre du même coup. Au même instant, sa femme rentre. « Qui donc était dans mon lit? s’écrie-t-il désespéré. — Tes parens, qui m’ont surprise par leur brusque arrivée, et à qui j’ai prêté notre lit, aucun autre n’étant prêt. » La fatale prédiction est accomplie. Son adversaire arrive, Julien le tue et s’enfuit à Rome avec sa femme pour demander l’absolution au saint-père. Celui-ci envoie les deux époux en Calabre avec l’ordre d’y fonder un hospice en faveur des pauvres malades. Ils y trouvent le diable déguisé en paralytique, et qui veut persuader à Julien que ses péchés sont absolument irrémissibles, car ses parens sont morts par sa faute sans avoir pu recevoir les sacremens. Pour confirmer son dire, il les lui fait voir plongés dans les flammes infernales. Le malheureux Julien sent sa foi vaciller; mais le Seigneur lui apparaît, lui promet de retirer son père et sa mère du purgatoire, et l’on voit leurs âmes transfigurées monter au ciel, tandis que saint Julien va consacrer le reste de ses jours à la contemplation et aux œuvres de miséricorde. Comme on en peut juger par cette esquisse, l’élément dramatique est vigoureusement traité; mais c’est le dogme catholique qui fait au fond l’intérêt, le vrai sujet et le dénoûment. Du reste l’enfer et le purgatoire avec leurs flammes dévorantes jouent toujours un grand rôle dans les conceptions religieuses de l’Espagne. Il y a même un auto de Calderon, le Purgatoire de saint Patrice, dans lequel des gens descendent au purgatoire, en reviennent et racontent tout au long ce qu’ils y ont vu. Par là, l’auto sacramental se rapproche de l’auto-da-fé, et l’un pourrait bien avoir contribué à la prospérité de l’autre. Le sujet essentiel de Don Juan, c’est-à-dire la terrifiante punition de l’impie, est originaire du même pays. C’est un contemporain de Lope de Vega, Tirso de Molina, qui lui a le premier donné une forme dramatique sous le titre à et Ateista fulminato. Tandis que le luthérien Hans Sachs mettait le dogme catholique dans la bouche du petit Caïn, Lope de Vega attaquait avec furie la réforme dans sa Corona tragica, tout à l’honneur de Marie Stuart, et recevait pour cette œuvre du pape Urbain VIII la croix de Malte et le diplôme de docteur en théologie. Calderon, qui avait fait partie de l’invincible Armada, détestait aussi l’Angleterre et la réforme, et sa tragédie intitulée le Schisme d’Angleterre a pour but de rabaisser la naissance d’Elisabeth, de même que le Henri VIII de Shakspeare cherche à la glorifier. Aussi le beau rôle appartient-il chez le poète espagnol à Catherine d’Aragon, comme chez le poète anglais à Anne Boleyn. Cependant, même en Espagne, on commençait à trouver surannées ces représentations scéniques des croyances et des traditions sacrées. Cervantes, dans son Don Quichotte, les blâme aussi vertement que les romans de chevalerie. Calderon lui-même, mort en 1681, put observer le changement qui s’opérait dans le goût de ses compatriotes. L’arrivée en 1700 d’un prince français sur le trône d’Espagne, en répandant au sein des hautes classes les idées de la France, acheva la défaite du vieux genre.

Ainsi, dans la catholique Espagne elle-même, le théâtre du moyen âge n’était plus apprécié, du moins par les grands et par les lettrés, car les vieilles coutumes ne disparaissent pas de cette brusque manière. Quand on pénètre au-dessous de cette couche polie qui, dans toute l’Europe et malgré de grandes diversités nationales, constitue une seule et même société, on est tout surpris de voir avec quelle ténacité se perpétuent dans les rangs inférieurs les coutumes qui eurent le temps de s’implanter dans les traditions. Le mystère ou le drame religieux fut banni des villes et des cours, et ne trouva plus d’acteurs vivans pour le représenter; mais il se survécut sous d’humbles formes qui n’ont pas encore tout à fait disparu. Il n’y a pas bien longtemps que les théâtres forains jouaient encore l’Enfant prodigue, la Passion et la Tentation de saint Antoine. Cette dernière surtout, y compris l’apparition du pachyderme qui y joue un rôle essentiel, charmait les paysans de Normandie il y a quelque trente ans. Il est vrai que ces derniers vestiges d’une puissance du passé ont presque disparu de nos campagnes du nord.

Une chose pourtant, une alliance hybride, conservera peut-être un remarquable échantillon des mystères du moyen âge : c’est le goût des raffinés pour les reliques de cette curieuse époque joint à celui des paysans pour ce qui rapporte de l’argent. Parmi les pays où les populations rustiques persistèrent à aimer la représentation des vieux mystères, il faut citer le Tyrol et la Haute-Bavière. Au XVIIIe siècle, l’autorité religieuse et la police s’entendirent pour proscrire ces jeux de la Passion, où, disait-on, le Christ était encore une fois crucifié. Les classes éclairées à cette époque ne comprenaient pas même qu’il pût y avoir un côté intéressant dans ces drames naïfs, et le seigneur joséphiste était sur ce point parfaitement d’accord avec l’évêque le plus orthodoxe. Les paysans murmurèrent, mais tout le monde leur donna tort, et ils finirent par se résigner. Or il y avait un village qui souffrait beaucoup de cette interdiction, c’était le village bavarois d’Oberammergau. Au XVIIe siècle, ses habitans avaient fait vœu de représenter la Passion tous les dix ans pour conjurer une épidémie qui faisait parmi eux de grands ravages. C’était une dette d’honneur à payer, et à plusieurs reprises des députations se rendirent jusqu’à Munich pour obtenir la levée de l’interdiction. Enfin le bon Maximilien, sur les instances de son fils Louis, déjà très entiché de romantisme, prêta l’oreille à leurs requêtes. La Passion d’Oberammergau, célébrée d’abord à petit bruit en 1811, est devenue à chaque période décennale un événement toujours grossissant, et l’on y vient désormais du fond de l’Allemagne. Inutile d’ajouter que la bourse des villageois s’en trouve au moins aussi bien que leurs âmes. À cette occasion, le village se transforme en caravansérail. Tous les habitans sont acteurs, depuis le plus vieux jusqu’au plus jeune. Des maisons à balcon forment les côtés et les loges d’avant-scène du théâtre, que recouvre un toit de planches. La montagne sert de toile de fond. Le parterre est indéfini et à découvert. Tant pis pour les spectateurs, s’il pleut. Le vieux texte a dû subir des modifications notables pour ne pas effaroucher la pudeur de la police bavaroise. Par exemple, toute une armée de diables, dont quelques-uns très drôles, venaient jadis, conduits par le Péché et la Mort, défier le Christ à grand renfort de grimaces. Cette scène a été supprimée. En revanche, on possède maintenant un orchestre, recruté, comme le reste de la troupe, dans le village même.

Tout est donc fort sérieux, sauf les accidens imprévus. Des scènes bibliques préludent au grand événement de la Passion, qui commence par l’expulsion des marchands du temple, bientôt suivie de la trahison de Judas. La flagellation a lieu derrière la scène, mais l’Ecce homo se montre dans son altitude traditionnelle. C’est aussi derrière la toile qu’on entend clouer sur la croix le divin supplicié; mais, quand elle se lève, les deux larrons sont déjà crucifiés, tandis qu’au même moment on dresse au milieu d’eux la croix qui porte le Christ. Le coup de lance est donné dans une petite outre pleine de sang. Des pétards indiquent le moment où les ténèbres sont censées couvrir la terre. La scène de la descente de croix est, dit-on, la mieux reproduite, peut-être parce que celui qui tient la place du Christ est détaché tout engourdi du bois où il a dû rester suspendu un temps assez long. Des anges vêtus de blanc viennent renverser la pierre du sépulcre, et le ressuscité reparaît au milieu des vapeurs de l’encens, tandis que les soldats romains s’enfuient au bruit de la détonation des boîtes.

Est-ce complaisance, charme de l’étrangeté, romantisme des spectateurs ou mérite réel des acteurs? Le fait est que des juges dont on ne saurait récuser la compétence affirment qu’en somme l’effet général est d’une puissance réelle, et même ce genre de spectacle a ses enthousiastes, parmi. lesquels il faut citer surtout l’éminent acteur allemand M. Devrient, qui revint enchanté du highland bavarois, où il avait été voir la Passion de 1850. Les gens du pays ont pour industrie la fabrication d’objets en bois taillé et découpé qui ne manquent pas de caractère. Ce métier a pu développer chez eux quelque sentiment de l’art. Les traditions de famille, les répétitions fréquentes à domicile, ont pu vaincre jusqu’à un certain point la gaucherie rustique. Il y a des rôles qui passent de temps immémorial du père au fils. Le Judas de 1860 avait hérité de son père le rôle, probablement peu envié, du plus fameux des traîtres et la barbe rousse qui fait partie de son costume. Le Christ de la même année, très habile découpeur de bois, n’était point trop au-dessous de son rôle écrasant. C’est son chant, paraît-il, qui laissait le plus à désirer. On peut d’ailleurs s’apercevoir, en lisant les nombreuses descriptions qu’on en a faites, que les acteurs cherchent à suppléer les imperfections de leur art dramatique par la fréquence des tableaux vivans, dont le principal mérite consiste dans le groupement et l’attitude des personnages. Les costumes sont conformes à ceux qu’on voit sur les anciens tableaux d’église. Les gestes sont anguleux comme ceux de ces vénérables modèles; parfois on croirait voir des figures détachées des toiles des vieux maîtres. Pourtant quelque chose cloche toujours dans ces résurrections des coutumes antiques. L’orchestre, par exemple, manque absolument de couleur historique. En 1840, il portait le frac noir et le pantalon blanc. Les correspondans envoyés par les journaux jetèrent les hauts cris. Pour faire plaisir à ces messieurs, les braves musiciens endossèrent dix ans plus tard leur uniforme de la landwehr.


IV.

Ce n’est pas une exception comme celle que nous venons de décrire, ni quelques faits parallèles plus obscurs dont quelques autres localités sont encore parfois les témoins en Suisse et en Allemagne[11], qui pourraient inspirer l’idée que le drame religieux est destiné à renaître de nos jours. Il est mort, et bien mort, depuis le XVIIe siècle. C’est un revenant dans notre vie moderne; c’est même uniquement la bizarrerie de sa conservation sur une assez grande échelle dans un coin retiré des Alpes bavaroises qui vaut une certaine renommée à la Passion d’Oberammergau. Il suffirait pour la supprimer tout à fait que d’autres communes, alléchées par les profits du métier, se missent à organiser la concurrence. Bientôt la satiété s’en mêlerait. Probablement l’autorité catholique réclamerait l’appui du bras séculier pour décourager ces exagérations du romantisme religieux, et les inévitables scandales qui s’y mêleraient bientôt donneraient à cette intervention des motifs très plausibles.

Ainsi le drame religieux naît au sein même du culte, dont il fait partie intégrante jusqu’au XIIIe siècle. Quand il s’en détache, il reste longtemps son allié, très soumis à l’orthodoxie ecclésiastique. Il n’en doit pas moins à cette séparation la faculté de s’ouvrir à des élémens tout séculiers qui feront le drame laïque, tragédie ou comédie, désormais et exclusivement voué à la mise en scène de la vie humaine. Déjà suspect à la veille de la réforme, le drame religieux recule devant la renaissance, se fait controversiste et dogmatique, meurt lentement malgré le regain d’arrière-saison qu’il produit encore en Espagne, et succombe enfin sous des antipathies que l’indifférence des uns et la foi plus raffinée des autres contribuent également à nourrir. S’il fallait lui trouver de nos jours des successeurs sérieux, il faudrait les chercher tout près de son berceau dans l’ordre des grandes compositions musicales. La messe en musique et l’oratorio continuent de dramatiser pour l’oreille les grandes scènes de la tradition sacrée. La foi chrétienne moderne se complaît sans restriction dans cette représentation purement idéale où le sentiment domine de très haut le fait littéral, et qui n’exige pas d’opinion dogmatique définie pour être goûtée. On peut cependant ajouter qu’en se rappelant les noms des maîtres qui ont illustré ce domaine particulier du grand art, en voyant les préférences des populations pour l’une ou l’autre de ces deux branches de la musique religieuse, on reconnaît en elles le prolongement des deux directions divergentes que prit le drame religieux dans sa dernière période. Sans que les deux genres s’excluent, la messe en musique est catholique; l’oratorio, tel que l’ont compris Bach, Hændel, Mendelssohn, est plutôt protestant.

A partir du XVIIe siècle, le rapport entre l’église et le théâtre fut donc précisément en sens inverse de ce qu’il avait été au moyen âge. A l’étroite alliance succéda l’hostilité. Il y eut des momens de trêve, mais alors ce ne fut pas le drame religieux qui s’ouvrit à des élémens mondains; ce fut le drame mondain qui, de temps à autre et à l’heure de sa convenance, choisit ses sujets dans l’ordre religieux. Ces empiétemens n’eurent pas lieu sans réclamation de la part des gens à piété étroite. Corneille dut invoquer l’exemple de Grotius et de Buchanan pour justifier l’audace qu’il avait eue de faire figurer saint Polyeucte sur les planches. La tragédie de ce nom, celle de tout notre répertoire qui se rapproche le plus de l’auto sacramental espagnol, prouve le changement opéré dans les esprits. La légende racontée par Siméon Métaphraste ne sait rien d’un premier amour de Pauline pour Sévère. Le Polyeucte canonique regarde tout bonnement les larmes de sa femme comme des tentations du diable et marche sans hésitation au martyre. Ce qui appartient au poète moderne, c’est donc l’élément éminemment tragique, mais peu ecclésiastique, de l’amour aux prises avec le devoir, et il nous faut bien avouer que c’est là précisément ce qui nous touche dans cet épisode dramatisé de l’histoire du martyre. Sans l’intervention d’une passion tout humaine, le fanatisme du héros nous laisserait assez froids. Le drame du moyen âge au contraire se fût contenté de ce genre d’intérêt. Pour nous, c’est bien moins l’orthodoxie de Polyeucte qui nous émeut que les agitations de son cœur, et nous croyons exprimer le sentiment de l’immense majorité des lecteurs contemporains en ajoutant qu’aujourd’hui Pauline nous touche plus que son époux. Molière aussi fit entrer momentanément la religion dans son théâtre, d’abord dans Don Juan, et un peu, semble-t-il, pour que le pavillon couvrît la marchandise. La seconde fois, ce fut dans le Tartuffe, et pour s’attaquer à un vice aussi odieux que difficile à stigmatiser comme il le mérite sans éveiller des susceptibilités de l’ordre le plus irritable. Tartuffe, composé aujourd’hui, trouverait-il grâce devant la censure ?

Si quelque chose est de nature à prouver l’énorme difficulté des drames dont le sujet rentre dans le domaine religieux, c’est précisément l’œuvre qu’on regarde comme la perfection même du genre, ce sont les deux tragédies d’Esther et d’Athalie. Nous savons tous pour quelle destination ces deux pièces furent composées. Racine n’avait certes pas la moindre arrière-pensée libérale en les écrivant, et pourtant que ne découvrit-on pas dans les virginales tragédies ! Assuérus était Louis XIV, Vasthi la Montespan, Aman Louvois, que plus d’un spectateur eût bien voulu voir pendre à plus de cinquante coudées de hauteur; Esther était Mme de Maintenon, se rappelant peut-être les vieux psaumes de son enfance huguenote, et tâchant d’éclairer la justice souveraine sur les odieux traitemens infligés au peuple de Dieu dispersé dans l’empire. Mme de Maintenon avait bien d’autres soucis en tête, mais à défaut d’un intérêt d’amour on voulait à tout prix trouver un intérêt politique à la pièce religieuse. Dans Athalie, il y avait une insurrection victorieuse, une reine détrônée, un prêtre inaccessible à la crainte, et la ravissante harmonie du vers racinien, qui atteint la perfection dans cette tragédie biblique, ne pouvait adoucir assez les tendances subversives de toute cette histoire. Le fait est, contrairement à l’opinion commune, qu’Esther ne fut pas jouée long temps à Saint-Cyr, et qu’Athalie ne le fut jamais. Il paraît qu’on s’était aperçu aux répétitions des ravages que malgré l’innocence du sujet ces exercices dramatiques faisaient dans l’imagination des jeunes actrices. Ce devait être un bien joli petit roi que Joas, et si Athalie, un rôle de grande, avait la mauvaise part dans la pièce, encore devait-elle se montrer reine superbe et passionnée devant les plus brillans seigneurs de la cour. Le théâtre et la religion dénonçaient une fois de plus leur incompatibilité dans les mœurs modernes. Bientôt l’intérêt religieux fit complètement défaut aux deux pièces, le charme littéraire resta seul, et le monde profita exclusivement de ce qui avait un instant paru indivis entre lui et l’église. C’est le sentiment de la même contradiction qui détermina Shakspeare, à une époque de grande agitation religieuse, à rester dans la sphère supérieure que n’atteignent pas les aspérités des luttes confessionnelles, et où le sens religieux, chrétien au fond, mais général, demeure seul indissolublement uni au cœur humain.

La contradiction devint plus évidente encore au XVIIIe siècle. Alors le drame devint philosophique et combattit l’absolutisme des confessions religieuses. Zaïre tend à montrer dans les différences de religion l’un des plus grands obstacles qui s’opposent au bonheur de l’humanité. Alzire, tragédie trop peu appréciée de nos jours, tout en développant au fond la même idée, relève surtout dans la morale chrétienne ce qu’elle a de commun avec la morale philosophique alors en vogue, la beauté du pardon généreusement accordé à ses ennemis. Mahomet est plus méchant. L’auteur eut la malice de le dédier au pape, et celui-ci eut la bonhomie de remercier « son fils » Voltaire et de lui octroyer sa bénédiction. Or notre fils Voltaire envoyait vers le même temps sa tragédie à son royal ami de Berlin sans la lui dédier, mais en la définissant : Tartuffe les armes à la main. Au fond, il voulait montrer comment une religion se fonde, et il le montrait conformément aux idées fausses que le XVIIIe siècle s’était forgées sur ce chapitre mystérieux entre tous des origines historiques. En Allemagne, dans un esprit non moins philosophique, mais beaucoup plus religieux, Lessing publiait son Nathan, et ce précurseur de la théologie moderne creusait par cette œuvre magistrale dans la conscience du peuple allemand un de ces sillons qui ne se referment plus. Encore une pièce qui vint à son heure, et qui, si elle n’avait aujourd’hui la prescription du temps, n’obtiendrait pas facilement les honneurs de la représentation publique.

La révolution est donc complète. Ce qui alimentait le drame au moyen âge le condamne ou le tue aujourd’hui. Pourquoi cela? Ce n’est pas sans cause profonde que par deux fois, à l’origine de deux civilisations, le culte et le drame ont commencé par vivre d’une seule et même vie. Tous deux se rattachent à une même propension de l’esprit humain, qui aime à s’objectiver, et qui pour cela traduit sous forme extérieure et visible les idées et les sentimens dont il est rempli. Le langage, l’accent, le geste, l’art dans toutes ses branches, n’ont pas d’autre origine. Cette représentation de l’esprit devant l’esprit procure à l’homme l’un de ses plus vifs plaisirs, car elle équivaut à une extension, à un redoublement de la vie, et elle se rattache ainsi à ce qui constitue l’essence même du bonheur. Tant que la vie se renferme dans le cercle des choses religieuses, ou plutôt tant que la religion, conçue comme un ordre de choses purement surnaturelles et extérieures au monde, offre le seul idéal, le seul intérêt spirituel compris et apprécié de tous, le drame leste exclusivement religieux. L’homme d’une telle époque ne se reconnaîtrait pas dans un autre genre. Cependant l’esprit humain sent germer en lui-même des intérêts, des passions élevées, des sentimens qui ne se rattachent plus qu’indirectement à cette conception dualiste de la religion, et qui même lui sont souvent opposés. Une religion purement surnaturelle déclare la guerre au monde au lieu de chercher à le purifier. L’antagonisme de principe entre la vie ordinaire et la vie religieuse se reflétera donc dans l’opposition du drame, qui représente la vie réelle, et du culte, qui sert d’expression à la vie religieuse. C’est la brouille grandissante entre le théâtre et l’église.

On aurait pu croire que la réforme, dont la tendance était de réunir la vie civile et la vie religieuse en les pénétrant l’une par l’autre, aurait rendu à l’élément religieux dans le drame la place qu’il a dans la vie quotidienne et surtout au sein des populations protestantes, où le culte est chose de la famille presque autant que de l’église. Il y eut bien, nous l’avons vu, quelques velléités de ce genre; mais une autre difficulté, inhérente au drame, se présenta. En vertu même de cet ardent besoin de réalité, de sincérité religieuse dont la réforme était issue, le drame plaisait peu, le drame religieux moins que les autres. L’esprit humain, nous le répétons, aime la représentation extérieure de lui-même ; mais quand il est arrivé à l’âge de la réflexion, il ne se dissimule plus que cette représentation n’est qu’une imitation de la réalité, et non cette réalité elle-même. S’il s’agit d’objets à propos desquels la fausse apparence de la réalité n’a point d’importance morale, l’inconvénient disparaît ou du moins est supporté sans peine. Encore faut-il pourtant que l’illusion scénique soit aussi complète que possible pour que le plaisir se soutienne. Quant au contraire l’objet représenté est de ceux dont l’imitation, sans réalité correspondante, confine au sacrilège, le scandale, le dégoût, tout au moins la répugnance, ne tardent pas à venir. On ne souffre pas plus le comédien-prédicateur que le prédicateur-comédien. La même soif de réalité religieuse qui fit la réforme engendra l’antipathie contre les images, les pompes sacerdotales et le théâtre. Le puritanisme ne fut pas plus doux que l’église catholique aux acteurs de profession. Un exemple illustre, celui de J.-J. Rousseau, explique à merveille ce genre d’antipathie, qui tient moins à un dogme qu’à une disposition d’esprit.

Cet antagonisme absolu ne pouvait toujours durer. La société ne peut pas plus vivre que l’individu dans la contradiction consciente et patente. Tous les hommes raisonnables conviennent aujourd’hui que le théâtre fait partie intégrante et nécessaire de la civilisation, et, s’il y a de nombreuses diversités dans l’idée qu’on se fait de la valeur morale des représentations scéniques, l’extrême étroitesse religieuse les condamne seule en principe. Toutefois il s’en faut encore de beaucoup que la réconciliation entre le drame et la piété, entre le théâtre et l’église, soit passée dans les faits. Le théâtre lui-même est encore en grande partie dominé par l’ancien dualisme. Il est de fait que, prétendant reproduire la vie réelle, il se défend systématiquement de toucher à un côté de la vie qui tient pourtant une grande place dans l’existence sociale et la destinée de l’individu. L’opéra seul fait exception à cause précisément de ce pouvoir idéalisant de la musique dont nous avons parlé. D’ailleurs à l’Opéra la question de vraisemblance ne se pose même pas[12]. La diversité des opinions religieuses contribue aussi beaucoup à cette abstention. Tout auteur dramatique redoute les oppositions que soulèveraient chez une partie quelconque des spectateurs des susceptibilités étrangères à l’art lui-même. Aussi, quand on ne peut absolument se dispenser d’ouvrir momentanément la porte à l’élément religieux, se borne-t-on à en saisir les données les plus générales, celles qui font partie de la confession de foi de tout le monde. Il est évident que sous ce rapport le théâtre contemporain ne donne qu’une image incomplète de la société du XIXe siècle.

Cet état de choses changera-t-il un jour? Peut-être, car nous marchons, non vers un retour à la confusion, mais vers la conciliation des contraires dans une synthèse supérieure. Ce sera dans tous les cas l’œuvre du temps, d’un temps très long. Qu’on ne s’avise pas de vouloir hâter ce changement par une réforme artificielle que décréteraient d’impatiens amis du progrès. Rien ne résiste plus opiniâtrement que le théâtre à une réforme venant du dehors. Il est moins maître de lui-même que le livre, qui ne craint pas la contradiction et souvent la provoque. Le théâtre ne se modifie que dans la mesure où la société se transforme elle-même. Pour que l’élément religieux reprenne au théâtre, non pas sans doute son ancienne puissance d’absorption, mais une place proportionnée à celle qu’il tient dans la vie réelle, il faut que la tolérance règne autre part que dans les articles de la constitution, que l’opinion ne voie plus dans la religion un à parte dans l’existence individuelle et sociale, mais conçoive qu’elle est aussi naturelle dans l’histoire de l’humanité et dans le développement de l’âme humaine que l’art, la morale, la politique, la science; il faut que de son côté l’art scénique se purifie de ses accointances trop intimes avec un certain culte dont il n’est pas assez émancipé, j’entends celui qui se célébra jadis à Paphos, à Cythère et autres lieux célèbres; il faut que la religion devienne à la fois plus intense et plus rationnelle, plus sérieuse chez les uns et plus spiritualiste chez les autres; il faut... il faut tant de choses que nous ne les verrons pas, et nos enfans non plus.


ALBERT REVILLE.

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  1. M. Hase est depuis longtemps une des grandes lumières théologiques de l’Allemagne. Né en 1800 à Steinbach (Saxe), privat docent à Tubingue en 1825, ayant subi une captivité d’un an pour crime d’affiliation à une société allemande unitaire et libérale, il fut nommé en 1829 professeur de théologie à Iéna, et n’a cessé depuis lors d’y représenter l’heureuse alliance de la liberté scientifique et du sentiment religieux.
  2. Une traduction française du théâtre de Rotswitha a été publiée en 1845 par M. Ch. Maguin.
  3. J’écris mystère pour me conformer à l’usage. Au fond, je crois avec quelques savans allemands et français qu’on devrait écrire mistère, à l’exemple de nombreux manuscrits. Les drames primitifs n’avaient nullement pour but de représenter les mystères de la foi dans le sens occidental de ce mot grec, c’est-à-dire les vérités d’ordre surnaturel inaccessibles à la raison. C’est beaucoup plus tard qu’ils devinrent dogmatiques. A l’origine, ils reproduisent purement et simplement des événemens de l’histoire sacrée. Le mot mistère vient donc bien plutôt du latin ministerium, fonction, office, en vertu de la même contraction qui a fait métier de menestrer. C’est l’auto espagnol, la funzione italienne, et cette étymologie rappelle naturellement la période où ces représentations, faisant partie du culte, étaient dévolues au clergé, qui officiait en les donnant.
  4. Qui que ce soit qui croit autrement, — nous le damnons éternellement.
  5. Veulent s’amuser — tous ceux qui célèbrent — les fêtes des ânes.
  6. C’est de là sans doute que vient le nom de paradis donné aujourd’hui aux galeries médiocrement édénesques qui se trouvent tout ou haut de nos salles de spectacle.
  7. Theater und Kirche, Berlin, 1846, p. 389.
  8. La légende faisait aussi remonter au scandale donné par la papesse Jeanne l’institution de la sella stercoraria sur laquelle tout pape nouvellement élu devait s’asseoir. <poem>Das man da erkenne Ob er sey ein Han oder eine Henne. Notre mystère n’a pas manqué de s’emparer de cette donnée bouffonne.
  9. Heregia dels Payres.
  10. Le Jeu du prince des Sots et mère Sote, mys en rime françoise par Pierre Gringoire et joué par personnages aux halles de Paris, de l’année 1511.
  11. Une communication bienveillante m’apprend que de nos jours, au fond des gorges frontières de l’Aragon et du val d’Aran, le drame de la Passion se joue encore chaque année dans une procession se dirigeant vers un calvaire. Le Christ porte une très lourde croix et tombe plusieurs fois. Les coups, les injures de tout le village pleuvent sur lui, et il parait que les acteurs, se grisant en quelque sorte de bruit et d’action, arrivent à un réalisme d’un effet étrange. On sait du reste que l’Espagne est le pays par excellence des processions à personnages.
  12. N’oublions pas toutefois que là où les influences sacerdotales ont la haute main on ne se gêne pas pour introduire d’étranges variantes dans les pièces qui touchent à la religion.